HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

ADRIEN

LIVRE UNIQUE

§ III. Maladie d'Adrien.

 

 

Adrien était de retour en Italie lorsque se termina la guerre des Juifs. Il n'en sortit plus. Une maladie, qui dégénéra en langueur, et qui le conduisit enfin au tombeau, fixa ses courses inquiètes, et le força au repos. Il avait toute sa vie été sujet à de fréquents saignements de nez. Une hémorragie violente, bientôt après suivie de l'hydropisie, le constitua malade, et lui parut avec fondement à lui-même un arrêt de mort. Le danger prochain où il se vit de perdre la vie, aigrit d'une part ses humeurs, le rendit cruel, ou décela en lui le penchant à la cruauté ; et de l'autre ce fut pour lui un motif pressant de se chercher un successeur.

Il n'avait jamais eu d'enfants ; et Sabine sa femme, qui le détestait, ne faisait point difficulté de déclarer qu'elle avait évité de devenir mère, de peur que ce qui naîtrait d'Adrien ne fût un fléau pour l'univers. Obligé donc de se donner un successeur par son choix, il porta ses vues sur différents sujets. Il pensa à Servien son beau-frère, qui était pourtant âgé de quatre-vingt-dix ans ; à Fuscus, petit-fils de Servien, à quelques autres encore. Après avoir longtemps délibéré, il se détermina à un choix singulier, désagréable à tout le monde, et le plus mauvais qu'il pût faire : il adopta L. Ceionius Commodus, gendre de Nigrinus, qui avait autrefois conspiré contre lui. Commodus, en conséquence de son adoption, ajouta à ses noms ceux d'Ælius Cæsar. On l'appelle aussi, et même plus communément, Vérus, sans que nous puissions dire d'où il tirait ce nom, que nous emploierons néanmoins comme le plus connu.

Ce n'est point du côté de la naissance que l'on pouvait faire aucun reproche à Vérus. Quoique la première mention que l'on trouve du nom de Ceionius dans l'histoire ne remonte que vers les dernières années du règne d'Auguste[1], et au temps du désastre de Varus en Germanie, la famille du nouveau César, ancienne en Étrurie, s'était illustrée dans Rome. Son grand-père, son bisaïeul, et plusieurs de ses ancêtres du côté maternel, avaient été consuls. Son père fut préteur, et il ne manqua le consulat que par une mort prématurée. Ainsi la noblesse de Vérus était supérieure à celle d'Adrien lui-même et de Trajan. Mais ses mœurs étaient tout-à-fit indignes du rang suprême, et sa sauté l'en rendait incapable.

Beau de visage, bien fait de sa personne, il était plus mou et plus efféminé que les femmes mêmes. Il avait imaginé un lit avec quatre chevets, environné de rideaux du lin le plus fin, jonché de roses, dont il faisait ôter la partie blanche comme trop dure ; et il se couvrait lui-même d'un vêtement tissu de lis, et se parfumait tout le corps des aromates les plus précieux. Sa table, ses lits de table, étaient pareillement cachés sous des amas de lis et de roses. Sa conduite répondait à cette mollesse voluptueuse. Il avait grand nombre de concubines ; et, comme sa femme s'en plaignait, il osa lui répondre que le titre d'épouse était un simple titre d'honneur, mais qu'il cherchait ailleurs ses plaisirs. Il faisait sa lecture ordinaire des poésies les plus licencieuses d'Ovide, dont il avait toujours un exemplaire dans son lit ; et Martial, poète sans pudeur, était son Virgile. C'est sans doute cette vie de volupté qui a donné lieu aux bruits qui coururent, vrais ou faux, que le mérite de sa figure, et ses criminelles complaisances pour Adrien, avaient été les motifs de son adoption.

Il se piquait d'un luxe délicat et de ce qu'on appelle bon goût, et qui n'est le plus souvent que la preuve et l'aliment de la corruption. Il équipait ses jeunes esclaves en petits amours ; il faisait porter des ailes à ses coureurs, et leur donnait les noms des vents, appelant l'un Borée, l'autre Zéphyre ; et, afin de joindre, comme il est ordinaire, l'inhumanité au faste, il les fatiguait sans pitié par des courses continuelles.

Les plaisirs de la table touchaient aussi beaucoup Vérus, et on lui attribue le méprisable honneur d'avoir inventé ou perfectionné un ragoût fort vanté alors, et composé de ventre de truie, de chair de faisan, de paon, de sanglier, le tout enfermé dans une croûte de pâtisserie.

Le seul endroit louable dans Vérus, c'est qu'il aimait les lettres, qu'il avait l'esprit orné, qu'il écrivait bien, soit en prose, soit en vers : faible compensation pour tant de mauvaises qualités, que la souveraine puissance, si Vérus y frit parvenu, aurait encore portées à de plus grands excès.

Les vices de l'aine étaient accompagnés en lui d'une santé misérable. Il vomissait le sang, symptôme des plus fâcheux, qui annonce faiblesse présente et mort prochaine, et il ne vivait pas de manière à écarter ou à suspendre l'effet d'une disposition si périlleuse.

Le choix qu'avait fait Adrien d'un tel successeur ne pouvait manquer d'exciter des murmures, et il présentait une ample matière de plaintes et de censures à ceux surtout qui avaient aspiré à l'honneur que Vérus emportait à leur préjudice. Il échappa à Servien et à Fuscus des marques d'indignation, et il leur en coûta la vie. On leur chercha des crimes : on attaqua Fuscus sur l'attention à de prétendus présages, qui le flattaient de l'espérance d'arriver à l'empire. On prétendit que Servien avait prouvé des desseins ambitieux, en faisant des présents, aux esclaves du palais, en s'asseyant sur le siège de l'empereur auprès de son lit, en se montrant avec affectation aux soldats comme capable encore d'agir malgré son grand âge ; et, sur des imputations si frivoles, l'aïeul et le petit-fils, l'un beau-frère, l'autre petit-neveu de l'empereur, l'un âgé de quatre-vingt-dix ans, l'autre de dix-huit, furent condamnés à mourir. Servien, avant que de subir cette cruelle sentence, se fit apporter du feu, sur lequel il brûla des parfums ; et, levant les yeux au ciel : Ô dieux ! dit-il, vous savez que je suis innocent. La vengeance que je vous demande, c'est qu'Adrien se voie réduit à désirer la mort sans pouvoir l'obtenir. Si cette imprécation n'a pas été inventée après coup, elle est une espèce de prédiction qui eut, comme nous le verrons, son accomplissement.

Servien et Fuscus ne furent pas les seules victimes de la cruauté d'Adrien : il en immola encore plusieurs autres à ses soupçons, soit ouvertement, soit par des voies cachées. Ses propres vues lui donnaient de l'ombrage, et il suffisait, pour attirer sa haine, d'avoir été regardé par lui comme un sujet digne de le remplacer. Ce fut vers ce même temps que l'impératrice Sabine termina une vie toujours malheureuse par une mort tragique, ayant été ou empoisonnée, comme je l'ai déjà dit, ou forcée à se faire périr elle-même. Son mari, qui lui avait causé la mort, ne laissa pas d'en faire une déesse.

En adoptant Verus, Adrien distribua au peuple et aux soldats quatre cent millions de sesterces[2]. Il se hâta de décorer de la préture son fils adoptif[3], il le nomma consul une première et une seconde fois. Aussitôt après sa préture il l'envoya commander en Pannonie, où le nouveau César acquit quelque honneur, et parut entendre, au moins médiocrement, la guerre. Avec l'éclat des dignités et du commandement Verus réunissait la faveur du cabinet, et rien ne lui était refusé de ce qu'il demandait même par lettres.

Au milieu de toutes ces prospérités, sa santé dépérissait de jour en jour, et menaçait ruine. Adrien reconnut qu'il avait eu tort de fonder sur lui des, espérances, et il s'en expliqua. Nous avons perdu, dit-il[4], les quatre cent millions de sesterces dépensés pour Vérus. Nous nous sommes appuyé sur un mur qui croule, et qui, bien loin de pouvoir soutenir la république, n'est pas capable de nous étayer nous-même. Et dans une autre occasion, frisant allusion à l'apothéose qui suivait ordinairement la mort des Césars : Je ne me suis pas donné un fils, disait-il[5] ; un nouveau dieu que j'ajoute à l'Olympe.

On prétend qu'il eut même dessein de casser l'adoption de Vérus, et de faire un autre choix ; et la chose, ne me paraît point destituée de probabilité. Quoiqu'il aimât Vérus et qu'il ait paru s'affliger de sa mort, Adrien était un esprit si léger, et qui passait si aisément d'une façon de penser à une autre toute contraire, que je ne trouve point étonnant qu'il ait regretté sincèrement celui qu'il aurait peut-être destitué, si la mort ne l'en eût défait. Vérus en conçut de l'inquiétude. Le chagrin que lui causèrent les discours d'Adrien sur, son compte empira son état ; et la disgrâce du préfet du prétoire, qui fut cassé pour lui avoir rapporté ce qu'il avait entendu, ne servit qu'à lui prouver la vérité d'un trop fidèle rapport.

Cette douleur, jointe au fond de son mal, le mit au tombeau. Il avait préparé ou appris une harangue, pour rendre grâce à Adrien dans le' sénat, le ter janvier. La nuit qui précéda, ayant pris un breuvage par lequel il croyait se soulager, il mourut subitement d'un vomissement de sang, que peut-être le remède avait provoqué. Adrien, quoique touché de sa mort, défendit qu'on en portât le deuil à cause de la circonstance des vœux que l'on renouvelait dans ces jours-là mêmes pour la prospérité de l'empereur et de l'empire. C'était une cérémonie de joie qui ne devait point être troublée par des marques de tristesse publique. Du reste Adrien fit rendre à la mémoire de Vérus tous les honneurs usités pour les empereurs. Il le mit au rang des dieux, et voulut qu'on lui érigeât des statues colossales dans toutes les parties de l'empire, et des temples en plusieurs villes.

Vérus n'avait pas joui trois ans entiers de sa fortune : car il ne peut pas avoir été adopté avant l'an de Rome 886, et il mourut le 1er janvier 889. Il laissa un fils, que nous verrons régner avec Marc Aurèle.

La mort de Vérus fut un grand bien pour la république. Elle ne la délivra pas seulement d'un prince qui l'aurait rendue malheureuse, mais elle fut l'occasion qui lui procura le plus sage et le plus accompli de ses empereurs ; et l'on peut dire qu'Adrien, louable à bien des égards, mais mêlé de taches énormes, racheta tous ses torts envers l'état par l'adoption de Tite Antonin.

Antonin, suivant l'usage qui s'introduisait alors, portait une multitude de noms. Il s'appelait Titus Aurelius Fulvius Boionius Antoninus. Il acquit le nom de Cæsar par son adoption, celui d'Augustus par son élévation au trône, et il dut à la bonté de son caractère excellent le surnom de Pius, qui marque un bon cœur, une belle âme, sensible à l'amitié et à la reconnaissance, surtout envers sa famille et sa patrie.

C'est notre Gaule qui a eu la gloire de donner à Rome, en la personne d'Antonin, le meilleur de ses princes : car il tirait de la ville de Nîmes son origine paternelle.

Ses deux grands-pères furent consuls ; son père parvint aussi à cette dignité suprême ; il tenait par ses alliances à tout ce qu'il y avait alors de plus illustre dans Rome. Mais ce qui fait la principale et la plus solide splendeur de sa famille, c'est que la vertu y était héréditaire. Son père est loué par Spartien pour la pureté et l'intégrité des mœurs ; et son aïeul maternel Arrius Antoninus joignait, suivant le jugement de Pline le jeune, la douceur la plus aimable à l'éclat des vertus et des dignités. Vous avez été deux fois consul, dit Pline dans une de ses lettres à Arrius[6], et consul semblable à ceux de l'ancienne république. Vous avez exercé le proconsulat d'Asie avec une gloire, à laquelle je ne dirai pas, de peur de blesser votre modestie, que personne n'ait pu atteindre ; mais, si l'on en trouve deux ou trois parmi vos prédécesseurs et vos successeurs, qui vous aient égalé, c'est beaucoup. Vous tenez rang entre les premiers citoyens de la ville par une vie irréprochable, et par la considération due à votre mérite et à votre âge. Voilà bien des titres pour attirer nos respects : mais je vous admire encore davantage dans vos délassements : car assaisonner la sévérité des mœurs, telle qu'elle éclate en vous, par une douceur qui n'est pas moindre, et associer les grâces à une solidité parfaite dans l'esprit et dans le caractère, c'est ce qui est extrêmement rare et difficile ; c'est ce qui n'est donné qu'aux hommes supérieurs. Cet éloge est fondé. On se souvient de la dignité et de la sagesse du compliment que fit Arrius à Nerva son ami, lorsqu'il le vit élevé à l'empire ; et ses amusements annonçaient de l'agrément et du goût. Il occupait son loisir à composer de petites pièces de poésie en grec, où brillaient une telle élégance et une telle délicatesse, qu'Athènes même, si nous en croyons Pline, n'était pas plus Attique : et le même Pline[7], en ayant traduit plusieurs en vers latins, reconnaissait que sa version demeurait beaucoup au-dessous des beautés originales.

Tite Antonin, issu de si bonne race, en soutint tout l'honneur. Ayant perdu son père, lorsqu'il était encore en bas âge, et sa mère s'étant remariée, il fut d'abord élevé par les soins et sous les yeux de son aïeul paternel : et, après la mort de celui-ci, Arrius, père de sa mère, le prit dans sa maison et acheva son éducation. Antonin montra dès sou enfance un heureux naturel, doux, aimable, rendant à tous ses proches ce qu'il leur devait. Il s'attira ainsi leur amitié, et ils lui en donnèrent des preuves effectives. Son beau-père, c'est-à-dire le second mari de sa mère, plusieurs de ses cousins et de ses alliés le firent leur héritier.

À mesure que son caractère se développa, se fit estimer de plus en plus, et, parvenu à l'âge d'homme, il réunit en lui tous les avantages du corps et de rame qui pouvaient fixer en sa faveur le jugement du public : une physionomie en même temps douce et majestueuse, un esprit orné, le talent de parler avec dignité et avec grâce, une grande douceur de mœurs, une modération parfaite. Désintéressé, équitable, ennemi de l'injustice, libéral et bienfaisant, renouvelant le goût des anciens Romains pour l'exercice innocent de l'agriculture, il ne donna dans aucun excès, il ne connut nulle affectation : il était naturellement tout ce qu'il devait être, et la vaine gloire n'entrait pour rien dans lei motifs qui le faisaient agir. Heureux si la lumière du christianisme, qui brillait alors avec un très-grand éclat, lui eût appris à sanctifier tant de vertus morales par des principes plus hauts et plus relevés et qui remontassent jusqu'à Dieu même.

On le loue de s'être contenté pour les sommes qu'il prêtait du plus léger. intérêt qui fût en usage. Les lois à Rome permettaient l'usure, et ceux qui passaient pour les plus gens de bien l'exerçaient souvent avec rigueur. Ainsi on doit savoir gré à Antonin d'avoir au moins mis des bornes ; en ce qui le regardait, à un abus dont il ne connaissait pas l'injustice.

Sa naissance l'appelait aux charges, et il s'en acquitta dignement. Après son consulat, ayant achevé la carrière des honneurs, il passait volontiers dans ses terres une grande partie de l'année. Mais, quoiqu'il ne cherchât pas à se montrer, son mérite ne permettait pas qu'on l'oubliât. Adrien le choisit pour être l'un des quatre consulaires à qui il donnait l'Italie à gouverner, et il eut l'attention de lui assigner le département dans lequel ses possessions étaient situées, afin qu'un homme de cette considération pût gérer son emploi sans se déranger beaucoup, et qu'il trouvât la commodité réunie avec l'éclat. Il fut à son tour proconsul d'Asie, et il s'y comporta de manière à surpasser même la réputation que son aïeul Arrius s'était acquise dans cette province. Au retour du gouvernement d'Asie, il continua d'être extrêmement considéré d'Adrien, qui l'appelait fréquemment dans ses conseils : et l'historien observe que, dans toutes les délibérations, Antonin inclinait toujours au parfile plus doux.

Un homme si recommandable fut peu heureux dam son domestique. Il avait épousé Annia Faustina, dame  d'une illustre naissance, mais dont la conduite ne répondit ni à ce qu'elle se devait à elle-même, ni à la vertu et à la sagesse de son mari. Il évita l'éclat, et crut devoir étouffer son chagrin dans le silence. Il n'es eut pas moins d'affection et de respect pour son beau-père Annius Vérus, dont il soulagea la vieillesse, lui prêtant l'appui de son bras pour l'aider à se rendre an sénat. On a dit que cette action de piété lui valut le surnom de Pius et l'adoption d'Adrien ; mais il mérita l'un et l'autre à plus d'un titre.

De son mariage il eut quatre enfants, deux fils et deux filles. Les fils moururent fort jeunes. Des deux filles, l'aînée, qu'il avait mariée à Lansia Syllanus, mourut pareillement lorsqu'il partait pour le proconsulat d'Asie. La seconde est la trop fameuse Faustine, qui, mariée à Marc Aurèle, imita et même surpassa le mauvais exemple de sa mère.

Adrien, après la mort d'Ælius Vérus, obligé de se chercher à lui-même et à la république un autre appui, jeta les yeux sur Antonin. Peut-être y avait-il pensé du vivant même de Vérus, sur la vie duquel il sentait qu'il ne pouvait pas compter. Les qualités personnelles d'Antonin furent sans doute les motifs qui influèrent I principalement dans la détermination d'Adrien. Mais on peut croire que la considération de l'alliance y entra pour quelque chose, s'il est vrai, comme on prétend le prouver par quelques médailles, que Matidie, petite-nièce de Trajan, et sœur de l'impératrice Sabine, fût tante d'Antonin.

Adrien s'étant décidé, demanda le consentement  d'Antonin, et il fallut à ce sage sénateur du temps pour délibérer s'il accepterait le droit à la succession de la première place de l'univers. Lorsque tout fut d'accord, l'empereur assembla dans son palais, d'où ses infirmités ne lui permettaient guère de sortir, un grand conseil, auquel il appela les chefs du sénat, et il leur parla en ces termes. La nature m'a refusé la consolation d'avoir des héritiers de mon sang : vous y aviez suppléé en m'en donnant un par la loi. Et peut-être le choix libre de l'adoption vaut-il bien le hasard de la naissance. Ælius Vérus était pour moi un fils tel que je pouvais le souhaiter. La mort me l'a ravi, et je lui ai trouvé un successeur digne de vous gouverner après moi, recommandable par sa naissance, plein de douceur, cœur tendre, esprit éclairé, actuellement dans la force de l'âge, et de qui vous n'avez à craindre ni la pétulance de la jeunesse, ni la lenteur ordinaire aux vieillards. Dès son enfance il a appris à respecter les lois, et, dans les divers commandements qu'il à exercés, il s'est conduit avec sagesse et a acquis une grande expérience. Ainsi il n'ignore rien de ce qui concerne le gouvernement des affaires publiques, et il est en état de faire usage de ses connaissances. Ces caractères désignent assez Aurèle Antonin ici présente sais qu'il est l'homme du monde le plus modeste, et que rien n'était plus éloigné de sa pensée que l'élévation à laquelle je le destine. Mais, malgré son goût pour la tranquillité, j'espère qu'il ne se refusera ni à mes besoins, ni à ceux de l'état, et que, surmontant sa répugnance, il se soumettra au fardeau que je lui impose. C'est ainsi qu'Antonin fut adopté le 25 février qui suivit la mort de Vérus : et Adrien le fit sur-le-champ son collègue dans la puissance proconsulaire et dans celle du tribunat.

Comme Antonin n'avait point d'enfants mâles, Adrien, curieux de procurer, suivant l'exemple d'Auguste, plusieurs soutiens à la république, exigea qu'il adoptât le fils de Vérus César, âgé alors d'un peu plus de sept ans, et M. Annius, qui en avait près de dix-sept, et qui fut dans la suite l'empereur Marc Aurèle.

On conçoit assez quelles raisons faisaient souhaiter à Adrien que le fils de celui qu'il avait adopté en premier lieu fût lui-même adopté par Antonin ; et il s'en expliqua : Je suis bien aise, dit-il[8], que la république ait au moins un rejeton de Vérus.

M. Annius était parent d'Adrien : il était neveu de la femme d'Antonin, et fiancé à la fille de Vérus César. Mais il tirait ses plus puissantes recommandations de lui-même, caractère charmant, et qui faisait paraître les plus heureuses dispositions pour la sagesse et pour la vertu.

Nous ne pouvons pas marquer au juste d'où venait sa parenté avec Adrien. Nous observerons seulement qu'il était d'origine espagnole ; que son bisaïeul paternel, qui le premier de sa famille vint s'établir à Rosse, avait pour patrie Ucubis ou Succubis, ville de la Bétique, peu éloignée d'Italicus, patrie d'Adrien ; et qu'il est aisé de concevoir que deux familles du même pays fussent alliées. Cette parenté, quelle qu'en soit l'origine, fut sans doute le motif des attentions de bienveillance qu'eut Adrien pour Annius dès les premières années de son enfance. Il lui donna le rang et le titre de chevalier romain à l'âge de six ans, et à huit il le décora d'un sacerdoce important, en l'associant au collège des Saliens : en sorte que l'adoption par laquelle il l'introduisit dans la maison impériale ne fut qu'une suite de l'affection singulière qu'il lui avait toujours témoignée.

La noblesse de la famille d'Annius pouvait être ancienne, et on lui attribue une origine bien illustre, mais chimérique sans doute, en la faisant descendre de Numa. Son illustration constante ne remonte pas au-delà de la quatrième génération. Annius Vérus, bisaïeul de celui dont nous parlons, s'étant transporté, comme il vient d'être dit, d'Ucubis à Rome, y parvint à la préture. Son grand-père du même nom porta la splendeur de sa maison au plus haut degré, et devint patricien, trois fois consul, et préfet de la ville. Son père mourut peu avancé en âge étant actuellement préteur. Il avait épousé Domitia Calvilla Lucilla, fille de Calvisius Tullus, qui fut deux fois consul.

Leur fils, dont il s'agit ici, naquit le 26 avril de l'an de Rome 872, sous le second consulat de son grand-père. Il fut successivement adopté par son bisaïeul du côté de sa mère Catilius Sévérus, et par son aïeul paternel Annius Vérus : en sorte qu'il porta quelque temps le nom de Catilius, et reprit ensuite celui de ses pères. On a remarqué que le nom de Vérus convenait très-bien à sa candeur et à l'amour qu'il montra pour la vérité dès son enfance. Adrien jugea même que ce nom ne disait pas assez, et il voulut qu'on l'appelât Verissimus ou parfaitement Vrai.

Le soin de son éducation roula sur son aïeul paternel, à qui dans des Mémoires philosophiques qu'il nous a laissés sur ce qui le concerne lui-même, il se reconnaît redevable de la générosité et de la douceur des sentiments. Mais d'un autre côté, il compte parmi les bienfaits des dieux, de n'être pas resté longtemps entre les mains de la concubine qu'entretenait ce grave sénateur, et par laquelle l'innocence de ses mœurs aurait pu être pervertie.

Il fut instruit dans tous les arts qui peuvent former l'esprit et le corps. On lui donna des maîtres de grammaire grecque et latine, d'éloquence, de philosophie, de jurisprudence, de mathématiques, de dessin, de danse, de musique : on le dressa même à la lutte, à la course, au pugilat. Il aima assez les exercices du corps, et il y réussissait. L'éloquence et la poésie eurent peu d'attraits pour lui, et il remercie[9] les dieux de n'y avoir pas fait de grands progrès, parce que les succès en ce genre auraient pu l'attacher à des études dont il faisait peu de cas en comparaison de la philosophie.

Ce fut donc la philosophie qui eut toute son estime et toute sa tendresse. Il la prit du côté solide, utile aux mœurs. Naturellement grave et sérieux, il ne perdit point le temps à des questions abstraites et souvent frivoles, qui ne peuvent servir que d'amusement ou de pâture à la curiosité. Il s'attacha à ce qui pouvait le perfectionner, lui former le cœur, réprimer les passions, lui inspirer l'amour de tous ses devoirs, le rendre plus doux, plus reconnaissant, plus éloigné des plaisirs illicites, plus disposé à faire du bien à tous ceux qui se trouveraient avoir besoin de son secours. Son ardeur pour cette belle philosophie alla jusqu'à lui faire prendre à l'âge de douze ans le manteau de philosophe. Il prétendit même en embrasser la vie austère : il commença à coucher sur la dure, et ce ne fut qu'avec bien de la peine que sa mère obtint de lui qu'il souffrit un matelas[10]. L'application infatigable à l'étude, la continuité du travail, et la sévérité du régime, altérèrent sa santé : et c'est le seul reproche qu'ait mérité son enfance. Il nous apprend lui-même que dans sa jeunesse À cracha le sang. Mais les maux qui ont pour principes ces sortes d'excès ne sont pas les plus difficiles à guérir. Il reprit vigueur, et, malgré une vie toujours laborieuse, il poussa sa carrière tout près de soixante ans.

On voit que les sages maximes de la philosophie ni meublèrent pas seulement sa mémoire, et qu'elles influèrent dans sa conduite. Il y fut constamment fidèle : ses mœurs furent sans tache, ou, s'il avoue que, dans le feu de l'âge, l'amour prit quelque pouvoir sur lui, il déclare en même temps qu'il en secoua promptement le joug.

Il adopta le maintien sérieux de philosophe, sans en prendre la morgue. Son accueil était prévenant et gracieux, non seulement pour ses amis, mais à l'égard de ceux même qu'il connaissait peu. Il sut être vertueux sans orgueil, modeste sans timidité, grave sans sécheresse.

Tous ses maîtres trouvèrent en lui le disciple le plus reconnaissant qui fût jamais. Il est vrai qu'ils le méritaient. Par le détail qu'il nous fait lui-même de ce qu'il a appris de chacun d'eux, il paraît que leurs leçons ne se renfermaient pas dans l'art ou la science qui faisait proprement leur objet ; et qu'ils avaient encore plus à cœur de lui élever l'âme, et de le former à toutes les vertus morales et civiles : aussi les aima-t-il avec une tendresse dont il y a peu d'exemples. Une des faveurs dont il rend grâces aux dieux, c'est de ce qu'ils l'ont mis à portée de s'acquitter envers ceux qui ont élevé.son enfance, et de les récompenser, chacun selon ce qui Convenait à leur état, et sans délai, sans leur faire attendre longtemps ce qu'ils avaient droit d'espérer. Il les honora vivants et morts. Il gardait leurs images en or dans sa chapelle domestique avec celles de ses dieux lares, et il offrit à leurs tombeaux des couronnes de fleurs et des victimes.

Les plus célèbres de ces maîtres furent Hérode Atticus, orateur grec, Cornélius Fronton, orateur latin, mais surtout Junius Rusticus, qui à une illustre naissance joignait un goût héréditaire pour la philosophie stoïque : car il paraît avoir été le petit-fils de celui que Domitien avait fait mourir. Atticus et Fronton devinrent consuls sous Antonin. Rusticus fut l'ami et le confident du prince son élève, qui le consultait sur les affaires publiques et particulières, qui le saluait par le baiser avant même les premiers officiers de sa cour, qui le fit deux fois consul, et engagea le sénat, après sa mort, à lui ériger des statues. J'ai peine à comprendre comment un prince si sage, qui était plein d'estime et d'amitié pour Rusticus, déclare s'être mis plusieurs fois en colère contre lui, et se félicite de ne s'être permis à son égard aucun excès dont il ait eu lieu de se repentir. Peut-être Rusticus mêlait-il à ses bonnes qualités une rudesse qui mettait à l'épreuve la patience de l'empereur.

Le jeune Annius fréquenta aussi les écoles publiques des rhéteurs, et il y fit, avec plusieurs de ses condisciples, des liaisons d'amitié qu'il conserva fidèlement. Lorsqu'il fut empereur, il les combla de ses bienfaits, et ceux que leur condition ne lui permit pas d'élever aux honneurs, il les enrichit par ses libéralités.

Dans sa quinzième année, il prit la robe virile ; et sur-le-champ Adrien arrêta son mariage avec une fille de Vérus César. Mais l'âge trop tendre des parties contractantes retarda l'exécution de ce projet, qui fut ensuite rompu par d'autres circonstances.

Peu de temps après, Annius fut nommé à la préfecture de la ville pendant les féries latines. C'était une simple décoration, une ombre de magistrature sans fonctions, comme je l'ai remarqué ailleurs. Mais enfin il fallait représenter, et Annius fit son personnage avec toute la décence et toute la dignité possibles.

Il prouva, vers le même temps, son désintéressement et sa générosité à l'égard de sa sœur unique Annia Cornificia, en lui cédant, apparemment à l'occasion d'un mariage, tout le bien de son père. Sa mère blâma cette libéralité et voulut s'y opposer. Il répondit aux représentations qu'elle lui fit, que les biens de son aïeul

paternel, dont il était fils adoptif et seul héritier, lui suffisaient : Et je vous invite vous-même, ajouta-t-il, à donner tout ce que vous possédez à ma sœur, afin que sa fortune ne soit point inférieure à celle de son mari.

Par tant d'excellentes qualités, par une conduite si parfaitement soutenue dans toutes ses parties, Annius s'était tellement fait aimer et estimer d'Adrien, que, s'il eût été d'un âge plus mûr à la mort de Vérus César, il semble, à en juger par les expressions de Capitolin, que l'empereur l'eût choisi pour lui succéder. Au moins, en adoptant Tite Antonin, il exigea de lui, comme je l'ai dit, qu'il adoptât. lui-même M. Annius avec le fils d'Ælius Vérus ; et quoique celui-ci appartînt déjà à sa famille, puisqu'il était fils de son fils adoptif, il donna néanmoins sur lui la préférence et le droit d'aînesse à M. Annius, que nous nommerons dorénavant Marc Aurèle, parce qu'en vertu de son adoption il prit le nom de famille de Tite Antonin, qui était Aurelius.

Son élévation, loin de l'enfler d'orgueil, ou de lui causer même de la joie, l'affligea, l'inquiéta. Ayant reçu ordre d'aller occuper la maison qu'Adrien habitait avant que d'être empereur, il quitta à regret les jardins de sa mère, où il logeait alors. Et comme ses domestiques, qui pensaient bien différemment, s'étonnaient de sa tristesse dans une si belle occasion de se réjouir, il leur exposa les embarras, les inconvénients, les dangers de la puissance impériale.

Son nouvel état ne changea rien dans ses procédés. Non seulement il fut soumis et respectueux envers ses père et grand-père adoptifs, mais il témoigna à tous ses proches les mêmes égards, les mêmes déférences qu'il avait toujours eus pour eux. Il aimait par goût la simplicité et la modestie, et il y demeura constamment attaché. Nul faste ni dans sa maison, ni dans ses équipages, ni sur sa personne : il ne se distinguait en rien des particuliers. Il continua les études qu'il avait commencées ; et destiné à l'empire, il allait comme auparavant, aux leçons publiques des maîtres d'éloquence et de philosophie[11]. Sagement économe, il ne croyait point que les folles dépenses fussent une nécessité de son rang ; il conservait son patrimoine pour faire face aux vrais besoins, et être en état d'en aider les gens de mérite par des libéralités placées.

Aussitôt après qu'il eut été adopté, quoiqu'il n'eût pas encore dix-sept ans accomplis, il fut désigné questeur, Adrien ayant obtenu pour lui du sénat une dispense d'âge.

Les arrangements pris par Adrien pour sa succession étaient bien sages, et ils furent sans doute applaudis de tous les juges désintéressés. Mais l'ambition est injuste, et ceux qui avaient des prétentions et des espérances, ne purent se voir frustrés sans douleur, et ils firent paraître leur mécontentement. L'histoire nomme en particulier Catilius Sévérus, dont le nom semble marquer un proche parent de Marc Aurèle. C'était un homme important, et actuellement préfet de la ville. Sa basse envie lui valut la perte de sa place.

La maladie d'Adrien augmentait, et ne lui permettait d'espérer que des délais qui ne pouvaient pas être maladivement se donner la fort longs. Certains remèdes, dont il usa, et que Dion, écrivain crédule et de peu de jugement, veut faire passer pour des secrets de magie, lui procurèrent des soulagements momentanés, en lui faisant vider beaucoup d'eaux, qui revinrent bientôt après et ramenèrent l'enflure. Ennuyé d'une vie si triste, et ne pouvant supporter une situation où il mourait chaque jour sans pouvoir jamais mourir, il voulut terminer ses douleurs par le fer ou par le poison. Il demandait une épée pour se percer, il demandait quelque breuvage empoisonné, et personne ne lui en donnait. Antonin avait défendu que l'on obéit à ses ordres désespérés, témoignant qu'il se croirait coupable de parricide, s'il souffrait qu'on ôtât la vie à celui qu'il devait aimer comme un père. Il employa auprès d'Adrien lui-même les représentations et les prières, et s'étant fait accompagner des principaux officiers de la cour et du palais, il l'exhorta, il le conjura d'adoucir ses maux par la patience, au lieu de les porter à l'extrême par un désespoir précipité. Il réussit si peu, qu'Adrien fit une nouvelle tentative pour se délivrer de la vie. Il s'adressa à un nommé Mastor, Jazige de nation, qui ayant été fait autrefois prisonnier de guerre dans quelque combat, lui avait paru, à cause de sa force de corps et de son courage, propre à le servir à la chasse. Il manda donc ce Mastor, et moitié par caresses, moitié par menaces, il l'engagea à lui promettre de le tuer. Il marqua même sur son corps avec le pinceau un endroit au-dessous de la mamelle, qu'il s'était fait indiquer par Hermogène, son médecin, comme le plus favorable pour parvenir, au moyen d'un coup d'épée, à une mort prompte et douce. Mais toute réflexion faite, Mastor se dédit, et il prit la fuite pour n'être pas obligé de prêter son ministère à une exécution si dangereuse. Ainsi, Adrien fut réduit à se lamenter inutilement de ce qu'étant le maître de la vie des autres, il ne l'était pas de la sienne.

La tendresse ingénieuse d'Antonin lui suggéra, pour tranquilliser l'esprit du malade, un expédient peu conforme à la sincérité, mais très-propre à produire l'effet qu'il souhaitait. Une femme vint demander à parler à l'empereur, et elle lui dit : Qu'elle avait été avertie en songe de le détourner de se tuer, parce qu'il recouvrerait la santé ; qu'ayant négligé d'obéir à cet ordre divin, elle était devenue aveugle ; qu'elle avait reçu un second avertissement semblable au premier, avec promesse que l'usage de ses yeux lui serait rendu si elle obéissait. Après avoir exécuté sa commission prétendue, elle alla se laver les yeux dans l'eau d'une fontaine sacrée, et elle reparut devant Adrien avec une vue saine et les organes en bon état. Pour fortifier l'impression, la même comédie se répéta de la part d'un homme venu exprès du fond de la Pannonie. Il n'est point dit si Adrien fut la dupe de ces petits artifices ; mais sa santé ne revint point. Il tomba même dans des accès de manie : et l'on prétend que c'est à cette occasion qu'il donna son nom à la ville d'Oresta dans la Thrace, et la fit appeler Adrianopolis (aujourd'hui Andrinople), parce qu'on lui persuada que pour se guérir il fallait qu'il délogeât un furieux et se mît en sa place : ce qu'il s'imagina exécuter en substituant son nom à celui d'Oreste.

Les fureurs d'Adrien se tournèrent contre plusieurs membres du sénat, qu'il condamna sans aucune cause légitime à mourir. Mais ils furent sauvés par la bonté d'Antonin, qui, d'ailleurs parfaitement soumis aux volontés de son père adoptif, ne crut pas devoir sacrifier à l'obéissance les droits de l'humanité et de la justice. Il fit disparaître ceux dont la mort était ordonnée, et il les tint cachés jusqu'à son avènement à l'empire.

Adrien, malgré tout ce qu'il souffrait, continua pendant longtemps son travail accoutumé, et il s'occupait des soins du gouvernement. Sentant néanmoins combien son état de langueur nuisait aux affaires, il disait souvent : Qu'un prince devait mourir sans maladie[12]. Enfin il fallut succomber, et il se retira à Baïes, laissant Antonin à Rome, chargé de l'administration de la république.

Dans sa retraite il s'affranchit de tout régime, mangea et but ce qu'il lui plaisait, et par ce moyen il amena bientôt la mort qu'il désirait depuis si longtemps. Lorsqu'il la vit approcher, il manda. Antonin, et expira entre ses bras le 10 juillet de l'an de Rome 889, répétant souvent à grands cris cette espèce de proverbe populaire : La multitude de médecins a fait mourir l'empereur. Peu de temps avant que la mort vînt terminer ses jours, il voulut se jouer d'elle en quelque façon, et il fit sur un si triste sujet de petits vers badins, dont on pourrait louer l'élégance s'il n'était plus juste d'être uniquement frappé de l'aveuglement déplorable qu'ils expriment. Un illustre écrivain de nos jours les a traduits très-heureusement en la façon qui suit :

Ma petite âme, ma mignonne,

Tu t'en vas donc, ma fille ! et Dieu sache où tu vas.

Tu pars seulette et tremblotante. Hélas !

Que deviendra ton humeur folichonne ?

Que deviendront tant de jolis ébats ?[13]

Adrien était né le 24 janvier de l'an de Rome 807, et ainsi il a vécu soixante-deux ans, cinq mois et dix-sept jours. Il régna vingt, ans et près d'onze mois.

Antonin fit brûler son corps à Pouzzoles dans la maison de campagne qui avait appartenu à Cicéron, et ensuite il en transporta les cendres à Rome, pour lui célébrer des obsèques impériales, et solliciter son apothéose. Le sénat n'était nullement disposé à lui déférer cet honneur. Le sang illustre qu'Adrien avait versé au commencement et à la fin de son règne, faisait détester sa mémoire : et l'on ne parlait de rien moins que d'abolir ses actes comme ceux d'un tyran. Ce parti pouvait être aussi dangereux qu'il eût été violent, car les soldats aimaient Adrien. Antonin les larmes aux yeux conjura les sénateurs de s'adoucir : et il arrêta tout court leur projet d'annuler tous les actes d'Adrien, en leur disant : L'un de ces actes est mon adoption... Vous la casserez donc, et je ne serai point votre empereur. Ils résistaient encore à l'apothéose. Mais Antonin acheva de les fléchir, en leur produisant vivants ceux de leurs confrères qu'ils avaient crus morts, suivant les ordres donnés par Adrien contre eux. Il n'eut même garde de se faire honneur de cet acte de bonté.

Il déclara qu'il ne faisait que suivre les intentions de son père, qui, s'il eût vécu, aurait révoqué des condamnations trop précipitamment prononcées. Le fait n'était pas aisé à croire : mais sans trop l'approfondir le sénat se rendit ; et il accorda au père, qu'il haïssait, les honneurs demandés pour sa mémoire par un fils si digne d'être aimé.

Le respect filial qu'Antonin fit paraître en cette portante occasion, est cité comme un des motifs qui lui méritèrent le surnom de Pius, et c'en était une raison bien légitime.

Adrien fut donc mis au rang des dieux. Ses funérailles furent célébrées dans Rome avec toute la pompe que j'ai décrite ailleurs en parlant de celle d'Auguste, et ses cendres furent portées dans le tombeau qu'il S'était construit lui-même, parce que, dit-on, le monument d'Auguste était rempli. Antonin lui bâtit un temple à Pouzzoles, où son corps avait été brûlé : il y établit des prêtres, une confrérie, des jeux qui devaient s'exécuter chaque cinquième année ; en un mot, tous les honneurs que la superstition païenne rendait à ceux qu'elle regardait comme dieux : misérable comédie, inutile pour le mort, injurieuse au seul Dieu véritable.

Adrien ne méritait ni les honneurs divins, ni peut-être la haine que le sénat montra contre sa mémoire. Il avait un génie élevé, une grande intelligence dans le gouvernement de la république, une application persévérante aux affaires. Il sut se faire respecter et aimer des troupes, parmi lesquelles il maintint la discipline avec fermeté, mais sans rigueur. La mit de quatre consulaires au commencement de son règne, et les cruautés qu'il exerça ou ordonna sur la fin de sa vie, ont beaucoup nui à sa gloire. Mais il est plus que probable que les quatre consulaires dont il se défit d'abord, avaient conspiré contre lui ; et ses dernières rigueurs, quoique inexcusables sans doute, doivent être imputées en partie à la maladie cruelle qui le tourmentait. En général l'état fut heureux pendant son règne. Il n'y eut aucune sédition, peu de guerres, et sans conséquence par rapport à la paix du dedans. On se serait loué du gouvernement d'Adrien s'il eût succédé à Domitien : c'est un malheur pour lui d'avoir eu pour prédécesseurs Nerva et Trajan, et pour successeurs Antonin et Marc Aurèle.

Ce fut un prince très-lettré : il cultiva et il protégea tous les arts ; mais de son temps le bon goût était perdu. Non seulement on ne connaissait plus cette belle nature, cette charmante simplicité qui fait le caractère des excellents écrivains du siècle d'Auguste, mais on n'avait pas même su se conserver en possession d'un second ordre de beautés substitué au premier dans l'âge postérieur : je veux dire la richesse et la variété des pensées, et la mâle vigueur du style.

Nous ne pouvons citer sous Adrien que deux auteurs latins, Suétone et Florus, dont l'un est sec, souvent minutieux, sans élévation, demeurant au-dessous de sa matière, et la traitant en petit ; l'autre a de la noblesse, mais qui dégénère en enflure. Dans un abrégé, qui doit être extrêmement simple, Florus prend le ton de déclamateur, comme s'il voulait compenser, par le faste des manières et du dehors, l'appauvrissement d'un sujet réduit en squelette. C'est lui qui paraît avoir le premier donné cours aux abrégés, si commodes pour la paresse, et si propres à faire des demi-savants.

Les Grecs du temps d'Adrien ont plus enrichi la littérature, que les Romains. Mais hors Plutarque, écrivain d'un mérite supérieur, et peut-être Arrien, dont on a comparé le style à celui de Xénophon, les autres ne se sont rendus dignes que d'une médiocre estime. Quelques-uns s'appliquaient à des discussions subtiles et épineuses, ou donnaient des collections de remarques détachées. Ceux qui voulaient passer pour orateurs, n'étaient la plupart que des sophistes, qui, mêlant sans jugement l'éloquence et la philosophie, ne se montraient, à proprement parler, ni orateurs ni philosophes. L'étude de la philosophie était alors la made régnante, et elle produisit des ouvrages utiles pour les mœurs. Mais je ne craindrai point de dire qu'elle fut une des causes qui gâtèrent le goût de l'éloquence. La philosophie prise sobrement peut contribuer beaucoup à perfectionner les autres arts ; mais il ne faut pas qu'elle les domine, qu'elle les subjugue, qu'elle leur fasse perdre la forme qui leur est propre pour leur donner la sienne.

Je ne dirai rien ici de Plutarque, qui est assez connu, et sur lequel on peut consulter Rollin.

Arrien fut philosophe, et employé dans les grandes affaires. Assidu 'et respectueux disciple d'Épictète, il a recueilli en huit livres, dont quatre nous restent, les principales maximes de son maître, plus étendues qu'elles ne se trouvent clans le manuel d'Épictète lui-même. Quoique né à Nicomédie dans la Bithynie, et vraisemblablement grec d'origine, il ne laissa pas de parvenir au consulat dans Rome, qui devenait de plus en plus la patrie commune de tous les peuples de l'empire. On ne peut guère douter qu'il ne soit le même que Flavius Arrianus gouverneur de Cappadoce, qui, ainsi que je l'ai rapporté d'après Dion, repoussa ou arrêta une incursion des Alains. Nous avons parmi les œuvres d'Arrien une description de l'ordre de bataille de l'armée romaine vis-à-vis de ces peuples. Il avait composé un grand nombre d'ouvrages, dont la plupart sont perdus. Le plus célèbre de ceux qui nous restent est son histoire d'Alexandre, écrite d'après les mémoires de Ptolémée et d'Aristobule. J'ai eu occasion de citer son Périple du Pont-Euxin[14], qui est adressé en forme de lettre à l'empereur Adrien. Nous avons pareillement sous son nom un Périple de la mer Erythrée, que d'illustres savants croient être d'un auteur plus ancien. Sans. prétendre manquer au respect qui est dû à l'autorité de Saumaise, suivi de Vossius et de M. de Tillemont, j'ai pourtant rapporté un endroit de ce Périple au règne de Trajan ; et il me parait fort naturel de penser qu'Adrien, qui aimait beaucoup les voyages, n'ayant pas pu faire lui-même le tour du Pont-Euxin et de la mer Erythrée, fut bien aise que les côtes de ces deux mers, peu connues de son temps, fussent visitées par un bon et exact observateur.

L'Arrien dont je parle doit être distingué de celui à qui Pline le jeune a écrit plusieurs de ses lettres, et qui était retiré à la campagne, et par conséquent déjà âgé, pendant que Pline courait la carrière des honneurs.

J'ai fait mention de Phlégon affranchi d'Adrien, et qui lui prêta son nom pour la publication d'un ouvrage dans lequel cet empereur avait lui-même écrit sa vie. Ce fut un auteur fécond, et on cite grand nombre de livres composés par lui, et remplis de recherches savantes. Il nous intéresse particulièrement par le témoignage qu'il a rendu à l'éclipse miraculeuse arrivée le jour de la passion de notre Sauveur. Voici ses termes rapportés par Eusèbe : Dans la quatrième année de la deux cent deuxième olympiade arriva l'éclipse de soleil la plus mémorable qui ait jamais été. À midi le jour fut changé en une nuit si ténébreuse, que l'on vit les étoiles au ciel. L'année exprimée par Phlégon dans ce passage est regardée par les savants comme celle de la mort de Jésus-Christ.

Pour ne rien omettre de ce que l'on peut raisonnablement souhaiter de trouver ici touchant ceux qui da temps d'Adrien ont acquis de la réputation dans la littérature, je dirai qu'Épictète vivait encore sous ce prince, et parut à sa cour ; que le philosophe Euphrate, dont j'ai fait mention à l'occasion de ses démêles avec Apollonius de Tyane, obtint d'Adrien, dans les premières années de son règne, la permission de se donner la mort, parce qu'il ne pouvait supporter la maladie jointe aux incommodités de la vieillesse.

Nous savons peu de choses de la vie de Suétone, qui était d'une naissance médiocre, et qui ruina par son imprudence, comme je l'ai rapporté, les espérances de sa fortune. Il nous apprend lui-même que son père, nommé Suetonius Levis, servit comme tribun des soldats dans l'armée d'Othon contre Vitellius. Il plaida dans sa jeunesse, comme il parait par une lettre de Pline, qui lui témoigne et dans cette lettre, et dans quelques autres, une singulière affection. Outre ses Vies des douze Césars, il avait écrit divers autres ouvrages, tous dans un goût de recherches curieuses, et dont il nous reste un livre sur les illustres grammairiens, un autre sur les fameux rhéteurs. Nous avons aussi quelques Vies de Poètes latins, qui lui sont attribuées.

 

 

 



[1] VELLEIUS PATERCULUS, II, 119.

[2] Cinquante millions de livres tournois.

[3] Je parle d'après Spartien. Peut-être néanmoins Vérus n'était-il point encore adopté lorsqu'il fût fait préteur et consul pour la première fois. Voyez la note sur les fastes du règne d'Adrien.

[4] SPARTIEN, Adrien, 23, et Ælius Vérus, 4.

[5] SPARTIEN, Ælius Vérus, 4.

[6] PLINE LE JEUNE, Ep., IV, 3.

[7] PLINE LE JEUNE, Ep., IV, 18, et V, 10.

[8] SPARTIEN, Ælius Vérus, 7.

[9] Le zèle pour les belles-lettres e porté M. Bellet, académicien de Montauban, à tacher d'affaiblir l'impression que pourrait faire à leur désavantage le dédain de Marc Aurèle pour l'éloquence et la poésie (voyez le mélange de poésie, de littérature et d'histoire, par l'Acad. de Mont. 1751.) Le dessein de cet académicien est louable, ses interprétations sont ingénieuses. Mais les expressions de Marc Aurèle me paraissent trop nettes et trop précises pour être susceptibles d'explication. Il est plus simple de convenir du fait, et de nier la conséquence. Marc Aurèle fut un grand prince : mais il nous est permis de penser qu'il poussa trop loin le rigorisme philosophique.

[10] L'original porte des peaux.

[11] On voit par là que Marc Aurèle n'avait pas absolument déclaré la guerre à l'éloquence, qui en effet lui était nécessaire dans le rang suprême, suivant la manière de penser établie parmi les Romains. Mais il ne la cultive jamais que subordonnément à la philosophie, et il se contenta en ce genre d'éviter le blâme, sans aller jusqu'à mériter des éloges.

[12] SPARTIEN, Ælius Vérus, 6.

[13] SPARTIEN, Adrien, 25.

[14] Périple est un mot grec, qui signifie circuit fait par mer. Ainsi le Périple du Pont-Euxin est la description d'une navigation autour du Pont-Euxin en suivant les côtes.