HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

TITE ANTONIN

LIVRE UNIQUE

 

 

FASTES DU RÈGNE DE TITE ANTONIN.

 

..... CAMERINUS. - ..... NIGER. AN R. 889. DE J.-C. 138.

Tite Antonin succède à Adrien le 10 juillet, et reçoit du sénat le surnom de Pius. Faustine, sa femme, est appelée Augusta.

Conspiration contre le nouvel empereur. Il use de clémence envers les coupables.

T. ANTONINUS AUGUSTUS II. - C. BRUTTIUS PRÆSENS. AN R. 890. DE J.-C. 139.

Marc Aurèle, questeur.

Son mariage avec Faustine, fille d'Antonin, est conclu. En conséquence il reçoit le titre de César, et est désigné consul pour l'année suivante.

T. ANTONINUS AUGUSTUS III. - M. AURELIUS CÆSAR. AN R. 891. DE J.-C. 140.

M. PEDUCÆUS SYLOGA PRISCINUS. - T. HŒNIUS SEVERUS. AN R. 892. DE J.-C. 141.

Mort de l'impératrice Faustine.

Dernière observation astronomique de Ptolémée, le mercredi 4 février.

L. CUSPIUS RUFINUS. - L. STATIUS QUADRATUS. AN R. 893. DE J.-C. 142.

Cette année étaient établis les jeux qu'Antonin consacra à la mémoire d'Adrien, et qui devaient se célébrer chaque cinquième année à Pouzzoles.

BELLICIUS TORQUATUS. - TI. CLAUDIUS HERODE ATTICUS. AN R. 894. DE J.-C. 143.

Hérode Atticus était ce fameux sophiste qui donna des leçons d'éloquence grecque à Marc Aurèle.

..... AVITUS. - ..... MAXIMUS. AN R. 895. DE J.-C. 144.

Ces deux consuls sont apparemment Lollianus Avitus et Claudius Maximus, qu'on trouve avoir été proconsuls d'Afrique l'un après l'autre.

T. ANTONINUS AUGUSTUS IV. - M. AURELIUS CÆSAR. AN R. 896. DE J.-C. 145.

L. Commodus, second fils adoptif d'Antonin, prend la robe virile.

Dédicace du temple bâti en l'honneur d'Adrien.

SEX. ERUCIUS CLARUS II. - CN. CLAUDIUS SEVERUS. AN R. 897. DE J.-C. 146.

Erucius Clarus fut préfet de la ville. Il est loué dans Aulu-Gelle comme curieux de s'instruire de l'antiquité, et amateur des mœurs antiques.

..... LARGUS. - ..... MESSALINUS. AN R. 898. DE J.-C. 147.

Jeux séculaires.

Marc Aurèle, père d'une fille qui parait être Lucille, mariée dans la suite à L. Varus, reçoit la puissance tribunitienne et la puissance proconsulaire.

Appien Alexandrin écrivait vers ce temps-ci.

..... TORQUATUS. - ..... JULIANUS. AN R. 899. DE J.-C. 148.

SER. SCIPIO ORFITUS. - Q. NONIUS PRISCUS. AN R. 900. DE J.-C. 149.

..... GLABRIO GALLICANUS. - ..... VETUS. AN R. 901. DE J.-C. 150.

..... QUINTILIUS CONDIANUS. - ..... QUINTILIUS MAXIMUS. AN R. 902. DE J.-C. 151.

Ces deux consuls étaient frères, et ils sont célèbres dans l'histoire par leur mérite et par leur union.

SEX. JUNIUS GLABRIO. - C. OMOLLUS VERIANUS. AN R. 903. DE J.-C. 152.

Cette même année fut consul, mais subrogé et non ordinaire, M. Valérius Homullus ou Omulus, dont Antonin eut à souffrir plus d'une fois la rusticité et les railleries piquantes.

Rescrit adressé par Antonin à la province d'Asie, en faveur des chrétiens.

C. BRUTTIUS PRÆSENS. - À. JUNIUS RUPINUS. AN R. 904. DE J.-C. 153.

 L. Commodus, questeur, donne des jeux, et y préside assis entre Antonin et Marc Aurèle. Il fut consul l'année suivante.

L. AURELIS COMMODUS. - T. SEXTIUS LATERANUS. AN R. 905. DE J.-C. 154.

C. JULIUS SEVERUS. - M. RUFINUS SABINIANUS. AN R. 906. DE J.-C. 155.

M. CEIONIUS SILVANUS. - C. SERIUS AUGURINUS AN R. 907. DE J.-C. 156.

......BARBARUS. - ..... REGULUS. AN R. 908. DE J.-C. 157.

..... TERTULLUS. - ..... SACERDOS. AN R. 909. DE J.-C. 158.

.... PLAUTIUS QUINTILLUS. - M. STATIUS PRISCUS. AN R. 910. DE J.-C. 159.

APPIUS ANNIUS BRADUA. - T. VIBIUS BARUS. AN R. 911. DE J.-C. 160.

M. AURELIUS CÆSAR III. - L. AURELIUS COMMODUS. AN R. 912. DE J.-C. 161.

Mort d'Antonin, le 7 mars. On lui décerne tous les honneurs divins.

 

L'avènement de Tite Antonin à la souveraine puissance fut un sujet de joie universelle pour le sénat, pour le peuple et pour tout l'empire ; et ce prince, pendant un règne de plus de vingt-deux ans, soutint et augmenta l'estime publique dont il jouissait en commençant de régner. C'est grand dommage assurément qu'un empereur si digne d'éloges manque d'historiens, pendant que des Tibère et des Néron ont un Tacite. Nous répétons souvent de pareilles plaintes ; mais elles ne peuvent être mieux placées qu'ici.

La disette de mémoires ne nous permettant point de faire une histoire suivie et circonstanciée du règne d'Antonin, nous nous contenterons de tracer un tableau de son caractère et de son gouvernement. Les faits qui resteront seront ensuite traités dans leur ordre, autant qu'il sera possible.

Antonin, dès le jour de son adoption, avait été revêtu de la puissance tribunitienne et proconsulaire. À la mort d'Adrien on lui ajouta les titres d'Auguste, de grand pontife, et on lui offrit celui de père de la patrie. Il refusa pour lors ce dernier, imitant la modestie de la plupart de ses prédécesseurs, qui voulaient mériter ce nom d'honneur avant que de le recevoir. Les délais d'Antonin ne furent pas longs : on le trouve qualifié père de la patrie dès la seconde année de son règne. Il le méritait bien sans doute ; et Pausanias, qui écrivait peu après sa mort, témoigne qu'il eût voulu qu'on l'appelât, comme Cyrus, le père des hommes.

Le sénat lui déféra aussi le surnom de Pius, dont j'ai expliqué ailleurs la signification, et qu'il est difficile de rendre en notre langue par un seul mot. Antonin l'accepta, et le vérifia sur-le-champ par la joie avec laquelle il approuva et autorisa le zèle que montraient les sénateurs pour honorer la mémoire de son père, de sa mère, de ses aïeux, de ses frères, morts avant lui, à qui tous il fut ordonné qu'on érigerait des statues. J'ai déjà dit qu'Antonin prouva sa piété filiale envers Adrien par toutes sortes d'honneurs qu'il lui fit rendre, licites et illicites ; et j'ajoute ici qu'il lui consacra un buste magnifique, qui fut placé apparemment dans le lieu des assemblées du sénat. Sa femme Palatine fut dans le même temps appelée Augusta, et il aurait eu peut-être mauvaise grâce à l'empêcher.

Quant à ce qui le regarde lui-même, il souffrait que l'on établit des jeux du cirque pour célébrer le jour de sa naissance. Du reste, il refusa les vains honneurs que l'on voulait lui accumuler, et en particulier le changement des noms des mois de septembre et d'octobre, que l'on proposait de nommer dorénavant Antonin et Faustinien. Il dédaignait avec raison des témoignages de vénération rendus équivoques par la flatterie des temps précédents, et souvent prodigués aux plus mauvais princes.

Dès le commencement de son règne il eut occasion de manifester sa clémence à l'égard d'un genre de criminels auxquels les princes ne pardonnent guère. D'ambitieux sénateurs formèrent contre lui une ou plusieurs conjurations, sur lesquelles nous avons peu de lumières. Mais l'histoire nomme un Celsus, un Attilius, un Priscianus, qui, séparément ou ensemble, conspirèrent contre Antonin. Il ne put dérober Attilius à la vengeance du sénat, qui le proscrivit ; Priscianus se tua lui-même ; nous ne savons point ce que devint Celsus, à moins qu'il ne soit le même que l'un des deux précédents. Mais Antonin arrêta toute recherche contre les complices des conspirateurs : Je ne veux point, dit-il, commencer mon gouvernement par des actes de rigueur ; et il ajouta agréablement : Ce ne serait point une chose qui pût me faire ni honneur ni plaisir, qu'il se trouvât par les informations que je fusse haï d'un grand nombre de mes concitoyens. Le fils d'Attilius, non seulement ne partagea point la peine du crime de son père, mais il eut toujours en Antonin un protecteur : et cette douceur réussit. Il n'est plus parlé d'aucune intrigue tramée contre un prince qui se vengeait si noblement.

Antonin éprouva aussi quelques rébellions, soit de la part des Juifs, soit en Achaïe et en Égypte. Il eut à réduire au devoir les Maures, les Daces, quelques peuples germains ; et à contenir les Alains, qui à diverses reprises tentèrent de troubler la paix de l'empire du côté de la haute Asie. Il lui fallut dans la Grande. Bretagne arrêter les courses des Brigantes, qui s'étaient révoltés, et qui infestaient les pays demeurés fidèles. Mais aucun de ces mouvements de guerre n'eut de suites considérables ; quelques-uns ne furent que des séditions, qu'il apaisa sans effusion de sang, uniquement par la fermeté d'une conduite toujours égale. Il termina les guerres sans sortir de Rome, ou au moins de l'Italie, employant le ministère de ses lieutenants, qui partout remportaient sans peine, et sans aucun risque, les succès que désirait un empereur nullement avide de conquérir. Ce fut Lollius Urbicus qui sous ses auspices vainquit les Brigantes. Ce général recula un peu les frontières de l'empire romain dans l'île ; et au-delà du mur d'Adrien il en bâtit un nouveau, que l'on croit s'être étendu obliquement depuis la rivière d'Esk jusqu'à l'embouchure de la Twède. Les Romains s'embarrassaient peu d'ajouter à leur domination le reste de l'île, tirant peu de fruit de la partie même qu'ils possédaient.

En général la passion d'agrandir leur empire les touchait faiblement dans les temps dont je dis l'histoire ; et tous les empereurs dont j'ai parlé, si l'on en excepte Trajan, avaient suivi sur ce point la maxime d'Auguste. Ils étaient maîtres de la plus belle portion de l'univers, et ils ne pouvaient s'étendre sans rencontrer des nations barbares et pauvres, dont la conquête leur aurait été plutôt à charge qu'avantageuse. Appien, qui écrivait sous Antonin, dit avoir vu à Rome des ambassadeurs de quelques-uns de ces peuples, qui demandaient à être reçus au nombre des sujets de l'empire, et dont les offres furent refusées. Les empereurs pensaient avec raison que le vrai et solide moyen d'augmenter leur grandeur était de faire fleurir par la culture des terres et par le commerce la riche et vaste étendue de pays qui leur obéissait.

Les légères expéditions qu'Antonin eut à diriger par ses ordres, altérèrent si peu la tranquillité de l'empire, qu'elles n'ont point empêché que son règne n'ait passé pour un règne tout pacifique. Ce prince aimait la paix par goût et par réflexion, et il répétait souvent avec complaisance un mot de Scipion qu'il a sauvé de l'oubli. J'aime mieux, disait-il, conserver un citoyen que tuer mille ennemis. Il eut la satisfaction de jouir de cette paix désirée, et n'étant point partagé par les soins qu'entraîne la guerre, rien ne l'empêcha de s'occuper uniquement de la pensée de faire le bonheur des peuples qui lui étaient soumis.

Il s'y livra tout entier, gouvernant l'état avec la même attention et la même vigilance qu'apporte un bon père de famille à gouverner sa maison. Ennemi de la vexation, il obligea les intendants à se comporter avec modestie dans la levée des tributs : il écoutait les plaintes qu'on lui portait contre eux ; il punissait sévèrement ceux qui se trouvaient coupables d'injustices, et jamais il ne se réjouit d'un gain qui tendit à l'oppression du peuple. Il était d'ailleurs bien difficile de lui en imposer, parce qu'il prenait connaissance de toutes choses par lui-même. On allait directement à lui, sans être obligé de passer par le canal de personnes interposées ; il s'était mis au fait de toutes les affaires, soit de l'état en général, soit de chacune des provinces ; et les courtisans ne pouvaient pas vendre un crédit qu'ils n'avaient point auprès d'un prince si clairvoyant et si appliqué.

Ce n'est pas qu'il ne consultât : jamais il ne se décida sur aucun point d'importance sans avoir pris conseil de ses amis ; mais il ne se laissait pas conduire en aveugle, et il empruntait seulement les lumières d'autrui pour mieux voir.

Tenant une conduite si haute et si nette, il n'avait nul intérêt de cacher, les motifs qui le déterminaient et en toute rencontre il en rendait raison exactement, soit par des discours prononcés en plein sénat, soit par des déclarations affichées dans la place publique.

Sûr de sa grandeur, il ne craignait point de l'avilir par des procédés populaires ; et l'histoire a observé qu'en effet il se rehaussa en paraissant s'abaisser, et qu'en présentant aux Romains un empereur qui se coin-portait en citoyen, il ne perdit rien des sentiments de vénération et de respect qui étaient dus à son rang et il y gagna l'amour et la tendresse. La souveraine puissance ne fit en lui aucun changement. Tels qu'il avait souhaité, simple particulier, que les princes fussent à son égard, tel, depuis son élévation à l'empire, il se montra aux sénateurs. S'il demandait quelque charge pour lui ou pour les siens, il ne se dispensait d'aucune des démarches prescrites par la loi ou par l'usage aux candidats et à leurs proches. Il allait, comme Adrien, aux bains publics, qu'il faisait préparer et chauffer à ses dépens ; et après qu'il en était sorti, il en laissait l'usage libre et gratuit à tout le peuple. Il avec ses amis dans la même familiarité qu'avant sa haute fortune. Il les invitait à ses repas, il allait manger chez eux, il les appelait à ses vendanges. Cette modeste bonté était une vertu du temps. Trajan avait monté les choses sur ce ton ; Adrien ne s'en était point écarté, et Antonin suivait avec joie un plan conforme à l'inclination de son cœur.

Sa douceur était inaltérable, et supérieure même aux injures. Dans une famine la populace, qui lorsque le point même les injures. pain lui manque ne se connaît plus, lui jeta des pierres : Antonin, au lieu de venger l'autorité outragée, aima mieux apaiser les séditieux en leur rendant compte des mesures qu'il prenait pour soulager la misère publique ; et il ajouta un secours effectif en faisant acheter à ses dépens des blés, des vins, des huiles, qu'il distribua gratuitement aux pauvres citoyens.

Il visitait un jour la maison d'un opulent sénateur, nommé Omulus, qui fut consul sous son règne ; et y ayant remarqué avec admiration des colonnes de porphyre, il lui demanda d'où lui venait un ornement si magnifique. Omulus répondit avec brusquerie : Souvenez-vous, lorsque vous êtes dans la maison d'autrui, que vous devez être sourd et muet. Antonin supporta patiemment cette incartade d'un sénateur si peu respectueux, et dans plusieurs autres occasions il lui passa avec la même douceur des railleries piquantes.

Je rapporterai encore, sur la foi de Philostrate, un trait de patience magnanime d'Antonin à l'égard d'un sophiste. Lorsqu'il était proconsul d'Asie, il prit pour son logement dans Smyrne la maison du sophiste Polémon, qui était actuellement en voyage. C'était la meilleure maison de la ville. Polémon possédait de grandes richesses, et il en usait fastueusement. Son arrogance y répondait ; et à son retour il fut très-indigné de trouver sa maison occupée par le proconsul. Il cria, il s'emporta, et par ses plaintes amères il obligea Antonin d'aller en plein minuit chercher un autre logement. Adrien, si nous en croyons Philostrate, s'intéressait assez à Polémon, non seulement pour le protéger durant sa vie, mais pour craindre après sa mort le ressentiment d'Antonin contre ce sophiste. Dans la vue de prévenir ce danger, il inséra exprès dans son testament un article où, parlant du choix qu'il avait fait d'Antonin pour son fils et successeur, il assurait que Polémon le lui avait conseillé. Cette précaution était peu nécessaire vis-à-vis d'Antonin, qui réellement combla Polémon de bienfaits, et ne témoigna se souvenir de l'injure qu'il en avait reçue que par des plaisanteries aussi douces qu'ingénieuses. Polémon étant venu à Rome, l'empereur l'embrassa et dit : Qu'on lui donne un logement, et que personne ne le déplace. Un acteur de tragédie ayant porté ses plaintes à Antonin contre Polémon, qui l'avait chassé du théâtre : Quelle heure était-il, dit l'empereur, lorsqu'il vous a chassé ?Il était midi, répondit l'acteur. — Eh bien, reprit Antonin, il m'a chassé de sa maison à minuit, et j'ai pris patience.

Ce prince plein de clémence n'employait la rigueur que dans le cas d'une nécessité extrême ; encore la tempérait-il par tous les adoucissements qui ne nuisaient point à l'exemple. Les délateurs, race essentiellement malfaisante, furent absolument détruits sous son règne. Ainsi, la licence des accusations injustes étant bannie, jamais les condamnations et confiscations de biens ne furent plus rares. Il s'abstint si scrupuleusement de verser le sang des sénateurs, qu'un membre du sénat ayant été convaincu de parricide, et obligé d'avouer lui-même son crime, comme il n'était pas possible de sauver la vie à un tel monstre, l'empereur, pour épargner au moins à ses yeux l'horreur du supplice, fit transporter le criminel dans une île déserte, afin qu'il y pérît de faim et de misère.

Ce mélange de sévérité et de douceur parait aussi dans la conduite qu'Antonin tenait à l'égard des concussionnaires, dont il accordait la confiscation à leurs enfants, mais à condition qu'ils répareraient les torts qu'avaient soufferts les sujets de l'empire.

Il arriva sous son règne diverses calamités publiques qui servirent d'exercice et de matière à sa pitié secourable. J'ai parlé d'une famine, et il faut y ajouter le  débordement du Tibre, un incendie considérable, qui consuma dans Rome jusqu'à trois cent quarante maisons ; d'autres incendies à Narbonne, à Antioche, à Carthagène ; un tremblement de terre en Asie, qui causa de grands dommages à plusieurs villes, et qui détruisit en particulier dans Cyzique l'un des plus beaux temples de l'univers. Antonin apporta à ces différentes espèces de maux tous les remèdes qui pouvaient dépendre de lui, et il prouva que rien ne lui était plus cher que le soulagement de ses peuples.

Il craignait tellement de les fouler, que ce fut en partie pour éviter cet inconvénient qu'il ne s'écarta jamais de Rome ou du voisinage. Une première raison était qu'occupant le centre de l'empire, où retentissaient toutes les provinces, il se trouvait plus à porté de recevoir les nouvelles et de pourvoir promptement à tous les besoins : mais il alléguait lui-même, comme un second motif, que les voyages d'un empereur, quelque économe qu'il fût, ne pouvaient manquer d'être onéreux aux peuples chez lesquels il passait.

Au reste, la bonté d'Antonin ne dégénéra point en faiblesse. Ce prince qui ne respirait que la douceur à l'égard des citoyens, traita ses affranchis avec une grande sévérité, et ne leur laissa prendre aucun crédit. Il y avait une étrange différence de mérite entre ses deux fils adoptifs, Marc Aurèle et Lucius Commodus : il sentit cette différence, et il régla sur elle sa conduite à leur égard. Il éleva le premier en honneur, il lui donna sa confiance, il le désigna son successeur ; au contraire, il n'accorda à Commodus que ce qu'il ne pouvait absolument lui refuser. Il le fit questeur et deux fois consul ; mais il ne lui ouvrit point l'entrée au sénat avant sa questure. Lorsqu'il allait à ses maisons de campagne, il ne l'admettait point dans la même voiture avec lui, et il le faisait marcher avec le préfet du prétoire : il ne le nomma point César ; il ne rappela point à sa succession. En un mot, pendant près de vingt-trois ans que dura le règne d'Antonin, Commodus vécut dans le palais comme simple particulier, sans autre distinction que le titre de fils de l'empereur.

Un des caractères des bons princes est de ménager les finances de l'état. Vespasien et Trajan chez les Romains, Henri IV parmi nous, fournissent la preuve de cette maxime. Antonin porta cette salutaire économie à un rare degré de perfection. Il était venu au trône avec un riche patrimoine, et il le prodiguait pour épargner le trésor public. À l'occasion de son adoption, Adrien avait promis, selon l'usage, des largesses au peuple ; Antonin les acquitta du sien ; et comme Faustine sa femme lui en faisait des reproches : Vous ne pensez guère noblement, lui dit-il. Ne devez-vous pas savoir que depuis que nous sommes parvenus à l'empire nous avons perdu le droit de propriété, même sur ce que nous possédions auparavant ? En effet, il donna son patrimoine à la république[1], s'en réservant seulement l'usufruit à lui et à sa fille Faustine, qu'il maria à Marc Aurèle.

Quand il faisait quelque séjour à la campagne, c'était sur ses terres, comme au temps de sa condition privée ; et pensant que les ameublements précieux et les joyaux de la couronne étaient un argent mort, que les maisons de plaisance qui appartenaient au domaine impérial n'étaient que des occasions de dépenses, il en vendit une grande partie pour grossir son épargne : aussi la laissa-t-il très-riche en mourant, au lieu qu'il avait diminué ses biens patrimoniaux par ses largesses.

Il ne pouvait souffrir les pensions accordées par le trésor public sans raison légitime ; et il en retrancha plusieurs, disant que c'était la chose du monde la a plus indigne et même la plus cruelle, que la république fût rongée (c'est son terme) par ceux qui ne lui rendaient aucun service. Un poète lyrique, nommé Mésomède, fut du nombre de ceux qu'Antonin trouva trop chèrement payés, et sa pension fut diminuée.

Mais ce sage prince n'outrait rien ; et le désir d'enrichir l'épargne ne le porta ni à l'injustice, ni ne tarit la source des libéralités convenables et bien entendues. Il ne reçut point les dispositions testamentaires de ceux qui laissaient des enfants. Il attribua des gages et des distinctions honorifiques aux maîtres d'éloquence et de philosophie dans toutes les provinces de l'empire. Il exempta entièrement l'Italie et les provinces pour la moitié d'une redevance que les peuples payaient aux empereurs, à l'occasion de leur avènement à la souveraine puissance. Il fit aux troupes les distributions d'argent qui avaient passé en règle. Il établit des fonds pour l'éducation gratuite d'un certain nombre de jeunes filles, qu'il nomma Faustiniennes en l'honneur de l'impératrice sa femme. Il fit don de sommes considérables à plusieurs villes, soit pour construire de nouveaux ouvrages, soit pour en réparer d'anciens qui tombaient en ruines ou qui avaient péri par quelque accident. Il accorda des pensions aux sénateurs pauvres ; il aida les magistrats à soutenir les dépenses attachées à leurs charges. C'est ainsi qu'il se montra économe sans avarice, et libéral sans prodigalité.

Les jeux, qui amusaient le peuple, ne lui parurent point une dépense superflue. Il donna des combats de bêtes, dans l'un desquels furent tués cent lions à la fois. Il eut soin de rassembler de toutes les parties de l'univers les animaux les plus singuliers, et de les amener à Rome pour en repaître les yeux de la multitude, tels que des crocodiles, des hippopotames, des rhinocéros, des éléphants, des tigres. Je ne parle point des spectacles des pantomimes, qu'il aimait et qui le délassaient lui-même. Il n'approuvait pas néanmoins la profusion dont on usait souvent pour les jeux, et il modéra à une certaine somme la dépense qu'il serait permis de faire pour les combats de gladiateurs.

Quoiqu'il n'eût point la passion de bâtir, il ne laissa pas d'embellir Rome de plusieurs édifices, dont celui qui mérite peut-être le plus d'être remarqué, est un temple en l'honneur d'Adrien. Il acheva aussi ce qui restait à faire au tombeau de son prédécesseur. Il construisit en différentes villes d'Italie des ouvrages utiles. Nîmes, la patrie de ses ancêtres, lui attribue avec beaucoup de probabilité les deux plus superbes monuments qui restent parmi nous de la magnificence romaine, les arènes et le pont du Gard. Antonin agrandit encore et orna de privilèges le bourg de Pallanteum en Arcadie, qui à cause d'Évandre était regardé comme le berceau de Rome. Il en fit une ville, à laquelle il donna le droit de se gouverner par ses lois et l'exemption de tributs.

La maturité et la sagesse qui dirigeaient toutes les démarches d'Antonin produisirent en lui une égalité parfaite, qui est le trait le plus caractérisé d'une vertu supérieure. Il fut toujours le même : point d'humeur, point de caprice. Ses amis n'avaient point à craindre ces bourrasques subites, qui rendirent la cour d'Adrien si orageuse. Il choisissait avec grande attention ceux qu'il devait mettre en place. Placés une fois, ils pouvaient s'assurer de demeurer dans leur emploi autant qu'il leur conviendrait, avec toutes sortes d'agréments de la part du prince. Le vice seul attirait sa disgrâce, qui même à l'égard des méchants n'était point accompagnée de dureté. Hors ce cas il conservait chacun dans son poste. À son avènement à l'empire il ne déplaça aucun de ceux qu'Adrien avait constitués en autorité : et Gavius Maximus fut pendant vingt ans son préfet du prétoire.

Nous savons en général qu'il fit plusieurs ordonnances pour régler et perfectionner la jurisprudence en divers points, aidé des plus habiles jurisconsultes de son temps. Mais le détail nous en est peu connu, et je ne citerai ici que trois de ces règlements. Encore est-il incertain si celui que je rapporterai le dernier est de Tite Antonin, ou de Marc Aurèle son successeur, qui porte aussi dans les anciens auteurs le nom d'Antonin. Je dirai donc d'abord que l'empereur dont je fais ici l'histoire défendit de poursuivre une seconde fois le

même homme pour un crime dont il aurait été absous : loi sage, qui empêche les dangers de s'éterniser, et qui assure une tranquillité bien achetée par les risques d'un jugement en matière criminelle.

Le second règlement que j'ai à citer est une modération apposée à la rigueur du droit romain dans un cas utile au fisc. Si un père devenait citoyen romain, et que ses enfants, par quelque raison que ce pût être, ne changeassent point d'état et demeurassent citoyens de leur ancienne patrie, il ne pouvait les avoir pour héritiers : il fallait que sa succession passât à d'autres familles, ou tournât au profit de l'empereur. Ainsi une institution humaine abolissait en quelque façon le droit de la nature. Antonin, sans considérer l'avantage qui en revenait à son épargne, rétablit les choses dans leur ordre et voulut que l'honneur recherché et obtenu par le père ne fût pas nuisible aux enfants.

Une troisième ordonnance, qui nous a été conservée par saint Augustin, regarde les causes d'adultère. Elle établissait pour règle que, si un mari poursuivait sa femme en justice comme lui ayant manqué de fidélité, il fallait que le juge examinât si le mari avait lui-même gardé fidélité à sa femme ; et que, supposé qu'ils fussent trouvés tous deux coupables, ils fussent tous deux punis. Car, dit l'empereur, il me paraît tout-à-fait injuste que le mari exige de sa femme l'observation d'un engagement qu'il n'observe pas lui-même. Cette loi, qui a mérité les éloges de saint Augustin, effraierait peut-être des mœurs corrompues. Mais, quoiqu'il faille avouer que l'inconvénient est plus fâcheux pour la société civile dans l'adultère de la femme, il est pourtant vrai que le crime considéré' en soi est égal de part et d'autre, et également condamné par la saine morale.

Antonin fut équitable même envers les chrétiens, qu'un préjugé général dévouait alors à la haine publique. Éloigné de ce faux zèle qu'inspire la superstition, non seulement il ne porta point d'édit de persécution contre eux, mais il les mit l'abri de l'aveugle fureur des peuples et de l'injustice des magistrats romains. Car l'envie contre leur vertu, et les calomnies dont on s'efforçait de les noircir, suscitaient sans cesse des tempêtes qui les mettaient dans un continuel danger de périr, et qui réellement en conduisirent plusieurs au martyre. C'est ce qui engagea saint Justin à présenter à l'empereur une généreuse et excellente apologie pour les chrétiens : et il paraît qu'Antonin en fut touché. Ce qui est certain, c'est qu'il envoya des rescrits à plusieurs villes de la Grèce pour y faire cesser ces soulèvements séditieux contre des innocents ; et nous avons dans Eusèbe celui qu'il adressa pour la même cause aux peuples de l'Asie mineure en commun. Il y prend hautement la défense des chrétiens, il loue la fidélité qu'ils gardent à leur Dieu, le courage qui leur fait mépriser la mort, et il tourne même les éloges qu'il donne à leur vertu en reproches contre les vices de leurs persécuteurs. Il termine son décret en déclarant que le nom de chrétien n'est point un crime, et que si quelqu'un est traduit devant les tribunaux pour cet unique sujet, il doit être renvoyé absous, et son accusateur puni. Il semble qu'il ne restât plus à ce prince qu'un pas à faire pour connaître pleinement et embrasser la vérité. Mais les jugements de Dieu sont impénétrables, et il nous convient de les adorer.

Il est aisé de concevoir qu'un prince qui remplissait le plan de gouvernement que je viens d'exposer fut aimé tendrement de ses sujets. Antonin se vit de plus respecté des étrangers, sans qu'il ait jamais fait la guerre, au moins offensive. La réputation de sa justice lui donna sur les rois et les peuples voisins de l'empire une autorité qu'il n'aurait pu acquérir par les armes. Pharasmane, roi d'Ibérie, vint le saluer à Rome, et il lui témoigna plus de déférence qu'il n'en avait montré pour Adrien. Pacorus fut établi par lui roi des Lazes, peuple de la Colchide. Le roi des Parthes se préparait à faire la guerre aux Arméniens : Antonin l'en empêcha par une simple lettre ; et cela quoiqu'il n'eût point pour lui une complaisance molle, et qu'il eût refusé de lui rendre le trône d'or conquis par Trajan sur Chosroês. Les Indiens, les Bactriens, les Hyrcaniens, lui envoyèrent des ambassadeurs. Les nations barbares des frontières, au lieu de se faire justice par les armes, le prenaient pour arbitre de leurs prétentions et de leurs différends. On a comparé avec raison Antonin avec Numa : et ce n'est pas un des moindres traits de ressemblance entre ces deux princes que la sagesse t de l'un et de l'autre ait été comme une source fécondé d'où l'amour de la paix et les sentiments vertueux se soient répandus sur tout ce qui les environnait et aient fait régner autour d'eux le calme et la tranquillité.

La conduite privée d'Antonin, dont j'ai déjà rapporté quelques particularités, répondait à la sagesse avec laquelle il gouvernait les affaires publiques. Sa table était honnête, mais sans luxe. Il n'employait point d'autres officiers pour la servir, d'autres pourvoyeurs, que ceux qu'il avait étant simple particulier. Il y admettait ses amis, mais sans gêner leur liberté ; et il ne trouvait point mauvais qu'invités par lui ils s'excusassent de s'y trouver. Il avait besoin de prendre quelque chose le matin pour se soutenir dans le travail avant le repas : et c'était du pain sec. Ses amusements, si l'on excepte les jeux des pantomimes, que la sévérité de la morale chrétienne et même philosophique condamne, étaient innocents : la pêche, la chasse, la promenade, la conversation avec ses amis.

Ses mœurs ne furent pas entièrement exemptes de tache. Il est fait mention dans Capitolin d'une concubine de ce prince[2] ; et, suivant le témoignage de Marc Aurèle, il se retira promptement d'un genre de désordre plus criminel encore, et alors très-commun dans Rome ; ce qui suppose qu'il y avait donné d'abord. Voilà, à proprement parler, les seuls reproches que lui fasse l'histoire ; à moins que l'on ne veuille compter pour un sujet légitime de censure l'excessive indulgence pour sa femme, dont la conduite n'honorait pas le trône. Il souffrit patiemment, tant qu'elle vécut, les trop grandes libertés qu'elle se donnait : il consentit qu'elle fût décorée du titre d'Augusta lorsqu'il parvint lui-même à l'empire ; et, cette princesse étant morte au bout de trois ans, il lui fit rendre les honneurs divins avec tout l'appareil de temple, de prêtresses, de statues d'or et d'argent. C'était pousser bien loin ou un attachement de faiblesse, ou l'affectation d'ignorer ce que tout le monde savait.

On a voulu aussi lui tourner à blâme son exactitude poussée, à ce que prétendaient quelques-uns, jusqu'au scrupule : et des plaisants, qu'elle incommodait peut-être, disaient de lui qu'il coupait un pois en quatre. Mais il est bien aisé à ceux à qui tout est indifférent, hors leur intérêt propre et leur plaisir, de jeter un ridicule sur les soins attentifs et vigilants qu'inspire la vertu. Antonin avait l'aine grande, l'esprit élevé ; et un tel caractère ne compatit point avec les minuties.

Il me reste peu de choses à raconter de ce prince jusqu'à sa mort ; et ce sont des faits qui regardent pour la plupart Marc Aurèle et L. Commodus ses fils adoptifs.

Aussitôt après la mort d'Adrien, Antonin fit connaître par des effets à Marc Aurèle l'estime singulière qu'il avait pour lui et la préférence qu'il lui donnait sur son frère. Adrien avait arrangé les mariages de ces deux jeunes princes. Marc Aurèle devait épouser la fille de Vérus César, et Commodus la fille d'Antonin. Le nouvel empereur résolut de rompre ces projets, et profitant du prétexte que lui fournissait la trop grande jeunesse de Commodus, âgé alors seulement de sept à huit ans, il fit sonder Marc Aurèle sur le dessein qu'il avait de le choisir pour son gendre. Celui-ci, retenu peut-être par le respect pour les arrangements d'Adrien, demanda du temps pour délibérer sur une offre si avantageuse. Après y avoir pensé, il y consentit, et s'assura ainsi de plus en plus le droit de succession à l'empire ; mais il acquit une épouse qui fit grand tort à sa réputation. Nous ne pouvons pas dire si le mariage fut célébré sur-le-champ ou s'il fallut attendre quelques années. Nous ne savons pas au juste Pige de Faustine fille d'Antonin. Nous voyons que huit ans après Marc Aurèle en avait eu une fille, qui est apparemment Lucilie, mariée dans la suite à Commodus, et devenue ainsi l'épouse de celui qui dans le premier plan devait épouser sa mère.

Mais en quelque temps que le mariage de Marc Aurèle avec Faustine ait été célébré, dès qu'il fut arrêté, c'est-à-dire dès l'année qui suivit la mort d'Adrien, Antonin accumula sur la tête de son gendre toutes sortes d'honneurs. Il le nomma César : il le désigna consul pour l'année suivante avec lui : il le fit chef de l'une des centuries des chevaliers romains, et, lorsque le jeune prince donna en cette qualité des jeux au peuple avec ses collègues, l'empereur prit place à côté de lui. Antonin fit aussi à Marc Aurèle une maison, quelque répugnance qu'il lui vît pour la pompe et la magnificence ; il lui donna pour logement le palais de l'ibère, et il le décora quatre ans après d'un second consulat, dans lequel il voulut encore être son collègue.

En même temps qu'il faisait une sorte de violence à la modestie de Marc Aurèle par l'éclat dont il l'environnait, il ne négligea point de seconder son inclination favorite pour l'étude de la philosophie. Car la fortune et les dignités n'avaient rien changé dans le goût du nouveau César pour les belles connaissances qui tendent à perfectionner le cœur de l'homme en lui faisant sentir toute la beauté de la vertu. Comblé d'honneurs, et destiné à la souveraineté, il continuait de s'exercer à cette vraiment haute science, et il prenait avidement les leçons des plus habiles maîtres en ce genre. Antonin, pour le satisfaire, lui fit venir de Chalcis en Syrie un célèbre stoïcien, nommé Apollonius.

Marc Aurèle témoigne avoir à ce philosophe de grandes obligations. Il dit qu'il a appris de lui tout ce que le stoïcisme promet, la fermeté dans les maux de la vie, l'élévation des sentiments, et même le mélange de la douceur avec la noblesse du courage. L'histoire ne parle pas si avantageusement d'Apollonius. Elle l'accuse d'avidité pour faire payer chèrement ses leçons, et d'une morgue pédantesque qui fit pitié à Antonin et attira ses railleries. Car lorsque ce stoïcien fut venu à Rome, l'empereur l'ayant mandé pour lui remettre son auguste élève, Apollonius, avec une arrogance qui doit paraître bien étonnante dans nos mœurs, répondit : Ce n'est point au maître à aller chercher son disciple, mais au disciple à venir trouver son maître. Antonin, à qui l'on rendit cette réponse, se mit à rire, et dit : Apollonius a bien pu venir de Syrie à Rome, et il ne peut faire le voyage de sa maison au palais.

Ce prince savait apprécier chaque chose suivant sa juste valeur : et si l'arrogance lui paraissait digne de mépris, la bonté était sûre de son estime. Marc Aurèle pleurait un jour la mort de celui qui avait élevé son enfance, et les courtisans lui reprochaient cette sensibilité comme une faiblesse. Permettez-lui d'être homme, dit Antonin ; car ni le rang suprême, ni la philosophie n'étouffe le sentiment.

Il se donna le temps de bien connaître Marc Aurèle, avant que de lui communiquer les titres qui constituaient chez les Romains la souveraineté. Ce ne fut qu'après neuf ans écoulés depuis son adoption que ce jeune prince, deux fois consul, âgé de -vingt-six ans, marié, et déjà père d'une fille, reçut la puissance du tribunat et l'autorité proconsulaire. Et afin que les peuples prissent une part sincère à la joie de cet événement, l'empereur accorda une remise de tout ce qui restait dû au fisc, et il brûla, comme avait fait Adrien dans une semblable occasion, les registres qui constataient ces dettes.

Cette même année, que les Romains comptaient la neuf centième de la fondation de la ville, Antonin célébra les jeux séculaires avec beaucoup de magnificence.

Marc Aurèle était bien digne des honneurs par lesquels Antonin l'égalait presque à lui-même. Jamais fils ne fut plus soumis à son père. Pendant près de vingt-trois ans qu'il habita avec lui, soit dans la ville, soit à la campagne, il ne découcha que deux nuits ; et il se conduisit toujours avec tant de probité, de modestie, de sagesse, que chaque jour ajoutait un nouveau degré à l'estime et à l'affection qu'Antonin lui portait.

Aussi eut-il toute sa confiance. L'empereur l'appelait à tous les conseils, l'associait au gouvernement de toutes les affaires, ne donnait aucun emploi, ne plaçait personne que de concert avec lui. Antonin et Marc Aurèle renouvelaient le bel exemple que Vespasien et Tite avaient donné à l'univers. On voyait un père et un fils posséder et exercer en commun le souverain pouvoir, sans défiance, sans cupidité, sans ombrage, avec une tranquillité et une paix qui prouvaient la vertu supérieure de l'un et de l'autre. On voulut inspirer des soupçons à Antonin ; car jamais les cours même des meilleurs princes ne manquèrent d'artisans de discorde, qui cherchent à s'avancer à la faveur du trouble qu'ils excitent. Omulus en particulier, qui est sans doute le même dont j'ai déjà rapporté un trait de liberté brutale, voyant la mère de Marc Aurèle qui adorait une statue d'Apollon dans un verger, osa dire à l'empereur : Voilà une femme qui demande aux dieux que vous mouriez bientôt, afin que son fils règne. Mais les discours des malintentionnés ne firent aucune impression sur Antonin, et ne diminuèrent en rien la confiance qu'il avait si justement placée en Marc Aurèle.

Pour ce qui est de Commodus, c'était, comme je l'ai déjà dit, un caractère bien différent de son frère. Élevé avec tous les soins qui pouvaient répondre à sa haute fortune, instruit par les meilleurs maîtres dans la grammaire, dans les exercices de l'éloquence, dans la philosophie, il fit peu de progrès dans toutes ces différentes espèces d'études, moins par incapacité que par défaut d'application. Il avait un goût décidé pour le plaisir : il aimait passionnément les jeux du cirque, les combats de gladiateurs, tous les spectacles : les délices, les amusements l'occupaient tout entier, et il brillait dans le frivole.

Antonin était très-blessé de ces vices de Commodus : et quoiqu'il reconnût en lui quelque chose de bon, un esprit ingénu, une facilité de mœurs qui se laissait assez aisément gouverner, il paraît qu'il ne le garda dans son palais que par respect pour la mémoire d'Adrien, qui le lui avait fait adopter. La fidélité à ses engagements le guidait, et non l'affection.

Dès qu'il le laissait jouir de la qualité et du rang de son fils, il ne pouvait se dispenser de lui accorder des distinctions honorifiques. Le jour qu'il lui donna la robe virile, il fit une largesse au peuple : mais, comme s'il eût appréhendé que Commodus n'en eût l'honneur, il ménagea un autre motif à sa libéralité, en prenant ce même jour pour dédier le temple qu'il avait bâti à Adrien. Aux jeux que Commodus donna durant sa questure, Antonin le fit asseoir entre lui et Marc Aurèle. J'ai dit qu'il le décora de deux consulats. Mais tout cela ne le tirait point de la condition privée : et Antonin ne le revêtit d'aucun titre qui annonçât le droit à la puissance impériale.

Commodus était consul pour la seconde fois avec Marc Aurèle son frère, qui l'était pour la troisième fois lorsque arriva la mort d'Antonin. Ce prince avait vécu jusqu'à l'âge de plus de soixante et treize ans sans ressentir aucune infirmité, si ce n'est des migraines assez fréquentes, qui l'obligeaient d'interrompre son application aux affaires : mais dès que le mal était passé, il reprenait le travail avec une nouvelle vigueur. Au mois de mars de l'an de Rome 912, vingt-troisième de son règne, étant à Lori, maison de plaisance qu'il chérissait singulièrement, parce qu'il y avait été élevé, il se trouva pendant la nuit incommodé d'une indigestion, qui le lendemain lui donna la fièvre. Dès le troisième jour de sa maladie, il en sentit le danger, et ayant appelé les préfets du prétoire et les principaux de ses amis, il confirma en leur présence le choix qu'il avait fait de Marc Aurèle pour son successeur, et il lui recommanda la république et sa fille. Il se dépouilla même en quelque façon dès ce moment en sa faveur des honneurs du rang suprême ; et pour l'en mettre en possession, il fit transporter chez lui la statue d'or de la Fortune, que les empereurs avaient toujours dans leur chambre. Bientôt la fièvre porta à la tête, et dans son délire Antonin parlait uniquement de la république, et des rois qui lui avaient donné sujet de s'irriter contre eux. C'était sans doute, suivant la conjecture de M. de Tillemont, Vologèse, roi des Parthes, qui occupait principalement sa pensée : car Vologèse faisait dès lors les préparatifs de la guerre qu'il déclara peu après aux Romains. 11 paraît qu'avant sa mort Antonin eut un intervalle lucide, pendant lequel, ayant donné pour mot au tribun des prétoriens la tranquillité, il se retourna, et mourut aussi paisiblement que s'il n'eût fait que s'endormir.

Il était âgé de soixante et treize ans, cinq mois et dix-sept jours, étant né le 19 septembre de l'an de Rome 837, et mort le 7 mars, 912. Il avait commencé de régner le 10 juillet de l'an 889, et par conséquent son règne a duré vingt-deux ans, sept mois et vingt six jours. Ses cendres furent portées au tombeau d'Adrien ; et ses deux fils et successeurs, Marc Aurèle et L. Vérus, montant à la tribune aux harangues, firent l'un après l'autre son oraison funèbre.

Quoique vieux lorsqu'il mourut, il fut regretté comme s'il eût été enlevé à la fleur de l'âge. Il est inutile de remarquer qu'on lui déféra tous les honneurs imaginables. Son successeur n'eut pas besoin de presser les sénateurs sur cet article. Chacun à l'envi louait sa bonté, sa clémence, la droiture de son esprit, l'égalité de ses mœurs : et tous d'une commune voix opinèrent pour le mettre au rang des dieux, en lui décernant temple, prêtres, collège d'antoniniens dévoués à son culte, fêtes anniversaires pour célébrer sa mémoire. Marc Aurèle et le sénat romain voulurent transmettre aux âges futurs les sentiments dont ils étaient remplis pour lui, en lui consacrant un monument durable, qui subsiste encore aujourd'hui sous le nom de Colonne Antonine, et qui, rétabli par Sixte-Quint, fait un des ornements de Rome.

Mais ce qui est le plus glorieux à ce bon prince, vénération c'est que la vénération pour son nom fut si grande, que pendant près d'un siècle tous les empereurs voulurent le porter, même ceux qui ne lui appartenaient ni par le sang, ni par l'adoption. Ce nom était si cher aux citoyens et aux soldats, qu'ils ne pouvaient regarder comme empereur celui qui ne s'appellerait pas Antonin. Aussi Sévère souhaitait-il qu'il en fût du nom d'Antonin comme de celui d'Auguste, et qu'il passât à. tous ceux qui seraient revêtus de la puissance impériale : et en effet il le fit prendre à ses deux fils, Caracalla et Geta. En un mot, le nom d'Antonin était dans l'esprit des peuples quelque chose de plus saint et de plus sacré que celui de dieu : et réellement, la plupart de leurs dieux n'étaient pas comparables au prince qui avait rendu le n6m d'Antonin si vénérable.

Je me sens moi-même, après tant de siècles, pénétré de respect et d'affection pour un empereur, que l'on peut citer comme le modèle des souverains, et dont l'exemple, s'il était suivi, perpétuerait le bonheur du genre humain. Je le quitte à regret ; et j'espère que le lecteur me permettra de lui donner encore ici le tableau d'Antonin, tel que l'a tracé Marc Aurèle son digne successeur. On y trouvera quelques traits nouveaux ; et je crois que l'on reverra avec plaisir ceux que j'ai déjà indiqués.

Voici, dit Marc Aurèle[3], les qualités que j'ai admirées dans mon père adoptif, et que je me propose d'imiter. La douceur, la constance inébranlable dans les résolutions prises une fois avec maturité ; l'éloignement de la vaine gloire, et l'indifférence pour ce que l'on regarde communément comme honneurs et distinctions ; l'amour du travail et l'assiduité à le suivre persévéramment ; la disposition à écouter quiconque pouvait lui donner un avis utile ; une justice inflexible, et toujours attentive à rendre à chacun ce qui lui est dû ; l'habileté à discerner les cas qui admettent l'indulgence de ceux qui exigent la sévérité. Plein de l'esprit de société, soigneux de ne point gêner ses amis, il ne leur imposait la nécessité ni de venir à ses repas, ni de le suivre à la campagne ; et lorsque quelque raison que ce pût être les avait obligés de s'en dispenser, ils ne le trouvaient, en reparaissant devant lui, nullement changé à leur égard. Fidèle et constant dans l'amitié, de même qu'il ne connaissait point ces saillies impétueuses qui vont jusqu'à la passion : aussi n'avait-on à craindre de sa part ni dégoût ni caprice. Dans les conseils, il examinait scrupuleusement les affaires, et au lieu de se contenter des premières vues, il approfondissait son sujet et le considérait sous toutes les faces. Aisé à.se satisfaire de ce qu'il trouvait sous sa main, toujours content, rien n'altérait la sérénité de son âme, ni ne l'empêchait de faire usage de la sagacité qu'il avait pour prévoir au loin l'avenir. Il mettait ordre à tout, entrant dans les plus petits détails, sans bruit, sans fracas, sans donner aux choses plus de poids qu'elles ne méritaient. Jamais les finances de l'empire ne furent mieux ménagées que sous son gouvernement ; et il supportait sans s'émouvoir les mauvaises plaisanteries de ceux qui voulaient sur ce point tourner sa conduite en ridicule. La flatterie n'eut aucun pouvoir sur son esprit, et il supprima les acclamations qui dégénéraient en indécences. Point de superstition dans le culte de la divinité, point de bassesse avilissante dans ses procédés à l'égard des hommes, ni d'affectation pour se rendre populaire aux dépens de la dignité. Toutes ses actions étaient dirigées par une sagesse constamment uniforme, qui ne donnait dans aucun excès, qui marchait toujours surie même ligne sans se laisser jamais prendre à l'appas de la nouveauté. Ses manières affables coulaient de source, et il ne les chargeait point, parce qu'elles n'étaient que l'expression naturelle de ses sentiments. Nul faste dans tout ce qui l'environnait : et son exemple est une preuve qu'un prince n'a besoin, pour se faire respecter, ni de gardes, ni d'habillements magnifiques, ni de statues, ni de tout l'éclat extérieur ; et qu'en se rapprochant, autant que possible, de la façon de vivre d'un particulier, il rien conserve que plus d'élévation et de grandeur dans le gouvernement des ail/tires publiques.

Antonin avait l'esprit fort orné, suivant la mesure néanmoins qui convient à un prince. On ne pouvait pas dire de lui qu'il fût un savant, un rhéteur, un sophiste, mais bien un sage perfectionné par les belles connaissances, et devenu, par d'utiles réflexions, capable de se gouverner et de gouverner les autres. Il ne se piquait point d'exceller dans les sciences qui n'étaient point de son ressort, et regardant comme indigne de lui la jalousie contre ceux dont elles faisaient la profession et l'étude, il leur cédait sans peine la supériorité dans leur genre, et favorisait leurs succès. Il honorait sincèrement les vrais philosophes, et n'insultait point à ceux qui abusaient de ce nom pour masquer leurs vices. Il avait un soin raisonnable de sa santé, gardant un milieu entre des attentions de délicatesse et une négligence nuisible ; et il réussit à se conserver, en substituant sa propre vigilance aux secours des médecins qu'il n'employait que très-rarement La solidité de son esprit lé rendait stable et permanent, non seulement dans ses façons de penser, mais dans sa conduite extérieure. Mêmes occupations, mêmes arrangements, goût persévérant pour les mêmes lieux. Un jour de sa vie était semblable à tous les autres. Plein d'ouverture et de franchise, il ne faisait point mystère de ce qui ne demandait point à être caché : il n'observait le secret que pour de bonnes raisons, et particulièrement dans ce qui se rapportait aux affaires d'état. Au comble de la grandeur, il ne connut jamais les délices ; et pour ce qui est des commodités de la vie, il en usait simplement et uniquement lorsqu'il les avait : si par quelque accident elles lui manquaient, il savait s'en passer. Il donna des jeux et des spectacles, il et des largesses, mais avec poids et mesure, comme s'acquittant d'une dette que l'usage exigeait de lui, et non par goût pour le faste, ni dans le dessein de s'attirer la faveur de la multitude. Il construisit divers ouvrages publics, sans aimer à bâtir, mais par raison de convenance ou même de nécessité. Nullement recherché dans tout ce qui appartient aux soins du corps, il ne prenait point le bain à des heures insolites, il ne se piquait point d'inventer de nouveaux ragoûts pour sa table, il n'était curieux ni de belles et précieuses étoffes pour se vêtir, ni du coup-d'œil d'une nombreuse troupe d'esclaves tous jeunes et bien faits. Ce qu'il y avait de plus simple était ce qui lui convenait davantage. Sans dureté, sans audace, sans cupidité, mesuré en tout, agissant en tout avec maturité, tranquillité, circonspection, il méritait qu'on lui appliquât ce qui a été dit de Socrate, qu'il était seul capable de s'abstenir et de jouir des choses dont le commun des hommes n'a ni la force de se priver, ni la sagesse de bien user.

C'est ainsi que Marc Aurèle a peint Tite Antonin, et ce serait en moi une témérité que de prétendre ajouter à ce tableau de nouveaux traits. Je vais seulement rendre, compte en peu de mots de l'état de la littérature sous un si beau règne.

Antonin aimait les lettres, et il les avait cultivées, comme on vient de le lire, non en savant de profession, mais en homme d'état et en prince. On avait de lui au temps où Capitolin écrivait, c'est-à-dire sous Dioclétien, plusieurs harangues, où régnait un goût d'éloquence digne de son caractère et de son rang.

La faveur dit prince et la douceur de la paix firent fleurir les études, plus néanmoins en ce qui regarde la philosophie que dans les aménités de la littérature, plus chez les Grecs que chez les Romains.

Nous ne pouvons citer aucun poète du temps d'Antonin, si ce n'est un certain Julius Paulus, dont Aulu-Gelle fait mention dans divers endroits et qu'il loue beaucoup pour son savoir : genre de mérite qui n'est pas le premier dans un poète. Cornélius Fronto, maître de Marc Aurèle en éloquence latine, fut un célèbre orateur, qui même fit secte, et rappela le goût de gravité mâle dans le style, dont ses devanciers s'étaient écartés. Il est fâcheux qu'il ne nous reste aucun ouvrage de sa composition. On rapporte au même temps, peut-être sans beaucoup de fondement, l'abréviateur de Trogue Pompée, Justin, dont le mérite est de nous avoir transmis un extrait d'un auteur estimable que nous avons perdu.

La Grèce nous a fourni, sous ce règne, un historien qui n'est pas comparable à ceux des bons temps, mais dont le travail nous est néanmoins utile aujourd'hui. C'est Appien Alexandrin qui avait écrit toute l'histoire romaine jusqu'à Auguste, non pas en un corps bien suivi, bien lié et assujetti à l'ordre des temps, mais par parties, et en distribuant son sujet suivant la différence des pays et des peuples contre lesquels les Romains ont fait la guerre : mauvais plan qui jette de la confusion dans les idées, qui produit de l'embarras dans l'esprit du lecteur, comme il est aisé de le sentir par rapport à la seconde guerre punique, qui est tellement morcelée dans cet auteur, que, pour l'avoir entière, il faut en chercher une partie dans le livre des guerres d'Espagne, une autre dans celui des guerres d'Afrique ; et ce qui s'est passé en Italie compose un livre intitulé : Guerre d'Annibal.

Le plus illustre de tous ceux qui ont écrit sous le règne d'Antonin, est sans contredit Ptolémée, astronome et géographe, qui faisait ses observations et composait ses ouvrages à Alexandrie.

Maxime de Tyr, philosophe platonicien, fut au nombre des maîtres de Marc Aurèle, qui en fait de grands éloges. Suivant l'opinion commune des savants, il est le même dont nous avons encore plusieurs discours philosophiques dans les principes de Platon.

Hérode Atticus, Athénien de naissance, ne brilla pas seulement par les talents de l'esprit, mais par les richesses et par l'éclat des dignités. Sa noblesse remontait jusqu'à Cimon et à Miltiade. Son père Atticus n'avait d'abord qu'une fortune médiocre ; mais il fut remis, par une aventure inopinée, en état de soutenir la splendeur de sa naissance. Il trouva dans une maison qui lui appartenait un trésor immense. Cette découverte lui causa plus de crainte que de joie. On sortait alors de la tyrannie de Domitien, sous lequel une bonne fortune de cette espèce serait devenue funeste à celui qui en aurait été favorisé. Mais Nerva pensait différemment ; et il accorda à Atticus, qui l'instruisit du fait et lui demanda ses ordres, la jouissance du trésor. Atticus, qui avait l'âme grande, ne saisit point avec avidité cette agréable réponse, et par une seconde lettre il représenta à l'empereur que le trésor qu'il avait trouvé était au-dessus de la condition d'un particulier. Usez-en, répliqua l'empereur,  sans scrupule et sans crainte ; il est à vous. Atticus,  devenu ainsi tout d'un coup opulent, et ayant en conséquence fait un riche mariage, usa de sa fortune avec une magnificence de prince. On peut en juger par le trait suivant.

Il était, sous l'empire d'Adrien, commandant des villes libres de l'Asie ; et voyant que celle de la Troade manquait d'eau, pour procurer aux habitants une commodité si nécessaire, il demanda à l'empereur et obtint une gratification de trois millions de drachmes[4]. Il présida lui-même à l'ouvrage, et il le fit en grand ; en sorte que la dépense se monta à sept millions de drachmes[5], au lieu de trois. Il en fut porté des plaintes à l'empereur qui semblait les écouter. Atticus lui écrivit qu'un empereur romain ne devait point être importuné pour de si petits objets. Je donne, ajouta-t-il, à mon fils les quatre millions de drachmes qui excédent la somme que vous avez accordée[6], et mon fils en fait don à la ville de Troade. Tel était le père d'Hérode Atticus.

Celui-ci, né dans l'opulence, ne s'en fit pas un titre d'ignorance et d'oisiveté ; il cultiva l'éloquence dans sa langue maternelle avec ardeur et avec succès. Sa passion pour réussir était si vive, qu'ayant eu le malheur de rester court dans une harangue qu'il faisait encore fort jeune à l'empereur Adrien sur les bords du Danube, la honte et le désespoir le portèrent presque à aller se jeter dans ce fleuve la tête la première. Il se remit néanmoins, et, par une façon de penser plus raisonnable, tournant sa disgrâce en aiguillon, il redoubla d'activité : il se fortifia et s'enhardit par l'exercice ; il seconda par un travail opiniâtre l'heureuse facilité qu'il avait reçue de la nature, entremêlant l'étude jusque dans ses repas, y consacrant une partie de la nuit qu'il dérobait au sommeil. Il parvint ainsi à la gloire qu'il désirait ; il s'acquit la réputation du plus illustre orateur de la Grèce, et il fut choisi pour donner des leçons d'éloquence grecque à Marc Aurèle. Ses soins, quoiqu'ils eussent peu fructifié dans un élève qu'entraînait ailleurs un goût décidé pour la philosophie, furent cependant récompensés, et Antonin l'honora d'un consulat ordinaire. On avait de lui, au temps de Philostrate et même de Suidas, des discours, des lettres, et d'autres ouvrages où brillait le caractère d'un beau naturel et d'un génie élevé ; mais tout est perdu aujourd'hui.

En héritant des grandes richesses de son père, Hérode Atticus hérita aussi de lui le goût pour en faire un noble usage. Il construisit des monuments magnifiques ; il consacra dans les temples de riches offrandes, à Athènes, à Delphes, à Olympia Pisa, et dans d'autres lieux de la Grèce ; il se montrait libéral envers ses amis ; et, au lieu d'amasser des trésors, il les plaçait dans le cœur et dans la reconnaissance de ceux à qui il en faisait part ; il donnait même quelquefois à des sujets peu dignes de ses libéralités, et Aulu-Gelle[7] nous rapporte un trait de cette espèce dont il a été témoin, et que je ne crois pas devoir omettre.

Un homme vêtu d'un manteau, portant de longs cheveux, et une barbe qui lui descendait presque jusqu'à la ceinture, vint trouver Hérode, qui avait compagnie, et lui demanda de l'argent pour s'acheter du pain. Qui êtes-vous ? lui dit Hérode. Cet homme, d'un air d'indignation et d'un tonde reproche, répondit qu'il était philosophe, et qu'il lui paraissait surprenant qu'on l'interrogeât sur ce qui sautait aux yeux. Je vois, reprit Hérode, le manteau et la barbe ; mais je ne vois pas encore le philosophe : prouvez-nous que vous en avez les caractères. Alors quelques-uns de ceux qui étaient présents prirent la parole, et dirent qu'ils connaissaient ce prétendu philosophe pour un vagabond, un mendiant sans pudeur, dont la demeure la plus ordinaire était la taverne, et qui, lorsqu'on lui refusait ce qu'il demandait, ne manquait pas de s'en venger par des injures grossières. Donnons-lui néanmoins quelque argent, dit Hérode ; faisons honneur à l'humanité, quoique celui-ci la déshonore. Et il lui fit compter une somme qui pouvait lui suffire pour se nourrir pendant un mois.

Voilà le beau côté du portrait d'Hérode Atticus. Ce qu'il avait de louable était mêlé de bien des taches. Il aimait le faste ; il était voluptueux, emporté, faible et mou dans les disgrâces qui lui arrivèrent ; quelquefois injuste : et par ces différents vices il s'attira plusieurs affaires désagréables, qui ternirent sa réputation.

Je passe au règne de Marc Aurèle, dont le gouvernement, aussi sage et aussi doux que celui d'Antonin, nous offrira une plus grande variété d'événements.

 

 

 



[1] Le texte porte qu'Antonin donna l'usufruit de mon patrimoine à la république, et la propriété à sa fille. Mais Casaubon a remarqué que le contraire est infiniment plus probable, et M. de Tillemont l'a suivi.

[2] CAPITOLIN, 8. — Je sais que le droit romain autorisait l'usage des concubines, qui sans être mariées vivaient seules avec un homme libre et seul : et les enfants nés de ces conjonctions, quoiqu'ils ne fussent pas légitimes, ni habiles à succéder à leur père, n'étaient pas néanmoins réputés bâtards. Si Antonin s'est renfermé dans ces bornes, la loi du pays ne le condamnait pas.

[3] MARC AURÈLE, Pensées, I.

[4] Quinze cent mille livres.

[5] Trois millions cinq cent mille livres.

[6] Deux millions de livres.

[7] AULU-GELLE, Nuits attiques, IX, 2.