HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

CARACALLA

LIVRE UNIQUE

 

 

FASTES DU RÈGNE DE CARACALLA.

 

..... GENTIANUS. - ..... BASSUS. AN R. 962. DE J.-C. 211.

Caracalla et Geta, empereurs ensemble.

Cruautés exercées par Caracalla.

Paix conclue avec les Calédoniens.

Feinte réconciliation entre lés deux frères.

Ils partent de la Grande-Bretagne, et reviennent à Rome.

Leur division éclate dans toute la marche.

Apothéose de Sévère.

C. JULIUS ASPER. - ..... JULIUS ASPER. AN R. 963. DE J.-C. 212.

Geta tué par son frère dans les bras de leur commune mère, vers le 27 février.

Caracalla reconnu seul empereur par les prétoriens, fait son apologie devant le sénat, et rappelle tous les exilés.

Apothéose de Geta.

Massacre de tous ses amis et partisans. Les flots dé sang coulent dans Rome. Mort de Papinien.

Droit de citoyen rendu commun à tous les sujets de l'empire.

M. AURELIUS ANTONINUS AUGUSTUS IV. - D. CŒLIUS BALBINUS II. AN R. 964. DE J.-C. 213.

Balbin, second consul de cette année, est celui qui dans la suite fut fait empereur par le sénat avec Pupiénus Maximus contre Maximin.

Gordien l'ancien géra aussi le consulat pendant une partie de cette année.

Caracalla vient dans les Gaules, et il y exerce beaucoup de rapines et de cruautés.

..... MESSALI. - SABINUS. AN R. 965. DE J.-C. 214.

Usage des Caracalles, habillement gaulois, introduit dans Rome et dans les armées par l'empereur. C'est de là que lui est venu le nom de Caracalla.

Guerre contre les Cennes, peuple germain, et contre les Allemands. Première mention des Allemands dans l'histoire. Caracalla achète d'eux la paix, et comme s'il en eût été vainqueur, il prend le surnom d'Alamanicus.

..... LÆTUS II. - ..... CEREALIS. AN R. 966. DE J.-C. 215.

Il passe dans la Dace.

Guerre contre les Gètes, qui s'ont ici les Goths. Première mention des Goths dans l'histoire romaine.

Caracalla vient en Thrace, passe en Asie, implore inutilement le secours d'Esculape à Pergame contre les maladies qu'il souffrait dans le corps et dans l'esprit. Il visite Ilium, et rend de grands honneurs à la mémoire d'Achille.

C. ATIUS SABINUS II. - .... CORNELIUS ANULIUS. AN R. 967. DE J.-C. 216.

Il vient à Antioche.

Mort de Vologèse, roi des Parthes. Dissension entre ses deux fils, qui donne à Caracalla la hardiesse de menacer les Parthes de là guerre, si on ne lui rend deux transfuges importants, Tiridate et Antiochus. Ils lui sont rendus, et il paraît satisfait.

Sa perfidie envers Abgare, roi d'Édesse, et envers le roi d'Arménie. Il s'empare de l'état d'Abgare. Les Arméniens prennent les armes, et défont Théocrite, misérable danseur, mis à. la tête de l'armée romaine par Caracalla.

Cet empereur se transporte à Alexandrie, et en massacre les habitants.

Il revient à Antioche, et cherche querelle à Artabane, roi des Parthes. Il le surprend au dépourvu, s'empare d'Arbèle, court la Médie, s'approche de la ville royale, sans trouver nulle part d'ennemi. Pour ces exploits il s'attribue le nom de Parthique.

C. BRUTIUS PRÆSENS. - T. MESSIUS EXTRICATUS. AN R. 968. DE J.-C. 217.

Lorsqu'il se préparait à entrer de nouveau en campagne contre les Parthes, qui de leur côté s'étaient disposés à le bien recevoir, Macrin, son préfet du prétoire, conspire contre lui.

Caracalla est tiré le huit avril.

 

QUOIQUE les deux frères, Caracalla et Geta, aient commencé de régner ensemble, je ne nomme dans le titre que l'aîné, parce que le second ne jouit que très-peu de temps du rang suprême, et le perdit bientôt avec la vie.

Le nom de Caracalla, par lequel nous désignons l'empereur dont je vais écrire le règne, n'est qu'une espèce de sobriquet, qu'il ne prit jamais lui-même. Il fut d'abord nommé Bassianus, du nom de son aïeul maternel Bassianus, prêtre du Soleil en Phénicie, père de l'impératrice Julie et de Julia Mœsa, dont il sera beaucoup parlé dans la suite. Sévère devenu empereur, et se préparant peu d'années après à associer son fils à l'empire, lui fit quitter ce nom, qui dénotait la condition privée et même une origine assez obscure, et il y substitua les noms magnifiques et respectés de Marc-Aurèle Antonin, qui passèrent eu usage, et qui sont les seuls dont le prince se soit servi dans la suite. Mais comme il en déshonorait la splendeur par sa conduite, ce même prince ayant pris goût pour une sorte d'habillement gaulois appelé caracalla, en sorte qu'il le portait par préférence, et qu'il en fit distribution aux soldats et aux habitants de Rome, afin qu'ils le portassent comme lui, on lui donna à cette occasion dans les entretiens particuliers le nom de Caracalla, qui lui est resté comme personnel et propre à le désigner sans équivoque.

Son frère P. Septimius Geta ne changea point ses noms, mais il y ajouta celui d'Antonin ; nom qui était alors l'objet de la vénération publique, et que Sévère eût souhaité rendre commun à tous les empereurs, comme celui d'Auguste. Son admiration et son respect pour ce nom allaient jusqu'à l'enthousiasme, et il regardait comme une très-grande gloire pour lui de laisser pour successeurs deux Antonins ; gloire frivole et bien démentie par l'événement, puisque l'un périt par l'épée de son frère, et l'autre par sa propre fureur.

Caracalla, ambitieux de régner seul, avait souvent tenté de se défaire de Geta, du vivant même de Sévère. La souveraine puissance, dont il se vit par la mort de son père en pleine possession, lui facilitait l'exécution de son plan criminel ; et il commença à le manifester en agissant auprès des gens de guerre pour les engagez à le déclarer seul empereur. Il n'épargna ni libéralités, ni promesses ; il mit en œuvre tous les ressorts qu'il put imaginer : mais les soldats, attachés à la mémoire de Sévère, respectant ses volontés, regardant les deux princes comme leurs élèves et leurs nourrissons, à qui ils devaient une égale tendresse, se sentant même plus portés d'inclination pour Geta, qui ressemblait beaucoup à son père et qui montrait un caractère de douceur et d'humanité, se refusèrent à toutes les sollicitations de Caracalla. Ainsi tous les titres d'honneurs demeurèrent communs aux deux frères, à l'exception de celui de grand-pontife que l'aîné se réserva comme avait fait Marc-Aurèle lorsqu'il s'associa L. Vérus. Il y eut même entre eux une réconciliation apparente. Ils ne purent résister aux exhortations et aux prières de l'impératrice Julie et de tous les anciens amis et conseillers de Sévère, qui les pressaient vivement d'éteindre une haine funeste, et de vivre dans l'union à laquelle la liaison du sang et l'intérêt commun les invitaient. Ils s'embrassèrent et se promirent mutuellement une amitié fraternelle, pendant qu'ils conservaient dans leur cœur l'animosité des plus implacables ennemis.

Ils commencèrent donc à régner ensemble, au moins quant au titre ; car dans la réalité Caracalla, plus violent, plus emporté, jouit seul de la puissance, et il montra tout d'un coup quel horrible usage il en prétendait faire. Il remplit de sang tonte la maison impériale. Il tua les médecins qui avaient résisté à ses instances parricides ; l'affranchi Évode, qui avait présidé à son éducation, et qui l'exhortait à vivre en bonne intelligence avec son frère ; l'affranchi Castor, qui avait mérité toute la confiance de son père, et qui par là ne pouvait manquer d'être odieux au fils. Il envoya égorger dans leur exil Plautilla sa femme et Plantus son beau-frère. Papinien était trop amateur de la vertu pour plaire à un tel empereur : il fut destitué de la charge de préfet du prétoire, et cette disgrâce n'était que le prélude d'un sort encore plus triste qui l'attendait A ces exploits de cruauté et d'injustice contre les siens, Caracalla joignit la mollesse à l'égard des ennemis. Il fit la paix avec les Calédoniens, en abandonnant les forts avancés que Sévère avait construits dans leur pays pour les tenir en respect. Il n'avait rien de plus pressé frère que de revenir à Rome ; et il partit de la Grande-Bretagne le plus promptement qu'il lui fut possible, accompagné de sa mère et de son frère.

Malgré la réconciliation prétendue des deux princes, la division éclata entre eux dans tout le chemin. Ils ne prenaient point le même logement ; ils ne mangeaient point à la même table ; ils vivaient dans une défiance continuelle l'un à l'égard de l'autre, et ils usaient de précautions infinies contre le poison qui pourrait.se trouver mêlé dans leur breuvage ou leur nourriture, enfin, lorsqu'ils furent arrivés à Rome ; ils partagèrent, entré eux le palais impérial, qui était plus grand qu'aucune ville, de province, et ils se fortifièrent chacun de leur côté par des gardes et des barricades qui fermaient toute communication d'une partie à l'autre.

Ils firent pourtant leur entrée en commun dans Rome. Tout le peuple, couronné de lauriers, sortit au-devant d'eux ; le sénat en corps les harangua hors des portes. Ils entrèrent ensuite en pompe, marchant les premiers avec tous les ornements de la dignité impériale ; suivaient les consuls, qui portaient l'urne où étaient renfermées les cendres de Sévère ; et tous ceux qui venaient saluer les nouveaux empereurs, rendaient aussi leurs hommages à l'urne sépulcrale de leur père. Elle fut portée au tombeau des Antonins. De là on se rendit au Capitole, pour offrir les sacrifices usités dans les entrées solennelles des empereurs.

Sévère fut mis au rang des dieux, et ses deux fils concoururent encore pour la cérémonie de l'apothéose, qui fut célébrée avec beaucoup de magnificence. Hérodien nous en donne la description ; mais comme j'ai rendu un compte détaillé, d'après Dion, des obsèques de Pertinax, pour éviter les redites je n'emprunterai-ici d'Hérodien que deux circonstances qui ne se trouvent point dans le récit de l'autre historien.

La première est que, pendant sept jours que la figure de cire représentant le prince mort hait exposée sur un lit de parade, les médecins, comme s'il n'eût été que malade, s'assemblaient tous les jours autour du lit pour consulter, et faisaient ensuite leur rapport, annonçant une santé qui dépérissait et une fin prochaine : comédie singulière, dont l'équivalent a passé dans nos mœurs :

La seconde observation que j'ai à faire regarde la structure du bûcher, qui était un bâtiment carré à plusieurs étages. Ces étages allaient toujours en diminuant jusqu'au dernier, qui n'était qu'une petite loge. Dans la chambre du second, on plaçait le lit et la figure du prince mort. Le dernier et le plus haut étage enfermait l'aigle, qui devait en s'envolant porter au ciel l'âme de l'empereur.

Les fils de Sévère, après s'être réunis pour rendre les derniers honneurs à la mémoire de leur père, ne furent plus occupés que de la baille qui les animait à se détruire l'un l'autre. Sur ce point nos auteurs, ne remarquent entre eux d'autre différence, sinon que les procédés de l'aîné étaient plus violents. Mais chacun de son côté cabalait contre son frère, pour parvenir à régner seul ; chacun, par intrigues secrètes, par gratifications, par promesses, cherchait à se faire des créatures ; et Geta réussissait à s'attacher un plus grand nombre de partisans, parce qu'il se montrait plus ouvert, plus accessible, plus affable. Il témoignait de l'amitié et de la bonté à ceux qui l'approchaient. D'ailleurs ses inclinations étaient décentes : il avait du goût pour les lettres et pour ceux qui les cultivaient ; et dans les exercices du corps, il ne s'adonnait qu'à ceux qui n'avaient rien d'ignoble et qui pouvaient compatir avec son rang. Au contraire, Caracalla était dur et sauvage, prompt à se mettre en colère, toujours menaçant, plus curieux de se faire craindre que de se faire aimer. Il affectait des manières soldatesques et une ardeur pour la guerre et pour les armes, dans laquelle il entrait beaucoup de politique et de vanité.

Il était aisé de prévoir les suites funestes d'une haine si furieuse et si acharnée entre deux frères qui, possédant par indivis le souverain commandement, avaient à chaque instant occasion et intérêt de se heurter. S'il s'agissait de nommer aux charges, chacun voulait placer ses amis. S'ils jugeaient ensemble les causes, ils prenaient toujours des sentiments contraires, au grand préjudice des plaideurs et du bon droit. Ils se trouvaient eux -mêmes fatigués de leurs dissensions éternelles sur les grandes et sur les petites choses, et ils crurent que le meilleur expédient pour les terminer était de partager l'empire. Ils se concertèrent d'assez bonne grâce sur ce projet, qui tendait à les séparer pour ne se revoir jamais. Geta cédait à son frère Rome et tout l'Occident, et il prenait pour lui l'Asie et les contrées orientales, comptant établir sa résidence à Antioche ou à Alexandrie. La Propontide était une barrière naturelle, qui aurait borné de part et d'autre les deux états ; et il y aurait eu garnison entretenue à Byzance et à Chalcédoine, pour empêcher le passage et la communication de l'un à l'autre. Pour ce qui est de l'Afrique, la partie occidentale de cette région, c'est-à-dire la Mauritanie, la Numidie, l'Afrique propre, devaient appartenir à Caracalla : Geta aurait eu dans son lot le côté de l'Orient.

Ce plan, qui convenait aux deux frères, n'était point goûté des premiers de la république. Jaloux de la grandeur romaine, ils craignaient de l'affaiblir en la partageant ; et la division en empire d'Occident et empire d'Orient, qui s'introduisit dans la suite, et qui s'établit enfin à demeure, était alors une nouveauté qui révoltait tous les esprits. L'impératrice Julie en fut blessée ; et dans un grand conseil qui se tint à ce sujet, et auquel elle assista ; elle dit à ses fils : Vous trouvez le moyen de partager les terres et les mers ; mais, moi, comment me partagerez-vous entre vous deux ? Il faut donc m'ôter la vie, et couper mon corps en deux moitiés, afin que chacun ait la sienne. Elle accompagna un discours si touchant de gémissements et de larmes ; elle embrassa ses deux fils ; elle les tenait ensemble réunis entre ses bras. Toute l'assemblée fut attendrie ; on se sépara sans rien conclure, et le projet échoua.

Les querelles, les embûches clandestines, les tentatives d'empoisonnement, un peu suspendues par l'espérance d'un arrangement, recommencèrent aussitôt. Caracalla entreprit de tuer son frère à la faveur de la licence des Saturnales ; et le trouvant trop bien gardé, il résolut, à quelque prix que ce fût et en violant les droits les plus sacrés, de se ménager une occasion oh il pût l'avoir sous sa main sans défense, et exécuter enfin sou parricide.

Il ne se flattait pas que Geta se fiât jamais à lui ou comptât sur ses promesses et sur ses serments. La tendresse que leur mère commune avait pour ce fils chéri fut le piège que Caracalla mit en œuvre pour le surprendre et pour le perdre. Il feignit de désirer une réconciliation, et il pria Julie de lui procurer une entrevue avec Geta dans son appartement. L'infortuné Geta s'y rendit sans nulle défiance, croyant que la présence de sa mère était pour lui une sauvegarde qui le mettait à l'abri de tout danger il se trompait. A peine fut-il entré qu'il se vit assailli par des centurions que son frère avait cachés en embuscade. Il courut à sa mère, qui le reçut dans ses bras. Les meurtriers, animés par Caracalla, ne respectèrent point un asile si inviolable : ils se jetèrent sur Geta, malgré les efforts que faisait. Julie pour se mettre au-devant d'eux ; et pendant qu'il criait : Ma mère, ma mère, sauvez-moi, on m'assassine ! ils le percèrent de plusieurs coups. Il semble que son frère ne se soit pas contenté d'ordonner, et qu'il ait voulu être l'un des exécuteurs, puisque quelques années après il consacra dans le temple de Sérapis, à Alexandrie, l'épée dont il s'était servi pour le meurtre de Geta. L'impératrice, qui le tenait entre ses bras et sur son sein, fut toute couverte du sang de son fils. Elle compta pour peu de chose, dans un si horrible événement, d'avoir été elle-même blessée à la main ; mais le comble de la douleur pour elle, c'est qu'il ne lui fut point permis de pleurer une mort si funeste dans toutes ses circonstances. Menacée elle-même de la mort par un fils barbare, il lui fallut cacher ses larmes, et montrer de la joie dans l'excès de l'amertume.

Geta avait vingt-deux ans et neuf mois lorsqu'il fut tué : il était né le 27 mai de l'an de J.-C. 189 ; ainsi sa mort tombe aux environs du 27 février 212.

Après le parricide commis, Caracalla redoutait la colère des soldats. Il usa de ruse, et chercha à les tromper au moins dans le premier moment. Il s'enfuit de la chambre de sa mère, et, parcourant comme fort effrayé tout le palais, il crie qu'il vient d'échapper à un grand danger, et qu'il a eu peine à sauver sa vie ; en même temps il ordonne à la garde de l'accompagner au camp des prétoriens, seul endroit où il puisse trouver sa sûreté. Personne n'était encore instruit du fait. Sa garde le suivit, et la marche précipitée du prince à travers toute la ville répandit l'alarme parmi les citoyens.

Arrivé au camp, Caracalla se fait porter dans l'espèce de sanctuaire où l'on honorait d'un culte religieux les drapeaux militaires et les images des dieux et des Césars. Là il se jette contre terre, il remercie les dieux sauveurs, il offre des sacrifices d'actions de grâces. C'était sur le soir, et les soldats dont les uns prenaient le bain, et les autres étaient déjà retirés dans leurs tentes, accourent de toutes parts, avides de savoir quel est donc cet événement inopiné qui agite si violemment l'empereur.

Lorsqu'il les vit assemblés, il n'eut garde d'avouer son crime. Il leur débita un roman de son invention, tourné cependant de manière à leur faire deviner la vérité. Il dit qu'il venait d'échapper à grande peine aux embûches d'un ennemi ; qu'il avait fallu livrer un combat dans lequel leurs empereurs avaient tous deux couru un extrême danger, et dont lui seul s'était sauvé par une faveur singulière de la fortune. Il ajouta que c'était pour les soldats un sujet de joie, de n'avoir plus que lui pour empereur. Félicitez-vous, leur dit-il, de ce que, maître pleinement de toutes choses, rien ne m'empêchera désormais de satisfaire la passion que j'ai de vous enrichir. Il savait bien que sa meilleure apologie auprès des soldats serait une abondante largesse. Il leur promit donc dix mille sesterces[1] par tête, et il doubla à perpétuité la ration de blé qu'on leur fournissait chaque jour. Il joignit à cette énorme prodigalité les discours les plus flatteurs et les plus rampants : Je me regarde, dit-il, comme l'un d'entre vous. Si je souhaite de vivre, c'est pour vous ; c'est afin de pouvoir vous faire beaucoup de bien : car tous nos trésors sont à vous. Il fit parade de son goût décidé pour la guerre. Mon premier vœu, disait-il, est de vivre avec vous ; sinon je veux mourir au milieu de vous. Quelle autre mort digne d'un homme de courage, que celle qui est accompagnée de gloire sur un champ de bataille ? Par ces différents artifices, il obtint ce qu'il voulait des soldats. La vérité avait percé durant l'intervalle qui s'était écoulé depuis son arrivée au camp. Un fait de cette nature ne pouvait pas demeurer longtemps caché, et les gens du palais l'avaient divulgué. Les soldats en étaient donc instruits ; mais éblouis par les largesses de Caracalla, ils le déclarèrent seul empereur, et Geta ennemi public.

Tout n'était pas encore fait. Il fallait séduire pareillement un second camp construit près d'Albe, apparemment depuis l'augmentation des prétoriens faite par Sévère. Caracalla s'y transporta, et il y éprouva beaucoup de difficultés. Les soldats de ce camp, qui avaient appris le meurtre de Geta sans qu'aucune préparation ni aucun détour leur en diminuassent l'horreur, étaient extrêmement indignés. Ils protestaient hautement qu'ils avaient juré fidélité aux deux fils de Sévère, et qu'ils ne pouvaient se rendre en quelque sorte complices de la mort violente de l'un d'eux. Mais l'argent est tout-puissant sur des hommes qui ne sont pas attachés par principe à la vertu. Caracalla leur fit les mêmes promesses par lesquelles il avait gagné leurs camarades, et il eut le même succès.

Ce n'étaient pas de simples promesses ; l'effet suivit sur-le-champ. Les soldats, munis d'un ordre de Caracalla, allèrent au trésor public et au fisc impérial se payer par leurs mains. Ainsi furent dissipés en un seul jour les richesses immenses que Sévère avait amassées souvent par des voies tyranniques, pendant un règne de dix-huit ans.

Caracalla passa la nuit dans l'un des deux camps probablement dans l'ancien ; et le lendemain sûr des soldats, il osa se présenter au sénat, en prenant néanmoins toutes les précautions que lui inspirait la frayeur, compagne inséparable du crime. Il était armé d'une cuirasse sous sa toge. Il fit entrer avec lui ses gardes, qu'il rangea sur deux files le long des bancs des sénateurs.

Hérodien lui met dans la bouche en cette occasion un discours, où il est aisé de sentir la rhétorique d'un écrivain plus capable d'orner une déclamation que de manier un sujet si difficile. Il débute par des lieux communs ; il s'autorise d'exemples qui le condamnent ; il a la témérité d'imputer à Marc Aurèle d'avoir contribué à la mort de L. Vérus. Tout ce que je trouve dans cette pièce de plus raisonnable, c'est une observation sur l'utilité qui reviendra à l'état de n'avoir. qu'un seul chef, et de n'être plus obligé ; de reconnaître deux maîtres. Contentons-nous de dire avec Spartien, que6Caracalla se plaignit des embûches dressées contre sa vie par son frère, et qu'il s'efforça de faire passer le meurtre de Geta pour une légitime défense de sa part, parce qu'il lui avait fallu de toute nécessité ou tuer ou périr.

Peu content lui-même de ses moyens de justification, de même qu'il avait gagné les soldats par ses libéralités, il voulut acheter en quelque manière son pardon du sénat par une ostentation de clémence. Lorsqu'il fut descendu de son trône, étant déjà près de la porte, il se retourna. Écoutez, messieurs, dit-il en élevant la voix. Afin que ce jour-ci soit un jour de joie pour tout l'univers, je veux que tous les exilés, pour quelque cause qu'ils aient été condamnés, aient la liberté de revenir dans cette ville. Caracalla avait mauvaise grâce à faire le rôle d'un prince clément. Par cette indulgence trop générale, il ne faisait nulle distinction des innocents et des coupables, et il remplit Rome d'un grand nombre de scélérats qui avaient bien mérité leur condamnation ; et bientôt après il revint à son caractère, et repeupla les îles d'illustres personnages injustement proscrits.

Nos auteurs ne nous apprennent point quelle délibération prit le sénat sur le discours de l'empereur ; mais je crois ne pouvoir mieux placer qu'ici ce que Spartien raconte de l'apothéose de Geta. On fit entendre, à Caracalla, qu'en souffrant que la mémoire de son frère fût honorée, il satisferait en parti le public, qui lui saurait gré de cette modération. Il y consentit par ce mot devenu célèbre : Qu'il soit Dieu ; il me suffit qu'il ne soit plus vivant. Le sénat rendit donc un décret pour mettre Geta an rang des dieux. On lui célébra des funérailles magnifiques ; et ses cendres furent portées au tombeau des Antonins.

Mais cet adoucissement extérieur de la colère de Caracalla à l'égard du mort, ne tira nullement à conséquence par rapport aux vivants. Tous ceux qui avaient été attachés à Geta, à quelque titre que ce pût être, hommes, femmes, amis, affranchis, esclaves, soldats, gens de théâtre qui lui avaient plu, musiciens, athlètes, tous furent mis à mort jusqu'aux enfants de l'âge le plus tendre. La partie du palais que ce prince infortuné avait habitée fut toute remplie de carnage et de sang. Dion fait monter à vingt mille le nombre des morts ; et leurs corps étaient emportés sur des chariots à travers la ville, et ensuite brûlés sans cérémonie, ou même exposés aux bêtes carnassières et aux oiseaux de proie.

Caracalla ne se contenta pas de ces morts obscurs. Il immola à sa haine un grand nombre d'illustres victimes, parmi lesquelles Papinien tient le premier rang.

Ce grand homme, l'honneur de la jurisprudence romaine, avait d'étroites liaisons avec Sévère et avec sa famille. Il était, dit-on, allié de cet empereur par l'impératrice Julie, et conséquemment parent de ses enfants. Ils avaient été ensemble disciples du même maître, Cerbidius Scévola, fameux jurisconsulte ; et Papinien succéda à Sévère dans la charge d'avocat du fisc. Lorsque Sévère fut devenu empereur, il fit Papinien préfet du prétoire ; et après avoir profité, dit-on, tant qu'il vécut, des conseils de ce sage ami, pour adoucir en bien des occasions la dureté de son caractère, en mourant il lui recommanda d'une façon particulière les princes ses fils. Papinien, dont la probité égalait la profonde connaissance qu'il avait acquise du droit et des lois, se crut engagé d'honneur à répondre par sa conduite à la confiance que Sévère avait eue en lui. Il exhorta à l'union et à la concorde les jeunes empereurs, et s'étant bientôt par là rendu désagréable à Caracalla, il fut privé, comme je l'ai dit, de la charge de préfet du prétoire. Cette disgrâce fut apparemment couverte du prétexte d'honorer davantage son mérite ; et M. de Tillemont suppose avec beaucoup de vraisemblance, qu'en Le destituant, Caracalla Le fit sénateur : car il ne l'éloigna pas de sa personne ; et l'on raconte que le jour qu'il s'expliqua devant le sénat sur le meurtre de son frère, en sortant pour retourner au palais impérial, il était appuyé sur Papinien et sur Cilo, qu'il destinait tous deux en ce moment à la mort.

La cause de la mort de Papinien lui est extrêmement honorable. Pressé par l'empereur de lui fournir des couleurs pour justifier l'attentat exercé sur son frère, et de l'aider d'un discours apologétique, il n'eut pas pour Caracalla la même complaisance que Sénèque avait eue pour Néron. Il est plus facile, répondit-il avec fermeté, de commettre un parricide, que de le justifier ; et c'est un second parricide, que d'accuser un innocent. Caracalla dissimula dans l'instant ; mais peu après les prétoriens soulevés par ses ordres secrets demandèrent la mort de Papinien, qui eut la tête tranchée d'un coup de hache. On prétend que l'empereur trouva mauvais qu'on l'eût exécuté avec la hache, et non avec l'épée : faible et frivole marque de considération, fondée sans doute sur ce que le supplice par l'épée avait quelque chose de moins flétrissant et de plus militaire. Deux épitaphes de Papinien trouvées dans Rome, le font mourir âgé seulement de trente-six ans. Mais cette date ne s'accorde point avec les faits que j'ai rapportés d'après les anciens auteurs. S'il fut condisciple de Sévère, et son successeur dans la charge d'avocat du fisc, il ne doit pas y avoir eu entre eux une grande différence d'âge.

Sa gloire dans la jurisprudence a été portée au plus haut degré. Il a toujours été regardé par les jurisconsultes comme surpassant tous ceux qui l'avaient précédé, et comme laissant peu d'espérance de l'égaler à ceux qui viendraient après lui. Une loi de l'empereur Valentinien III ordonne qu'en cas de partage de sentiments entre les jurisconsultes, l'avis de Papinien soit préféré. Il eut d'illustres assesseurs, Ulpien et Paul, deux grands maîtres, qui se faisaient gloire de s'appeler les disciples de Papinien. Son fils fut tué avec lui : il était actuellement questeur.

Fabius Cilo ne perdit point la vie ; mais il éprouva toutes sortes d'indignités, et si Caracalla le sauva, ce ne fut que malgré lui. C'était un des principaux amis de Sévère, deux fois consul et préfet de la ville, et avait présidé à l'éducation des princes, en sorte que Caracalla affectait de l'honorer comme un second père. Par ces raisons, quoiqu'il haït en lui un censeur qui avait toujours Mémé l'antipathie entre les deux frères, il n'osa pas cependant ordonner ouvertement sa mort. Mais des soldats conduits par an tribun, agissant néanmoins comme par un zèle volontaire pour l'empereur, allèrent enlever Cilo dans le bain, pillèrent sa maison,

et le traînèrent indignement dans les rues, lui déchirant sa chemise de bain, qui était le seul vêtement qu'il eût sur le corps, et le frappant au visage. Leur plan était de le conduire ainsi au palais, pour recevoir à son sujet les derniers ordres de l'empereur. La vue d'un homme si respectable traité si outrageusement excita une sédition. Les soldats des cohortes de la ville, qu'il avait commandés en sa qualité de préfet de Reine, firent des mouvements qui effrayèrent Caracalla. accourut, et couvrant Cilo de sa casaque, il s'écria : Que l'on cesse de frapper mon père, mon maître, celui qui a élevé mon enfance ; l'attaquer, c'est m'attaquer moi-même. Il fut ainsi contraint de laisser la vie à Cilo ; mais il s'en vengea sur le tribun et sur les soldats, qui furent mis à mort sous prétexte des excès auxquels ils s'étaient portés contre Cilo, et, dans la vérité, pour ne l'avoir pas tué dès qu'ils s'étaient vus maîtres de sa personne.

Julius ou Julianus Asper, dont étaient fils les deux consuls de l'année où Geta périt, fut aussi outragé et relégué, trop heureux de pouvoir conserver la vie.

Dion avait nommé un grand nombre de têtes illustres qui furent abattues par les fureurs de Caracalla. Mais son abréviateur, qui ne les connaissait pas, nous a privés de ce détail, et il a enveloppé le tout dans une expression générale, qui nous fait comprendre que les flots du sang le plus respectable coulèrent sans distinction d'innocents et de coupables, sans forme de justice, sans autre règle que le caprice d'un prince furieux. Hérodien et Spartien nous instruisent un peu davantage ; et quoique les morts tragiques qu'ils rapportent n'appartiennent peut-être pas toutes au temps qui suivit immédiatement la mort de Geta, comme il serait difficile et peu important de faire la distinction des dates, je ne séparerai point ce que mes auteurs ont réuni.

Caracalla fit mourir une sœur de Commode, fille de Marc-Aurèle, alors fort âgée, et qui avait été respectée par tous les empereurs précédents. Le crime de cette dame était d'avoir pleuré la mort de Geta avec l'impératrice Julie.

Il restait encore un rejeton de la famille de Marc-Aurèle, Pompéien, petit-fils de ce sage empereur par Lucilie, homme de mérite, qui fut deux fois consul, et employé dans des commandements importants. Comme Caracalla qui le craignait et le haïssait, n'avait néanmoins aucun prétexte à alléguer contre lui, il le fit assassiner secrètement, et répandit le bruit que (les voleurs l'avaient tué sur un grand chemin.

Il ôta pareillement la vie à son cousin germain, qui se nommait Sévère comme son père, et il joignit contre lui la perfidie à la cruauté. Après lui avoir donné une marque d'amitié en lui envoyant un plat de sa table, le lendemain il ordonna à des soldats d'aller le poignarder. Le malheureux Sévère ayant eu avis de l'arrêt de mort prononcé contre lui, voulut se sauver, et, troublé par la frayeur, il sauta par la fenêtre et se rompit la jambe. Il ne laissa pas de se traîner dans l'appartement de sa femme ; mais les assassins l'y découvrirent, et le massacrèrent en insultant à sa triste aventure.

L'empereur Pertinax avait laissé un fils de même nom, qui parvint au consulat. Sa qualité de fils d'empereur le rendait suspect, et l'obligeait en bonne politique à se tenir sur ses gardes ; il négligea une précaution si nécessaire, et il laissa échapper un bon mot qui lui coûta la vie. Quelques années après la mort de Geta, comme un préteur nommé Faustinus récitait dans le sénat avec emphase les surnoms glorieux que Caracalla s'attribuait, l'appelant le très-grand Sarmatique, le très-grand Parthique, Pertinax lui dit : Ajoutez le très-grand Gétique. Ce mot était ingénieux, et en paraissant se rapporter à quelque avantage remporté sur les Gètes, auxquels réellement Caracalla avait eu affaire, il faisait une allusion maligne au meurtre de Geta. Pertinax, déjà odieux, paya de sa tête une si piquante plaisanterie.

On trouve aussi dans Dion, mais sans nul détail de circonstances, la mort de Thraséa Priscus, enveloppé par Caracalla dans le carnage des amis de Geta. C'était un homme qui ne le cédait à aucun, dit l'historien, soit peur la naissance, soit pour la sagesse de sa conduite. Les noms qu'il portait semblent indiquer qu'il descendait du fameux Thraséa et d'Helvidius Priscus son gendre.

Plusieurs gouverneurs et intendants de provinces périrent pour la même cause et sur les mêmes soupçons.

Un homme de lettres partagea le triste sort de tant de grands personnages qui tenaient le premier rang dans l'état. Sérénus Sammonicus, auteur de plusieurs ouvrages, dont il ne nous reste qu'un petit Traité en vers sur les remèdes convenables à différentes maladies, avait eu le malheur de plaire à Geta, qui lisait volontiers ses livres. C'en fut assez pour mériter la haine de Caracalla, qui l'envoya tuer dans sa maison, et pendant qu'il était à table. Sammonicus avait formé une bibliothèque de soixante-deux mille volumes ; collection bien magnifique alors, et l'une des plus nombreuses que jamais ait faite aucun particulier avant l'invention de l'imprimerie.

La mémoire de Geta était si odieuse à son frère, qu'il déchargea sa colère jusque sur les pierres qui avaient servi de soutiens aux statues de ce prince malheureux. Il fit fondre la monnaie qui portait son image ; il abolit les fêtes que l'on célébrait au jour de sa naissance, et il affectait de choisir ce jour peur le souiller son âme, et par les plus grands crimes. Il n'était point permis de prononcer ni d'écrire sou nom. Les poètes n'osaient l'employer dans les comédies, où il était assez usité, comme il parait par Térence. Les testaments où on.lui avait fait quelque legs étaient cassés, et les biens des testateurs confisqués. remords.

Cependant, par un travers inexplicable, si ce n'est que le crime est toujours inconséquent et rempli de contradictions, Caracalla fit mourir plusieurs de ceux qui avaient eu part au meurtre de son frère. Lætus, qui l'y avait enhardi, fut le premier puni, et prit par son ordre du poison ; lui-même il pleura souvent la mort de Geta : les remords de son parricide le tourmentèrent toute sa vie. Il voulut apaiser par des sacrifices magiques sa conscience bourrelée, et il tenta d'évoquer les ombres de Sévère et de Commode.

Pour tâcher de s'étourdir et de faire diversion, peu après son crime commis, il donna des jeux et des spectacles ce remède fut de peu de vertu, puisque les inquiétudes et les agitations de son esprit durèrent, comme je viens de le dire, autant que sa vie. Dans la représentation des jeux mêmes il fournit des preuves du levain funeste qui avait aigri ses' humeurs. Il se repaissait avidement du sang des gladiateurs. Il en contraignit un, nommé Baton, de combattre trois fois en un même jour contre trois différents adversaires, dont le dernier le vainquit et le tua. Je ne sais si l'on ne peut pas rapporter au même temps la mort d'un fameux conducteur de chariots, qui plus souvent victorieux que jamais aucun ne l'eût été, avait remporté dans les courses du cirque sept cent quatre-vingt-deux  couronnes, et que Caracalla fit tuer parce qu'il était attaché à une faction ennemie de celle que le prince favorisait. Il déploya pour un semblable sujet ses fureurs contre tout le peuple. Dans des jeux du cirque une grande partie de ceux qui y assistaient ayant raillé et sifflé un cocher que Caracalla affectionnait, l'empereur se crut insulté lui-même, et il manda des troupes auxquelles il donna ordre d'enlever et de tuer les coupables. Comme il n'était pas possible de les démêler, les soldats, toujours amateurs du pillage et des violences, attaquèrent indistinctement tous les spectateurs ; ils en tuèrent plusieurs, et se firent bien payer de ceux à qui ils laissèrent la vie.

Ce prince était un second Caligula, par les emportements, par les caprices fougueux, par le mépris de toutes les lois et de toutes les bienséances, par la haine contre le sénat, par les rapines et la prodigalité, enfin par la frénésie ; car sa raison était altérée, et le dérangement de son esprit se manifestait d'une façon si visible, que personne ne doutant du fait, on n'était embarrassé qu'à en chercher la cause ; et on crut l'avoir trouvée dans les enchantements pratiqués contre lui par les Barbares, contre lesquels il avait été, ainsi que nous le dirons bientôt, porter la guerre.

Il est triste d'avoir à peindre un pareil monstre. Mais l'historien ne fait pas son sujet ; et d'ailleurs ces sortes d'exemples, où le vice réuni à la puissance rend malheureux celui qui commande aussi bien que ceux qui obéissent, sont bien propres à nous détromper de l'admiration que nous portons naturellement à la grandeur, et de la fausse idée de bonheur que nous y attachons.

Je n'ai pas encore épuisé tous les traits de la cruauté de Caracalla. Il louait sans cesse Tibère et Sylla ; et il avait réellement tous leurs vices, mais sans aucune des qualités qui les rendaient recommandables à certains égards. Il imitait en particulier Tibère dans sa malignité à métamorphoser en crimes d'état les moindres irrévérences envers ses statues et tout ce qui le représentait. Un jeune chevalier romain, qui entrant dans un lieu de débauche y avait porté une bague sur laquelle était l'image de l'empereur, fut mis en prison ; et il aurait été puni du dernier supplice, si Caracalla lui-même n'eût été prévenu par la mort.

Son inhumanité s'étendait jusqu'à priver de la sépulture d'illustres personnages à qui il avait ôté la vie : au contraire, il révérait le tombeau de Sylla, qu'il fit chercher et reconstruire.

Nul service n'adoucissait ses fureurs : dans une maladie considérable qu'il eut, ceux qui l'avaient soigné eurent la mort pour récompense.

Il n'aima jamais personne, et ses plus grandes démonstrations d'amitié étaient ordinairement la preuve d'une haine plus implacable. Ceux dont il épargna le sang par quelque raison que ce pût être, il imaginait des moyens de les faire périr sous prétexte de les placer honorablement ; il les envoyait gouverner des provinces sous un climat ennemi de leur tempérament, et qui devait leur être funeste, soit par les rigueurs du froid, soit par les chaleurs brûlantes.

La voie odieuse des poisons lui était familière : on l'accuse d'en avoir fait des amas prodigieux, et l'on en trouva après sa mort, s'il est permis d'ajouter foi au témoignage de Macrin son meurtrier, pour la valeur de trente millions de sesterces[2].

Il recevait avidement et invitait même les délations, mal toujours détesté, et toujours pratiqué. Comme c'était un moyen sûr de lui plaire, toutes sortes de personnes se mêlèrent de cet odieux métier, chevaliers romains, sénateurs, dames illustres. Un prince méchant rend la méchanceté commune parmi ses sujets.

Les rapines et les extorsions de Caracalla marchèrent du même pas que ses cruautés, et il ne s'occupa durant tout son règne qu'à vexer tous les peuples et à les dépouiller. Pour ses prétendues victoires, dont nous ferons connaître dans la suite la juste valeur, il exigeait de grosses sommes à titre de couronnes, suivant un usage, ou plutôt un abus que les bons empereurs avaient toujours pris soin de modérer. Il obligeait les provinces de fournir gratuitement toutes les provisions nécessaires à l'entretien et à la subsistance de ses armées ; et il en formait de si grands magasins, qu'il y trouvait encore du profit, et faisait trafic du superflu. Il déguisait souvent ses exactions sous le nom de présents, qu'il tirait et des particuliers riches et des villes. Il inventa de nouvelles impositions, et il rendit plus onéreuses les anciennes. Ainsi, au lieu du vingtième qui se prenait sur le prix des esclaves affranchis, et sur les successions testamentaires, il établit le dixième, en révoquant et annulant toutes les exemptions de ce droit, qui pour des cas favorables avaient été accordées par ses prédécesseurs. C'était surtout les sénateurs qu'il s'étudiait à ruiner. Lorsqu'il fut sorti de Rome, dit l'historien Dion, pour ses voyages et ses expéditions militaires, nous étions forcés de bâtir à nos dépens, sur tous les chemins par lesquels il pouvait passer, des maisons magnifiques et garnies de tout ce qui était nécessaire pour le recevoir : encore la plupart restèrent-elles inutiles, et il y en eut quelques-unes qu'il ne vit pas seulement. Dans les villes où il annonçait qu'il devait prendre ses quartiers d'hiver, il fallait que nous lui fissions construire des amphithéâtres pour les combats de bêtes ; des cirques pour les courses de chariots ; et ces édifices, qui nous avaient coûté beaucoup, étaient détruits sur-le-champ, en sorte que l'on ne pouvait douter que son plan ne fût d'épuiser nos fortunes par les dépenses exorbitantes auxquelles il nous contraignait.

Par ces vexations de toutes espèces, il ruinait sans ressource et les villes et les provinces, et les grands et les petits ; et il ne se cachait point du dessein de tirer tout à lui seul. Je prétends, disait-il, qu'il n'y ait que moi dans tout l'univers qui aie de l'argent ; je veux tout avoir, pour en faire des largesses aux soldats. Sa mère lui fit un jour des remontrances sur cette tyrannie ; elle lui représenta qu'il ne lui restait plus aucun moyen, juste ou injuste, odieux ou favorable, de faire de l'argent. Ne craignez rien, ma mère, répondit-il en portant la main à son épée ; tant que j'aurai cet instrument, l'argent ne me manquera pas.

Le principal usage qu'il faisait de ces sommes amassées du sang des peuples, était de les distribuer aux soldats pour gagner leur affection. On prétend que les augmentations de solde qu'il leur accorda se montaient à deux cent quatre-vingts millions de sesterces[3] par année. Il comptait se ménager ainsi une sauvegarde contre la haine publique ; et dans une occasion il en écrivit au sénat en ces termes : Je sais que bien des choses vous déplaisent en moi, et c'est pour cela que j'entretiens des soldats et des armées, afin de pouvoir mépriser vos vaines censures.

Les flatteurs avaient aussi bonne part à ses largesses, et un million de sesterces ne lui coûtait rien pour récompenser un trait d'adulation qui lui avait plu.

Les spectacles des combats de bêtes, de courses de chevaux, étaient une autre sorte de dépense à laquelle il se livrait sans mesure. Outre les animaux qu'il se faisait fournir aux dépens des sénateurs, il en achetait lui-même un grand nombre de toutes les sortes, éléphants, tigres, rhinocéros. Extrême en tout, et faisant céder à ses goûts pervers toute autre considération, il exposait et prostituait sa personne à ces indignes combats, et on remarque qu'en un jour il tua cent sangliers de sa main. Il ne rougissait pas de conduire des chariots dans le cirque, et il s'en faisait même gloire, comme imitant en ce point le soleil. Toujours attentif à son plan de ruiner les riches, il chargeait de la dépense des jeux quelque affranchi, quelque sénateur opulent qui ' avait les honneurs de la présidence. L'empereur, vêtu en cocher avec la livrée de la faction bleue, saluait du fouet qu'il tenait à la main le président, et lui demandait quelques pièces d'or, comme le plus vil des mercenaires.

Telles étaient les inclinations de Caracalla ; et par une suite nécessaire de ce goût décidé pour l'indécent et le frivole, il méprisait tout ce qui est digne d'estime. Les lettres et ceux qui en faisaient profession étaient l'objet de ses dédains et de son aversion[4]. Son père avait pris à tâche de le cultiver par tous les exercices qui forment l'esprit et le corps. Le jeune prince apprit fort bien à monter à cheval, à faire des armes, à lutter, à nager ; mais pour ce qui est des belles connaissances, soit littérature, soit philosophie, il n'y fit aucun progrès ; et le peu qui en était entré par force dans son esprit, il l'oublia dans la suite si parfaitement, qu'il ne semblait pas en avoir jamais entendu seulement prononcer le nom. Ce n'était pas que les dispositions naturelles lui manquassent. Il concevait aisément ; il s'exprimait en bons termes. Le noble et bel usage, l'élévation de sa fortune, une audace que ne gênait jamais la réflexion ni aucune retenue, tout cela l'inspirait pour l'ordinaire assez heureusement : le travail et l'étude n'y influaient en rien.

Un prince ainsi disposé ne devait pas aimer la fonction de rendre la justice, que les bons et sages  empereurs, et même les médiocrement mauvais, tels que Sévère son père, avaient remplie avec beaucoup d'assiduité et d'application. Caracalla jugeait très-peu, et lorsqu'il le faisait, c'était en y joignant des dégoûts tout-à-fait mortifiants pour ses assesseurs. Voici de quelle façon s'en exprime Dion, qui les avait fréquemment éprouvés. Il nous faisait avertir, dit cet historien, qu'il jugerait ou tiendrait conseil de grand matin. Nous ne manquions pas de nous rendre à ses ordres au moment prescrit ; et il nous faisait attendre au-delà de l'heure de midi, quelquefois jusqu'au soir. Nous l'attendions en dehors, sans avoir même la permission d'entrer dans les antichambres. Il nous faisait enfin appeler pour des séances de très-courte durée : encore dans les derniers temps s'accoutuma-t-il à nous renvoyer souvent, sans que nous l'eussions seulement salué. Pendant ces longs intervalles que le prince qui nous avait mandés nous faisait perdre à plaisir, il s'amusait à des bagatelles ; il conduisait les chariots, il combattait contre des bêtes ou comme gladiateur ; il buvait, il s'enivrait : nous voyions passer devant nous des viandes et de grands vases de vin qu'il envoyait aux soldats de sa garde. Il trouvait de la satisfaction à nous insulter en nous fatigant.

Autant que Caracalla avait d'aversion pour les soins dignes d'un empereur, autant se portait-il avec curiosité à s'informer de tout ce qu'il pouvait convenablement ignorer. Il se faisait instruire de toutes les nouvelles ; il voulait savoir tout ce qui se passait jusqu'aux détails les plus minces et les plus futiles. Des soldats étaient chargés de lui servir d'yeux et d'oreilles, et ils se répandaient partout, épiant ce que chacun disait et faisait. Ils exerçaient ainsi une fâcheuse tyrannie sur les citoyens ; et afin que rien ne les gênât dans leur odieux ministère, l'empereur s'était réservé à lui seul le pouvoir de les punir.

C'était à de pareils hommes qu'il donnait sa confiance. Ennemi de gens de bien, il ne pouvait employer que des misérables. Dion cite un eunuque nommé Sempronius Rufus, espagnol de naissance, empoisonneur et charlatan de son métier, exilé pour ses crimes par Sévère, et mis à la tête des affaires par Caracalla.

Théocrite, fils d'un esclave, et couvert d'opprobre et d'infamie dans les premières années de sa jeunesse, avait été maitre à danser des princes enfants de Sévère. Il ne paraît pas qu'il réussit beaucoup, même dans ce métier ; car ayant dansé sur le théâtre de Rome, il fut sifflé et réduit à aller à Lyon divertir la province. Ce même homme, d'esclave et de danseur, devint, par le choix de Caracalla, général d'armée et préfet du prétoire. II abusa de sa fortune avec toute l'insolence d'une âme servile. Il fut voleur, il fut cruel. Entre autres personnages distingués qu'il fit périr, Dion nomme Flavius Titianus qui, étant préfet d'Égypte, eut le malheur de déplaire à Théocrite. Celui-ci, dans l'emportement de sa colère, sauta à bas de son tribunal l'épée nue à la main. Voilà, dit froidement Titianus, un saut de danseur. Cette plaisanterie poussa à bout Théocrite, et il ordonna que Titianus fût égorgé sur-le-champ.

Épagathe, affranchi des Césars, n'eut pas moins de crédit et n'en usa pas moins tyranniquement que Théocrite.

Pandion, autrefois valet des cochers du cirque, était parvenu à conduire le char de l'empereur dans une guerre contre les Barbares de la Germanie. En conséquence de cet emploi, Caracalla ne rougit point de le traiter d'ami et de compagnon d'armes dans une lettre au sénat. Il reconnaissait lui être redevable de la vie, comme ayant été tiré par son adresse d'ai extrême danger. Il le mettait au-dessus des soldats, auxquels il donna- toujours la préférence sur les sénateurs.

J'ai déjà dit que ce prince si haïssable donna encore dans la débauche la plus effrénée. Il s'y livra avec un tel excès, qu'attaqué de maladies honteuses, il se rendit impraticable ce qu'il ne cessait de désirer, et remplaça un genre de désordre par un autre encore plus infâme. Ce qui est singulier, c'est qu'avec cette horrible conduite et pendant qu'en bien des occasions il fomentait lui-même la licence publique, d'un autre côté il faisait le personnage de prince zélé pour la pureté des mœurs. Il punissait de mort l'adultère. Il condamna quatre vestales, dont il avait voulu déshonorer l'une, nommée Claudia Lœta ; elle fut enterrée vive avec deux de ses compagnes Aurélia Sévéra et Pomponia Rufina : la quatrième, qui se nommait Lanutia Crescentia, prévint l'affreux supplice auquel elle était destinée, en se précipitant elle-même du haut d'un toit sur le pavé.

Ce n'était pas seulement le zèle pour les mœurs, c'était aussi à zèle de religion dont Caracalla faisait parade dans les cruautés qu'il exerça sur des vestales vraisemblablement innocentes : car il voulait passer pour le plus religieux des hommes ; et il est vrai qu'on doit le louer d'avoir défendu qu'on lui donnât les noms des divinités qu'il adorait ; mais cette prétendue piété envers ses dieux s'alliait en lui avec la passion pour la magie et l'estime pour les magiciens, et c'est par cet endroit qu'Apollonius de Tyane mérita son culte. Ce prince s'appliquait aussi à l'astrologie judiciaire ; il se faisait donner les horoscopes des premiers citoyens de l'état, et il jugeait par cette voie si trompeuse qui étaient ceux dont il devait se croire ou affectionné ou haï ; en sorte que ce qu'il s'imaginait lire dans les astres décidait des faveurs et des grâces qu'il accordait aux uns, et des rigueurs qu'il faisait éprouver aux autres. En même temps, il interdisait sévèrement à ses sujets toute pratique superstitieuse ; et il y eut des personnes condamnées sous son règne pour avoir porté à leur cou des amulettes contre la fièvre.

Sa conduite et son langage se démentaient en tout. Il se donnait pour homme frugal à qui les choses les plus communes suffisaient, et il aimait le vin et la bonne chère. Les provinces et les particuliers étaient obligés de fournir pour sa table tout ce que les terres et les mers produisent de plus délicieux : encore ne savait-il pas' s'en faire honneur. Il mangeait ce qui lui était envoyé, non avec les sénateurs et les grands de la république, mais avec des affranchis.

Il louait sans cesse la générosité de l'ancien Fabricius qui avait averti Pyrrhus de la trahison de son médecin, et il tirait vanité pour lui-même d'avoir fait naître l'inimitié et la guerre entre les Vandales et les Marcomans auparavant amis, et d'avoir su se rendre maître, sans doute par perfidie, de la personne de Gaiohomarus, roi des Quades dont il instruisit le procès suivant les formes judiciaires, et qu'il condamna à mort avec plusieurs de ses officiers.

Il avait tué son frère ; et dans le temps qu'il faisait la guerre aux Parthes qui avaient alors pour rois deux frères assez mal d'accord ensemble ; il écrivait au sénat que cet empire était-menacé de grands maux par la division entre les frères qui la gouvernaient.

A la tête des armées, il affectait de vivre en soldat, de partager avec les troupes leurs exercices et leurs fatigues, de se contenter de la nourriture la plus simple, de se priver du bain, de faire à pied des marches considérables ; mais dans tout cela il entrait beaucoup de forfanterie. Il se précautionnait avec soin contre le chaud et contre le froid ; il portait une tunique fine et légère qui avait l'apparence de cuirasse sans en avoir l'incommodité.

Tout était faux en lui : il n'y avait pas jusqu'à sa monnaie qui ne fût trompeuse et altérée. Il nous donnait, dit Dion, du plomb argenté pour de l'argent, et du cuivre doré pour de l'or, réservant et l'argent le plus pur pour les Barbares de qui il achetait la paix.

Il était un article sur lequel il ne se déguisait point. Jamais il ne cacha sa haine contre le sénat et contre le peuple romain, plus insensé en ce point que Caligula, qui, sachant qu'il méritait d'être haï des sénateurs, tâchait au moins de se ménager l'affection de la multitude. Caracalla attaquait ces deux ordres, c'est-à-dire toute la nation, par des invectives pleines de dureté et d'arrogance, qu'il publiait soit en forme d'édits, soit comme harangues : il mettait toute sa confiance dans les gens de guerre, par lesquels il périt.

De tous ces traits il résulte que le caractère de Caracalla était un composé de vices qu'il manifestait, parce qu'il les prenait pour des vertus, et de dehors de vertus qu'il affectait, mais à travers lesquels perçait aisément le vice.

A tant de maux nul remède : tous les travers de ce prince étaient incurables, parce qu'il ne prenait conseil que de lui-même. Il prétendait seul tout savoir, seul tout pouvoir : il portait même envie à ceux en qui il remarquait quelque supériorité de lumières ; et loin de les consulter, il s'irritait contre eux, et se portait à les perdre.

C'est pourtant cet empereur qui a rendu commun à tous les habitants de l'empire le droit de citoyens romains. La politique de Rome a beaucoup varié sur cet article. Romulus son fondateur fut très-libéral du droit de citoyen, et il le donna presque à tous les petits peuples qu'il vainquit. La raison de cette conduite est toute simple : il fortifiait un état naissant, en changeant en citoyens de sa ville tous ceux qui en avaient été d'abord les ennemis.

Quand la république fut devenue puissante, et que conséquemment la qualité de citoyen romain eut commencé à donner une prééminence, des distinctions et des privilèges en même temps honorables et utiles, les Romains s'en montrèrent très-jaloux, et ils ne l'accordèrent plus qu'à bon titre. Les peuples de l'Italie ne purent jamais l'obtenir de leur gré, et il fallut qu'ils l'arrachassent par une guerre sanglante, qui mit Rome à deux doigts de sa ruine.

Les premiers empereurs, Auguste et Tibère, gardèrent la même réserve, et ils suivirent la maxime de maintenir la dignité du nom romain, en évitant de multiplier le nombre de ceux qui le portaient.

La facilité excessive de Claude commença de relâcher les liens de cette politique sévère. Sous ce prince imbécile l'argent venait à bout de tout. Messaline et les affranchis vendaient le droit de citoyen, comme tout le reste, à quiconque se présentait pour l'acheter. Les Gaulois transalpins obtinrent même, de l'indulgence de Claude, l'entrée au sénat et aux premières charges de l'empire. Cette porte une fois ouverte ne se referma plus : les concessions se multiplièrent à l'infini, surtout depuis que Rome se vit gouvernée par des princes, qui non seulement n'appartenaient pas à son ancienne noblesse, mais qui n'étaient pas même de sang italien. Des empereurs[5] espagnols, gaulois, africains, de naissance ou d'origine, auraient eu mauvaise grâce à se rendre difficiles sur l'extension d'un droit auquel ils ne participaient eux-mêmes que par la facilité qu'on avait eue de l'étendre. Alors non seulement les particuliers, mais les villes et les provinces obtinrent pour tous leurs habitants le droit de citoyens romains. Le sénat se remplit de provinciaux : Rome eut tout communément des consuls nés à Athènes, en Bythinie, en Syrie, en Afrique et dans toutes les différentes parties de l'empire. La distinction néanmoins de citoyen et de sujet, de romain et d'étranger, subsistait encore ; jusqu'à ce que Caracalla l'abolit par une constitution solennelle, ainsi qu'il paraît par les témoignages combinés de Dion et d'Ulpien.

Il est aisé de deviner les prétextes spécieux qu'alléguait l'empereur. Il était beau de réunir sous un seul nom tous les peuples de l'empire, et de faire de Rome la patrie commune des habitants de l'univers. Son vrai motif, bien digne de lui, était l'augmentation des revenus du fisc. Les citoyens étaient assujettis à plusieurs droits que ne payaient point les étrangers. Ainsi, sous couleur de privilège et de faveur, Caracalla imposait de nouvelles charges à tous ses sujets.

C'est un grand problème à décider, et qui passe mes lumières, si cet établissement en soi était avantageux ou nuisible au bien de l'état. Rome, en adoptant pour citoyens tous ceux qui lui obéissaient, en confondant pleinement les droits des vainqueurs et des vaincus, fournissait à tous des motifs communs et égaux de s'affectionner pour elle. Elle s'appropriait toute vertu et tout mérite qui naissait dans le sein de son vaste empire. Mais d'un autre côté, combien ses anciennes maximes devaient-elles souffrir d'altération par le mélange des maximes étrangères, des préjugés nationaux, que lui apportait cette foule de nouveaux citoyens ? L'attachement même pour la commune patrie, balancé et partagé en eux par l'amour du sol natal, devait bien s'affaiblir. Aussi voyons-nous que Rome devint indifférente même à ses empereurs. Dioclétien pendant un règne de plus de vingt ans ne la vit presque jamais, et fixa communément son séjour à Nicomédie : et Constantin bâtit une nouvelle ville impériale pour y établir sa résidence.

Toutes les personnes de condition libre acquirent donc par la constitution de Caracalla le droit de citoyen, et il n'y eut plus que des Romains dans l'empire. Il semble qu'en conséquence les distinctions de villes libres ou municipales, de colonies, de droit latin, de droit italique, devaient disparaître. On en trouve néanmoins encore des traces dans les temps postérieurs. C'est que, par la loi de la nature, l'ancien ne cède jamais tout d'un coup sa place au nouveau ; et, s'il n'est exterminé par la violence, il lutte toujours pendant quelque temps pour se conserver au moins en partie. Les discussions de ces détails ne me regardent point : on peut consulter la dissertation d'Ézéchiel Spanheim sur la constitution dont il s'agit ici, t. XI de la collection des Antiquités romaines par Grévius.

Il ne me reste plus que les expéditions militaires de Caracalla à raconter, où nous rencontrerons à chaque pas des preuves du même travers et du même dérangement d'esprit que nous avons observé jusqu'ici.

Son premier trait de folie en ce genre fut sa belle passion pour Alexandre. Dès son enfance il ne s'occupait, il ne parlait que des exploits de ce fameux conquérant ; il prétendit le prendre durant toute sa vie pour modèle, et il en copia ce qu'il était facile d'imiter, l'habillement et l'armure. S'il se trouvait quelque vase, quelque arme, que l'on dît avoir appartenu à Alexandre, il se l'appropriait comme un titre de ressemblance. Parmi les statues qu'il dressa à ce prince dans toutes les villes, et à Rome en particulier dans le Capitole et dans tous les temples, il y en avait plusieurs dont le visage était miparti, représentant par une moitié Alexandre, et par l'autre Caracalla. Il l'appelait l'Auguste d'Orient, et il écrivit un jour au sénat que l'âme d'Alexandre avait passé dans le corps d'Auguste, afin de regagner par la longue vie de cet empereur la courte durée de celle qu'elle avait eue sous sa première forme. Je ne sais pourquoi il ne prenait pas pour lui-même l'honneur qu'il faisait à Auguste, qui assurément ne se piquait pas d'être un Alexandre.

L'affection de Caracalla pour Alexandre le porta à vouloir avoir une phalange macédonienne. Il forma un corps de seize mille hommes, tous nés dans la Macédoine, disciplinés et armés à la façon des anciens Macédoniens, et commandés par des officiers qui portaient les noms de ceux qui avaient servi sous Alexandre. Il menait partout avec lui grand nombre d'éléphants, pour représenter les conquérants des Indes, Alexandre et Bacchus.

Tout ce qui intéressait Alexandre touchait vivement Caracalla. Il poussa le zèle pour sa mémoire jusqu'à haïr les péripatéticiens, parce que leur maître Aristote avait été regardé par quelques-uns comme complice de l'empoisonnement et de la mort de ce prince. C'était une pure calomnie, et le fait même de l'empoisonnement est an moins fort douteux ; mais Caracalla n'en jugeait pas ainsi, et en conséquence il voulut brûler les livres d'Aristote ; et il rendit ses disciples, après tant de siècles, responsables du prétendu crime de leur maître. Il leur retrancha les pensions et les autres avantages dont ils jouissaient dans le Museum d'Alexandrie.

Au contraire, il aimait et favorisait singulièrement les Macédoniens. Un jour ayant remarqué un tribun qui montait légèrement et adroitement à cheval, il le loua beaucoup, et lui demanda de quel pays il était. De Macédoine, répondit l'officier. Comment vous nommez-vous ? Antigonus. Et votre père ? il se nommait Philippe. J'ai, dit l'empereur, tout ce que je voulais. Il éleva l'officier macédonien, sur cette seule recommandation, dans les grades militaires, et peu après il le fit entrer dans le sénat, en lui donnant rang parmi les anciens préteurs.

Dans une autre occasion, un homme coupable de plusieurs crimes, mais qui se nommait Alexandre, était poursuivi devant lui. L'accusateur en plaidant n'épargnait pas à celui qu'il attaquait les épithètes injurieuses, et il répétait souvent : le scélérat Alexandre, Alexandre l'ennemi des dieux. Caracalla se tint offensé, comme s'il eût été insulté lui-même, et interrompant l'avocat, il lui dit : Si Alexandre ne vous protège, vous êtes perdu.

Aimant aussi passionnément Alexandre, Caracalla ne pouvait manquer de vouloir être guerrier ; mais il n'est pas donné à tous d'atteindre à la sublimité des talents de cette âme héroïque. Caracalla fut soldat, et non pas général : il se plaisait aux exercices militaires. Il se confondait avec les derniers de ses soldats pour la manière de se vêtir et de s'armer, pour les travaux, pour la simplicité des nourritures. Suivant le rapport d'Hérodien, il moulait souvent lui-même la quantité de grains qui lui était nécessaire, il en pétrissait la farine, il faisait cuire la pâte, et mangeait ainsi le pain qui était le fruit de son travail. Il portait quelquefois sur ses épaules les drapeaux des légions, qui étaient très-pesants chez les Romains. Dans tout cela j'ai observé, d'après Dion, qu'il y avait plus de parade que de vérité, et que Caracalla savait l'art d'éblouir les yeux par les apparences, en évitant le réel de la fatigue. Mais quand ce prince eût agi de bonne foi, il y a bien loin de ces ministères subalternes à la supériorité des vues, des attentions et des connaissances qu'exige la conduite d'une guerre ; et c'est de quoi Caracalla n'avait pas même d'idée. Il s'imaginait être Alexandre, parce qu'il travaillait à la tranchée, de même qu'il se flattait de transporter en sa personne et dans son armée la vertu des anciens Lacédémoniens, parce qu'il avait levé une ou deux cohortes dans le pays de Sparte. Aussi les succès répondirent-ils à des mesures si bien entendues ; et dans toutes les guerres qu'il entreprit nous trouverons presque uniquement des événements honteux, que sa vanité s'efforça en vain de déguiser en victoires.

Il commença ses expéditions par visiter, c'est-à-dire ravager les Gaules. M. de Tillemont place ce voyage dans la troisième année de son règne. L'inquiétude et la légèreté d'esprit de ce prince, et encore plus les remords de ses crimes, et surtout du meurtre de son frère, ne lui permettaient pas de demeurer tranquille à Rome. Il vint dans la Gaule Narbonnaise, et en arrivant il fit mettre à mort le proconsul. Il commit toutes sortes de violences, soit contre les magistrats et officiers, soit contre les peuples des Gaules ; et malgré quelques vaines affectations de clémence, dont on découvrait aisément le faux, il y parut tel qu'il était, cruel et tyran, et il se fit universellement détester.

On peut croire qu'il revint à Rome ou sur la fin de cette année, ou au commencement de la suivante, et qu'il y apporta alors les Caracalles, vêtement gaulois dont j'ai parlé ailleurs.

Il en repartit bientôt pour aller faire la guerre dans la Germanie au-delà du Rhin. Il y eut affaire aux Cennes[6], peuple peu connu, et aux Allemands, dont il est ici parlé pour la première fois dans l'histoire. Ce nom aujourd'hui si célèbre, qui a pris la place de celui de Germains, et sous lequel nous comprenons tous les peuples qui composent ce que nous appelons l'empire d'Allemagne, était dans ses commencements fort obscur. L'origine même de la nation qui le portait n'est pas illustre, s'il est vrai comme le pensent communément les savants, qu'elle doit sa naissance à un amas d'aventuriers gaulois qui, manquant de toute chose dans leur pays, et hardis par nécessité encore plus que par caractère, vinrent un peu plus de cent ans avant le temps dont nous parlons, s'établir entre le Main, le Rhin et le Danube, dans des terres qu'ils trouvèrent vides, et oh ils vécurent d'abord comme sujets des Romains. On prétend que le nom qu'ils prirent convenait à leur fortune, et qu'Alemanni signifie toutes sortes d'hommes ramassés.

 Caracalla commença à leur procurer de l'illustration en les attaquant. Il entra sur leurs terres comme ami et allié, et il y fit construire en divers endroits des forts et des châteaux auxquels il donna des noms tirés du sien. Ces peuples, alors Barbares, ne sentirent point les conséquences d'une telle nouveauté : plusieurs n'en prirent aucune connaissance ; les autres crurent que c'était un simple amusement de l'empereur romain. Leur indifférence inspira du mépris pour eux à Caracalla. Il crut pouvoir se signaler sans risque contre eus par un exploit de perfidie. Il rassembla toute leur jeunesse, comme voulant la prendre à sa solde, et il la fit massacrer par les troupes dont il avait pris soin de l'envelopper. Telle fut la glorieuse victoire pour laquelle il prit le surnom d'Alamannicus. Il ne rougit pas d'en divulguer lui-même la honte, en déclarant hautement qu'il avait vaincu par la ruse des peuples dont il n'était pas possible de triompher par la force.

Il n'eut pas si bon marché des Cennes. Dans une action qui s'engagea avec eux, ils combattirent avec tant de furie que, blessés par les flèches des Osrhoéniens que Caracalla avait dans son armée, ils arrachaient le fer de la plaie avec les dents, afin d'avoir les mains libres pour continuer de se battre. Il parait que l'avantage leur resta ; mais l'or les rendit traitables. L'empereur leur offrit de grandes sommes, et à ce prix ils lui vendirent le titre de la victoire, et lui permirent de repasser le Rhin et de se retirer en sûreté dans la province que les Romains appelaient Germanie.

Nous n'avons point de récit suivi et circonstancié de ces faits, mais de simples extraits ou fragments : ainsi c'est une nécessité de suppléer au silence des anciens monuments par des conjectures. Il faut, par exemple, supposer que Caracalla eut néanmoins la supériorité dans quelques rencontres, puisqu'il emmena prisonnières beaucoup de femmes des Cennes[7] et des Allemands. On sait que chez les peuples germains les femmes suivaient leurs maris à la guerre. Ces prisonnières montrèrent un courage aussi féroce que celui des hommes de leur nation. L'empereur leur ayant laissé le choix d'être tuées ou vendues, elles préférèrent la mort. On les vendit néanmoins comme esclaves, et presque toutes se donnèrent à elles-mêmes la mort qu'ail leur avait refusée : quelques-unes tuèrent avec elles leurs enfants.

Caracalla remporta pour tout fruit de son expédition germanique le mépris des Barbares, qui démêlèrent parfaitement à travers ses fanfaronnades la lâcheté et la fourberie, qui faisaient le fond de son caractère. Ce mépris pour l'empereur romain pénétra jusqu'au Nord et jusqu'aux embouchures de l'Elbe. Les peuples de ces contrées, avides d'argent, et voyant que l'exemple des Cennes leur ouvrait une voie aisée pour s'en faire donner, l'envoyèrent menacer de la guerre. Il répondit à leurs députés avec hauteur, mais il leur compta de grosses sommes ; et les Barbares lui passèrent volontiers un langage d'arrogance pour l'or effectif dont il les enrichissait.

Quoique ainsi méprisé et joué par les Germains, Caracalla prit du goût pour eux. Il ne se contenta pas de se les attacher par un traité d'alliance ; il choisi dans leur nation les plus beaux hommes et les plus braves pour leur confier la garde de sa personne, renouvelant un usage qui se trouve établi dès Auguste, mais qui apparemment avait souffert interruption. Il passa jusqu'à adopter leur habillement ; et, faisant profession de mépriser toute bienséance, il quittait souvent à cotte d'armes que les empereurs portaient à la guerre, et paraissait en public vêtu de la casaque germanique. Il prenait aussi des perruques blondes qui imitassent la couleur des cheveux des Germains, et la manière dont ils les ajustaient.

Des rives du Rhin Caracalla se transporta sur le bas Danube, près duquel il rencontra une nation jusque là presque inconnue, les Goths. C'est ici la première mention qui soit faite dans l'histoire romaine de ce peuple barbare, qui dans la suite eut plus de part qu'aucun autre à la ruine de l'empire romain en Occident. Alors les Romains connaissaient si peu les Goths, qu'ils les nommaient Gètes, du nom des peuples qui occupaient anciennement le pays où ces nouveaux habitants étaient venus s'établir. On prétend qu'originairement ils sortaient de la Gothie, qui conserve encore aujourd'hui leur nom dans la Suède ; que par une première migration ils s'étaient transplantés en Germanie, non loin de la Vistule, sur les côtes de la mer Baltique, où ils furent connus sous le nom de Gothons ou Guttons ; que de là, s'avançant toujours vers le Midi, ils vinrent s'emparer d'une partie de la Dace au nord du Danube, où Caracalla les trouva. Il essaya le premier contre eux les armes romaines par quelques petits combats dans lesquels il eut, dit-on, l'avantage, mais qui n'arrêtèrent pas les accroissements formidables de puissance que prit dans assez peu de temps cette nation.

Caracalla, dans ce même pays, fit alliance avec les Daces, indépendants de la domination romaine, et en reçut des otages pour sûreté des conditions auxquelles ils s'étaient engagés.

Des bords du Danube il passa dans la Thrace, où il ne fit pas un long séjour ni rien de remarquable. Seulement j'observerai que le voisinage de la Macédoine réveilla et augmenta en lui la manie de se donner pour un autre Alexandre.

Il traversa ensuite l'Hellespont, non sans danger, ayant été surpris de la tempête. Arrivé à Ilium, il visita les restes de cette ville fameuse ; et sans s'embarrasser de la parenté prétendue entre les Romains et les Troyens, tout plein d'idées guerrières, il honora singulièrement Achille, le plus grand ennemi de Troie. Il lui éleva une statue de bronze ; il offrit sur son tombeau des libations et des couronnes de fleurs ; il exécuta en son honneur des joutes et des tournois avec toute son armée ; et il fit à ce sujet une gratification considérable aux troupes, comme pour quelque grand exploit de guerre.

Afin de mieux ressembler à Achille, il voulut avoir un Patrocle dont il célébrât les funérailles sur le lieu. La mort de Festus, le plus cher de ses affranchis, lui en fournit l'occasion ; ou, ce qui n'est pas le moins vraisemblable dans un monstre tel que celui-ci, il se procura cette occasion aux dépens de la vie de son affranchi, qu'il fit empoisonner. Il n'épargna rien pour rendre pompeuses ses obsèques. Il lui dressa un bûcher, sar lequel fut mis le corps, et qui fut arrosé du sang de toutes sortes d'animaux. Il invoqua, par des prières accompagnées de libations, les vents, je ne sais à quel propos, puisqu'il n'avait point de navigation à entreprendre. Afin qu'il ne manquât rien au cérémonial, il voulut offrir au mort un flocon de ses propres cheveux ; et comme il en avait fort peu, il apprêta à rire à ceux qui le voyaient promener sa main sur une tête mal garnie, pour y chercher trois ou quatre cheveux qu'il coupa et jeta au milieu des flammes.

D'Ilium il vint à Pergame, pour tâcher d'y trouver dans le temple d'Esculape la santé de l'esprit et du corps ; car il était malade de l'une et de l'autre partie de lui-même. Dans son corps il souffrait différentes infirmités, les unes connues de tous et manifestes, les autres cachées ; son esprit était troublé par des visions effrayantes. Souvent il s'imaginait être poursuivi par  son  père et par son frère, qui couraient après lui l'épée nue à la main. Ses crimes faisaient son supplice, et avaient plus de part, comme l'on voit, à l'aliénation de sa raison que les sortilèges des Allemands, qui se vantaient d'avoir employé contre lui de puissants maléfices. Il chercha donc du soulagement à ses maux auprès d'Esculape, qui enseignait, dit-on, en songe les remèdes dont les malades avaient besoin pour guérir. Caracalla eut des songes à contentement, mais il ne guérit point. Il recourut dans la suite à l'oracle d'Apollon Grynéen, au dieu Sérapis en Égypte, et tout fut inutile. Dion n'en est point surpris ; et il pense que les dieux étaient moins touchés de ses offrandes et de ses sacrifices, qu'irrités contre ses volontés et ses actions criminelles et impies, qui le rendaient indigne d'être exaucé.

Caracalla passa l'hiver à Nicomédie ; et comme il se disposait à aller attaquer les Parthes et les Arméniens, il fit construire dans cette ville deux grandes machines dont il prétendait se servir dans cette guerre, et qu'il fallut démonter pour les embarquer sur des vaisseaux qui les portèrent en Syrie.

Il était encore à Nicomédie le 4 avril, jour de sa naissance, qu'il célébra par un spectacle bien peu convenable, suivant la remarque de Dion, à une cérémonie de joie. Il donna un combat de gladiateurs, dans lequel il ajouta à ce jeu, déjà si cruel par lui-même, un nouveau degré de cruauté ; car un gladiateur qui se voyait vaincu lui ayant demandé la vie : Adresses toi, lui répondit-il, à ton adversaire ; il ne m'est pas permis de te sauver. Le vainqueur, qui aurait peut-être épargné son antagoniste abattu à ses pieds, finit de paraître plus humain que l'empereur, et il tua ce malheureux.

Il partit ensuite pour la guerre contre les Parthes et se rendit à Antioche. Son vrai motif dans cette guerre n'était autre que la vaine gloire de s'acquérir le nom de Parthique, et de pouvoir se vanter d'avoir subjugué l'Orient. Pour l'entreprendre, il avait besoin d'un prétexte ; car les Parthes ne songeaient nullement à l'attaquer. Il se plaignit que le roi des Parthes donnait asile sur ses terres à deux transfuges importants qui devaient lui être livrés, Tiridate et Antiochus. Nous connaissons peu Tiridate, et nous ignorons absolument son histoire : il parait seulement qu'il était fils de Vologèse, roi d'Arménie, et qu'il est celui qui fut rétabli par Macrin sur le trône de son père. Antiochus était un aventurier, cilicien de nation, qui d'abord fit le métier de philosophe cynique, et qui dans cet état ne laissa pas de servir utilement les empereurs qu'il accompagnait à l'armée. Dans des climats où le froid saisissait les soldats et les portait à l'abattement, le cynique endurci au mal se jetait dans la neige, s'y roulait, et ranimait par son exemple le courage des troupes. Il fut magnifiquement récompensé de ses services par Sévère et par Caracalla lui-même. Devenu riche, il quitta la besace et le bâton de Diogène ; et, sa nouvelle fortune lui enflant le cœur, il forma apparemment quelque projet ambitieux, pour l'exécution duquel il se lia avec Tiridate. Le succès ne répondit point à leurs vœux, et ils allèrent chercher leur sûreté dans l'empire des Parthes.

Caracalla redemandait donc ces deux transfuges avec hauteur, menaçant de la guerre si on ne les lui livrait. Il prenait bien son temps. Vologèse, roi des Parthes, venait de mourir, et ses deux fils se disputaient la couronne : ce moment était favorable pour attaquer un empire affaibli par une division intestine. En effet, Artabane qui resta, soit alors même, soit peu après, vainqueur de son frère, eut peur des menaces de l'empereur romain : il lui fit remettre Tiridate et Antiochus, et il obtint la paix à ce prix.

Abgare, roi d'Édesse, était allié des Romains, puisqu'on trouve, ainsi que je l'ai déjà observé, des Osrhoéniens ses sujets dans l'armée de Caracalla combattant contre les Germains ; mais rien n'était sacré pour cet empereur perfide. Il invita Abgare à venir le trouver à Antioche, et lorsqu'il l'eut en sa puissance, il le fit charger de chaînes. Il soumit ainsi l'Osrhoène, privée de son roi, et il y a lieu de croire qu'elle devint alors province romaine. Cependant il reste sur ce point quelques difficultés, par rapport auxquelles on peut consulter M. de Tillemont[8].

Caracalla traita le roi d'Arménie comme celui d'Édesse. Nous avons vu qu'un Vologèse, fils de Sanotruce, régnait en Arménie au temps de Sévère : ce pouvait être encore le même, qui, se trouvant en différend avec ses fils, fut mandé par Caracalla, sous couleur d'un accommodement dont l'empereur romain voulait devenir le médiateur et l'arbitre. Le roi d'Arménie se rendit avec ses enfants auprès de l'empereur, sans nulle défiance, et ils furent tous arrêtés prisonniers. Mais l'Arménie faisait un état plus puissant que l'Osrhoène, et n'était pas aussi aisée à réduire sous le joug : les Arméniens prirent les armes pour la vengeance de leur roi et la défense de leur liberté ; et à misérable Théocrite dont j'ai parlé, ayant été envoyé coutre eux, à la tête d'une armée, fut battu et repoussé avec une très-grande perte. Caracalla ne recueillit donc d'autre fruit de sa perfidie que la honte, trop justement méritée, et une défiante universelle qu'il excita contre lui ; mais de pareils inconvénients touchaient peu une me telle que la sienne.

Au contraire, il se glorifiait de ses succès, et il faisait valoir les fatigues que lui avaient coûtées tant de guerres, qu'il avait pourtant terminées sans sortir d'Antioche, et en se livrant à toutes les délices de cette ville voluptueuse. Il en prenait même occasion d'invectiver contre le sénat, à qui il écrivit, comme autrefois Caligula, des lettres pleines de reproches sur ce que les sénateurs menaient une vie douce et commode, et ne remplissaient même qu'avec négligence leurs tranquilles fonctions, pendant que leur empereur bravait dans une expédition lointaine et les travaux et les dangers.

Ce n'était pas assez pour Caracalla de se montrer perfide envers les rois et princes étrangers, s'il n'exerçait sou talent odieux coutre ses propres sujets ; et la vénération profonde qu'il témoignait pour la mémoire d'Alexandre ne put garantir des effets de sa basse et cruelle vengeance la ville d'Alexandrie fondée par ce conquérant. Il est vrai que les Alexandrins, peuple volage et railleur, s'étaient attiré son indignation par de malignes plaisanteries. Ils aimaient, dit Hérodien, à s'égayer aux dépens de leurs princes ; et ils hasardaient souvent contre eux de prétendus jeux d'esprit qui leur paraissaient ingénieux, mais qui faisaient une plaie dans le cœur des offensés : et l'on sait qu'en ce genre rien ne pique si vivement que la vérité. Ainsi, faisant allusion à la haine d'Étéocle et de Polynice, dont l'exemple se renouvelait en Caracalla et Geta, ils attribuaient à Julie, mère de ces derniers, le nom de Jocaste. Ils tournaient en raillerie la vanité de Caracalla, qui petit et mal fait de corps, et sans aucun mérite guerrier, se comparait d'une part à Achille, le plus beau comme le plus vaillant des Grecs ; et de l'autre à Alexandre, le plus grand des héros. Caracalla leur donna lieu de se repentir de cette licence, et résolut de la leur faire laver dans le sang, il commença par les tromper.

Il annonça qu'il prétendait visiter le plus beau monument subsistant de la gloire d'Alexandre, et rendre personnellement ses hommages au dieu Sérapis. Les Alexandrins, ne pensant en aucune façon aux sujet ; qu'ils lui avaient fournis de les haïr, se sentirent flattés de l'honneur que voulait faire l'empereur à leur viné,. et ils se disposèrent à le recevoir avec joie et magnificence. Lorsqu'il arriva, une foule infinie sortit au devant de lui : les concerts de musique, les aromates, les illuminations, les fleurs et les couronnes, tout fut prodigué.

Caracalla prit soin d'entretenir leur erreur. Il se transporta d'abord au temple de Sérapis, où il immola des hécatombes, et brûla sur l'autel un amas prodigieux d'encens. De là il passa au tombeau d'Alexandre, et s'étant dépouillé de sa casaque impériale, qui était de pourpre, de son baudrier enrichi de pierreries, des bagues précieuses qu'il portait aux doigts, il offrit au héros tous ces ornements, et les déposa sur le cercueil.

Tous ces dehors spécieux cachaient le noir dessein d'exterminer les habitants d'Alexandrie. Dans la manière dont il s'y prit, on trouve quelque variété entre Dion et Hérodien, qu'il n'est pourtant pas impossible de concilier. Il suffit de suppléer l'un par l'autre. Selon Hérodien, Caracalla feignit de vouloir former une phalange alexandrine, comme il en avait défia une macédonienne ; et sous ce prétexte, il assembla dans une plaine hors des murs toute la jeunesse de la ville, et il la fit envelopper et massacrer par ses soldats. Dion. qui ne parle point de cette exécution, raconte que Caracalla égorgea d'abord les plus illustres citoyens, qui s'étaient présentés à lui avec ce que la religion avait de plus sacré, et qu'il avait accueillis favorablement et admis à sa table ; qu'ensuite son armée se répandit dans toute la ville, où était accourue une foule infinie d'étrangers, et fit main-basse indistinctement sur tous ceux qui remplissaient les maisons ; car tous avaient eu ordre de s'y renfermer, et les rues et les places étaient occupées par les troupes. Le carnage fut si affreux, et il y eut tant de sang répandu, que Caracalla, tout inaccessible qu'il était aux sentiments de pudeur et de pitié, n'osa marquer au sénat le nombre des morts. Il écrivit qu'il importait peu de connaître les noms et le nombre de ceux qui avaient perdu la vie, parce que tous méritaient le même sort. Les corps furent entassés dans des fosses profondes, afin qu'on ne pût pas les compter, et acquérir ainsi une connaissance exacte de la grandeur du désastre. Quelques-uns même de ceux qui étaient venus avec l'empereur avaient péri dans cet horrible massacre qui dura plusieurs jours et plusieurs nuits, et où la confusion fut portée au degré le plus extrême par la précipitation, par la fureur, par les ténèbres, et par la résistance des plus courageux d'entre les Alexandrins. L'auteur de cette sanglante boucherie la contemplait, comme un spectacle agréable, du haut du temple de Sérapis, d'où il envoyait de temps en temps des ordres pour animer la cruauté des assassins. Il termina dignement la tragédie, en consacrant dans le temple du dieu le poignard avec lequel il avait tué son frère.

On juge aisément que le pillage d'Alexandrie accompagna le massacre de ses habitants. Rien ne fut épargné, ni le profane ni le sacré, ni les maisons ni les temples. Caracalla, non content de ces excès, acheva d'accabler par de nouvelles rigueurs les restes malheureux de cette ville avant lui si opulente et si peuplée. Il en chassa les étrangers, hors les négociants ; il ôta les jeux et les spectacles aux Alexandrins ; il abolit les sociétés de gens de lettres, qui étaient nourris et gagés dans le Muséum. Il sépara par des murs et. par des tours les différents quartiers de la ville, pour rompre la communication de l'un à l'autre.

Au reste, cette désolation ne fut pourtant qu'un mal passager. Caracalla étant mort peu de temps après, Alexandrie se rétablit par ses propres ressources, et redevint bientôt la seconde ville de l'empire.

Il est singulier que ce cruel ennemi des Alexandrins soit le premier des empereurs qui les ait admis dans le sénat de Rome. Avant Sévère ils n'avaient pas même de sénat dans leur ville, et son fils leur accorda l'entrée dans le sénat de la capitale. J'ai parlé ailleurs de Cœranus, qui le premier des Égyptiens fut sénateur et consul romain.

Caracalla ne s'était transporté à Alexandrie que pour y exercer son horrible et perfide vengeance, et il n'avait point perdu de vue les conquêtes orientales, et la guerre contre les Parthes, avec lesquels il venait de conclure la paix. Pour donner occasion à une rupture, il imagina de demander à Artabane sa fille en mariage, se promettant de deux choses l'une : ou que si sa proposition était acceptée, il acquerrait un droit sur l'empire des Arsacides ; ou que si elle était refusée, ce serait un affront dont il aurait lieu de tirer raison par les armes. Ce projet de mariage était également contraire aux mœurs des Romains et à celles des Parthes. Cependant, si nous en croyons Hérodien, Artabane, après quelque résistance, y donna les mains. Je préfère sans difficulté ; avec M. de Tillemont, le témoignage de Dion, qui assure que le roi des Parthes, pénétrant les desseins ambitieux et injustes de Caracalla, refusa persévéramment une alliance dont ii craignait les suites les plus funestes. Il manqua néanmoins de précaution, et il se laissa surprendre par Caracalla, qui revenu à Antioche, et ayant fait tous ses préparatifs, se trouva tout d'un coup en état d'entrer en armes sur les terres des Parthes.

Artabane n'avait point de troupes assemblées, et l'empereur romain ne rencontra rien qui lui résistât. Il ravagea les campagnes, il prit des villes, entre autres Arbèle ; il courut la Médie, il s'approcha de la ville royale, et en lâche ennemi il déchargea sa vengeance jusque sur les morts. Il ouvrit les tombeaux des Arsacides, et il jeta leurs cendres au vent.

Pendant qu'il était ainsi maître du plat pays, les Parthes s'étant retirés sur des montagnes au-delà du Tigre, y amassaient des forces, et comptaient bien prendre leur revanche l'année suivante. Car ils ne craignaient ni l'empereur ni les soldats romains : l'empereur, parce qu'ils le regardaient comme un fanfaron sans aucun vrai courage ; les soldats, parce qu'ils les savaient énervés par les délices et par les voluptés, et corrompus par une licence qui les rendait plus redoutables pour leurs alliés que pour leurs ennemis.

Caracalla revint en Mésopotamie bien glorieux, et se donnant pour vainqueur des Parthes qu'il n'avait pas même vus. Il en écrivit sur ce ton au sénat et au peuple romain, prétendant avoir subjugué tout l'Orient, et avoir réduit tous les pays au-delà de l'Euphrate à reconnaître ses lois. Il avait si peu de jugement et de sens, que parmi ces magnifiques exploits il mêla dans sa lettre une circonstance petite et misérable. Il y tirait vanité de ce qu'un lion descendu d'une montagne avait, disait-il, combattu pour lui. Le sénat savait parfaitement à quoi s'en tenir sur les conquêtes de son empereur ; car ce qui touche les princes ne peut se cacher. Mais la crainte ne permettant d'ouvrir la bouche que pour la flatterie, on lui décerna l'honneur du triomphe et le titre de Parthique.

Cependant informé des préparatifs d'Artabarie, Caracalla se disposait de son côté à pousser la guerre. Mais il fut prévenu par une mort violente, digne fruit de ses crimes et de sa tyrannie. L'auteur de sa mort fut Macrin, l'un de ses préfets du prétoire, dont il s'était attiré la haine par des propos piquants et outrageux, et qui de plus, alarmé d'un danger prochain, aima mieux tuer que périr.

M. Opélius Macrinus, que nous nommerons simplement Macrin, était né à Césarée en Mauritanie, aujourd'hui Alger, de parents d'une condition très-basse, en sorte qu'après son élévation on le comparait à un âne que la fortune avait introduit dans le palais. Il parait qu'il était maure d'origine, et il en portait la preuve dans sa personne, ayant une oreille percée, suivant l'usage de cette nation. La voie qu'il prit pour sortir de l'état obscur auquel sa naissance semblait le condamner, fut l'étude des lois. Il s'y rendit médiocrement habile ; mais il y porta ou y acquit un esprit d'équité et d'intégrité préférable à la science. On lui attribue quelques vers, qui ne sont pas propres à lui faire honneur du côté du talent poétique. Après avoir passé par divers emplois peu relevés, il s'adonna à la plaidoirie, et ayant été chargé de la cause d'un ami de Plautien sous Sévère, il fut connu et goûté de ce ministre, qui le fit son intendant. La chute de Plantien parut renverser les espérances naissantes de Macrin, et peu s'en fallut qu'elle ne lui devint funeste. Ce fut le crédit de Fabius Cilo qui lui sauva la vie ; mais il ne put lui épargner l'exil. Macrin fut relégué en Afrique, et, dans sa disgrâce, il se mit à l'abri de la misère en exerçant à la fois les professions de rhéteur, d'avocat, et de jurisconsulte. Il obtint néanmoins au bout d'un temps son rappel, et Sévère le fit maître des postes impériales sur la voie flaminienne. Il reçut de Caracalla l'anneau d'or et le titre de chevalier romain ; il devint successivement intendant de quelque partie du domaine, avocat du fisc ; et enfin il se vit élevé à la charge de préfet du prétoire, la plus puissante et la plus accréditée de l'empire. Sans doute l'obscurité de sa naissance lui servait de recommandation auprès d'un prince tel que Caracalla, qui, soupçonneux et jaloux, craignait la réunion du pouvoir avec la noblesse du sang. Dion témoigne que, dans l'exercice de l'importante charge de préfet du prétoire, qui joignait alors le pouvoir civil au militaire, Macrin se conduisit en homme d'honneur, et montra du zèle pour la justice, au moins dans les affaires où il se décida lui-même et agit de son chef.

Sa charge l'obligeait d'accompagner l'empereur à la guerre ; et comme il avait plus manié la plume que l'épée, il était l'objet perpétuel des plaisanteries de Caracalla, qui le traitait de lâche et de mou, et qui lui préférait de beaucoup son collègue, nommé Adventus, homme sans éducation et sans lettres, rustre et grossier, et conservant dans le haut poste qu'il occupait les manières de soldat. Macrin au contraire aimait à avoir bonne table ; il portait sur soi de belles étoffes, et par là il ne pouvait manquer de déplaire à un empereur qui affectait de se contenter des habillements et des nourritures les plus vulgaires. Caracalla haïssait donc et méprisait Macrin ; il le menaçait souvent de la mort ; il travaillait à l'affaiblir, en écartant de lui ses créatures par des disgrâces colorées sous l'apparence d'emplois phis honorables. Macrin conçut que c'était pour lui, une nécessité inévitable de périr, s'il ne se faisait empereur ; et une dernière aventure, qui portait le danger à son comble, le détermina à ne point différer.

Caracalla, toujours inquiet, toujours craignant les conspirations, ne se renfermait pas, pour s'en éclaircir et les prévenir dans les ressources de la prudence humaine. Il recourait à toutes les espèces de divinations, augures, inspection des entrailles des victimes, sortilèges et enchantements ; et il appelait près de sa personne tous ceux qui faisaient profession de ces arts mensongers, astrologues, devins, magiciens : encore ne les croyait-il pas aisément ; et c'est en quoi il avait le moins tort. Il soupçonnait que les réponses qu'ils lui faisaient, lorsqu'il les consultait lui-même, pouvaient être dictées par la flatterie ; et il chargea Flavius Maternianus, qu'il avait laissé à Rome à la tête des affaires, et sur lequel il comptait beaucoup, de faire des consultations secrètes, et de lui en envoyer le résultat. Maternianus exécuta sa commission ; et soit qu'il hait Macrin et voulût le perdre, soit que ce préfet du prétoire n'eût pas si bien caché les pensées qui lui roulaient dans l'esprit, qu'il n'en eût transpiré quelque chose, le fait est que Maternianus écrivit à l'empereur que Macrin aspirait à l'empire, et qu'il fallait se défaire de lui par la voie la plus courte.

Cet avis adressé à Caracalla tomba entre les mains de Macrin. Dion et Hérodien racontent diversement la manière dont arriva cette importante équivoque. Suivant Dion, il y avait ordre, pendant que Caracalla était à l'armée, de porter à l'impératrice Julie, qui était restée à Antioche, tous les paquets destinés à l'empereur. Elles les ouvrait, en faisait le triage, et n'envoyait à son fils que ceux qui étaient de quelque conséquence. Dette opération produisait nécessairement un retardement ; et Macrin au contraire fut averti en droiture, par. un ami qu'il avait à Rome, de ce que Maternianus écrivait à son sujet. Hérodien met sur le compte de Caracalla lui-même l'aventure qui instruisit Macrin et le mit au fait. Il dit que ce prince, toujours livré à ses divertissements indécents, se disposait à conduire un chariot, et avait Béja pris l'habit et la livrée de cocher, lorsqu'un courrier lui présenta le paquet où était la lettre de Maternianus. Caracalla ne voulut point interrompre ses plaisirs, et il remit, suivant un usage qui lui était assez familier, le paquet à Macrin, en le chargeant de lui en rendre compte. Ainsi la lettre fatale parvint à la connaissance de celui contre qui elle était écrite ; et il balança d'autant moins sur le parti qu'il devait prendre en conséquence, que peu de jours auparavant un prétendu devin égyptien avait prédit en termes exprès à Caracalla, que sa vie serait de courte durée, et que Macrin lui succéderait. Le préfet du prétoire avait eu le crédit de faire exposer aux lions l'égyptien, comme imposteur ; mais il ne doutait pas que la plaie ne fût restée dans le cœur du prince, et il sentait que cette première impression, confirmée par l'avis que donnait Maternianus, lui annonçait une mort infaillible. Il ne lui restait de ressource que de prévenir Caracalla, et il s'y résolut.

Parmi les officiers de la garde était un centurion[9] nommé Martialis, de tous temps attaché à Macrin, et mécontent de l'empereur, qui venait de faire mourir

son frère sur une accusation destituée de preuves Macrin s'adressa à cet officier, et lui rappelant le souvenir de ses bienfaits, lui en promettant de plus grands encore, l'animant à venger la mort de son frère, il lui persuada de tuer Caracalla à la première occasion favorable qu'il trouverait. Martialis fit entrer dans le complot quelques-uns de ses camarades ; et voici de quelle manière la chose s'exécuta.

Le huit avril, l'empereur étant à Édesse, où il avait passé l'hiver, voulut aller à Carres pour offrir un sacrifice dans le temple de la Lune[10]. Comme la distance ne laissait pas d'être considérable, il ne crut pas devoir fatiguer son armée en la menant avec hi, et il se fit accompagner seulement de sa garde à Cheval. Sur le chemin il eut un besoin naturel, qui l'obligea de mettre pied à terre. Ce fut ce moment, où il était presque seul, que saisit Martialis pour lui porter un coup de poignard si bien frappé et si juste, qu'il le fit tomber mort sur la place. L'assassin s'enfuit, mais ayant été reconnu au poignard sanglant qu'il eut l'imprudence de garder à sa main, il fut poursuivi et atteint par des Scythes et des Germains de la garde de l'empereur ; et quelques officiers romains, qui probablement étaient du complot, l'ayant joint de près comme pour le secourir, se pétèrent de le tuer, sans doute dans la vue d'étouffer la preuve de leur complicité.

Ainsi périt Caracalla dans la fleur de l'âge, n'ayant  vécu que vingt-neuf ans, dont il avait régné six ans, deux mois et deux jours.

L'histoire nous présente bien des exemples d'instabilité des choses humaines, et du néant des grandeurs. Mais je ne sais s'il en est un plus frappant que celui de Sévère et de sa maison. Quoi de plus brillant que la fortune de ce prince, qui, né dans une condition médiocre, parvient à la souveraine puissance, triomphe de deux rivaux redoutables, porte la terreur de son nom et de ses armes aux deux extrémités de l'univers, et, après un règne de vingt ans, laisse son trône à deux fils en âge de lui succéder !

L'ambition en donnant l'essor à ses désirs pouvait-elle se proposer un sort plus magnifique ? Cependant, sans parler des inquiétudes, des fatigues, des dangers inséparables d'une puissance acquise à la pointe de l'épée, combien toute cette prospérité fut-elle empoisonnée pour Sévère par l'inimitié furieuse de ses deux fils, à laquelle tous ses soins ne purent apporter ni remède ni adoucissement ? Après sa mort, le meilleur ou le moins mauvais des deux jeunes princes est tué par son frère dans les bras de leur mère commune. L'autre, couvert de crimes, détesté du ciel et de la terre, après un règne fort court périt par une embûche domestique. Et voilà à quoi aboutit cette fortune de Sévère, si éclatante, et ce semble si solidement établie.

Le sort de l'impératrice Julie ne démentit point celui de son époux et de ses enfants : associée à leur grandeur, elle partagea leur infortune. Nous avons vu que sous le règne de Sévère, persécutée et rendue suspecte, elle fut obligée, pour s'assurer quelque tranquillité, de s'occuper uniquement de l'étude des lettres et de la philosophie. Le premier fruit recueillit de l'élévation de ses fils au trône, fut le meurtre cruel de celui des deux qu'elle aimait le mieux, du sang duquel elle fut teinte, et dont elle n'osa pas même pleurer la perte. Sous son fils parricide, elle jouit de quelque considération ; et c'était un soulagement pour une femme ambitieuse. Chargée d'une partie importante du ministère, elle voyait les grands lui faire leur cour, Caracalla mettait le nom de sa mère avec le sien à la tête des lettres qu'il écrivait au sénat et au peuple. Elle avait néanmoins le chagrin de n'être point écoutée de ce fils dans les représentations salutaires qu'elle lui faisait de temps en temps pour l'empêcher de courir à sa ruine : et sa mort funeste la plongea dans la douleur la plus amère. Elle l'avait haï vivant, elle le pleura mort, parce que destituée de ce soutien, elle craignit de retomber dans la condition privée. Elle se livra aux plus violents transports, elle se meurtrit le sein à coups redoublés, elle éclata en invectives contre Macrin. Mais lorsqu'elle vit que ce nouvel empereur la laissait jouir des prérogatives et du rang d'impératrice ; qu'il ne lui ôtait ni sa maison ni ses gardes, qu'il lui écrivait même en termes respectueux, elle se consola, elle reprit courage, elle sentit renaître son ambition, et ne se croyant pas inférieure à Sémiramis et à Nitocris, qui dans un pays peu éloigné de celui où elle était née, avaient autrefois régné avec gloire, elle conçut des espérances pareilles ; et pour les réaliser, elle trama des intrigues avec les troupes. Macrin en fut averti ; et il lui ordonna de sortir d'Antioche, et même, selon quelques-uns, de se donner la mort. Ce qui certain, c'est que sa mort suivit de près et ne fut point naturelle ; et que Julie, femme et mère d'empereurs, soit pour obéir aux ordres de Macrin, soit fatiguée par les douleurs d'un cancer qu'elle portait au sein depuis longtemps, et qu'avaient irrité les coups dont elle s'était frappée se laissa mourir de faim. Elle rendit ainsi complet le désastre de la maison de Sévère, et de tout ce qui lui avait appartenu.

Caracalla s'était rendu si odieux, qu'on lui a même imputé des crimes au-delà de ceux dont il fut véritablement coupable. Je mets en ce nombre, le prétendu inceste avec sa mère, dont l'accuse Spartien. Il est vrai que cet écrivain pense que Julie n'était que la belle-mère de Caracalla, selon lui devait la naissance à une première femme de Sévère. Mais en ce point il est démenti par le témoignage de tous les historiens et l'accusation en elle-même est si atroce, qu'il faudrait une autre autorité que la sienne pour y donner de la vraisemblance.

Je ne sais si l'on ne doit pas porter le même jugement de ce que Dion nous débite au sujet des entretiens secrets que Caracalla avait souvent avec les ambassadeurs des nations barbares, Scythes et Germains. Je n'ai point de peine à croire qu'il ait pris parmi ces nations des gardes auxquels il témoigna même plus de confiance qu'aux soldats romains, mais peut-on se persuader qu'en conversant avec les ambassadeurs des peuples barbares, il les exhortât, s'il lui arrivait malheur, à se jeter dans l'Italie, et qu'il encourageât leur férocité par l'espérance, en les assurant que la conquête de Rome était très-aisée ? Pour ces entretiens à avait besoin d'interprètes ; et il les faisait tuer,

au sortir de l'audience. C'est donc par les Barbara eux-mêmes que Dion prétend avoir appris dans la suite ce fait si odieux, qui a tout l'air d'un bruit semé légèrement, et accrédité par la haine publique.

Macrin répandit un autre bruit dont j'ai déjà fait mention, et qui n'a pas plus de probabilité. Il voulut faire croire qu'après la mort de Caracalla on avait trouvé dans son trésor des amas de poisons pour la valeur de sept millions cinq cent mille dragmes (trois millions sept cent cinquante mille livres). C'est chose bien difficile à croire sur la foi d'un ennemi ; et l'on ne peut y soupçonner rien de moins qu'une énorme exagération.

Il est d'autant plus permis de douter de ces faits, que j'en trouve un du même genre avancé contre l'évidence par Dion et par Spartien. Dion dit que les marques de prédilection et de préférence données par Caracalla aux Scythes et aux Germains qui servaient dans ses armées, avaient aliéné de lui les cœurs des soldats romains. Spartien assure que ce prince était haï de toutes les troupes, si 'on en excepte les prétoriens. Néanmoins la suite nous fera voir combien sa mémoire était chérie des gens de guerre. Il avait trop bien mérité leur affection.

Il fut haï et détesté de tout le reste des hommes ; et après sa mort, au lieu de continuer à l'appeler Antonin, nom vénérable qu'il avait profané, on le désignait par son ancien nom de Bassianus, ou par le sobriquet de Caracalla, ou même on lui appliquait le nom de Tarantas, gladiateur petit et mal fait de corps, laid de visage, et qui dans son métier sanguinaire se montrait singulièrement avide de sang.

Ce prince souverainement odieux et méprisable, embellit néanmoins Rome de superbes édifices. On cite des thermes, appelées de son nom Antoniniennes, qui surpassaient pour la beauté de l'architecture toutes les autres de la ville ; et près de ces thermes, il tira une rue neuve, qu'il rendit l'une des plus belles de Rome. Il construisit aussi un portique, qu'il appela le portique de Sévère, et où il fit représenter tous les exploits de guerre de son père, et les triomphes dont ils avaient été couronnés.

Il laissa un fils digne de lui, s'il est vrai, comme on l'a dit, qu'il était père d'Héliogabale, qui parvint à la souveraine puissance après Macrin, et qui en fut l'opprobre.

La littérature, qui depuis plus d'un siècle tombait en décadence, ne reprit pas vigueur sous un prince pour qui les seuls exercices du corps avaient de l'attrait. Elle ne fut pas néanmoins tout-à-fait éteinte. Outre Sérénus Sammonicus dont j'ai parlé, ce même règne a produit Oppien, poète grec, né à Anazarbe en Cilicie, duquel nous avons deux Poèmes, l'un sur la chasse, l'autre sur la pêche. On nous débite qu'il présenta à Caracalla ces, deux ouvrages, qui furent récompensés d'autant de pièces d'or qu'ils contenaient de vers. Si le fait est vrai, on pourra, en comparant la fortune d'Oppien et celle d'Homère, se convaincre de plus en plus qu'il s'en faut beaucoup que les récompenses soient toujours distribuées selon le mérite. Oppien est bien digne de louange pour sa piété filiale, si l'on doit croire sur la foi de l'auteur de sa vie, qu'invité par l'empereur, à lui demander telle grâce qu'il voudrait, il n'en demanda point d'autre que le rappel de son père, exilé depuis longtemps par Sévère. Je souhaiterais que ce fait fût appuyé sur une autorité capable d'y donner da poids.

On a dit que Caracalla aimait la musique, et on en cite pour preuve un cénotaphe qu'il construisit à Mésomède, poète lyrique dont j'ai parlé ailleurs.

 

 

 



[1] Douze cent cinquante livres.

[2] Trois millions sept cent vingt-cinq mille livres tournois.

[3] Trente-cinq millions de nos livres tournois.

[4] Philostrate (Soph., II, 30.) rapporte que Philistins, professeur à Athènes, ayant prétendu jouir en cette qualité de certaines exemptions, Caracalla le condamna, et prononça son jugement en ces termes méprisants : Il n'est pas juste que, pour quelques méchantes déclamations, on diminue le nombre de ceux qui doivent porter les charges publiques. Je n'ai point fait usage de ce trait dans le texte, par deux raisons : premièrement, parce qu'il n'est pas mal assorti à la personne de Philiscus, dont le talent était plutôt de parler beaucoup que de bien parler ; en second lien, parce que le privilège refusé à Philiscus fut accordé peu après par Caracalla à un Philostrate lemnien, qui apparemment le méritait mieux. Il n'en est pas moins constant, par le témoignage de Dion, que est empereur n'avait que du mépris pour les gens de lettres.

[5] Trajan et Adrien étaient d'origine espagnole. Les ancêtres de Tite Antonin étaient de Nîmes, dans les Gaules. Sévère était né à Leptis en Afrique. Il est vrai que ces empereurs sortaient de colonies romaines, et avaient le droit de citoyens par leur naissance. Mais il est bien un semblable qu'ils auraient en de à peine à prouver leur descendance de vrais Romains leurs auteurs.

[6] Quelques savants croient qu'on doit lire ici dans Dion le nom des Cattes, plus connu que celui des Cennes.

[7] Le texte de Dion porte le nom des Cattes, en cet endroit. J'ai suivi dans mon récit la leçon une fois adoptée.

[8] TILLEMONT, Caracalla, art. 11.

[9] Suivant Dion, Martialis n'était point officier, et l'origine de son mécontentement contre Caracalla était que ce prince lui avait refusé le grade de centurion. La différence est peu importante.

[10] La Lune était honorée dans ce temple et dans quelques autres comme un dieu, et non pas comme une déesse. On l'appelait le dieu Lunes. Les gens du pays disaient que ceux qui adoraient la Lune comme une divinité femelle étaient soumis aux femmes, et leur obéissaient ; et qu'au contraire, ceux qui l'adoraient comme un dieu mâle dominaient leurs femmes et n'en avaient rien à craindre : idée folle, mais qui a quelque rapport avec la différence de la condition des femmes, suivant la différence des pays ; esclave en Orient, libres et souvent maîtresses en Occident.