HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

MARC AURÈLE

LIVRE UNIQUE

§ III. Marc Aurèle visite les provinces d'Orient.

 

 

Quoique la rébellion de Cassius eût été étouffée presque dans sa naissance, Marc Aurèle jugea avec raison qu'une aussi grande agitation devait avoir laissé dans les provinces d'Orient quelque reste d'ébranlement qui avait besoin d'être calmé par sa présence. Il partit donc pour les aller visiter, et en même temps qu'il eut soin l'y faire revivre le respect pour son autorité, il y laissa partout des témoignages de sa clémence.

On lui présenta tous les papiers trouvés chez Cassius après sa mort ; lettres, mémoires contenant la preuve les intelligences qu'il avait entretenues en différentes parties de l'empire. Marc Aurèle les brûla tous sans les lire, disant qu'il ne voulait point se mettre dans le cas d'être forcé de haïr. Quelques-uns ont fait honneur de cette action à Martius Vérus, que l'empereur avait chargé de faire la guerre au rebelle. Ils disent que ce général, devenu maître des papiers de Cassius, les brûla, ne doutant point que Marc Aurèle ne lui en eût gré, ou en tout cas prêt à courir les risques de son indignation, parce qu'il aimait mieux périr seul que de causer la perte de beaucoup d'autres. Soit que Marc Aurèle ait détruit lui-même ces mémoires odieux, soit qu'il ait trouvé bon que son général lui en ôtât la connaissance, sa douceur mérite les mêmes éloges.

Il pardonna aux villes et aux peuples qui avaient embrassé le parti de Cassius. La seule ville d'Antioche, qui avait été plus ardente et plus opiniâtre que les autres dans la rébellion, ressentit d'abord quelques effets de sa juste colère. Il ne voulut point l'honorer de sa présence lorsqu'il vint en Syrie, et il y envoya une ordonnance sévère, qui interdisait aux habitants d'Antioche ce qu'ils aimaient le plus, les spectacles et les divertissements publics, et même toute assemblée, toute délibération en commun, tout exercice de ce que nom appellerions offices municipaux. Mais le ressentiment de ce bon prince n'était pas de longue durée : il ne put tenir contre les marques que ceux d'Antioche lui donnèrent de leur repentir. Il leur rendit leurs privilèges, et visita leur ville avant que de sortir de la province.

Pendant qu'il était en Syrie, les rois d'Orient s'empressèrent de venir lui faire leur cour, et il y reçut une ambassade du roi des Parthes. Sa venue en ces contrées inquiétait sans doute des princes qui connaissaient mieux la puissance de l'empereur romain que sa modération. Toujours sage et libre d'ambition, Marc Aurèle maintint la paix, renouvela les traités, se fit aimer des princes et des peuples, et laissa partout des monuments d'une philosophie qui ne consistait pas dans de beaux discours, mais dans des effets réellement utiles à la société humaine.

Il avait mené avec lui Faustine sa femme, et il la perdit dans ce voyage : elle mourut dans un village de la Cappadoce, situé près du mont Taurus, et appelé Halala, où elle fut attaquée d'un mal subit et imprévu, qui l'emporta sur-le-champ. Ceux qui l'ont accusée de s'être rendue complice ou plutôt instigatrice de la rébellion de Cassius, n'ont point regardé sa mort comme naturelle, et ils ont supposé qu'elle se l'était procurée

à dessein, dans la crainte que ses secrètes menées ne fussent découvertes : mais nous avons déjà remarqué que ses intelligences avec le rebelle ne sont point prouvées ; et conséquemment nous ne cherchons point de mystère dans sa mort, dont la cause fut une goutte remontée.

Sur le genre de vie qu'elle avait mené, il n'y a qu'une voix : tous les auteurs conviennent qu'elle fut une seconde Messaline ; ils sont même entrés sur cet article dans des détails que 'la pudeur nous oblige de supprimer. Qu'il nous suffise d'observer qu'elle donna ample matière de soupçonner la légitimité de la naissance de son fils Commode, qui, n'ayant que des inclinations basses et sanguinaires, parut plus digne fils de quelque gladiateur que de Marc Aurèle.

Les désordres de Faustine ne furent point ignorés de son époux, qui, par une patience poussée sans doute trop loin, ne s'en émut en aucune façon, et souffrit avec un flegme inexcusable ce qu'il lui était honteux de ne pas empêcher. Comme on l'exhortait à répudier une femme qui le déshonorait : Il faudra donc, répondit-il, lui rendre sa dot. Burrhus, autrefois en avait dit autant à Néron sur le sujet d'Octavie ; mais le cas était bien différent. Marc Aurèle fit plus : il inventa pour Faustine un titre d'honneur jusqu'alors inusité, et il l'appela Mère des armées et des camps ; et, comme s'il eût voulu pousser jusqu'au dernier excès un si indécent stoïcisme, il accorda même des dignités et des emplois à ceux qui entretenaient des intrigues criminelles avec sa femme. L'histoire en nomme plusieurs : on les connaissait dans le public ; et la tranquille indolence de l'empereur fut jouée au théâtre, lui présent.

Il suivit le même plan de dissimulation, même après que la mort l'eut délivré de cette indigne épouse. Il pria le sénat de lui décerner les honneurs divins et de lui construire un temple. Le sénat y consentit, et ordonna de plus que dans le temple de Vénus à Rome ou plaçât des statues de Marc Aurèle et de Faustine en argent, et que devant ces statues toutes les jeunes filles qui se marieraient vinssent avec leurs futurs époux offrir un sacrifice ; que l'on portât au théâtre l'image de Faustine en or, toutes les fois que Marc Aurèle assisterait au spectacle ; qu'on la mît dans la même place qu'elle occupait vivante, et que les premières dames de la ville prissent séance tout autour, comme pour lui faire cortège. Aux filles Faustiniennes établies par Tite Antonin, Marc Aurèle en ajouta de nouvelles en l'honneur de sa femme. Avait-il donc dessein d'inviter toutes les femmes et toutes les filles de Rome à devenir des Faustines ?

Il s'étudia à immortaliser, par des monuments de toute espèce, le nom d'une femme à qui rien ne convenait mieux que d'être oubliée. On voit encore aujourd'hui dans le cabinet du Capitole un fragment de l'arc de triomphe de Marc Aurèle, où est représentée l'apothéose de Faustine. Il établit une colonie dans le village où elle était morte, et il en fit une ville qui fut appelée Faustinopolis. Enfin, ce qui passe toute mesure, c'est que dans un ouvrage où rien ne lui imposait la nécessité de parler de Faustine, il en fait l'éloge, et il se félicite et remercie les dieux de ce qu'ils lui ont donné une épouse pleine de douceur, tendrement attachée à son mari, simple et unie dans ses manières. C'est là outrer la bonté ; c'est ne se pas souvenir que toutes les vertus consistent dans un sage milieu, au-delà duquel elles deviennent de vrais vices.

C'est encore un trait qui me paraît singulier dans un autre genre, que ce prince âgé alors de plus de cinquante-quatre ans, et toujours infirme, ait pris une concubine après la mort de sa femme. Fabia ou Fadia, sœur de L. Vérus, souhaita passionnément de l'épouser pour devenir impératrice. Marc Aurèle crut avec raison ne pas devoir donner une belle-mère à ses enfants ; mais il n'eut pas la force de se passer d'une concubine, et il choisit la fille de l'intendant de la maison.de sa femme.

Je reprends la suite des voyages entrepris par Marc Aurèle après la révolte et la mort de Cassius. De là il passa en Égypte et vint à Alexandrie, qui avait témoigné assez de chaleur pour le parti du rebelle. Comme néanmoins les Alexandrins n'avaient pas été aussi loin que ceux d'Antioche, il leur pardonna sans difficulté. Il se familiarisa même avec eux, et il vécut dans leur ville comme citoyen, comme philosophe, plutôt que comme empereur.

Après qu'il eut rétabli l'ordre et le calme dans toute la contrée orientale de l'empire, se disposant à revenir en Italie, il passa par Athènes. Il s'y fit initier aux mystères de Cérès Éleusine. Il gratifia les Athéniens de divers privilèges honorifiques et utiles ; et comme cette ville avait été de tout temps la mère des arts et des sciences, et qu'elle attirait un concours infini d'étrangers qui venaient y puiser la doctrine, il compta que fonder des professeurs à Athènes c'était se rendre le bienfaiteur du genre humain, et il en établit avec de bons gages pour toutes les parties des belles connaissances.

En revenant en Italie, il fut battu de la tempête, arriva néanmoins heureusement à Brindes, et sur-le-champ il prit la toge ou l'habit de paix, lui et toute sa suite. Jamais il n'avait souffert que les soldats parussent en habit de guerre à Rome ni dans l'Italie. Ce fut un grand sujet de joie pour la capitale que le retour triomphant de Marc Aurèle. Il revenait vainqueur des Marcomans et des Quades, et pacificateur de tout l'Orient. À l'occasion de tant d'heureux succès, la maison impériale avait reçu des accroissements d'honneurs et de dignités. L'empereur, pendant son voyage, avait nommé Pompéien son gendre au consulat, et accumulé sur la tête de Commode son fils plusieurs titres qui l'approchaient du rang suprême, auquel il l'éleva peu après. Le peuple se réjouissait de voir croître a jeune prince en splendeur et en éclat comme en âge, mais bien à tort ; et il faut avouer que, dans la conduite de Marc Aurèle à l'égard de son fils, on reconnaît plutôt un père indulgent qu'une âme forte et douée d'un discernement judicieux.

Commode s'était montré dès ses premières années tel qu'il fut dans la suite, sans élévation, sans sentiment, sans courage, docile à toutes les mauvaises pressions, rebelle à toute espèce de bien qu'on voulût lui inspirer, un goût décidé pour le plaisir, une aversion violente pour le travail. S'il avait quelque talent, c'était pour ce qui ne convenait point à son rang. Il savait tourner, danser, chanter ; il était comédien, gladiateur : mais les maîtres dont son père l'environna pour lui former l'esprit et le cœur, et les leçons de sagesse et de vertu qu'il lui donna lui-même, ne trouvèrent dans ce jeune prince ni ouverture ni bonne volonté. Telle est la force du caractère, dit l'historien, ou des conseils des gens de cour. Les passions parurent en lui de bonne heure, et son enfance commença déjà à se souiller par la débauche. Dès l'âge de douze ans il manifesta sa cruauté, en ordonnant que l'on jetât dans une fournaise ardente celui qui ne lui avait pas chauffé suffisamment son bain ; et il fallut que son précepteur fit brûler dans la fournaise une peau de mouton dont l'odeur frappât le jeune prince, et pût lui faire croire que ses ordres avaient été exécutés.

Il n'est pas aisé de décider quelle conduite Marc Aurèle devait tenir à l'égard d'un tel fils. Julien tranche la difficulté, et il ne craint point d'assurer qu'ayant un gendre d'un âge mur, homme d'un mérite éminent, capable de gouverner l'empire, et entre les mains duquel Commode aurait été mille fois mieux qu'entre les siennes propres, Marc Aurèle aurait dû faire Pompéien son successeur. Je n'ose adopter entièrement un jugement si hardi : je me contente d'observer qu'il s'en fallait beaucoup que la succession ne fût fixée chez les Romains, comme parmi nous, par une loi invariable ; que dans l'établissement d'un empereur il y avait toujours au moins une image d'élection ; et que Marc Aurèle n'aurait rien fait de contraire à la constitution du gouvernement, s'il se fût donné par adoption un successeur au préjudice de son indigne fils. Il était bien éloigné de penser de cette façon. Il n'est point de précautions qu'il ne prit pour assurer le trône à Cm-mode, et il fit même pour lui ce qui était jusque là sans exemple.

Après l'avoir nommé César lorsqu'il était encore enfant, l'avoir introduit, dès qu'il commença sa quatorzième année, dans tous les collèges de prêtres publics, en lui donnant la même année la robe virile il le déclara prince de la jeunesse. Cette cérémonie se fit le 7 juillet de l'an de Rome 926, au milieu de l'armée de Pannonie, où Marc Aurèle avait mandé son fils, sur la première nouvelle de la révolte de Cassius, voulant sans doute montrer aux malintentionnés un successeur sorti de l'enfance, et déjà en âge de lui servir de soutien. Jusque là Marc Aurèle ne faisait qu'imiter ce qui avait été pratiqué par Auguste et par plusieurs autres empereurs, et Commode était encore si jeune que l'on pouvait n'en pas désespérer.

En partant pour la Syrie et l'Orient, Marc Aurèle emmena son fils avec lui, et il lui communiqua alors ou durant le voyage la puissance tribunitienne, conformément au désir que le sénat en avait témoigné dans ses acclamations. Commode fut donc revêtu de ce titre qui caractérisait le pouvoir suprême, n'ayant pas quinze ans accomplis. C'était là une nouveauté : jamais aurai prince n'avait été porté si jeune à une telle élévation.

Marc Aurèle alla encore plus loin. Il fit proclamer son fils imperator avec lui, à l'occasion de quelque victoire dont nous n'avons pas de connaissance certaine : il l'associa au triomphe qu'il célébra, comme nous le dirons bientôt, le 23 décembre de l'an de Rome 927, et l'ayant nommé consul pour l'année suivante, après une dispense d'âge obtenue du sénat ; enfin, pour ne laisser aucune distinction de titres entre lui et son fils, il le fit déclarer Auguste. C'est ce qui était absolument sans exemple, et ce qu'il est impossible d'excuser.

Il eut bientôt lieu de s'en repentir ; car ce jeune prince, se voyant élevé si haut, prétendit être devenu le maître de sa conduite. Il ne voulut plus souffrir les moniteurs exacts et vertueux que son père avait mis auprès de lui : il s'attacha des hommes sans mœurs et qui flattaient ses mauvais penchants. Marc Aurèle entreprit de les lui ôter ; il les fit sortir du palais : mais la douleur qu'en eut Commode l'ayant rendu malade, ce père faible eut la mollesse de remettre auprès de son fils des conseillers de corruption et de débauche. Lejeune prince se livra alors à toutes sortes d'excès : le vin, les femmes, le jeu, furent ses seules occupations. Non content de remplir la ville de ses désordres, il changea le palais même en un lieu d'infamie. Il fit, au moins dans le secret, les indignes personnages de cocher et de gladiateur ; il s'avilit par les plus serviles et les plus honteux ministères ; en sorte qu'il paraissait plutôt né pour l'opprobre que pour la haute fortune à laquelle le sort l'avait destiné : et Marc Aurèle se crut obligé de souffrir ce qu'il s'était mis hors d'état d'empêcher.

Pour ne point interrompre l'exposé de la conduite de ce prince à l'égard de son fils, j'ai un peu anticipé l'ordre des temps. Je dois parler maintenant de ce que fit Marc Aurèle à son retour à Rome.

Il triompha avec Commode, ainsi que je l'ai dit, des Marcomans et autres nations germaniques qu'il avait vaincues. C'était son second triomphe, et il raccompagna de jeux, de spectacles, de libéralités qui passèrent tout ce qu'avaient fait ses prédécesseurs en pareille rencontre. Dion témoigne que l'empereur rendant compte, suivant l'ancien usage, au peuple assemblé, des exploits de son commandement militaire, observa que son absence avait été de plusieurs années. De huit ! s'écria la multitude ; et au même moment tous les assistants, figurant ce nombre avec leurs doigts, firent entendre qu'ils demandaient autant de pièces d'or par tête que l'absence de l'empereur avait duré d'années. Eh bien, huit, répondit Marc Aurèle ; et en effet ou distribua par son ordre à chaque citoyen deux cents deniers, dont la valeur égalait huit pièces d'or. Jamais aucun empereur n'avait porté si loin la libéralité à. l'égard du peuple. C'est à ce même temps que Dion rapporte la remise accordée à tous les sujets de l'empire, ainsi que je l'ai dit par avance, de ce qu'ils pouvaient devoir au fisc et au trésor public pou'r un espace de quarante-six ans, et les largesses faites à la ville de Smyrne, furieusement maltraitée par un tremblement de terre.

Il paraît que Marc Aurèle ; revenu d'Orient, passa près de deux ans à Rome ; et il employa ce temps de tranquillité à réformer divers abus dans l'administration des affaires, et à établir de plus en plus le boa ordre dans le gouvernement : mais ces soins furent interrompus par la nécessité de retourner sur le Danube et de reprendre la guerre contre les Marcomans.

Je ne sais si, lorsque Marc Aurèle avait quitté la Germanie pour passer en Orient, cette guerre était véritablement terminée ; il parait plus probable qu'il en subsista toujours quelques restes, mais assez languissants : Elle avait tant de branches, un si grand nombre de peuples y entraient, que c'était une hydre qui, abattue d'un côté, se ranimait de l'autre. Peut-être aussi le renouvellement de la guerre doit-il être attribué à l'ambition des Romains, qui ne laissaient en paix les nations germaniques que lorsqu'ils étaient occupés ailleurs, et qui revenaient à la charge dès qu'ils n'avaient plus d'autres affaires sur les bras. On ne peut pas douter que Marc Aurèle n'eût dessein de réduire la Marcomanie en province romaine.

Quoi qu'il en soit de la cause, l'effet est certain. Pertinax, qui avait accompagné Marc Aurèle en Syrie, fut de là envoyé sur le Danube pour arrêter les courses des Germains ; et les deux Quintiles, frères célèbres par l'union inaltérable qui régna toujours entre eux, et recommandables d'ailleurs par leur habileté dans la guerre, par leur expérience, par leur courage, ayant été chargés, en la place de Pertinax ou conjointement avec lui, de réduire ces fiers ennemis, ne purent y réussir ni forcer les Barbares à se soumettre. Marc Aurèle jugea donc sa présence nécessaire sur les lieux, et il résolut de se transporter de nouveau aux environs du Danube, et d'y mener avec lui son fils Commode, qu'il maria dans ce même temps à Crispine, fille de Brutius Præsens, personnage consulaire. Dion remarque qu'il pratiqua une cérémonie usitée dès les plus anciens temps pour les déclarations de guerre, et qu'il lança du côté du pays ennemi une pique que l'on gardait pour cet usage dans le temple de Bellone.

On raconte une circonstance bien singulière de son départ : c'est que les philosophes de sa cour, le voyant s'engager dans une guerre dont il pourrait bien ne pas revenir, craignirent qu'avec lui ne périssent les plus sublimes secrets de la philosophie, dont il était instruit mieux que personne, et conséquemment le prièrent de les leur expliquer sans nulle réserve ; et il eut, dit-on, la complaisance de leur faire de savantes leçons pendant trois jours. Je ne sais quel cas ou doit faire de ce récit de deux écrivains dont le mérite n'est pas grand ; mais je trouve dans l'ouvrage de Marc Aurèle lui-même une façon de penser plus convenable à un prince. Il se loue de Junius Rusticus, qui lui a appris à ne point donner dans le goût des sophistes, à ne point composer des dissertations philosophiques, à ne point débiter des discours moraux. Un prince doit sans doute être au fait des règles des mœurs, et en montrer l'exemple-vivant dans sa conduite ; mais il laisse à d'autres le soin d'en faire des leçons.

Marc Aurèle partit le 5 août de l'an 929. Nous sommes peu instruits du détail de ses exploits ; nous savons seulement que les choses réussissaient au gré de ses vœux. Paternus remporta sur les Barbares une grande victoire, en vertu de laquelle Marc Aurèle fut proclamé imperator pour la dixième fois. Pertinax se signala aussi dans la Mésie et dans la Dace. Déjà Marc Aurèle se flattait d'achever bientôt de subjuguer des ennemis jusque là indomptables, lorsque la mort le prévint deux ans après son départ de Rome.

Il tomba malade à Vindobona[1] en Pannonie ; mais la maladie, si nous en croyons Dion, ne fut pas la cause de sa mort, qui doit être attribuée au crime de ses médecins gagnés par Commode. D'autres ont écrit qu'il mourut volontairement et par son choix, ne pouvant résister à la douleur et à la honte que lui causaient les dérèglements et les vices horribles de son fils, qui se disposait à devenir un autre Néron. Je laisse ces bruits, qui peuvent bien n'avoir d'autre fondement que les regrets que laissa Marc Aurèle après lui, et la haine que mérita la tyrannie de Commode. Il paraît que la peste s'était mise dans l'armée, et que c'est de ce mal que l'empereur fut attaqué.

Le sixième jour de sa maladie, se sentant défaillir, et moins affligé de sa mort prochaine que des maux qu'il prévoyait devoir la suivre, il voulut faire un dernier effort pour tacher de mettre son fils sur les voies d'une conduite sage et d'un gouvernement vertueux. 111e manda auprès de son lit avec ses amis et ses plus fidèles conseillers, et, se levant un peu sur le coude, il parla en ces termes :

Mes amis, je ne suis point étonné que vous vous attendrissiez sur l'état où vous me voyez. Naturellement les hommes compatissent à ce que souffrent leurs semblables, surtout lorsque le spectacle en est sous leurs yeux. Je puis même me promettre de vos sentiments quelque chose de plus ; et ceux que j'ai pour vous me garantissent un retour d'amitié de votre part. Voici le temps venu pour moi de recueillir le fruit des bienfaits dont je vous ai comblés depuis tant d'années, et pour vous de m'en témoigner votre reconnaissance. Mon fils a besoin de vous : c'est vous qui me l'avez élevé jusqu'ici. Mais vous voyez à quels dangers sa jeunesse est exposée, et combien, dans un âge que l'on peut justement comparer à l'agitation des flots et de la tempête, lui est nécessaire le secours d'habiles pilotes, qui le gouvernent sagement, et qui empêchent que l'inexpérience ne l'entraîne dans mille écueils, et ne le livre à la séduction du vice. Servez-lui de modérateurs ; dirigez-le par vos conseils, et faites qu'il retrouve en vous plusieurs pères au lieu d'un que la mort lui enlève. Car, mon fils, vous devez savoir qu'il n'est point de richesses qui suffisent à remplir le gouffre insatiable de la tyrannie ; point de garde, si nombreuse qu'elle soit, qui puisse assurer la vie du prince, s'il n'a pas soin d'acquérir l'affection de ses sujets. Ceux-là seuls ont droit à une longue et heureuse jouissance du souverain pouvoir, qui travaillent non à effrayer par la cruauté, mais à régner sur les cœurs par l'amour qu'inspire leur bonté à. tous ceux qui leur obéissent. Ce n'est point à des esclaves soumis par la nécessité que l'on peut se fier : c'est à des citoyens affectionnés, que la bienveillance attache, que le devoir et non la flatterie conduit, et dont la fidélité est aussi inébranlable que les principes sur lesquels elle est appuyée. Des esprits ainsi disposés ne se portent jamais à secouer le joug, si la violence et l'orgueil du prince ne leur en font naître la pensée. Prenez-y garde, mon fils ; car il est difficile de mettre des bornes à ses cupidités, lorsque l'on a un pouvoir sans bornes pour les satisfaire. Voilà, mes amis, les conseils que vous devez donner à ce jeune prince. Rappelez-lui souvent tout ce que je viens de lui représenter. Par là vous le ferez devenir la source de votre bonheur et du bonheur du genre humain ; et vous vous acquitterez envers Marc Aurèle de façon qu'il vous devra plus que vous ne lui devez.

Tels furent les avis, aussi inutiles que sages, donnés par Marc Aurèle mourant à son fils. Il ne survécut qu'un jour et une nuit, et il expira le dix-sept mars de l'an de Rome 931, étant âgé de près de cinquante-neuf ans, et ayant régné depuis la mort de Tite Antonin dix-neuf ans et quelques jours. Dion raconte que le dernier jour de sa vie, le tribun étant venu suivant l'usage lui demander le mot, il lui répondit : Adressez-vous au soleil levant : pour moi je me couche. Cette réponse, qui semble taxer Commode d'un désir impatient de régner, est assortie au prétendu empoisonnement, que n'ignorait pas même le prince mourant, selon cet historien. Je trouve chez Capitolin quelques autres paroles qui lui sont attribuées dans ces derniers moments, et je ne leur donne point de place ici, parce que je n'y vois rien qui soit digne de Marc Aurèle.

Il eut de Faustine sa femme trois fils et plusieurs filles. Antonius Géminus, frère jumeau de Commode, mourut âgé de quatre ans, et servit ainsi de preuve à la futilité de l'art des astrologues, qui avaient promis une égale durée de vie aux deux princes naissants[2]. Un troisième fils de Marc Aurèle vécut jusqu'à l'âge de sept ans, et reçut le titre de César avec Commode. Une grosseur qui lui vint près de l'oreille, et qui exigea une opération, le fit périr. Son père supporta ce malheur avec constance, et après avoir donné cinq jours aux sentiments de la nature, il reprit le train des affaires, et consola même les médecins ou chirurgiens, à qui le mauvais succès de leur opération avait causé une vive douleur. Ainsi Marc Aurèle en mourant n'avait d'autre fils que Commode, plus heureux s'il n'en eût laissé aucun.

Entre ses filles nous ne connaissons bien que Lucille, mariée en premier lieu à l'empereur Vérus, et ensuite à Pompéien. Tout ce que nous pouvons dire des autres, c'est que leur père, en leur choisissant des maris, eut bien plus d'attention à la noblesse des sentiments qu'à celle de la naissance, et qu'il se amusa des gendres, non qui comptassent une longue suite d'ancêtres, ou qui brillassent par leurs richesses, mais recommandables par le mérite personnel et par la vertu.

La mort de Mare Aurèle causa un deuil aussi sincère qu'universel dans tout l'empire. Quoiqu'il eût mir tenu la discipline militaire avec exactitude, et qu'il n'eût point eu de molles complaisances pour les soldats, il en était aimé. Le sénat, le peuple, les provinces, tous ses sujets le pleurèrent amèrement ; et très-digne de regret par lui-même, son fils donna lieu encore de sentir plus vivement la perte que l'empire avait faite.

Dès que la nouvelle de sa mort fut arrivée à Rome, le sénat s'assembla en habits de deuil. On commença par verser des larmes en abondance ; mais bientôt l'admiration de sa vertu excitant dans les esprits d'autres sentiments, on s'écria que prêté par lé ciel à la terre Marc Aurèle venait d'être rappelé dans le ciel ; et au jour de ses funérailles solennelles, lorsque son corps eut été rapporté à Rome, au lieu de pleurs, la place et le Champ de Mars retentirent de ses éloges. Le sénat et le peuple réunis, sans les formalités ordinaires des décrets, le proclamèrent dieu tout d'une voix, le saluèrent comme dieu, non par flatterie, mais par une persuasion qui, pour être fondée sur les chimères de l'idolâtrie, n'en était pas moins sérieuse. On lui décerna ensuite tous les honneurs humains et divins, arc de triomphe, statue d'or dans le sénat, temple, autel, prêtres. Plusieurs de ses prédécesseurs avaient reçu les mêmes témoignages extérieurs de vénération ; mais ce 'qui distingue ici Marc Aurèle, c'est l'accord des cœurs avec le langage, et de la pratique des particuliers avec les délibérations publiques. On eût regardé comme pie, dit Capitolin, celui qui n'aurait pas eu dans sa maison, parmi ses dieux pénates, une représentation de Marc Aurèle. Et ce culte se perpétua : il était encore plus de cent ans après en pleine vigueur ; et Dioclétien se faisait gloire d'honorer Marc Aurèle comme une de ses principales divinités.

Ce n'est pas que ce, prince n'ait eu des défauts, qu'il n'ait fait des fautes. J'ai eu soin de les remarquer ; mais sa bonté constante et inaltérable a couvert aux yeux de ses contemporains et de la postérité les taches qui pouvaient diminuer l'estime à sou égard. Son nom a passé presque pour celui de la vertu ; et il n'est aucun bon prince parmi ses successeurs qui ne se le soit proposé pour modèle. Moins guerrier que Trajan, moins ferme et moins franc que Tite Antonin, il les a surpassés en gloire : preuve évidente que la bonté est la voie la plus sûre ouverte aux princes pour s'illustrer à jamais.

En effet Marc-Aurèle fit seul la félicité du temps où il régna, qui d'ailleurs fut très-malheureux. La peste et la famine désolèrent l'Italie et les provinces. Les guerres furent continuelles, d'abord contre les Parthes, ensuite contre les Marcomans : révolte d'Avidius Cassius en Orient ; autres mouvements de rébellion, dont je n'ai fait que peu, ou même point de mention, parce que nous en ignorons les détails, dans l'Égypte, dans le pays des Séquanais, dans la Lusitanie et dans toute l'Espagne. Au milieu de tant de maux, la sagesse et la bonté du prince entretinrent le bonheur public, et furent, selon la remarque des païens mêmes, un adoucissement envoyé par la providence aux fléaux dont le genre humain était affligé.

Les chrétiens furent les seuls qui ne se ressentirent point de la douceur du gouvernement de Marc Aurèle.

Il est compté dans nos fastes pour auteur de la quatrième persécution, qui fit un très-grand nombre de martyrs dans toute l'étendue de l'empire. Les plus célèbres : sont saint Polycarpe à Smyrne, saint Justin à Rome, saint Pothin, sainte Blandine, et leurs compagnons à Lyon.

Si l'on s'étonne qu'un empereur si bienfaisant, par caractère et par principes, ait traité avec une rigueur inhumaine les plus fidèles et les plus vertueux de ses sujets, nous répondrons avec M. de Tillemont, premièrement que Marc Aurèle était attaché jusqu'à la superstition au culte idolâtrique, dont le christianisme est la ruine ; en second lieu, que les philosophes, qui avaient beaucoup de crédit auprès de ce prince, étaient les ennemis déclarés des chrétiens, qui par leurs exemples, et souvent même par leurs discours, démasquaient les fausses vertus de ces prétendus sectateurs de la sagesse ; enfin, que Marc Aurèle avait un grand respect pour les lois. Or les lois de l'empire proscrivaient la religion chrétienne, qui attaquait à front découvert la religion de l'état.

Il est pourtant vrai que Marc Aurèle ne donna point d'édit contre les chrétiens. Il défendit même, après le miracle qui le tira de péril dans le pays des Quades, qu'on les accusât pour cause de leur religion ; mais il ne les exempta point de la mort lorsqu'ils seraient mis en justice : il laissa subsister les édits de ses prédécesseurs ; et d'ailleurs le zèle fanatique des magistrats et l'emportement forcené des peuples n4ttendaient point les ordres des empereurs pour exercer les plus grandes cruautés sur des hommes dont la sainteté leur était à charge, et leur reprochait leurs vices et leur impiété.

Le règne de Marc Aurèle fut le règne de la philosophie. J'entends la philosophie morale, la seule qui ait été estimée des Romains, comme je l'ai observé plus d'une fois. Le goût décidé du souverain pour cette étude ne pouvait manquer d'être imité de ses sujets : aussi son siècle produisit-il un grand nombre de philosophes, à la tête desquels il doit être mis lui-même, lui-même, non seulement comme présentant dans sa conduite le modèle le plus parfait de la philosophie pratique, mais comme auteur d'un excellent ouvrage, que j'ai cité assez souvent, et qui négligé pour le style, mais tissu de maximes excellentes, établit la morale la plus pure à laquelle puisse s'élever la raison humaine. Cet ouvrage est écrit en grec, qui est la langue naturelle de la philosophie.

Entre les particuliers qui se signalèrent dans ce même temps par le nom de philosophes, je remarque d'abord deux célèbres ennemis du christianisme : Crescent, cynique, qui entra en dispute avec saint Justin, et contribua à lui procurer la couronne du martyre ; et Celse, épicurien, dont les écrits contre la religion chrétienne ont été dans la suite réfutés par Origène.

Sextus, surnommé Empiricus, nous a laissé des livres pyrrhoniens, dans lesquels poussant la subtilité au-delà de toutes mesures, il est une preuve que la raison, à force d'analyser ses idées, les fait s'évaporer ; que, n'écoutant point la voix de la nature et cherchant des principes de ce qui est principe, elle détruit les fondements de la certitude, et qu'accumulant difficultés sur difficultés elle se prend enfin dans ses propres pièges.

Démonax ne nous est connu que par la vie que Lucien a écrite de ce philosophe. Entre un assez grand nombre de mots remarquables que l'auteur de sa vie rapporte de lui, il en est un fameux et bien digne de mémoire. Les Athéniens, parmi lesquels il passa la plus grande partie de ses jours, quoique né dans l'île de Chypre, ayant voulu introduire dans leur ville l'usage des combats de gladiateurs : Commencez donc, leur dit Démonax, par détruire l'autel que vous avez élevé à la miséricorde.

Apulée doit être mis au rang de ces philosophes qui prétendaient associer la magie à la philosophie : ç'a été en petit un Apollonios de Tyane. On lui a attribué des miracles et un commerce surnaturel avec les dieux ou les démons. Dans le fond tout son fait était pure charlatanerie, par laquelle il se proposait de relever son savoir, et de se rendre un objet d'admiration. Il était africain, né à Madaure en Numidie, et il se disait descendu de Plutarque par sa mère. Son style forcé se ressent bien du climat sous lequel il avait pris naissance.

Il ne faut pas compter parmi les philosophes, mais parmi leurs ennemis, l'aimable et enjoué Lucien, le meilleur écrivain sans contredit des temps dont nous parlons, et comparable aux anciens pour la pureté du langage, pour la netteté du style, pour l'urbanité et l'agrément d'une plume légère, qui répand les grâces sur tout ce qu'elle traite, et qui, ôtant à la raison son visage sévère, lui fait prendre une forme attrayante, et sait mêler l'amusement avec la solidité. Il serait pleinement louable, s'il n'avait employé son talent exquis et la finesse de son esprit qu'à déceler les vices des faux philosophes, et à faire sentir tout le ridicule des folies qu'ils débitaient gravement. Mais rien ne lui fut sacré, ni les mœurs, ni la religion. Il a semé des obscénités dans ses ouvrages ; il a blasphémé le christianisme ; il a même attaqué les principes de la religion naturelle. Déterminé railleur, il lui suffit de meure les rieurs de son côté ; habile à saisir le ridicule, incapable d'établir rien de sérieux, le vrai et le faux, l'honnête et le honteux lui sont indifférents. Ses Dialogues des morts et quelques autres de ses écrits peuvent être lus utilement par la jeunesse. En général, la lecture de cet auteur demande des têtes mûres et déjà affermies dans le bien. Il fut le fléau des imposteurs de son temps. J'ai donné d'après lui le récit de la vie et de la mort de Pérégrinus. Je rendrai pareillement compte au lecteur de ce qu'il nous apprend touchant les fourberies du faux devin Alexandre, après que j'aurai achevé de faire connaître en peu de mots ceux qui se sont rendus illustres par leur esprit sons le règne de Marc Aurèle.

La philosophie ne fut pas seule cultivée sous ce règne : il produisit aussi des écrivains en d'autres genres, dont le plus fameux et le plus estimable sans comparaison est Galien, le second père de la médecine, qui fut honoré de la confiance de Marc Aurèle, et qui lui survécut. C'était lui qui préparait la thériaque dont cet empereur faisait un usage commun, et à laquelle il attribuait ce qu'il conserva de santé.

Pausanias nous a laissé un voyage de la Grèce, dans lequel il décrit ce que chaque pays et chaque ville contiennent de plus remarquable en édifices publics, temples, théâtres, stades, statues, tableaux. C'est us trésor précieux pour les amateurs de l'antiquité.

Aulu-Gelle est un grammairien, de qui nous avons une collection d'observations diverses, qui ne sont point à mépriser. Mais ce n'est qu'un grammairien de peu de goût, sans élévation, idolâtre des rides de l'antique, et qui, rempli de citations d'Ennius, de Caton le censeur, de Claudius Quadrigarius, ne nomme pas une seule fois Horace, Tite-Live, ni Tacite.

Polyénus de Macédoine dédia aux empereurs Marc Aurèle et L. Vérus, pendant qu'ils faisaient la guerre contre les Parthes, un recueil de stratagèmes.

Le rhéteur Hermogène est surtout connu par la triste catastrophe de son esprit. Maître d'éloquence à quinze ans, et digne par ses discours et par ses leçons d'attirer l'attention de Marc Aurèle, il oublia tout à vingt-quatre, et traîna longtemps une vie obscure : homme fait dans son enfance, enfant à cheveux gris[3].

Il ne me reste plus, pour terminer tout ce qui appartient au règne de Marc Aurèle, que d'exposer, suivant que je l'ai promis, aux yeux du lecteur la comédie que joua le fameux imposteur Alexandre. Ce fut un homme vraiment singulier dans son genre ; et il n'est pas inutile de voir, dans un exemple célèbre et bien circonstancié, jusqu'où peuvent être poussées la fourberie d'une part, et la crédulité de l'autre.

Alexandre était né, à Abonotique, petite ville de la Paphlagonie ; et par la subtilité de son esprit, le plus délié qui fût jamais, il démentait étrangement le climat qui lui avait donné le jour, et qui ne produisait communément que des génies grossiers, épais et faits pour être dupes. Alexandre au contraire avait reçu de la nature tous les talents qui forment les grands fourbes, nés pour tourner à leur profit la simplicité du vulgaire. Il possédait en un degré éminent la facilité à imaginer, la hardiesse à entreprendre, une éloquence populaire et capable d'éblouir, enfin une hypocrisie raffinée, qui savait cacher le vice sous les dehors les plus séduisants ; en sorte qu'il n'était personne qui, le voyant pour la première fois, ne sortît d'avec lui dans la persuasion qu'il avait eu affaire au plus bonnète homme qui fût au monde. Ajoutez les avantages extérieurs, une grande taille, une belle prestance, un air enchanteur, des yeux pleins de feu, une voix sonore, et tout ce qui peut imposer.

Né sans biens, sa première ressource fut la débauche, ou plutôt l'ignominie de servir à la débauche d'autrui. Parmi ceux de qui il tirait un infâme salaire, il rencontra un compatriote et disciple d'Apollonius de Tyane, médecin de profession, mais se couvrant de ce titre honorable pour exercer l'indigne métier de charlatan et de magicien, d'homme à secrets, et habile à procurer, à ceux qui le consultaient, le succès dans leurs amours, la vengeance de leurs ennemis, des successions, des découvertes de trésors. Alexandre prit avidement les leçons d'un maître savant dans un art si convenable à son inclination ; et le maître de son côté se fit un plaisir de former un disciple eu qui il trouvait les plus heureuses dispositions pour devenir un fourbe accompli.

Ce médecin étant mort, Alexandre, héritier de son savoir, commença à mettre en œuvre les enseignements qu'il avait reçus de lui ; et, s'étant associé un digne compagnon nominé Cocconas, di coururent ensemble la province, vivant aux dépens des sots et des dupes, qui payaient grassement leurs impudents mensonges. Entre autres ils firent la conquête d'une femme macédonienne riche, Béja sur l'âge, et qui néanmoins voulait encore faire l'aimable. Ils l'ensorcelèrent si bien, qu'elle se chargea de leur subsistance, et ils la suivirent de Bythinie, où ils l'avaient trouvée, en Macédoine et à Pella, ancienne capitale des rois macédoniens.

Là ils firent une découverte excellente par rapport aux vues qu'ils avaient. Les environs de Pela sont remplis de serpents d'une grandeur démesurée et d'une douceur surprenante ; ils se familiarisent avec les hommes, on les nourrit dans les maisons, ils dorment à côté des enfants ; si on marche sur eux, ils le souffrent ; si on les froisse, ils ne s'irritent point ; ils tâtent les femmes qui veulent s'y prêter. C'est sans doute quelque serpent de cette espèce qui, trouvé dans le lit d'Olympias, a donné lieu à la fable de la naissance miraculeuse du conquérant de l'Asie et des Indes. Nos deux fourbes achetèrent moyennant quelques oboles le plus beau de ces serpents qu'ils purent choisir ; et sur cette acquisition ils bâtirent le système d'une imposture du premier ordre. Ils résolurent d'ériger un oracle qui pût attirer le concours de ceux que la crainte et l'espérance, ces deux tyrans de la vie humaine, rendent avides de la connaissance de l'avenir, et susceptibles de séduction.

Il ne fut question entre eux que du lieu où ils établiraient la scène. Cocconas inclinait pour Chalcédoine, ville d'un grand abord, et d'où leur réputation pourrait se répandre d'une part dans la Thrace, et de l'autre dans la Bythinie, la Galatie, et les régions circonvoisines. Mais Alexandre pensa avec raison que pour l'entreprise qu'ils méditaient, il leur fallait un pays dont les habitants grossiers fussent disposés à donner aisément dans le piège. Or il savait que tels étaient ses compatriotes les Paphlagoniens, peuples d'une simplicité rustique, et qui, s'ils voyaient paraître seulement au milieu d'eux un charlatan de village accompagné d'un violon, l'écoutaient avec transport comme une divinité. Il crut néanmoins pouvoir tirer parti de Chalcédoine, mais pour donner simplement le branle à l'affaire ; et, s'étant rendu dans cette ville avec Cocconas, ils enfouirent de concert, dans un ancien temple d'Apollon, des tablettes d'airain sur lesquelles il était écrit qu'incessamment Esculape, avec Apollon son père, se transporterait dans le Pont, et qu'il établirait sa résidence à Abonotique. Ces tablettes furent découvertes par des gens qui étaient du complot ; et l'imposture fit si bien son effet, que sur-le-champ les Abonotiquites commencèrent à jeter les fondements d'un temple pour Esculape, qui allait les honorer de sa présence. Cocconas resta à Chalcédoine, et y mourut peu après.

Pour ce qui est d'Alexandre, comme il vit que la fourberie prospérait, il poussa son œuvre, et il se fit annoncer par un prétendu oracle comme descendant du héros Persée, et fils de Podalire ; et ses malhabiles concitoyens, qui avaient connu son père et sa mère, gens obscurs et de la lie du peuple, ajoutaient foi à cette magnifique généalogie. Pour paraître dans un équipage convenable à sa haute dignité, Alexandre prit un habillement fastueux, une tunique mi-partie de blanc et de pourpre, un manteau blanc, et portant à la main un cimeterre, symbole de l'origine qu'il tirait de Persée, laissant flotter ses cheveux en boucle, il entra ainsi à Abonotique.

Il ne se hâta point d'exécuter tout d'un coup la pièce qui était l'objet de son voyage ; mais il prépara les esprits, et les tint dans l'admiration et dans l'attente, en feignant de temps en temps des accès de fureur prophétique, dans lesquels il faisait sortir de l'écume de sa bouche au moyen d'une herbe qu'il avait pris soin de mâcher, et qui a la vertu de produire cet effet[4]. Cependant il gardait son serpent soigneusement caché dans la maison, et il se proposait de lui ajuster une figure de tête humaine, façonnée avec du linge. Sur le devant de cette tête étaient tracées, et peintes de leurs couleurs naturelles, toutes les parties et tous les traits d'un visage, et elle avait une bouche qui s'ouvrait, et une langue semblable à celle des serpents, qui se dardait en dehors à l'aide de quelques crins de cheval, qu'il ne s'agissait que de tirer subtilement. Tout étant ainsi disposé, il n'était plus question que de faire paraître Esculape ; et voici la ruse qu'employa l'imposteur.

Il alla de nuit cacher dans l'eau, qui s'était amassée autour des fondations du temple que l'on construisait actuellement, un œuf d'oie qu'il avait eu la précaution de vider, et dans lequel il avait enfermé un petit serpent qui ne venait que de naître. L'eau en détrempant la terre, formait une boue qui pouvait servir à l'œuf de logement assuré. Le lendemain de cette opération, Alexandre nu et portant seulement autour des reins une écharpe d'étoffe d'or, tenant son cimeterre à la main, secouant sa chevelure qui flottait au gré des vents, court à la place publique, monte sur un autel, et de là haranguant la multitude, il félicite la ville d'Abonotique du bonheur qui va lui être accordé de recevoir le dieu personnellement et visiblement habitant dans ses murs. Presque tous les Abonotiques s'étaient rendus dans la place, femmes, enfants, vieillards, et ils paraissaient ravis en extase ; ils bisaient des vœux, ils adoraient d'avance le dieu qui devait se manifester. L'imposteur, pour augmenter leur admiration, leur parla une langue inconnue, mêlant seulement dans un discours hébreu, ou phénicien, les noms d'Apollon et d'Esculape. Ensuite il prend son essor, court, suivi de tout le peuple, aux fondations du temple, et s'étant fait donner une coupe, il la plonge dans la boue à l'endroit où il avait mis l'œuf. Il le retire ainsi, le place sur sa main, le montre en s'écriant qu'il a le dieu. Il casse l'œuf, et l'on est bien surpris d'en voir sortir un embryon de serpent, qui se roule autour des doigts du devin. On sait qu'Esculape était adoré sous cette forme : personne n'ignore l'histoire du serpent d'Épidaure. Le peuple d'Abonotique resta donc persuadé qu'il possédait Esculape présent et vivant. Les acclamations redoublent ; chacun lui demande la santé, les richesses, la prospérité. Alexandre, toujours en enthousiaste, reprend sa course, et porte le nouveau dieu dans sa maison.

Il laissa s'écouler quelques jours, afin de donner le temps à la renommée de publier dans tout le pays des environs la nouvelle de, la merveille qui venait de s'o. péter. Il roulait avoir un plus grand nombre de spectateurs pour le dernier acte de la pièce. En effet, arrivent à grands flots les Paphlagoniens, troupeau de moutons, dit Lucien, sous la figure humaine, simples masques, vides au dedans et sans aucune cervelle. Ce fut en présence de cette multitude, si bien assortie aux desseins d'un fourbe, qu'Alexandre acheva sa comédie. Couché sur un lit dans une chambre peu éclairée, vêtu en ministre des dieux, il parut ayant sur lui ce grand et beau serpent qu'il avait apporté de Macédoine, et qui lui formait un collier autour du cou, étendant au loin sa queue. La tête était cachée sous l'aisselle du charlatan, qui montrait au lieu d'elle cette représentation de tête humaine formée avec du linge.

Il est aisé de s'imaginer quelle fut la surprise des spectateurs sur cet amas de merveilles. Comment concevoir qu'un petit embryon fût devenu dans l'espace de peu de jours un grand et magnifique serpent, ayant une tête humaine et familier jusqu'à se laisser toucher par tous ceux qui le voulaient : car Alexandre leur procurait cette facilité. Certes des Paphlagoniens ne pouvaient manquer d'être pris par une ruse si bien concertée ; à peine des philosophes s'en seraient-ils garantis. Aussi la séduction fut générale, et elle gagna toutes les contrées voisines. De la Galatie, de la Bythinie, de la Thrace, on accourait à Abonotique pour voir de ses yeux un si étonnant prodige. Tous ces pays se remplirent d'images et de petites figures du nouveau dieu, à qui le prophète donna le nom de Glycon. Il nous reste encore aujourd'hui des monuments de cette crédulité païenne.

Après de si beaux préparatifs, il n'était pas difficile d'établir un oracle, fin unique à laquelle tendait tout l'ouvrage, comme à une voie sûre d'attirer de l'argent. La construction du temple étant achevée, Alexandre marqua un jour auquel le dieu commencerait à donner ses réponses à ceux qui le consulteraient ; et voici de quelle manière se faisait la consultation. On remettait un billet cacheté au devin, qui l'emportait dans le sanctuaire, prenait du temps pour interroger le dieu, et ensuite remettait le billet cacheté tel qu'il l'avait reçu d'accompagnant de sa réponse par écrit. Le fourbe avait divers moyens d'ouvrir les billets sans qu'il y parût ; et les crédules consultants, surpris de trouver une réponse assortie à leur demande, attribuaient à lumière divine ce qui était l'effet de l'artifice. Du rte, ces prétendus oracles étaient compassés avec beaucoup d'adresse ; paroles ambigües et susceptibles de divers sens, si la matière était difficile ; promesses conditionnelles, et qui ne faisaient espérer le succès que dans le cas où le prophète aurait obtenu du dieu la faveur désirée ; recettes de remèdes, dont il avait acquis la connaissance avec le médecin son premier maitre : pardessus tout, sa ressource était de payer d'effronterie si l'événement le démentait. Ainsi Sévérien, général d'one armée romaine, au commencement de la guerre contre les Parthes, ayant consulté, comme je l'ai dit, le nouvel oracle, et s'étant fait battre et tuer malheureusement, au grand scandale d'Esculape, qui lui avait promis la victoire, Alexandre effaça de son registre la réponse qu'il lui avait rendue, et en substitua nue autre toute contraire. À l'occasion de la guerre contre les Marcomans, il ordonna que l'on jetât deux lions dans le Danube, assurant que la victoire suivrait. L'ordre fut exécuté, et les Romains perdirent vingt mille hommes ; Aquilée fut en danger de la part des Barbares. L'imposteur se tira d'affaire, comme autrefois l'oracle de Delphes par rapport à Crésus. Il dit que le dieu avait bien promis une victoire ; mais sans expliquer si ce seraient les Romains ou les Marcomans qui la remporteraient. Et ces traits, qui décelaient si visiblement la supercherie, ne nuisaient point au fourbe. La crédulité superstitieuse aveuglait les esprits.

Pour fortifier l'enchantement, en augmentant le merveilleux, il s'avisa de faire rendre à son dieu des orales de vive voix : ainsi les appelait-il. Il insérait dans cette tête de linge, dont j'ai parlé, un canal qui rentrait dans la bouche. Quelqu'un caché par derrière faisait passer la réponse par ce canal, et elle sortait par la bouche du dieu. Ces sortes d'oracles étaient des grâces signalées qui ne s'accordaient qu'aux riches et aux puissants.

Le succès de ces divers artifices fut prodigieux. Chaque réponse d'oracle ne coûtait qu'une dragme et un tiers ; et le produit qui en revenait dans le cours d'une nuée se montait à sept et huit cent mille dragmes ; en sorte que le prophète trouvait dans une si simple récolte de quoi entretenir magnifiquement le service de son temple, et de quoi payer des interprètes, des écrivains, des hérauts et tous les ministres qui lui étaient nécessaires pour exécuter son jeu ; et il lui en restait encore la plus grosse part pour lui-même.

L'usage qu'il faisait de cet argent convenait aux oies par lesquelles il l'amassait. Il menait un grand train, vivait somptueusement, se livrait aux plus infâmes débauches, et souvent les pères et les maris étaient tellement ensorcelés, qu'ils tiraient vanité de ce que leurs enfants et leurs femmes servaient aux loisirs du prophète.

Sa réputation vola jusqu'à Rome ; et Rutilien, l'un des premiers sénateurs, homme estimable d'ailleurs, mais extrêmement superstitieux, ayant donné dans le piège, en entraina un très-grand nombre d'autres par son autorité. Alexandre reçut de Rome une infinité de consultations, dont il se tira habilement et heureusement ; et les habitants de la capitale se trouvèrent aussi dupes que des Paphlagoniens.

J'omets plusieurs circonstances pour abréger : mais Lucien rapporte une attention du fourbe qui mérite d'être rapportée. Parmi les consultations qui vinrent de Rome, quelques-unes roulaient sur des matières délicates. Des hommes curieux et avides, croyant n'écrire que pour eux-mêmes et pour le dieu, donnaient l'essor à leurs désirs et à leurs espérances. Le devin, qui ouvrait tous les billets, quand il en rencontrait quelqu'un de cette nature, le gardait, afin de tenir dans sa dépendance, par la crainte d'être découvert, le téméraire qui avait hasardé une question indiscrète et périlleuse.

Il n'eut pas besoin de pareille précaution à l'égard de Rutilien, qui aidait à l'imposture et cherchait à être trompé. Ce grave sénateur est un exemple de remis auquel l'aveuglement en ce genre peut se porter.

Dès qu'il eut entendu parler de l'oracle d'Abonotique, livré comme il était à toute superstition, peu ses fallut qu'il ne quittât le poste dont il était actuelle/nem chargé pour courir en Paphlagonie. Il se contents pourtant d'envoyer messagers sur messagers, avec ordre de lui rendre de tout un fidèle compte. Mais il choisit mal ses observateurs : c'étaient des esclaves ignorait et grossiers, capables de voir mal, et d'ajouter net à ce qu'ils auraient vu. Rutilien n'eut pas le moindre doute sur tout ce qu'ils lui rapportèrent, et séduit par eux, il en séduisit, comme je l'ai dit, plusieurs autres, et attira au charlatan un grand nombre d'admirateurs.

Il était tellement fasciné, que ce qui aurait dû lui ouvrir les yeux ne servit qu'à l'aveugler de plus en lus. Il avait un fils en âge d'étudier les lettres, et il demanda à Esculape quel précepteur il lui donnerait : Homère et Pythagore, répondit le dieu. Peu de temps près l'enfant mourut, et Alexandre ne savait pas trop comment se tirer de l'embarras où le jetait ce triste évènement. Rutilien vint à son secours, et prétendit que tel était précisément le sens de l'oracle, qui n'ayant désigné à son fils aucun homme vivant pour précepteur, mais Homère et Pythagore, morts depuis plusieurs siècles, marquait clairement que l'enfant irait aux champs Élysées prendre leurs leçons.

Cette imbécillité stupide rendit le devin plus hardi, il conçut qu'il pouvait tout hasarder avec une telle dupe. Ainsi Rutilien, qui croyait à la métempsycose, ayant voulu apprendre de lui sous quelle forme il avait vécu dans les siècles précédents, et qui était celui dont l'âme avait passé dans son corps ; Alexandre répondit ans hésiter : Tu as été d'abord le fils de Pélée, ensuite le poète Ménandre, en troisième lieu ce que tu es maintenant ; et tu deviendras l'un des rayons du soleil, après que tu auras passé sur la terre cent quatre-vingts ans.

La pièce n'aurait pas été complète, si elle n'eût fini par un mariage. Alexandre était père d'une fille qu'il disait avoir eue de la lune, devenue amoureuse de lui, comme autrefois d'Endymion, pendant qu'il dormait, Rutilien, qui avait soixante ans, pensant à se remarier, s'adressa à l'oracle pour se déterminer sur le choix qu'il devait faire. Il lui fut répondu : Épouse la fille d'Alexandre et de la lune. Rutilien obéit avec une parfaite docilité : il se maria à la fille d'Alexandre ; et, gendre de la lune, il offrait des hécatombes à la déesse sa belle-mère, se croyant déjà lui-même an rang des divinités.

Parmi tant de succès, Alexandre éprouva quelques chagrins. Il avait deux sortes d'ennemis, qui étrangement différents les uns des autres, se réunissaient pour démasquer l'imposteur. C'étaient les chrétiens et les épicuriens ; dont les uns éclairés des lumières de la révélation, les autres instruits par leur maitre audacieux à braver toute religion, se rendaient également redoutables à un fourbe, qui fondait son crédit sur la superstition la plus absurde.

S'ils le traversaient et lui nuisaient par leurs discours, il leur rendait bien le change. Dans de prétendus mystères, qu'il institua à l'imitation de ceux d'Éleusine, il commençait la cérémonie par crier : Hors d'ici les chrétiens ! et le chœur répondait : Hors d'ici les épicuriens ! Il répétait souvent que le Pont était rem pli d'athées et de chrétiens, et qu'il fallait assommer à coups de pierres ces ennemis des dieux. Ce qu'il conseillait il se mit plus d'une fois en devoir de l'exécuter. S'il soupçonnait quelqu'un de venir à son temple à dessein de lui tendre des pièges, sa réponse était : À la potence ! et celui contre lequel il avait prononcée arrêt s'estimait heureux s'il pouvait échapper à la fureur des assistants qui couraient sur lui comme des forcenés. Lucien, qui tenta ce jeu dangereux, peau avoir grand lieu de s'en repentir.

Il prit plusieurs fois le devin en défaut, et il fit trophée des bévues dans lesquelles il l'avait fait tomber. De plus il essaya, quoique inutilement, de désabuser Rutilien, et de le détourner d'une alliance indécente avec la fille d'un charlatan. Après de si graves offenses, il osa néanmoins venir à Abonotique, où il devait s'embarquer pour un voyage d'Italie. Il est vrai qu'il était accompagné de deux soldats, que le gouverneur de Cappadoce lui avait donné pour escorte jusqu'à la mer.

Quand Alexandre sut que Lucien était arrivé dans la ville où il régnait, il forma le dessein de le perdre, niais par la ruse. Il le manda fort poliment, et Lucien étant venu avec ses deux soldats, le trouva environné d'une cour nombreuse. Le prophète, suivant son usage fastueux, lui ayant présenté sa main à baiser, notre épicurien, par un trait de malice plus convenable à un jeune écolier qu'à un homme grave, lui mordit la main très-violemment. Toute l'assemblée entra en fureur, et il ne s'agissait de rien moins que d'étouffer un impie qui outrageait le prophète. Alexandre se posséda : il apaisa même la colère de ses adorateurs, et il leur dit qu'ils allaient voir un effet de la puissance de Glycon, qui savait changer en amis ceux qui lui avaient déclaré une guerre irréconciliable. Alors il fit sortir tout le monde, et prenant Lucien en particulier, il lui dit : Je sais quels conseils vous avez donnés à Rutilien contre moi. Pourquoi me traitez-vous ainsi, pendant que je puis vous rendre service auprès de ce sénateur, et améliorer par son crédit votre fortune ? Lucien sentit quel danger il y avait pour lui à se refuser à de pareilles avances. Il témoigna donc s'y prier avec joie, et la conversation finit par des marques réciproques d'amitié. En gage de réconciliation, Alexandre lui envoya des présents, et lorsqu'il le sut prêt à partir, il lui offrit de lui fournir un vaisseau et des rameurs. Lucien avait oublié la maxime qui recommande de se défier d'un ennemi réconcilié. Il accepta l'offre du fourbe, et s'embarqua.

Quand il fut avancé en mer, il remarqua que le pilote pleurait, et disputait avec un air de mystère contre les matelots. L'inquiétude le saisit, mais elle ne dura pas longtemps. Le pilote vint à lui les larmes aux yeux, et lui dit qu'ayant vécu jusqu'à l'âge de soixante ans sans crime, il ne pouvait se résoudre à déshonorer ses vieux jours et à attirer sur lui et sur sa famille la colère des dieux par un homicide. Il s'expliqua ensuite, et lui déclara qu'il avait reçu ordre d'Alexandre de le jeter dans la mer. Mais il ajouta qu'il était résolu de ne point exécuter cette cruelle commission, et qu'il allait le mettre à bord. Telle était la scélératesse de l'imposteur ; et Lucien, trop heureux d'avoir évité un si grand péril, ne put jamais obtenir justice contre un ennemi trop bien appuyé, et que la protection de Rutilien mettait à l'abri de toute poursuite.

La vengeance divine ne laissa pas impunis dès cette vie même les crimes du faux devin. Il périt rongé des vers, en conséquence d'une horrible maladie qui lui fit tomber en pourriture le pied, la jambe et la cuisse.

L'illusion avait duré plus de vingt ans, puisqu'Alexandre rendait déjà des oracles au commencement du règne de Marc Aurèle, et qu'il survécut à cet empereur. Elle finit avec l'auteur de l'imposture ; et ceux qu'il avait formés ou séduits, mais qui n'avaient pas son talent, firent de vains efforts pour entretenir une trop difficile comédie.

 

 

 



[1] Vienne en Autriche.

[2] Je ne compte point deux jeunes princes qui paraissent lui être nés avant qu'il fût empereur, et qui moururent très-peu de temps après leur naissance. Voyez M. de Tillemont.

[3] PHILISTORE, Soph., II, 17.

[4] Cette herbe s'appelle en latin struthium, ou radicula. Elle est connue parmi nous sous le nom d'herbe aux foulons.