HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

MACRIN

LIVRE UNIQUE

 

 

FASTES DU RÈGNE DE MACRIN.

 

C. BRUTTIUS PRÆSENS. - T. MESSIUS EXTRICATUS. AN R. 968. DE J.-C. 217.

Macrin est élu empereur le 11 avril par les soldats, qui ignoraient la part qu'il avait eue à la mort de Caracalla.

Il s'éloigne en tout de la conduite de ce prince, dont il n'ose néanmoins attaquer la mémoire ouvertement ; dans la crainte d'irriter les soldats.

Il écrit au sénat, qui le reconnaît volontiers, et lui défère tous les titres de la puissance impériale.

Il nomme César son fils Diadumène, âgé de neuf ans, et lui fait prendre le nom d'Antonin.

Les soldats demandent l'apothéose de Caracalla. Macrin y consent, et le sénat la décerne.

Délateurs punis. Projets d'abolir les rescrits des princes, et de réduire tout le droit aux lois anciennes et solennelles.

Battu deux fois par Artabane, roi des Parthes, Macrin achète de lui la paix.

Il rend la couronne d'Arménie à Tiridate, qui parait avoir été fils de Vologèse, dernier roi.

Il revient passer l'hiver à Antioche, et il s'y livre à l'oisiveté et à la mollesse. Il veut cacher par des manières de hauteur la bassesse de sa naissance. Il met en place des sujets peu capables, et il en destitue de bons, que leur attachement à Caracalla et leurs talents lui rendaient suspects.

 M. OPELIUS MACRINUS AUGUSTUS II. - ….. ADVENTUS. AN R. 969. DE J.-C. 218.

Macrin avait pris l'année précédente un consulat, mais subrogé ; et il le comptait pour le premier, quoiqu'il eût déjà eu sous Caracalla les ornements consulaires.

Adventus avait été son collègue dans la charge de préfet du prétoire, soldat rustre et grossier, sans aucune culture, sans aucune connaissance des affaires civiles.

Mécontentements et murmures des troupes contre Macrin.

Julia Mæsa, sœur de l'impératrice Julie, profite de cette disposition des esprits pour élever à l'empire son petit-fils Héliogabale, jeune enfant de quatorze ans, qu'elle fait passer pour fils de Caracalla.

Il est proclamé empereur par une légion campée près d'Émèse. Son parti se grossit en peu de temps. Macrin donne à son fils le titre d'Auguste.

Bataille, le 7 juin, près d'Antioche. Macrin s'enfuit lâchement, et abandonne la victoire à son rival.

Voulant gagner Rome, il est arrêté à Chalcédoine et ramené jusqu'en Cappadoce, où, ayant appris la mort de son fils, qui avait été pris et tué, il se jette en bas de la voiture où il était, se blesse considérablement par sa chute, et est égorgé. Sa tête est portée à Héliogabale.

 

Si Macrin, après avoir fait tuer Caracalla, eût employé son crédit pour élever à l'empire quelqu'un des premiers sénateurs, il se serait acquis, au jugement de Dion, une gloire infinie. On ne lui aurait point imputé à crime une conspiration devenue nécessaire pour mettre sa vie en sûreté, et l'univers aurait cru lui devoir de la reconnaissance pour l'avoir délivré d'un oppresseur et d'un tyran. Mais l'ambition s'était mêlée parmi les motifs qui l'avaient déterminé à attenter à la vie de son empereur ; et par là il perdit tout le mérite d'une action qui, vu la façon de penser régnante alors, lui aurait fait beaucoup d'honneur ; et il s'attira bientôt à lui et à son fils une catastrophe sanglante.

Il cacha d'abord avec une grande attention et la part qu'il avait eue au meurtre de Caracalla, et la pensée où il était de lui succéder. La mort tragique de ce prince aimé des soldats excita dans toute l'armée la douleur, la pitié, les regrets. Macrin, plus empressé qu'aucun autre, vint pleurer sur le corps de son maître ; il lui fit rendre les derniers honneurs, et ayant recueilli ses cendres dans une urne, il les envoya à l'impératrice Julie, qui était alors à Antioche, comme je l'ai observé. Pendant qu'il paraissait tout occupé de ces soins, il travaillait à se concilier l'affection des soldats, qui se laissèrent d'autant plus aisément gagner, qu'ils ne le soupçonnaient en aucune façon d'être complice de la mort de Caracalla, et pensaient que le centurion Martialis avait vengé, en le tuant, ses injures personnelles. Macrin n'agit pas seulement auprès des troupes qu'il avait autour de lui : il sollicita par ses émissaires celles qui étaient cantonnées en divers endroits de la Mésopotamie. Ces intrigues durèrent trois jours, pendant lesquels l'empire romain fut sans chef. Cependant le roi des Parthes, Artabane, approchait avec une puissante armée, et la conjoncture ne souffrait point de délai. Le quatrième jour, depuis la mort de Caracalla, qui était le 11 avril, les soldats prétoriens et légionnaires s'assemblèrent pour procéder à l'élection d'un empereur.

Adventus, collègue de Macrin dans la charge de préfet du prétoire, aurait pu balancer les suffrages. Au moins il s'en vanta, et il osa dire aux soldats : L'empire m'est dû, parce que je suis plus ancien que mon collègue ; mais je suis trop vieux, et je lui cède mes droits. Macrin fut donc élu, et, après une feinte résistance, dont il voulut colorer l'irrégularité des voies qu'il avait employées, il consentit à accepter l'empire, et il récompensa sur-le-champ le zèle des troupes par une gratification.

Le jour de son élection était celui de la naissance de Sévère, et Macrin, pour couvrir l'obscurité de son origine, prit le nom de cet empereur. Il y ajouta celui de Pertinax, qui était révéré de tous les amateurs de la vertu.

Afin que les soldats ne fussent pas seuls contents de son élévation, et pour donner tout d'un coup une idée favorable de son gouvernement, il révoqua toutes les condamnations prononcées sous le règne de son prédécesseur pour cause de prétendus crimes de lèse-majesté, et il défendit de poursuivre les accusations de ce genre actuellement intentées. Il abolit aussi l'ordonnance par laquelle Caracalla avait porté au dixième, au lieu du vingtième, les droits sur les affranchissements et sur les successions collatérales, et il remit les choses à cet égard sur l'ancien pied. Il fit cesser les vexations odieuses par lesquelles avaient été fatigués et les peuples et les particuliers opulents ; il annula les pensions accordées à des sujets indignes sur le trésor public : en tout il se montra résolu de suivre les maximes directement opposées à la conduite de son prédécesseur.

On lui sut gré aussi de la modestie qu'il témoigna en défendant qu'on lui dressât aucune statue qui passât le poids de cinq livres en argent, ou de trois en or.

C'étaient là de puissantes recommandations auprès du sénat, auquel il fit part de sa promotion par une lettre très-mesurée. Il demandait à la compagnie en termes très-modestes la confirmation de ce qui avait été fait par les soldats à son égard, et il promettait un gouvernement qui se sentirait plus de l'aristocratie que de la monarchie, où il ne ferait rien sans le conseil des sénateurs, et où les citoyens jouiraient de leurs droits, de leurs fortunes, et d'une entière liberté. Pour ce qui concernait Caracalla, après avoir protesté qu'il n'avait eu aucune part à sa mort, il évitait de s'expliquer clairement sur sa conduite. Retenu d'un côté par !a crainte des gens de guerre, et de l'autre par ses propres sentiments et par la vue de son intérêt, il ne disait pas tout le mal qu'il en pensait, et il se donnait de garde d'en dire du bien. Sur l'article de la guerre contre les Parthes, comme il savait qu'elle déplaisait aux troupes, il s'expliquait plus ouvertement. Il osait en blâmer l'entreprise, qu'il attribuait à l'injustice et à la mauvaise foi de son prédécesseur. Il se plaignait aussi de ce que les pensions que Caracalla payait aux Barbares se montaient à des sommes exorbitantes, et égalaient la dépense de l'entretien des armées romaines. Du reste, il ne concluait ni à le déclarer ennemi public, ni à le mettre au rang des dieux. Il eût été bien aise que le sénat eût flétri sa mémoire, mais il craignait d'en ouvrir la proposition.

Le sénat accorda à Macrin tout ce qui pouvait satisfaire son ambition personnelle. Malgré l'obscurité de sa naissance, il l'agrégea au nombre des patriciens ; il lui déféra tous les titres de la puissance impériale : son fils Diadumène fut déclaré prince de la jeunesse, et décoré du nom de César. Le sénat voulut même ordonner que le jour de son avènement à l'empire fût célébré par des fêtes et des spectacles. Macrin refusa son consentement à cette partie de la délibération, disant que ce jour était assez honoré par les jeux qui se donnaient pour la naissance de Sévère. Le sénat lui décerna encore les surnoms de pieux et d'heureux, affectés alors aux empereurs par un usage presque établi. Macrin accepta le dernier ; mais il ne voulut point s'approprier le nom de pieux, peut-être par respect pour la mémoire de Tite Antonin, qui le premier l'avait porté.

Il était redevable de l'empressement avec lequel on couronnait ses vœux, à la haine que l'on portait à Caracalla. Le sénat ne fit point de mystère de ses sentiments à cet égard, et il les exprima avec une netteté et une force infinies. Nous aimons mieux, criait-on de toutes parts, nous aimons mieux tout autre que le parricide dont nous venons d'être délivrés, tout autre qu'un prince de mœurs abominables, tout autre que le bourreau du sénat et du peuple. On abolit les fêtes instituées en son honneur ; on ordonna que ses statues d'or et d'argent fussent fondues ; on affectait de célébrer par des acclamations réitérées Martialis meurtrier de Caracalla, et l'on insistait avec complaisance sur la conformité du nom de ce centurion avec celui du dieu Mars, père et fondateur de la nation romaine. On n'osa pas néanmoins pousser les choses à l'extrême, ni déclarer Caracalla ennemi public. La crainte d'être massacrés et mis en pièces par les soldats de la ville, arrêta les sénateurs. Bientôt après, comme nous le verrons, cette même crainte les amena à décerner à celui qu'ils détestaient les honneurs divins.

Une des premières attentions de Macrin, proclamé et reconnu empereur, fut d'éloigner Adventus son collègue, en qui il avait craint de trouver un concurrent Mais il usa de stratagème, et ce fut en le comblant d'honneurs qu'il le renvoya. Il lui donna la commission de porter à Rome les cendres de l'empereur mort ; il le nomma préfet de la ville, et consul avec lui pour l'année suivante. Cette élévation d'Adventus fut très-mal reçue du public, non seulement parce que c'était un homme sans naissance et un soldat de fortune, mais parce qu'il parut absolument incapable des emplois dont on le chargeait : vieux jusqu'à avoir presque perdu l'usage de la vue, ignorant jusqu'à ne savoir pas lire, totalement destitué d'expérience dans les affaires civiles, et n'en ayant pas les premiers éléments. Il ne pouvait pas même prononcer un discours de quatre lignes ; et, le jour que s'exécuta le cérémonial de son élection au consulat, comme il aurait été obligé de faire un remerciement, il s'absenta sous prétexte de maladie. Son incapacité contraignit Macrin de lui oser bientôt la préfecture de la ville, et cette charge fut donnée à Marius Maximus, qui peut être ; l'auteur de plusieurs vies d'empereurs, souvent citées par les écrivains de l'histoire Auguste.

J'ai parlé du titre de César décerné par le sénat à Diadumène fils de Macrin, jeune enfant qui n'était encore que dans sa neuvième année. Son père n'avait pas attendu Ce décret pour l'associer aux honneurs de l'empire. Persuadé que c'était une précaution utile pour affermir sa fortune naissante, il se hâta de faire venir Diadumène d'Antioche à l'armée. Sur le chemin, les soldats qui l'amenaient, se conformant sans douté aux ordres secrets qu'ils avaient reçus, le proclamèrent César.

Mais surtout Macrin crut faire un coup d'état, en donnant à son fils le nom d'Antonin. Le dernier empereur l'avait porté, et ce nom était dans une telle vénération, que les soldats désolés de ne voir plus d'Antonin à leur tête, s'imaginaient qu'avec un nom si sacré périrait l'empire romain. Macrin appréhenda qu'ils ne cherchassent un remède à ce mal dans la parenté de Tite Antonin, qui subsistait encore en branche collatérale, et dont plusieurs occupaient même des places importantes dans l'armée. A un danger d'imagination il fallait un préservatif de même nature ; et Macrin, assemblant les soldats, leur déclara qu'il prétendait, avec leur consentement, faire revivre le nom d'Antonin en la personne de Diadumène. A cette proposition la joie fut universelle ; Macrin et son fils furent comblés d'éloges et de vœux ; on répéta avec transport le nom d'Antonin Diadumène. Mais, parmi ces acclamations, les soldats demandèrent qu'Antonio Caracalla fût mis au rang des dieux. Ils obtinrent tout ce qu'ils voulurent. Macrin commença par une largesse qu'il leur promit de huit pièces d'or[1] par tête, da trois pour son élévation à l'empire, et cinq pour le nui d'Antonin, comme si ce nom eût été quelque chas de plus grand que la puissance suprême. Le nome Antonin parla aussi. Il fit son remerciement, et prit les mêmes engagements avec les soldats que son père. C'était un enfant aimable de figure, grand pour son âge, et d'une belle physionomie ; attraits qui ont leur mérite auprès d'une multitude. L'apothéose de Caracalla mit le comble à la satisfaction des soldats. Macrin traita de dieu un prince qu'il avait fait tuer ; et le sénat, par son ordre, lui décerna les honneurs divins. Ainsi ce monstre, détesté du ciel et de la terre, eut à Rome son temple, ses prêtres, et des fêtes établies pour son culte.

Macrin voulut que le sénat et le peuple romain prissent aussi part à la joie du nom d'Antonin renouvelé en son fils. Il écrivit au sénat ; il promit à ce sujet une largesse au peuple. La multitude entra sans doute dans les sentiments qu'il souhaitait. Mais le sénat ne fut pas content d'avoir été prévenu par les soldats en ce qui regardait l'élévation de Diadumène, et il souffrait impatiemment de voir ses droits anéantis, ou du moins réduits à une confirmation stérile et de pure formalité.

D'autres motifs indisposaient encore cette première compagnie de l'état contre le nouvel empereur : les honneurs qu'il l'avait forcée de rendre à Caracalla ; à mort d'un certain Aurélien, qui avait signalé sa hait contre la mémoire de ce même prince, et que Nacres sacrifia au ressentiment des soldats. De plus on trouvait que dans la distribution des charges il faisait de mauvais choix. Je ne rappelle point ici ce qui regarde Adventus. Macrin nomma pareillement préfets du prétoire deux hommes sans mérite, sans aucune expérience dans la guerre, et même décriés par leurs mauvaises manœuvres sous le gouvernement précédent, Ulpius Julianus et Julianus Nestor. Il est vrai qu'ils lui avaient rendu service en lui donnant des avis utiles pour sa sûreté. Mais les places ne sont pas des récompenses de faveur, ni même de reconnaissance : c'est une justice due aux talents, et le prince y doit considérer le service de l'état, et non ses liaisons personnelles. Ainsi, on Mima beaucoup Macrin d'avoir déplacé Sabinus et Castinus, qui commandaient l'un dans la Dace, l'autre dans la Pannonie, gens de mérite et de tête, mais que l'élévation de leur courage et leur attachement pour Caracalla lui rendaient suspects, et de leur avoir donné pour successeurs un Marcius Agrippa, né dans l'obscurité et qui s'était poussé par de sales emplois, et Decius Triccianus, qui ne manquait pas de mérite, mais dont l'origine tout-à-fait ignoble déparait une première place. Quelques autres traits de cette espèce firent regarder Macrin par les gens sensés comme un prince qui ne se connaissait pas en hommes, ou qui se conduisait par des vues d'intérêt propre, sans égard au bien public.

Un grand travers de Macrin, et qui lui nuisit beaucoup, c'est qu'il prétendit couvrir l'obscurité de sa naissance par des manières fastueuses et hautaines. Il aurait dû tenir une conduite toute contraire, selon la judicieuse remarque de Dion. Le moyen de faire oublier aux autres la bassesse de sa première condition, était de paraître s'en souvenir. Des procédés doux el modestes, un accès facile, des attentions bienfaisantes sur tous ceux qui pouvaient avoir besoin de son secours, lui auraient infailliblement gagné les cœurs. Bien loin de cela, il affectait sur sa personne et dans tout ce qui l'environnait une magnificence qui dégénérait même en mollesse, un abord rebutant, une jalousie de sa grandeur, qui marquait qu'il n'était pas fait pour elle : nul crime plus sévèrement puni que celui d'être trop attentif à mesurer la distance entre ses commencements et la haute fortune à laquelle il était parvenu.

Ces vices de la conduite de Macrin étaient néanmoins compensés par des endroits louables. Dion témoigne estimer la modestie et le respect pour les lois. dont cet empereur fit preuve en ne comptant point pour un second consulat celui qu'il prit à son avènement au trône, quoiqu'il eût eu les ornements consulaires sous Caracalla. L'abus contraire s'était introduit sas Sévère, et Macrin en commença la réforme par sa propre personne.

Le système qu'il suivit par rapport aux délateurs fut mêlé de justice et de circonspection politique. Le sénat lui avait demandé communication des mémoires secrets du palais impérial, afin de pouvoir faire porter la peine de leur crime à ceux qui par des attaques furtives avaient causé la mort ou la disgrâce d'un très-grand nombre d'innocents. Or toutes sortes de personnes, comme je l'ai observé, avaient pratiqué à odieux métier, hommes et femmes, grands et petits, chevaliers et sénateurs. Macrin conçut que la recherche de tant de coupables, qui tenaient à toutes les familles de Rome, causerait du bruit et du trouble. On se souvient quelles tempêtes des affaires de cette nature avaient excitées dans le sénat, au commencement du règne de Vespasien, et comment elles n'avaient pu être apaisées que par l'autorité de Mucien, qui arrêta les poursuites contre les délateurs. Macrin prit un parti un peu différent, mais qui produisait le même effet. Il répondit au sénat, que les mémoires fournis par les délateurs à Caracalla avaient été déchirés par ordre de ce prince, ou rendus à ceux qui en étaient les auteurs. Cette réponse, soit que le fait fût vrai ou faux, fermait la bouche aux sénateurs. Mais afin qu'ils ne fussent pas trop mécontents, Macrin leur livra trois victimes, trois insignes criminels, qui avaient poussé à l'excès l'impudence et la fureur des délations, Manilius, Julius, et Sulpicius Arrénianus, tous trois membres du sénat. Ils furent par jugement de la compagnie enfermés dans des îles, car Macrin avait défendu expressément qu'on les condamnât à mort, afin, disait-il, que l'on ne puisse pas nous reprocher d'avoir fait nous-mêmes ce que nous blâmons dans les autres.

Le sénat ajouta, de son propre mouvement, un quatrième exemple de justice sur L. Priscillianus, qui avait mérité l'amitié de Caracalla à deux titres, par sa vigueur et son adresse étonnantes dans les combats contre les bêtes, et par ses accusations sanguinaires contre un grand nombre d'hommes illustres. Dion atteste que ce Priscillianus avait combattu contre un lion et une lionne à la fois, contre un ours et un léopard, et qu'il était resté victorieux, non sans porter sur sa personne les marques des coups de dents de ces animaux furieux. Plus redoutable encore aux hommes qu'aux bêtes, il avait fait périr des chevaliers, des sénateurs. Récompensé par Caracalla, il était détesté du sénat, qui le condamna à être transporté dans une île pour y vivre en exil.

Quant à ce qui regarde les délateurs moins importants, et dont le supplice ne tirait pas à conséquence, Macrin les traita à la rigueur. Il les punit de mort, et même il fit mettre en croix les esclaves accusateurs de leurs maîtres. Par les lois romaines, les délateurs étaient un mal nécessaire. Mais la condition de ceux qui, sous le règne de Macrin, ne craignirent point de continuer cette périlleuse fonction, fut bien dure. S'ils ne prouvaient pas leurs allégations, ils subissaient la peine de mort, ou du moins l'exil ; s'ils étaient fondés en preuves, ils recevaient la récompense pécuniaire ordonnée par les lois, mais demeuraient infâmes.

Il est aisé de juger qu'un pareil traitement devait réduire les délateurs à un bien petit nombre. Aussi Hérodien remarque-t-il que la tranquillité et la paix régnèrent sous Macrin dans l'intérieur de l'empire ; et que les citoyens, qui au temps de Caracalla croyaient voir toujours une épée suspendue au-dessus de leurs têtes, respirèrent alors et jouirent d'une image de liberté.

De tout ce que nous avons dit du gouvernement de Macrin, il résulte que le gros de la nation n'en était pas mécontent ; que ceux que leur état et leurs lumières élevaient au-dessus du commun y trouvaient bien des choses qui les blessaient : il se perdit dans l'esprit des soldats par sa lâcheté dans la guerre.

Effrayé de l'approche d'Artabane, il fit auprès de sa timidité lui des démarches de timidité. Il lui renvoya les prisonniers emmenés par les Romains dans la campagne précédente ; il lui proposa la paix, s'excusant de la rupture sur Caracalla qui n'était plus. Artabane, hautain par caractère, et devenu plus fier encore parce. qu'il se voyait recherché, d'ailleurs méprisant Macrin comme un homme de fortune, qui ne méritait pas lé rang auquel il était élevé, ne se contenta pas de ce qui lui était offert, et il y ajouta des conditions très-onéreuses. Il exigea que les Romains rétablissent les forts qu'ils avaient ruinés dans son pays, et les villes qu'ils avaient saccagées. Il prétendit que la Mésopotamie devait lui être restituée, et qu'il lui fallait un dédommagement pour les pertes que son royaume avait souffertes, et pour les sépulcres de ses ancêtres détruits et profanés. Quelque désir que Macrin eût de la paix, il ne put pas se soumettre à des lois si dures, et ce fut pour lui une nécessité de combattre.

Les armées se rencontrèrent près de Nisibe, et dans une première action, qui s'engagea au sujet de l'eau que les deux camps ennemis se disputaient, les Romains eurent le désavantage. Seconde bataille, pareil succès. Macrin deux fois battu, et mal obéi de ses troupes, parmi lesquelles commençait à fermenter l'esprit de révolte, recourut de nouveau à la négociation. Heureusement pour le succès de sa démarche, Artabane avait de fortes raisons de s'y prêter. Les Parthes, peu accoutumés à tenir longtemps la campagne, s'ennuyaient de la guerre, et voulaient retourner dans leur pays. D'ailleurs, comme ils ne faisaient jamais de p visions, ils souffraient beaucoup de la disette. Macrin en fut quitte pour de l'argent, et moyennant deux cents millions de sesterces[2], qui furent donnés au ni des Parthes ou distribués dans sa cour, il obtint la paix.

Il en écrivit au sénat, déguisant un peu les faits, et les tournant à son avantage. Le sénat ne fut point la dupe de cet exposé infidèle, et cependant il eut la lâcheté d'ordonner des réjouissances et des fêtes cons-me pour une victoire, et de décerner à l'empereur le surnom de Parthique. Macrin n'accepta point ce titre, et il eut assez de pudeur pour ne point vouloir se nommer vainqueur d'une nation par laquelle il avait été vaincu.

Dans le récit de la guerre de ce prince contre les Parthes, j'ai suivi uniquement Dion. Hérodien, moins à portée d'être instruit exactement, mêle d'ailleurs dans sa narration des circonstances romanesques qui la décréditent.

Macrin termina les troubles de l'Arménie par les mêmes voies qu'il avait employées à l'égard des Parthes. Il donna l'investiture de cette couronne à Triridate, apparemment fils du dernier roi ; il lui rendit sa mère, qui avait été gardée prisonnière pendant onze mois par Caracalla ; il répara les dommages et les dégâts que les troupes romaines avaient faits dans l'Arménie ; il remit Tiridate en possession de toutes les places que son père avait tenues dans la Cappadoce ; et s'il ne lui paya pas la pension que les rois d'Arménie recevaient annuellement de son prédécesseur, c'est que la crainte d'une guerre de la part des Daces l'obligeait de ménager ses finances. Il avait donné lieu pareillement aux mouvements de ces peuples par trop de facilité, et en leur rendant les otages que Caracalla avait exigés d'eux pour assujettir et réprimer leur inquiétude.

Il sacrifiait tout, comme l'on voit, au repos ; et après avoir établi la paix avec les Parthes et avec l'Arménie, de retour à Antioche il se conduisit comme s'il n'eût eu qu'à jouir de sa fortune. Il s'annonçait sur le pied d'imitateur de Marc Aurèle, mais c'était en des choses extérieures et aisées à copier : une démarche grave, l'attention à ne point précipiter ses réponses, un ton si bas lorsqu'il parlait qu'on avait peine à l'entendre. Il s'en fallait beaucoup qu'il n'exprimât en lui-même les grands traits de ce sage empereur, son activité et sa persévérance au travail, son zèle pour le bien public, sa noble simplicité, son austère tempérance. Au contraire, il négligeait les affaires ; il se livrait aux délices, aux spectacles, à la musique ; il donnait dans le luxe, et paraissait vêtu magnifiquement et ceint d'un bandeau enrichi d'or et de pierreries. Ce goût de magnificence, plus convenable aux mœurs asiatiques qu'à la sévérité romaine, blessait d'autant plus les yeux que Macrin succédait à un empereur qui avait affecté de vivre moins en prince qu'en soldat.

Il avait bien d'autres soins à prendre, s'il eût connu la position où il était. Une armée mécontente des mauvais succès de la guerre, et d'ailleurs indisciplinée et indocile, déshabituée des exercices et des fatigues militaires, corrompue par la mollesse, exigeant des gratifications et des libéralités immenses, et ne voulant rien faire pour les mériter, c'était là de quoi donner à Macrin de vives alarmes. Un empereur plein de vigueur et de courage aurait eu bien de la peine à contenir dans le devoir de pareils soldats ; et comment pouvait y réussir Macrin qu'ils méprisaient ?

Il tenta cependant d'introduire parmi eux la réforme, et il faut convenir qu'il prit à cet égard un tempérament assez sage. Il assura aux gens de guerre qui étaient actuellement dans le service la jouissance des droits et privilèges à eux accordés par Caracalla ; mais il déclara que, par rapport à ceux qui s'enrôleraient à l'avenir, il ramènerait les choses au pied sur lequel Sévère les avait laissées. Si à cet arrangement il eût ajouté la précaution de séparer son armée, de renvoyer ses légions chacune dans leurs quartiers, et de revenir promptement lui-même à Rome, où il était désiré et appelé par le peuple à grands cris, peut–être aurait-il prévenu sa funeste catastrophe ; mais il laissa sans aucune nécessité, puisqu'il n'y avait plus de guerre, ses troupes rassemblées dans la Syrie et aux environs, et il leur donna ainsi moyen de devenir plus audacieuses par la vue de leurs forces réunies. La crainte se mit encore de la partie. Persuadés que la ratification des privilèges qu'ils tenaient de Caracalla était extorquée par la politique, ces vieux soldats ne doutèrent point que, dès qu'on les aurait affaiblis en les dispersant, on ne les réduisit à la condition des nouveaux. Enfin, des exemples de justice que fit Macrin sur quelques-uns d'entre eux qui avaient commis des violences et des excès dans la Mésopotamie, ou qui s'étaient rendus coupables de sédition, achevèrent d'inquiéter et d'aigrir les esprits. Capitolin l'accuse d'avoir poussé la sévérité en ces sortes de cas jusqu'à la crudité ; mais cet écrivain se déchaîne tellement contre Macrin, qu'il est peu croyable sur le mal qu'il en dit. Il paraît qu'il a travaillé d'après les bruits calomnieux que fit répandre Héliogabale pour rendre odieuse la mémoire de son prédécesseur.

Une armée ainsi disposée ne pouvait manquer d'embrasser et de saisir avidement la première occasion de révolte qui se présenterait. C'est ce qui arriva ; et pour se défaire de Macrin, dont le caractère était mêlé de bien et de mal, elle porta au trône le plus honteux et le plus indigne sujet qui ait jamais souillé la pourpre et le nom des Césars. Il faut ici le faire connaître.

L'impératrice Julie avait une sœur, nommée Julia Massa, qui ne lui cédait en rien pour l'ambition et l'intrigue. Mæsa vécut avec sa sœur dans le palais impérial, tant que durèrent les règnes de Sévère et de Caracalla. Après la mort de celui-ci et celle de Julie, qui suivit de près, Mæsa fut obligée par Macrin de se retirer à Émèse en Phénicie, sa ville natale, où son père Bassianus avait exercé le sacerdoce du temple du Soleil. Origine

Elle avait été mariée à Julius Avitus, personnage consulaire ; et de ce mariage elle avait eu deux filles, Julia Soæmis et Julia Mamæa, Mamée est bien connue, et tout le monde sait qu'elle fut la mère de cet aimable empereur qui prit les noyas d'Alexandre Sévère. Soæmis avait épousé Varius Marcellus, à qui une mort prématurée ne donna pas le temps de parvenir au consulat ; et de ce mari, ou du commerce adultère avec Caracalla, elle eut un fils qui porta un grand nombre de différents noms. Il fut appelé Bassianus, du nom de en bisaïeul ; Avitus, à cause de son grand-père ; Varius, du nom de son père : lorsqu'il fut empereur, il s'attribua les noms de Marc Aurèle Antonin ; enfin, la dignité de prêtre du Soleil, que l'on adorait à Émèse sous le nom d'Héliogabale[3] ; et le zèle insensé qu'il témoigna pour ce culte lui fit donner à lui-même le nom d'Héliogabale, sous lequel il est principalement connu dans l'histoire.

Mæsa, en se retirant à Émèse, emmena avec elle ses filles, toutes deux veuves, et ses deux petits-fils, dont l'un, c'est-à-dire Héliogabale, avait treize ans, et l'autre neuf. Elle tacha d'abord de se consoler da changement arrivé dans sa fortune, en faisant conférer à l'aîné de ses petits-fils le sacerdoce du temple d'Émèse, qu'avait possédé leur bisaïeul. C'était une grande et belle place dans le pays : elle donnait l'intendance d'un temple magnifique, tout brillant d'or et de pierres précieuses, où envoyaient leurs offrandes tous les princes et les peuples de l'Orient. Le simulacre du dieu était, comme celui de Vénus à Paphos, une pierre de figure conique, de couleur noire, que l'on prétendait être tombée du ciel, et que la superstition révérait comme une image du Soleil, qui n'était pas faite de main d'homme. Les cérémonies religieuses s'y exécutaient pompeusement ; les habits sacerdotaux étaient superbes ; et lorsque le jeune prêtre, qui joignait aux graves de l'enfance une beauté ravissante, paraissait revêtu de ces ornements, il attirait et charmait tous les regards : on pouvait le comparer, dit Hérodien, aux plus belles représentations de Bacchus. On accourait de toutes parts pour le voir célébrer les sacrifices et les fêtes, danser en chœur au son de la flûte et de toutes sortes d'instruments de musique, et l'on ne pouvait se lasser d'admirer un si bel enfant.

Mais nuls spectateurs ne le considéraient plus curieusement que les soldats. Il y en avait une légion campée près d'Émèse : de ce camp ils se rendaient en foule au temple ; ils y voyaient Héliogabale, ils s'attachaient à lui ; et l'amour qu'ils conservaient pour Caracalla, leur haine pour Macrin, leur faisaient prendre un vif intérêt à un jeune prince parent de l'un, ennemi né de l'autre.

Mæsa, femme ambitieuse à l'excès, et résolue de tout risquer plutôt que de demeurer dans l'obscurité de la condition privée, dès qu'elle fut instruite de ces dispositions favorables, se mit en devoir d'en profiter. Elle commença par semer le bruit que le jeune Héliogabale était non seulement parent, mais fils de Caracalla ; et, ne craignant point de déshonorer ses filles, elle disait que cet empereur les avait aimées, et qu'elles avaient eu pour lui toutes les complaisances qu'il exigeait. A ce motif, qui faisait une forte impression sur les troupes, elle ajoutait un attrait encore plus puissant. Ayant amassé de grandes richesses pendant le temps de son crédit, elle répandait l'argent parmi les soldats, et elle leur promettait de plus abondantes largesses encore dans la suite : elle se montrait disposée à épuiser ses trésors, s'ils mettaient son petit-fils sur le trône.

Elle fut très-bien servie dans l'exécution de ses desseins par Eutychien et par Gannys, l'un affranchi des Césars, l'autre instituteur et gouverneur de l'enfance d'Héliogabale. Ces deux hommes, quoique avec des caractères très-différents, étaient l'un et l'autre puissants en intrigues. Ils échauffèrent les esprits des soldats de la légion campée près d'Émèse ; et ils agirent si efficacement auprès d'eux, qu'ils les engagèrent à recevoir pendant la nuit le jeune prince dans leur camp, et à le reconnaître pour empereur. Au moment convenu, ils le revêtirent d'une robe pareille à celle que portait Caracalla dans son enfance, afin de fortifier la ressemblance qu'ils lui attribuaient avec celui qu'ils disaient être son père ; et Héliogabale, accompagné freux et de toute sa famille, s'étant présenté à une des portes du camp, il y fut reçu au milieu de mille acclamations de joie, décoré du nom d'Antonin, et salué empereur. Cet événement est daté par Dion de la nuit du z5 au t6 mai. Les soldats, après une pareille démarche, s'attendant bien à être attaqués par Macrin, munirent leur camp de toutes sortes de provisions, et se préparèrent, s'il en était besoin, à soutenir un siège.

Macrin regarda d'abord ce mouvement comme peu de chose, et dédaignant de se mettre lui-même ms campagne contre un enfant, il se contenta d'envoyer Ulpius Julianus, l'un de ses préfets du prétoire, avec quelques troupes pour châtier les rebelles. Le préfet avait dans sa petite armée un corps d'auxiliaires Maures, extrêmement attachés à Macrin leur compatriote, et, tout dévoués pour sa cause. S'il eût profité de leur ardeur, pouvait en arrivant forcer le camp des mutins, et tout d'un coup terminer la querelle. Déjà quelques-unes des portes du camp étaient enfoncées ; mais soit que la timidité le retînt, ou l'espérance d'une soumission volontaire de la part de ceux qu'il attaquait, il fit retirer ses troupes et manqua l'occasion, qui ne revint plus.

Les assiégés pendant la nuit fortifièrent leurs portes par de nouveaux ouvrages ; et le lendemain, lorsque Julianus vint, leur livrer un second assaut, ils le soutinrent avec un courage qu'avait augmenté l'heureux succès de leur résistance du jour précédent. En même temps ils firent monter sur le mur le jeune Héliogabale, qu'ils nommaient Antonin, et, le montrant à leurs camarades, ils les invitaient à reconnaître le fils et l'héritier d'un empereur qui les avait tant aimés. Que faites-vous ? leur criaient-ils. Pourquoi employer vous vos armes contre le fils de votre bienfaiteur ? Ils comparaient avec le visage de leur nouveau prince des portraits de Caracalla enfant, et, voyant les choses comme ils voulaient les voir, ils y observaient une ressemblance qu'y mettait leur imagination prévenue. Ils achevèrent de séduire les assiégeants en faisant briller à leurs yeux l'argent qu'ils avaient reçu de Mæsa, et en leur représentant qu'il ne tenait qu'à eux de mériter de pareilles libéralités. Héliogabale parla lui-même du haut du mur ; il tint les discours qui lui avaient été dictés, et confirma les promesses que l'on faisait en son nom. Les soldats de Julianus, qui, si l'on excepte les Maures, avaient peu d'attache au parti pour lequel ils combattaient, cédèrent sans peine à de si douces amorces. En vain leurs tribuns et leurs centurions firent des efforts pour les retenir : bien loin d'écouter aucune remontrance, les soldats furieux se jettent sur leurs officiers et les massacrent, enhardi à ce crime par un émissaire d'Eutychien, qui promettait aux meurtriers la dépouille et le grade de celui qu'ils auraient tué. Julianus se déroba dans le moment à leur fureur par la fuite ; et les séditieux, libres alors de tout obstacle, passent dans le camp de ceux qu'ils étaient venus assiéger. Le nombre des rebelles s'accrut encore par les transfuges, qui accoururent de toutes parts, attirés par l'amour de la nouveauté et par de flatteuses espérances.

Macrin, en faisant partir Julianus contre les révoltés d'Émèse, n'était pas demeuré oisif ; mais il avait pris sur lui des soins tranquilles et des mesures de politique plus convenables à son inclination que les opérations de la guerre. Averti par le danger combien il lui était nécessaire de s'affermir de plus en plus, et cherchant l'occasion de faire une nouvelle largesse aux troupes dont il avait un intérêt si pressant de gagner l'affection, il résolut d'élever son fils au rang d'Auguste. Pour cela, il se transporta à Apamée, où était un camp de prétoriens, et après avoir de leur consentement déclaré Auguste le jeune Diadumène, qui n'avait pas dix ans accomplis, il promit aux soldats vingt mille sesterces par tête[4], et leur en distribua sur-le-champ quatre mille[5], accompagnant cette libéralité d'autres dons encore et d'autres faveurs. Il gratifia aussi le peuple, à ce même sujet, d'une distribution de six cents sesterces[6] en faveur de chaque citoyen de Rome, comme pour tenir lieu d'un repos public et donné à toute la multitude ; et par une petite finesse, voulant cacher un motif que les circonstances rendaient évident et palpable, dans la lettre qu'il écrivit pour annoncer cette largesse, il ne dit pas un mot de la rébellion d'Émèse, et présenta pour seule et unique objet la promotion de son fils au rang suprême d'Auguste.

Il en était là, lorsqu'il apprit le mauvais succès de l'affaire d'Émèse et la trahison de ses troupes qui avaient passé dans le camp de son rival. Cette nouvelle lui fut rapportée d'une façon singulière et insultante. Julianus avait été bientôt découvert dans l'asile où il était allé se cacher. Il y fut tué, et un soldat lui ayant coupé la tête, l'enveloppa dans un paquet de plusieurs linges bien ficelé et cacheté du sceau de Julianus lui-même ; après quoi il partit, et vint se faire annoncer à Macrin comme lui apportant la tête d'Héliogabale. Pendant qu'on développa le paquet, le soldat s'enfuit, et Macrin, reconnaissant la tête de Julianus, conçut sa disgrâce, dont il ne tarda pas à apprendre le détail. Effrayé, il se retira à Antioche ; et aussitôt les soldats qui venaient de proclamer son fils Auguste, se déclarèrent contre lui et pour Héliogabale.

Les deux partis se trouvèrent alors en état de se contrebalancer. Malgré tant de défections, il restait à Macrin un assez grand nombre de troupes dont la fidélité n'avait point encore branlé ; et Héliogabale, par les forces qu'il avait acquises, était devenu assez puissant pour ne point craindre de sortir de son camp et de tenir la campagne. En même temps, des courriers furent dépêchés de part et d'autre, des lettres envoyées dans toutes les provinces et à toutes les armées. La contrariété des intérêts y produisit des mouvements, y excita des troubles, mais qui n'eurent pas de grandes suites, parce que la querelle fut bientôt décidée.

Dion nous a conservé un précis des lettres que Macrin écrivit en cette occasion au sénat et à Marius Maximus préfet de la ville, et il faut avouer qu'il n'en résulte pas une idée bien avantageuse du courage ni de la prudence de cet empereur. Dans celle qui s'adressait au sénat, Macrin parlait avec beaucoup de mépris d'Héliogabale, qu'il traitait d'enfant et d'étourdi. Il n'y a rien là qui doive étonner ; mais il se plaignait bien inconsidérément, ce me semble, des soldats qu'il avait tant de raisons de ménager, et il leur reprochait leur avidité que rien ne pouvait assouvir et à laquelle il attribuait la pente qu'ils avaient à le quitter. Il témoignait aussi de la pusillanimité et de la défiance en se consolant de son malheur par la satisfaction qu'il ressentait, disait-il, d'avoir pu survivre à un tyran parricide qui était le fléau de l'univers. Enfin son peu de jugement paraissait en ce qu'il insistait beaucoup sur le bas âge d'Héliogabale, pendant qu'il venait de nommer Auguste son fils qui était de quatre ans plus jeune. La lettre à Marius Maximus contenait uniquement des plaintes contre les soldats. Macrin y disait entre autres choses qu'il était impossible de leur payer ce qu'ils prétendaient leur être dû, vu que les augmentations seules accordées par Caracalla se montaient à deux cent quatre-vingts millions de sesterces par an[7]. Cette allégation pouvait être vraie, mais elle était bien déplacée dans un temps de trouble et oh le sort de celui qui écrivait dépendait absolument des gens de guerre.

Le sénat, quoique assez peu content de Macrin et peu prévenu d'estime pour lui, avait encore plus mauvaise idée du gouvernement d'un enfant, conduit par des femmes et deux ministres tels qu'Eutychien et Gannys. Cette compagnie suivit donc ses maximes ; elle demeura fidèle à l'empereur qu'elle avait reconnu, et déclara ennemis publics Héliogabale, son cousin, Soæmis et Mamée leurs mères et Mæsa leur aïeule, offrant, conformément à ce qu'avait fait Macrin, l'amnistie à ceux qui avaient embrassé leur parti, s'ils revenaient à résipiscence. Mais ce n'étaient point des décrets du sénat qui pouvaient terminer une semblable querelle : il fallut que les armes en décidassent.

Macrin ayant rassemblé toutes ses forces, se préparait à aller attaquer Héliogabale. Celui-ci lui épargna plus de la moitié du chemin, et s'étant mis en marche, il fit une telle diligence, que Macrin eut assez de peine à venir à sa rencontre près d'une bourgade qui n'était qu'à dix-huit milles d'Antioche.

Là, les armées se choquèrent le sept juin. Gannys, qui commandait celle d'Héliogabale, quoiqu'il n'eût aucune expérience dans la guerre et qu'il eût toujours vécu dans les délices, trouva néanmoins dans un génie heureusement né assez de ressources pour faire le métier de capitaine. Il sut s'emparer d'un poste important il rangea avantageusement ses troupes en bataille, et il les encouragea puissamment par le motif de la nécessité de vaincre, si elles ne voulaient éprouver la vengeance d'un ennemi justement irrité. Cependant les prétoriens de Macrin, tous gens d'élite, et devenus plus alertes et plus dispos parce qu'on les avait déchargés de ce qu'il y avait de plus pesant dans leur armure, combattirent avec tant de valeur, qu'ils enfoncèrent les ennemis et commencèrent à jeter parmi eux le désordre. En ce péril, l'ambition et l'audace firent de Mæsa et de Soæmis des héroïnes ; elles descendirent de leurs chars, et courant au-devant des fuyards, elles s'efforcèrent de les retenir par leurs cris et par leurs larmes. Le jeune Héliogabale aussi donna, en cette seule occasion de sa vie, quelques signes de vigueur. Monté sur un cheval de guerre, l'épée nue à la main, il animait les siens à retourner au combat à son exemple. Ces exhortations opérèrent leur effet. La honte réveilla le courage dans les vaincus. Ils s'arrêtent, ils se rallient, ils font ferme, et se mettent en devoir de regagner le terrain qu'ils avaient perdu.

On peut placer en ce moment, où les affaires d'Héliogabale se rétablirent, ce que raconte Hérodien d'un grand nombre de transfuges, qui abandonnèrent Macrin pour passer dans le parti opposé. Cette désertion effraya Macrin, et désespérant avant le temps, il eut la lâcheté de quitter le champ de bataille pendant que ses prétoriens se battaient vaillamment pour sa cause. Ces braves gens ne sachant ce qu'était devenu leur empereur, ne laissèrent pas de soutenir le combat pendant longtemps. Leur propre gloire était pour eux un suffisant aiguillon. Enfin néanmoins Héliogabale, que les transfuges avaient averti de la fuite.de Macrin, ayant fait représenter aux prétoriens qu'ils combattaient sans objet, et qu'un lâche qui les avait abandonnés ne méritait pas qu'ils se sacrifiassent pour lui ; que d'ailleurs ils n'avaient rien à craindre en se rendant, et que non seulement il leur accordait le pardon, mais la continuation de leur service auprès de sa personne ; ils se résolurent à se soumettre sans avoir été vaincus, et ils reconnurent Héliogabale pour empereur.

Macrin, au sortir du combat, pour se faire recevoir dans Antioche, répandit le bruit qu'il avait remporté la victoire. Arrivé en cette ville, son premier soin fut de tâcher de mettre son fils en sûreté, et chargea des personnes de confiance de le mener chez Artabane roi des Parthes. Pour lui, il se proposait de gagner Rome, espérant d'y trouver le sénat et le peuple favorablement disposés à son égard, et de pouvoir renouveler la guerre avec les forces d'Occident. Son espérance n'était pas tout-à-fait vaine ; et, comme je l'ai observé, on craignait à Rome la tyrannie des Syriens, l'avidité et la hauteur de Mæsa et la jeunesse d'Héliogabale.

Macrin partit d'Antioche déguisé et peu accompagné, et étant venu à Èges en Cilicie, il prit des chevaux de poste, comme un courrier de l'empereur. Il traversa ainsi la Cappadoce, la Galatie, la Bithynie, et vint à Chalcédoine, où ayant envoyé demander de l'argent à un intendant du domaine impérial, il fut par là reconnu et arrêté. Bientôt arrivèrent ceux qui avaient été envoyés à sa poursuite par Héliogabale. Ils s'emparèrent de sa personne et le menèrent jusqu'en Cappadoce. Là, ayant appris que son fils avait été tué, Macrin ne put pas survivre à ce dernier désastre, et de désespoir il se jeta en bas de sa voiture, et se rompit l'épaule en tombant. Comme sa blessure apparemment ne permettait pas d'espérer qu'on pût lui faire achever le voyage, on le tua dans la ville d'Archélaïs en Cappadoce, et on porta sa tête à Héliogabale.

Ainsi périt Macrin à l'âge de cinquante-quatre ais, n'ayant régné que quatorze mois moins trois jours Son fils, dont la mort précéda et hâta la sienne, né-tait âgé que de dix ans. Leur élévation subite ne servit à l'un et à l'autre qu'à leur procurer une fin sanglante et funeste. Il est également singulier et honteux pour Macrin, que dans un âge mûr, instruit par une longue expérience des plus grandes affaires, il ait été vaincu par un enfant dont à peine il connaissait le nom

Il fut regretté au moins par comparaison avec son infâme successeur : car Dion prétend que par lui-même il méritait peu d'être aimé, et que la mollesse à laquelle il se livra et quelques traits de rigueur injuste annonçaient un gouvernement qui l'eût indubitablement fait haïr.

Il est pourtant certain qu'il avait quelques bonnes qualités. Capitolin, qui ne lui est nullement favorable, lui fait honneur d'un très-beau plan de réforme dans la jurisprudence. Il assure que Macrin avait dessein d'abolir tous les rescrits des empereurs, afin que les lois seules fissent autorité dans les jugements. Il lui paraissait abusif que les fantaisies de princes tels que Caracalla et Commode eussent force de lois ; et il remarquait que Trajan n'avait point voulu répondre par des rescrits aux requêtes qui lui étaient adressées, de peur que l'on ne tirât à conséquence ce que le prive accordait souvent pour des cas particuliers et à la considération des personnes. La brièveté du règne de Macrin ne lui permit pas d'exécuter son dessein.

On peut juger qu'il se serait maintenu aisément contre le mouvement tumultuaire qui le renversa, s'il eût eu autant de courage que d'esprit.

Nonia Celsa, sa femme, n'a pas dans l'histoire une bonne réputation pour les mœurs et la conduite. On ne peut guère douter qu'elle n'ait reçu le titre d'Augusta. Lampride rapporte une lettre dans laquelle Macrin se félicite avec elle en des termes outrés, et dont l'excès va jusqu'au ridicule, de ce que leur fils a acquis le nom d'Antonin. Mais on doit avoir peu de confiance aux pièces données pour originales par les écrivains de l'histoire Auguste : plusieurs sont manifestement fabriquées, et souvent je n'en fais par cette raison aucune mention.

 

 

 



[1] Deux cents deniers, ou huit cents sesterces, cent livres tournois.

[2] Vingt-cinq millions de nos livres tournois.

[3] On prétend que ce nom doit s'écrire Elagabal : et de fait, cette façon de l'énoncer se rapporte mieux à l'étymologie hébraïque ou phénicienne qu'on lui attribue avec non de vraisemblance, el haggabar, le dieu puissant. J'ai suivi la fourme qui a prévalu dans l'usage.

[4] Deux mille cinq cents livres.

[5] Cinq cents livres.

[6] Soixante-quinze livres.

[7] Trente-cinq millions de livres tournois.