HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

NERVA

LIVRE UNIQUE

 

 

FASTES DU RÈGNE DE NERVA.

 

C. FULVIUS VALENS. - C. ANTISTIUS VETUS. AN R. 847. DE J.-C. 96.

Nerva est proclamé empereur par le crédit de ceux qui avaient fait périr Domitien.

Son gouvernement doux et modéré pèche même par excès d'indulgence.

NERVA AUGUSTUS III. - VIRGINIUS RUFUS III. AN R. 848. DE J.-C. 97.

Mort de Virginius. Tacite, consul substitué, fait son éloge funèbre.

Calpurnius Crassus conspire contre Nerva, qui lui pardonne.

Les prétoriens veulent venger la mort de Domitien ; et, animés par Caspérius Élianus, préfet du prétoire, ils s'attroupent séditieusement et forcent Nerva de leur livrer les auteurs du meurtre de son prédécesseur.

On reçoit nouvelle d'un avantage remporté sur les Barbares en Pannonie.

Nerva, reconnaissant que l'empire a besoin d'un soutien plus ferme que lui, adopte Trajan, qui commandait alors l'armée de la basse Germanie.

NERVA AUGUSTUS IV. - TRAJANUS CÆSAR II. AN R. 849. DE J.-C. 98.

Nerva meurt vers la fin de janvier.

 

Avant que de tuer Domitien, les conspirateurs avaient pris toutes les mesures nécessaires pour substituer Nerva en sa place. Ainsi dès le jour même, qui était le 18 septembre, Nerva fut proclamé et reconnu empereur. Il avait dans ses intérêts Pétronius Secundus, préfet du prétoire, qui entraîna sans doute par son autorité les cohortes qu'il commandait. Le chambellan Parthène l'aida aussi de son crédit auprès de ses amis. Les sénateurs n'avaient pas besoin d'être sollicités : ils détestaient Domitien ; ils étaient remplis d'estime pour Nerva : ils se portèrent donc avec effusion de cœur à lui décerner tous les honneurs et tous les titres dont l'assemblage constituait la dignité impériale.

Au milieu de ces applaudissements et d'une félicitation universelle, un sage ami osa tenir au nouveau prince un langage tout différent. Arrius Antoninus, qui fut aïeul maternel de l'empereur Tite Antonin, en embrassant Nerva, lui dit qu'il estimait l'empire heureux de l'avoir pour chef. Mais quant à ce qui vous regarde, ajouta-t-il, je suis plus disposé à plaindre votre sort qu'à le louer. Vous perdez la tranquillité de la vie privée ; et à quels orages ne vous exposez-vous pas ? Que de fatigues ! que de dangers et pour votre personne et pour votre réputation, jusqu'ici sans tache ! Vous aurez à vous défendre des embûches de vos ennemis ; vous aurez à craindre l'avidité de vos amis, que vous ne pourrez satisfaire sans nuire au bien public, ni frustrer sans changer leur zèle en haine contre vous.

Arrius avait un objet précis en annonçant des dangers à Nerva. Les prétoriens regrettaient Domitien : ils avaient demandé à grands cris qu'on leur livrât les auteurs de sa mort ; et ce n'était qu'avec beaucoup de peine qu'ils s'étaient laissé apaiser par les remontrances des premiers de la ville, et par la promesse que leur fit Nerva d'une gratification. Ils parurent rentrer dans le calme ; mais ce n'était qu'un feu mal éteint, qui se réveilla bientôt après, et qui causa à Nerva, comme nous le verrons, de vives alarmes.

Les légions répandues dans les provinces suivirent l'impression et l'exemple de la capitale, si ce n'est pourtant que Philostrate[1] veut qu'il y ait eu des mouvements dans l'armée de Pannonie, que réprima, nous l'en croyons, l'éloquence du sophiste Dion Chrysostome, qui s'était exilé dans ces contrées : mais un fait qui n'a pour garant que cet écrivain fabuleux, me paraît bien mal appuyé.

Nerva méritait par sa vertu l'élévation à laquelle il fut, porté. C'était un caractère extrêmement judicieux et modéré, aimant les gens de bien, respectant les lois : il ne lui manqua, pour être un prince accompli, que la vigueur et la fermeté. Né avec des inclinations douces et même timides, on conçoit aisément qu'il ne s'était pas fortifié par l'âge, et que soixante-dix ans[2] de vie, joints à une santé toujours délicate, avaient dû faire dégénérer sa douceur en faiblesse.

Son gouvernement enchanta les Romains, d'autant plus sensibles au bonheur dont il les faisait jouir, qu'ils sortaient d'un état violent où ils avaient éprouvé toutes les rigueurs de la tyrannie. Le commencement du règne de Nerva est appelé par Pline l'époque du retour de la liberté. Tacite[3] loue ce sage prince d'avoir su allier deux choses autrefois contraires et ennemies, l'autorité suprême d'un seul et la liberté des citoyens ; et le siècle ouvert par Nerva est, selon lui, le siècle de la félicité publique.

Son premier soin fut de réparer les maux du gouvernement précédent. Il déchargea de l'accusation ceux qui étaient actuellement poursuivis pour prétendu crime de lèse-majesté ; et il abolit entièrement cette vexation odieuse et cruelle, la terreur des honnêtes gens, et l'un des principaux ressorts de la tyrannie. Il fit cesser pareillement la persécution contre les chrétiens, en défendant d'accuser personne pour cause de judaïsme. Il rappela les exilés, et annula les confiscations prononcées injustement contre eux. Parmi ceux à qui le bienfait du prince rendit leur état, l'histoire nous fait connaître en particulier Junius Mauricus, frère d'Arulénus Rusticus ; Arria, veuve de Thraséa ; Fannia, fille d'Arria, et belle-mère d'Helvidius Priscus, mis à mort par Domitien ; et il ne nous est pas permis d'oublier l'apôtre saint Jean, qui sortit alors de l'île de Pathmos, et retourna à Éphèse.

Non content de protéger et de rétablir dans la possession de leurs droits et de leurs biens ceux que la calomnie en avait dépouillés, Nerva les vengea de leurs délateurs. Les affranchis et les esclaves qui, par leurs accusations, avaient causé la ruine de leurs patrons et de leurs maîtres, furent punis de mort ; et il fut dit qu'à l'avenir aucun homme de condition servile ne serait écouté en jugement, sur quelque matière que ce pût être, contre ceux dont il serait ou aurait été esclave. Les autres délateurs, sans être traités si rigoureusement, éprouvèrent néanmoins la justice de Nerva, qui renouvela et aggrava les peines portées coutre eux par l'ordonnance de Titus, dont il a été parlé eu son lieu.

Des personnes du plus haut rang s'étaient mêlées de cet indigne métier, et on juge bien que leur crédit et leur puissance les mirent à l'abri du châtiment mérité ; mais on les voyait dans un état d'humiliation qui faisait la joie publique. Nous pouvons en citer pour exemple le fameux Regulus. Il fit des démarches de soumission auprès de Pline, dont il avait persécuté les amis, et qu'il se souvenait d'avoir offensé personnelle ment. Il craignait d'être accusé par lui dans le sénat ; et pour obtenir que Pline voulût bien oublier le passé, il recourut à la médiation de tous ceux qu'il savait avoir quelque autorité sur son esprit. Pline s'abstint en effet d'intenter action contre ce scélérat, qui était riche, intrigant, à qui plusieurs faisaient la cour, qu'un plus grand nombre encore craignaient, comme capable de leur nuire ; motif plus puissant sur la plupart des hommes que l'affection. D'ailleurs, Regulus s'était observé sous Domitien, et avait pris soin de cacher ses forfaits. Un attentat commis en plein sénat, sur la personne du plus vertueux citoyen de Rome, parut à Pline un plus digne objet de son zèle.

On se souvient que lorsque Helvidius Priscus fut accusé dans le sénat, un ancien préteur, nommé Publicius Certus, se montra assez lâchement cruel pour mettre la main sur lui, et aider les archers à le mener en prison. Certus fut récompensé de ce crime ; et il était, à la mort de Domitien, intendant du trésor public, et désigné consul. Ce fut cet insigne criminel que Pline résolut d'attaquer, par vénération pour la mémoire d'Helvidius, par attachement pour Ania et Fannia, étaient depuis peu revenues d'exil, par le désir de venger la vertu et la décence publique, indignement outragées. Je voudrais qu'à des motifs si louables il n'eût pas ajouté lui-même relui de se faire de la réputation.

Dans l'exécution de ce dessein, il se conduisit avec autant de prudence que de courage. Il laissa passer les premiers jours du règne de Nerva, pendant lesquels chacun, se hâtant de profiter du moment favorable, demandait tumultueusement et obtenait justice contre ses ennemis particuliers, avec la précaution néanmoins de ne poursuivre que ceux qui étaient faibles et avaient peu de crédit. Pline jugea plus à propos de donner le temps à ce premier feu de s'amortir, et aux esprits de se rasseoir et de se calmer, afin que toutes choses se fissent en règle, et que Certus ne pût pas prétendre avoir été opprimé par l'emportement de la haine publique contre le gouvernement précédent. Il était résolu d'agir seul, s'il le fallait ; mais il crut convenable de proposer l'affaire à Antéia veuve d'Helvidius, à Fannia sa belle- mère, et à Arria mère de Fannia, et de leur demander si elles voulaient. se rendre parties. Elles y consentirent avec joie ; et Pline se disposa à poursuivre Certus, au nom de ces dames et au sien.

Le premier jour de sénat qui suivit, il se lève, et demande la permission de parler. Il commença par des généralités, et on l'écoutait avec beaucoup d'attention. Lorsqu'il entama la matière, et qu'il fit connaître à qui il en voulait, ce fut une réclamation universelle ; de tous les coins de la salle il s'éleva des voix contre lui : on lui demandait pourquoi il parlait hors de son rang, pourquoi il voulait occuper le sénat d'une affaire que les magistrats n'avaient point mise en délibération ; quelques-uns s'écriaient : Encore de nouveaux dangers ! Nous avons eu bien de la peine à échapper ; qu'on nous laisse au moins vivre en paix ! Pline écouta toutes ces clameurs sans se troubler, sans se déconcerter, soutenu, comme il l'observe lui-même, par le mérite de l'entreprise, et éprouvant quelle différence il y a entre déplaire ou être désapprouvé. Il ne put néanmoins reprendre ni continuer son discours, parce que le consul lui ordonna d'attendre son rang pour parler.

Pendant qu'on traitait des affaires courantes, un consulaire s'approche de Pline, et lui fait une grave remontrance sur la hardiesse de sa démarche ; il l'exhorte à revenir sur ses pas. Vous vous ferez remarquer, lui dit- il, des princes qui viendront dans la suite. — A la bonne heure, répondit Pline, s'ils sont mauvais. A peine ce premier moniteur s'était-il retiré, qu'un second vient à la charge. Que faites-vous ? dit-il à Pline ; à quoi pensez-vous ? à quel danger ne craignez-vous point de vous exposer ? pourquoi comptez-vous sur l'état présent des choses, n'ayant aucune assurance de l'avenir ? Vous attaquez un homme déjà intendant du trésor public, et bientôt consul, dont le crédit est immense, qui a des amis très-puissants ! Il lui cita en particulier le commandant des légions de Syrie, dont Pline remarque en passant que la réputation était très-équivoque[4]. A ces vives représentations, toujours la même réponse : J'ai tout pesé, j'ai tout prévu ; et je ne refuse point d'être puni, s'il le faut, d'une très-bonne action, pendant que je poursuis la vengeance d'une lâche et indigne cruauté.

Cependant vint le temps d'opiner. Ceux qui parlèrent les premiers, et qui formaient la tête de la compagnie, prirent presque tous la défense de Certus, quoiqu'il n'eût point été nommé, et lui firent ainsi eux-mêmes l'application des expressions générales de l'accusateur. Lorsque le tour de Pline fut venu, il soutint avec vigueur ce qu'il avait commencé : il réfuta sur-le-champ tout ce qui avait. été avancé par les défenseurs de Certus ; et, soit par la force de ses raisons, soit par la fermeté de sa conduite, il ramena tous les esprits. Ceux qui s'étaient récriés d'abord contre lui revinrent à lui applaudir. Veiento seul voulut répliquer, et ne put obtenir qu'on l'écoutât ; ce qui ayant causé une altercation, le consul rompit l'assemblée sans qu'il y eût rien de décidé. Pline fut accablé de compliments et de félicitations. On lui savait gré surtout, d'avoir lavé le sénat du reproche d'inégalité et d'inconséquence ; d'indulgence à l'égard des membres de la compagnie, pendant qu'il usait de sévérité contre les autres coupables.

L'affaire n'alla pas plus loin. Nerva ne souffrit point qu'elle fût remise à la délibération du sénat ; mais il priva Certus du consulat qui lui était destiné. Il rendit ainsi une demi-justice ; et c'était quelque chose pour un prince qui savait mieux favoriser les bons que punir les méchants.

Cette facilité excessive de Nerva lui fut reprochée, non pas durement, mais avec liberté, par Junius Mauricus, dont j'ai eu occasion de parler plus d'une fois. Ce grave sénateur, après son retour d'exil, était à table avec l'empereur, et il voyait parmi les convives Veiento, l'un des instruments de la tyrannie de Domitien. On vint à parler de l'aveugle Catullus Messallinus, qui ne vivait plus alors, et dont la mémoire était en exécration à cause de ses délations odieuses et des avis sanguinaires qu'il avait toujours été le premier à ouvrir dans le sénat. Comme chacun en disait beaucoup de mal, Nerva lui-même proposa cette question : Que pensez-vous qu'il lui fût arrivé, s'il eût vécu jusqu'aujourd'hui ?Il souperait avec nous, répondit Mauricus[5].

Rien n'était mieux dit, ni plus vrai. Nerva eût été charmé que la vertu fût triomphante ; mais il ne savait arrêter ni le vice, ni l'abus du bien. La liberté qu'il avait accordée de tirer vengeance des délateurs dégénéra en licence ; et Dion rapporte à ce sujet un mot remarquable de Fronton, personnage consulaire et homme de sens, qui, voyant les accusations se multiplier sans fin, et en conséquence les esprits s'échauffer, la division s'allumer, osa dire : Il est fâcheux sans doute d'obéir à un prince sous qui rien n'est permis à personne ; mais ce n'est pas un moindre inconvénient, que tout soit permis à tous.

Je ne voudrais pourtant pas adopter en plein cette censure un peu chagrine. Fronton ne rendait pas assez justice au gouvernement de Nerva, qui, à l'exception d'un seul article, c'est-à-dire de l'indulgence poussée trop loin, fut parfaitement louable, et réglé sur le modèle de celui de Titus. Il confirma comme lui, par un édit, tous les dons de son prédécesseur. Pline nous a conservé cet édit, qui respire la bonté. J'ai préféré, dit Nerva[6], le bien public à mon repos ; et mon intention, en acceptant l'empire, a été d'accorder de nouveaux bienfaits et de ratifier les anciens. Que ceux qui en ont obtenu de mon prédécesseur n'aient aucune défiance, et qu'ils n'appréhendent point que la mémoire du prince à qui ils en sont redevables ne nuise à leur solidité. Je ne prétends point même abolir ces concessions pour les restituer ensuite, afin que l'on m'en ait l'obligation : je ne veux point fatiguer ceux qui en jouissent, en les assujettissant à la nécessité d'en obtenir la confirmation. Qu'ils me laissent m'occuper du soin de répandre de nouveaux dons, et qu'ils sachent que l'on ne doit me demander que ce que l'on n'a pas.

Ce langage dans la bouche de Nerva était sérieux, et il en prouva la sincérité par des effets. Il consacra des sommes considérables à acheter des terres, qu'il distribua ensuite aux pauvres citoyens. Il pourvut à la nourriture et à l'éducation des enfants de l'un et de l'autre sexe, nés de parents pauvres, dans toute l'étendue de l'Italie. Il soulagea par ses libéralités plusieurs villes affligées de différents fléaux. Il fit remise des accroissements de taxe dont on avait chargé ceux qui étaient lents à payer les tributs.

Pour suffire à ces largesses et à plusieurs autres de même nature, il fit établir par le sénat des commissaires qui travaillassent à diminuer les dépenses de l'état ; il diminua lui-même les siennes ; il retrancha des fêtes et des spectacles dont les frais étaient énormes ; enfin, manquant d'argent, il vendit des meubles précieux, des joyaux, et même des biens-fonds, soit de son patrimoine, soit du domaine impérial.

Plein de considération et de déférence pour le sénat, il ne décidait aucune affaire qu'après avoir prie l'avis des chefs de cette auguste compagnie ; et, ce que Titus avait fait le premier, ce que n'avait jamais voulu accorder Domitien, il jura qu'il ne ferait mourir aucun sénateur. Il tint parole : et Calpurnius Crassus, issu des anciens Crassus, ayant conspiré contre lui avec quelques autres membres du sénat, Nerva suivit à la lettre l'exemple qu'avait donné Titus dans un cas pareil. Il fit asseoir les conjurés à côté de lui dans un spectacle, et il leur mit en main les épées des gladiateurs, les invitant à examiner si elles étaient en règle, et les rendant ainsi maîtres de sa vie. Toute la vengeance qu'il tira d'un complot si criminel se réduisit à exiler Calpurnius Crassus à Tarente ; et il n'écouta point les représentations des sénateurs, qui blâmaient sa clémence comme excessive et périlleuse.

Nerva rendait la justice avec assiduité et intelligence : l'étude et la connaissance du droit étaient héréditaires dans sa famille. Son aïeul[7] avait été l'un des plus grands jurisconsultes de Rome. Il confirma la loi de Domitien qui défendait de faire des eunuques ; il abolit celle par laquelle Claude avait permis les mariages de l'oncle avec la nièce. J'ai parlé du droit du vingtième imposé par Auguste sur les successions collatérales. Aux cas d'exemption marqués dans la première loi, Nerva en ajouta d'autres, et il fraya la route à Trajan pour porter encore plus loin sur cette matière l'équité et la munificence.

Par tous ces traits de sagesse et de bonne conduite réunis, il paraît que Nerva se glorifiait à juste titre d'avoir gouverné de manière qu'il pouvait, en quittant l'empire, rendre bon compte de tout ce qu'il avait fait, et rentrer sans crainte dans la condition privée. Il n'en avait jamais perdu de vue la modestie. Il refusa les honneurs excessifs, et défendit qu'on lui dressât aucune statue d'or ni d'argent ; et il se faisait une gloire d'égaler presque les particuliers avec lui.

Il est fâcheux qu'on ait à lui reprocher d'avoir favorisé la corruption publique en rétablissant les pantomimes, bannis par son prédécesseur : mais le peuple avait demandé leur rappel à grands cris, et il fallait à Nerva de puissants motifs pour lui inspirer la force de résister aux mouvements séditieux d'une multitude.

Ce bon prince ne pouvait mieux marquer quel cas il faisait de la vertu qu'en honorant le célèbre Virginius d'un troisième consulat, en même temps qu'il se faisait lui-même consul pour la troisième fois. Depuis la belle action que Virginies avait faite en refusant l'empire après la défaite de Vindex, et qu'il réitéra et confirma par de nouveaux refus en plus d'une occasion, il n'est plus parlé de lui dans l'histoire jusqu'à ce troisième consulat dont Nerva voulut décorer son tombeau ; car il approchait alors de quatre-vingt-trois ans. On ne peut guère douter qu'il n'ait été considéré de Vespasien et de Titus, princes amis de la vertu. Il se vit célébré par les éloges des poètes et des historiens[8] : il jouit de sa gloire ; et, pour me servir de l'expression de Pline, il vécut avec sa postérité. Cette douce séduction ne lui inspira point un fol orgueil : il garda la modestie, qui est un des principaux caractères d'une grande âme ; et Pline, dont il fut tuteur, qu'il aima avec tendresse, et qui, malgré la disproportion de l'âge, entretint avec lui un commerce d'amitié intime, assure ne l'avoir jamais entendu parler qu'une seule fois de l'action qui faisait sa gloire. Le trait mérite de trouver place ici. Cluvius Rufus, fameux historien, disait un jour à Virginius : Vous savez avec quelle fidélité doit s'écrire l'histoire ; ainsi je vous prie de me pardonner si vous trouviez dans mes ouvrages quelque chose qui ne vous fût pas agréable. — Ignorez-vous, répondit Virginius[9], que ce que j'ai fait je l'ai fait afin que les écrivains eussent toute liberté de dire de moi tout ce qu'ils jugeraient à propos ? Cette réponse est noble, et devait faire repentir Cluvius de son fade compliment.

Virginius, déjà âgé lorsque Domitien monta sur k trône, s'enfonça dans la retraite, passant la plus grande partie de sa vie à une maison de campagne qu'il avait près d'Alsium, et qu'il appelait le nid de sa vieillesse. Il n'en sortait guère, et ne se montrait à Rome que pour des fonctions nécessaires ou pour des devoirs d'amitié, qu'il persista à rendre à Pline depuis même qu'il eut pris le parti de s'en dispenser à l'égard de tous les autres. Cette modeste obscurité dans laquelle il s'enveloppa le mit à l'abri des fureurs d'un tyran jaloux et soupçonneux.

Parvenu au règne de Nerva, il recommença à jouir des honneurs dus à son mérite ; mais ce ne fut pas pour longtemps. Ayant été fait consul pour la troisième fois, comme je l'ai dit, il avait préparé un discours d'actions de grâces à l'empereur, pour le prononcer dans l'assemblée du sénat, et il s'exerçait chez lui à le réciter. Un grand livre, qu'il se trouvait avoir à la main, tomba, et Virginius, en voulant le ramasser, glissa sur le plancher, tomba lui-même, et se rompit la cuisse. Comme il était fort âgé, l'accident en fut plus fâcheux, et la fracture ne put point être solidement guérie : il traîna assez longtemps, et mourut. Sa mort fut honorée par des funérailles publiques ; et Pline observe que le bonheur qui l'avait accompagné durant sa vie lui donna encore pour panégyriste, après sa mort, le plus grand orateur du temps, Corneille Tacite, actuellement consul.

Virginius avait pris soin de composer son épitaphe en deux vers, qui ne rappelaient que l'unique action par laquelle il se croyait surtout illustré ; en voici la traduction : Ci gît Virginius, qui, après avoir réprimé l'entreprise de Vindex, assura la possession de l'empire, non à lui-même, mais à la patrie[10].

Ce héros aimait les lettres : il s'amusait quelquefois à faire des vers, et même un peu libres. Pline le compte parmi ceux de l'exemple desquels il s'autorise pour composer des poésies où il s'égayait au-delà des bornes de l'honnêteté et de la décence, ne faisant point réflexion que ce n'est point par leurs endroits faibles qu'il faut imiter les grands hommes.

Nerva, depuis son avènement à l'empire, s'était vu respecté et chéri, et il avait joui du calme que méritaient la droiture et la pureté de ses intentions ; mais leur livrer sa facilité, propre à le faire aimer des bons, l'exposait à être bravé par les séditieux et les mutins. C'est de quoi il fit une fâcheuse épreuve dans le soulèvement des prétoriens, qui, animés par Caspérius Élianus, l'un des préfets du prétoire, vinrent avec des cris furieux assiéger leur empereur dans son palais, demandant qu'il leur livrât les meurtriers de Domitien. Il n'est point d'effort que ne tentât Nerva pour sauver ceux à qui il était redevable de l'empire : la bonté et la reconnaissance lui donnèrent du courage ; et, quoique son corps éprouvât tous les effets d'une peur extrême, la vigueur de rame se soutint. Il se présenta aux soldats forcenés, et, se découvrant la gorge, il les exhorta à le frapper plutôt lui-même ; mais un spectacle si touchant ne put arrêter leur fureur, parce que la faiblesse du gouvernement de Nerva leur avait appris à mépriser son autorité. Ils s'opiniâtrèrent à exiger qu'on leur abandonnât leurs victimes, et Nerva fut forcé d'y consentir. Ils tuèrent d'un seul coup le préfet du prétoire Pétronius Secundus ; mais ils prirent un plaisir inhumain à exercer les plus grandes cruautés sur le chambellan Parthène : et Caspérius, non content d'avoir humilié r la souveraine puissance, en la privant de sa plus douce prérogative, qui consiste à mettre à l'abri ceux qu'elle protège, contraignit encore Nerva d'approuver ce qui venait d'être fait, et de témoigner, dans un discours au peuple, qu'il remerciait les soldats d'avoir purgé le monde des plus scélérats de tous les mortels.

Cette cruelle aventure produisit pourtant le plus heureux effet, puisqu'elle fut cause de l'adoption de Trajan. Nerva sentit qu'il avait besoin d'un appui ; et en homme supérieur il le chercha, non dans sa famille, non dans ses connaissances, mais dans un mérite solide et prouvé. Trajan était celui qu'il lui fallait, et il est à propos de faire ici connaître son origine et ses commencements.

Né à Italica[11], dans la Bétique, il appartenait néanmoins à l'Italie par ses ancêtres. Cette ville reconnaissait pour fondateur le premier Scipion l'Africain, qui en quittant l'Espagne, dont il avait chassé les Carthaginois, déposa en un lieu voisin du Bétis[12] les soldats que l'âge et les blessures rendaient désormais incapables du service. La nouvelle ville s'accrut, devint florissante, et acquit les droits de municipe et de colonie romaine.

Le père de Trajan est le premier de sa famille qui soit parvenu aux honneurs dans Rome. Nous avons eu occasion de le nommer plusieurs fois, et toujours avec distinction et avec éloge, dans la guerre des Juifs. Il fut mis par Vespasien au rang des patriciens, s'éleva au consulat, et obtint les ornements du triomphe.

Son fils, encore jeune, l'accompagna et sur l'Euphrate et sur le Rhin ; et, dès ses premières années, il se fit un grand nom dans les armes. Il endurcissait son corps aux fatigues ; il faisait à pied de longues marches, comme le dernier soldat ; il se rendit, familiers, par une habitude assidue, tous les exercices militaires ; il travailla dans toutes ses campagnes à acquérir les connaissances nécessaires à un homme destiné à commander lés urinées. Populaire, affable, mais toujours avec dignité, il se faisait aimer du soldat, estimer et chérir de ses égaux. Il mérita ainsi les honneurs auxquels set naissance lui donnait droit d'aspirer, et il devint consul ordinaire sous Domitien : Après son consulat, il paraît qu'il se retira en Espagne, puisque ce fut de là que Domitien le manda pour le mettre à la tête des légions de la basse Germanie. Dans cette place, l'une des plus brillantes de l'état, il suivit le même système de conduite qu'il avait tenu n'étant que simple tribun : mêmes exercices, même constance à supporter les fatigues de la guerre, même affabilité envers tous, sains préjudice de la fermeté et de l'autorité du commandement ; et telle fut la recommandation qu'il se procura auprès de Nerva, à qui il n'était lié, comme je l'ai dit, ni par le sang, ni par un commerce d'amitié familière.

Les grandes qualités de l'âme étaient accompagnées dans Trajan des avantages du corps[13] : une santé vigoureuse, une haute taille, un air de tête plein de dignité et de majesté, un âge mur, qui ne se sentait pas néanmoins encore des infirmités de la vieillesse, quoiqu'il en portât dans ses cheveux blancs les marques vénérables ; il passait alors quarante ans.

Nerva s'étant donc fixé au choix que lui dictait l'amour du bien public, prit occasion de la nouvelle qui était arrivée d'un avantage remporté par les armes romaines en Pannonie. Ayant alors ajouté à ses noms celui de Germanique, il monta au Capitole pour offrir à Jupiter la branche de laurier qui lui avait été envoyée comme signe de la victoire ; et, en présence de toute la multitude assemblée pour la cérémonie, il déclara qu'il adoptait Trajan. S'étant de là transporté au sénat, il associa son fils adoptif à tous ses droits ; il lui conféra les titres de César, de Germanicus, d'empereur, il lui fit part de la puissance tribunitienne. C'était moins un successeur qu'il se désignait, qu'un collègue qu'il se donnait.

Cette élection est un exemple rare et parfait des deux côtés. Nerva n'y eut en vue que l'intérêt de l'empire ; et Trajan avait été si éloigné de solliciter la première place de l'univers, qu'il ne savait pas même ce qui se passait à Rome, et qu'il se trouva fils de l'empereur et associé à la souveraine puissance avant que d'y avoir seulement pensé. Il reçut à Cologne la nouvelle de son adoption ; et la principale joie qu'il en ressentit, fut de pouvoir remédier aux maux qui l'avaient rendu nécessaire. Son nom seul avait abattu tout d'un coup la sédition et rétabli le calme dans la ville, et sa vigueur acheva l'ouvrage en vengeant l'insulte faite à la dignité impériale. Nerva lui avait demandé cette vengeance par une lettre écrite de sa main, où il employait un vers d'Homère, tiré de la prière de Chrysès à Apollon : Que les Grecs expient par vos traits les larmes qu'ils m'ont fait répandre[14]. Trajan manda près de sa personne Caspérius Élianus et les autres instigateurs du trouble, et il en délivra l'état, soit par la mort, soit par l'exil.

L'adoption de Trajan fut la dernière action d'éclat du règne de Nerva. Il n'abdiqua point l'empire ; mais il en remit tous les soins au digne successeur qu'il avait choisi, et il goûta le repos dont son âge et ses infirmités avaient besoin. Il vécut ainsi trois mois, au bout desquels s'étant laissé aller à un mouvement de colère contre Regulus, qui n'était que trop capable de lui en fournir l'occasion, il prit la fièvre et en' mourut vers la fin de janvier, étant consul pour la quatrième fois avec Trajan, qui l'était lui-même pour la seconde. Il avait régné un peu plus de seize mois, et vécu soixante-douze ans.

Il est le premier empereur qui ne fût pas d'origine italienne. Sa famille était crétoise, mais devenue romaine, au moins depuis son bisaïeul, qui eut grande part à l'amitié d'Auguste. Pour lui, il naquit à Narni, dans l'Ombrie ; et fils, petit-fils et arrière-petit-fils de consul, il fut élevé lui-même deux fois au consulat avant que de parvenir à l'empire. Il aima la poésie ; et, si nous en croyons Martial, il y réussit excellemment. C'est apparemment ce goût qui lui concilia l'amitié de Néron, sous lequel il obtint les ornements du triomphe, n'étant encore que préteur désigné. On lui reproche l'intempérance dans l'usage du via ; et sa réputation du côté des mœurs devient équivoque par le soupçon dont nous avons fait mention en parlant de la corruption des premières années de Domitien.

 

FIN DU TOME CINQUIÈME

 

 

 



[1] PHILOSTRATE, Vie des sophistes, I, 7.

[2] Je suis Eutrope et saint Jérôme, quoique Dion et Victor donnent seulement, l'un soixante-cinq, l'autre soixante-trois ans de vie à Nerva. Et ma raison est que le calcul d'Eutrope s'accorde mieux avec le langage de Pline, qui parle toujours de Nerva empereur comme d'un vieillard, comme d'un prince fort avancé en âge.

[3] TACITE, Agricola, 3.

[4] M. de Tillemont entend autrement les paroles de Pline, non sine magnis dubiisque rumoribus. Selon lui le sens est que l'on appréhendait quelques mouvements de la part du gouverneur de Syrie. Je me rendrais volontiers à l'autorité de ce grand homme ; mais l'interprétation que j'ai suivie me parait plus simple et plus naturelle.

[5] PLINE LE JEUNE, Ep., IV, 22.

[6] PLINE LE JEUNE, Ep., X, 66.

[7] Coccéius Nerva, qui se laissa mourir de faim sous Tibère.

[8] PLINE LE JEUNE, Ep., II, 1.

[9] PLINE LE JEUNE, Ep., IX, 19.

[10] PLINE LE JEUNE, Ep., VI, 10.

[11] Sevilla Veïa.

[12] Le Guadalquivir.

[13] PLINE LE JEUNE, Panégyrique, 4.

[14] HOMÈRE, Iliade, I, 42.