HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

VESPASIEN

LIVRE DEUXIÈME

§ II. Description de la ville de Jérusalem.

 

 

La nature et l'art avaient concouru à faire de Jérusalem une des plus fortes places du monde entier. Elle occupait deux collines, sans y comprendre celle sur laquelle le temple était bâti. Ces deux collines, dont l'une est la fameuse Sion, l'autre se nommait Acra, se regardaient réciproquement, Sion au midi, Acra au septentrion, et elles étaient séparées par une vallée, où les édifices de part et d'autre venaient se rencontrer. La première s'élevait beaucoup plus que la seconde, et formait la ville haute ; l'autre s'appelait la ville basse. Au dehors elles étaient toutes deux bordées de profondes ravines, qui en rendaient l'accès impraticable. C'est ce qu'on appelait la vallée des enfants d'Hennon, qui courant du couchant au levant par le midi du mont de Sion, allait joindre celle de Cédron, à l'orient du temple, au pied de la montagne des Oliviers.

Acre par sa face orientale était directement opposée à une troisième colline, qui était celle du temple, le mont Moria. Elle le surpassait originairement en hauteur. Aussi sous Antiochus Épiphane servit-elle de citadelle aux Syriens, qui de là dominaient sur le temple, et exerçaient toutes sortes de violences et de cruautés sur les Juifs que la religion y rassemblait. Les rois asmonéens, non contents d'avoir détruit la forteresse que les Syriens avaient construite, aplanirent même le sol de la montagne, et comblèrent le vallon qui était au bas du côté de l'orient ; en sorte qu'en même temps le temple devint plus élevé qu'Acre, et la communication de l'un à l'autre plus aisée.

Une quatrième colline au nord du temple avait été ajoutée dans les derniers temps à la ville, qui ne pouvait contenir la multitude immense de ses habitants. Il fallut donc s'étendre, et plusieurs Juifs se bâtirent des maisons à Bézétha : c'était le nom du nouveau quartier, que l'on sépara de la forteresse Antonia par un large fossé. Tout le circuit de la ville est évalué par Josèphe à trente-trois stades, ou un peu plus de quatre mille pas[1].

Telle était la situation naturelle des lieux, très-avantageuse par elle-même. La main des hommes y avait ajouté une triple enceinte de hautes et épaisses murailles. La première et la plus ancienne enfermait Sion par deux espèces de bras, dont l'un séparant la ville haute de la ville basse allait gagner l'angle sud-ouest du temple, et l'autre faisant le tour de la montagne par le couchant, le midi, et le levant, après divers contours qu'exigeait l'irrégularité du terrain, venait se terminer à la face orientale du temple. Les deux autres murailles, partant de différents points du mur qui séparait Sion d'Acra, s'étendaient au nord, d'où elles se repliaient vers le temple, pour aboutir l'une à la forteresse Antonia, et l'autre, par un circuit beaucoup plus long, à la même face orientale du temple où s'appuyait la première.

Ces murailles étaient surmontées de tours, qui pour la beauté et la liaison des pierres ne le cédaient point aux temples les mieux construits. Sur un massif carré, qui avait vingt coudées en largeur et en hauteur, s'élevaient des appartements magnifiques, avec des chambres hautes, des citernes pour recevoir l'eau de la pluie, très-précieuse dans tan pays aride, et de larges escaliers. La troisième enceinte de mur avait quatre-vingt-dix de ces tours, celle du milieu quatorze, la plus ancienne soixante. Les intervalles entre chaque tour étaient de deux cents coudées.

Entre ces tours quatre se faisaient remarquer par une beauté et une hauteur singulières. La première est la tour Pséphina[2], bâtie dans l'angle du troisième mur qui regardait le septentrion et l'occident, c'est-à-dire à l'endroit où ce mur quittant sa direction yens le septentrion faisait un coude pour se tourner du côté de la ville et du temple. Elle était octogone, et avait soixante-dix coudées de hauteur ; et au lever du soleil elle découvrait l'Arabie, et de l'autre côté toute la largeur de la Terre-Sainte jusqu'à la mer.

Les trois autres tours avaient été construites sur l'ancien mur par Hérode, qui, outre son goût de magnificence et son zèle pour l'ornement de la ville, avait eu un motif particulier de mettre sa complaisance dans ces ouvrages, parce qu'il les consacrait à la mémoire des trois personnes qui lui avaient été les plus chères, d'Hippicus son ami de cœur, de Phasaël son frère, et de l'infortunée Mariamne son épouse, à qui les fureurs de son amour avaient coûté la vie. Ces trois tours portaient donc des noms si chers à Hérode, Hippicus, Phasaël, Mariamne. La première occupait l'angle septentrional de Sion du côté de l'occident, et la naissance du mur qui séparait la ville haute de la ville basse. Les deux autres paraissent avoir été placées sur la même ligne de mur en tirant vers l'orient entre Sion et Acra. Leur hauteur était inégale : la première s'élevait à quatre-vingts coudées, la seconde à quatre-vingt-dix, la troisième à cinquante-cinq ; et cette inégalité provenait sans doute de ce que le terrain haussait et baissait inégalement ; mais leurs faîtes étaient de niveau, et à les regarder de loin elles paraissaient égales entre elles, et à toutes les autres tours de la même muraille.

Il n'est personne un peu instruit qui ne sache que l'on ne doit pas se figurer le temple de Jérusalem comme nos églises, même les plus vastes. C'était moins un seul édifice, qu'un grand et immense corps de bâtiment, partagé en plusieurs cours et en plusieurs enceintes, et environné de grandes et magnifiques galeries, qui lui servaient de fortifications ; en sorte qu'il ressemblait mieux à une citadelle qu'aux lieux consacrés selon ce qui se pratique parmi nous aux exercices de religion. Au centre était le temple proprement dit, isolé de toutes parts, et coupé intérieurement en deux parties par un voile, qui séparait le lieu saint du Saint des Saints. De là jusqu'aux galeries extérieures tout l'espace était occupé, comme je viens de le dire, par divers bâtiments destinés aux usages du culte et de ceux qui y servaient par plusieurs cours, dont la plus grande partie, qui était celle où l'on entrait immédiatement au sortir des galeries, régnait tout autour des édifices intérieurs, et s'appelait la Cour ou le Parvis des Gentils, parce qu'ils y étaient admis indistinctement avec les Juifs. Tout le corps de l'édifice formait un carré, dont le circuit était de six stades[3], selon Josèphe, c'est à dire d'un quart[4] de lieue. Les quatre côtés de ce carré regardaient assez exactement les quatre points cardinaux du monde.

Le sommet du mont Moria, sur lequel le temple était bâti, n'offrait pas d'abord une assez grande étendue de terrain uni pour recevoir un si vaste édifice. Il avait fallu relever le sol, dont la pente était trop précipitée, par des terrasses de trois cents coudées de hauteur.

J'ai déjà remarqué que par l'abaissement du terrain d'Acra le temple était devenu plus haut que cette partie de la ville : il avait à l'orient la vallée de Cédron ; au midi en tirant vers l'occident il communiquait avec Sion par un pont dressé sur une profonde ravine. Seulement au septentrion la colline Bézétha le commandait un peu. Par rapport à tout le reste de la ville, il faisait office de citadelle.

Mais la tour Antonia, bâtie à l'angle nord-ouest du temple, le dominait pleinement. De cette tour deux escaliers conduisaient, l'un à la galerie du septentrion, l'autre à celle de l'occident. Les Romains y tenaient garnison : et par la tour Antonia, maîtres du temple, ils étaient par le temple maîtres de la ville. Aussi le premier soin des rebelles fut-il, comme nous l'avons vu, de les chasser de cette forteresse, qui aurait captivé et rendu inutiles tous leurs mouvements.

La ville de Jérusalem, si forte par elle-même, était prodigieusement peuplée, surtout au temps de la fête de Pâques, où se rendaient de toutes les parties de l'univers un nombre infini d'adorateurs. J'ai dit d'après Josèphe que Cestius s'était vu environné, dans une de ces solennités, de trois millions de Juifs. Ce nombre, qui étonne, n'est point avancé au hasard. Cestius, voulant faire comprendre à Néron qu'il avait tort de mépriser la nation des Juifs, pria les princes des prêtres de lui donner le dénombrement des habitants de Jérusalem. Pour le satisfaire les pontifes comptèrent les victimes pascales, et ils en trouvèrent deux cent cinquante-six mille cinq cents. Or chaque agneau pascal était mangé par dix personnes au moins : quelquefois même les tables étaient de vingt. Mais en se contentant du moindre nombre possible, deux cent cinquante-six mille cinq cents victimes prouvent deux millions cinq cent soixante cinq mille habitants. Ajoutez ceux qui, empêchés par quelque impureté légale, ne pouvaient participer à la Pâque, et les étrangers que la simple curiosité attirait : on voit que le nombre de trois millions n'est pas exagéré.

Mais ce peuple infini était plus capable d'affamer la ville que de la défendre. Ce qui en rendait la conquête difficile, c'est qu'elle était remplie, lorsque Titus vint se présenter devant ses murs, d'une multitude d'audacieux, qui depuis long - temps s'étaient accoutumés à l'exercice des armes et à toutes les horreurs de la guerre, qui ne craignaient ni le danger ni la mort, et qu'une aveugle prévention pour la sainteté de la ville et du temple animait d'une espèce d'enthousiasme, et d'une pleine confiance qu'ils ne pouvaient être vaincus : grands avantages pour une belle et longue résistance. Il leur manquait un point essentiel, c'était l'union sous un seul chef, qui eût su gouverner sagement leurs forces. Ils étaient partagés en trois factions, qui véritablement se concertaient pour la guerre contre les Romains, comme pour l'oppression des citoyens pacifiques, mais qui s'affaiblissaient mutuellement par leurs divisions intestines, et .qui dans les combats qu'elles se livraient avec fureur au dedans des murs ne pouvaient manquer de présenter souvent des occasions favorables à l'ennemi commun. Les chefs de ces trois factions étaient Éléazar fils de Simon, Jean de Giscala, et Simon fils de Gioras.

De ces trois tyrans, car nous verrons qu'ils méritaient bien ce nom, Éléazar était le premier dans l'ordre de l'ancienneté. Il avait un parti dans la ville dès le temps du siège entrepris par Cestius, et il se distingua dans la poursuite de ce général. C'est sous ses ordres que les zélateurs s'étaient emparés du temple, et qu'ils y avaient soutenu un siège contre le pontife Ananus. Ils s'étaient toujours depuis conduits par ses conseils, et il jouissait dans ce parti de l'autorité de chef, jusqu'à ce que Jean de Giscala fut venu s'y associer.

Celui-ci, joignant à l'audace la plus effrénée l'artifice et la fourberie, n'était pas plus tôt entré dans la faction des zélateurs, en faveur.de laquelle, ainsi que je l'ai rapporté, il avait trahi les intérêts du peuple et des grands, qu'il travailla à s'en rendre le seul chef et le seul maitre. Son audace lui attirait des admirateurs, ses caresses lui gagnaient des partisans, auxquels il avait soin d'inspirer le mépris et la révolte contre tout ordre qui ne venait pas de lui. Comme ceux qui s'attachaient à Jean étaient les plus déterminés et les plus audacieux, leur conspiration les rendit bientôt redoutables, et la terreur leur donna de nouveaux associés. Jean parvint ainsi à former un parti dans un parti, et enfin effaçant totalement Éléazar, il lui fit perdre son crédit parmi les zélateurs, et prit sur eux toute l'autorité. Ayant donc sous ses ordres les forces de cette puissante faction, il devint le maitre de la ville, et il n'est point d'excès qu'il n'y exerçât. Ce qu'il y a de plus violent dans les rapines et les brigandages, ce qu'il y a de plus dissolu dans la débauche, c'était là ce qu'il regardait comme les fruits et les prérogatives de sa domination. Lui et ses criminels soldats, amollis jusqu'à l'infamie, ne redevenaient hommes que pour la cruauté envers leurs concitoyens : et les malheureux habitants de Jérusalem souffraient plus de leurs tyrans domestiques, qu'ils n'auraient en à craindre de la part des Romains.

Jean s'applaudissait et triomphait. Mais il trouva us nouvel ennemi en la personne de Simon fils de Gioras, qui comme lui ayant eu de très-faibles commencements s'était accru par l'audace et par le crime. Simon, chassé de l'Acrabatène[5] par le pontife Ananus, à qui son esprit inquiet et entreprenant l'avait rendu suspect, n'eut d'abord d'autre ressource que de se retirer auprès des sectateurs de Judas le Galiléen, qui occupaient le château Massada, et qui de cette forteresse faisaient des courses et exerçaient un cruel brigandage sur tout le pays des environs. Encore ne fut-il reçu d'eux qu'avec défiance, car les scélérats se craignent mutuellement. Ils le logèrent dans les bas avec ses gens, se réservant le château haut, d'où ils le dominaient. Bientôt il leur prouva par ses exploits qu'il était aussi décidé qu'eux pour le mal, et ils l'associèrent à leurs pillages. Mais Simon avait des vues plus ambitieuses : il aspirait i la tyrannie, et son plan était de se servir des armes de ses hôtes pour y parvenir. Il tenta donc de les engager à quelque entreprise d'éclat, au lieu de se contenter de simples rapines sur le voisinage. Ce fut inutilement. Les brigands de Massada regardaient ce fort comme leur tanière, d'où ils ne voulaient point s'éloigner. Simon ne pouvant les amener à son but les quitta, lorsqu'il sut la mort d'Ananus ; et comme il était jeune, hardi, capable de braver tous les dangers par son courage et de surmonter toutes les fatigues par la vigueur robuste de son corps, en s'offrant pour chef à cette multitude de bandits qui couraient toute la Judée, en promettant la liberté aux esclaves et des récompenses à ceux qui étaient de condition libre, il grossit tellement sa troupe, qu'en peu de temps il en fit une armée et se vit à la tête de vingt mille hommes.

De si grandes forces donnèrent de la jalousie aux zélateurs, qui se persuadaient avec fondement que le dessein de Simon était de venir à Jérusalem et de leur enlever la possession de cette capitale. Ils sortirent pour aller le chercher, et dans un combat qu'ils lui livrèrent ils eurent le désavantage. Simon néanmoins ne se crut pas assez fort pour entreprendre d'attaquer Jérusalem, et il se jeta sur l'Idumée, qu'il ravagea tout entière, après avoir dissipé, moitié par force, moitié par la trahison d'un des chefs des Iduméens, une armée de vingt-cinq mille hommes qu'ils lui avaient opposée. Il fit le dégât dans le pays d'une manière horrible, brûlant, saccageant, coupant les blés, abattant les arbres : en sorte que tout canton par lequel il avait passé devenait désert, et ne montrait pas même de vestige d'avoir été habité ni cultivé. Après cette barbare expédition, il se rapprocha de Jérusalem, et bloqua la ville, cherchant l'occasion de s'y introduire.

Jean la lui présenta par ses fureurs, qui, portées aux excès que j'ai exposés, non seulement irritèrent le peuple, mais indisposèrent ceux de ses partisans en qui n'était pas éteint tout sentiment de pudeur et d'humanité. Son parti était composé de zélateurs proprement dits, qui étaient les premiers et les plus anciens auteurs des maux de la ville ; de Galiléens ses compatriotes, qui l'avaient suivi de Giscala ; et d'un nombre d'Iduméens, qui chassés de leur pays par Simon s'étaient réfugiés dans Jérusalem. Ces derniers tout d'un coup se séparent, font main basse sur les zélateurs qu'ils trouvèrent répandus dans les différents quartiers de la ville, pillent le palais où Jean avait retiré ses trésors, fruits de ses brigandages, et le forcent de se renfermer dans k temple avec ceux qui lui étaient demeurés fidèles.

De là il ne laissait pas de se faire craindre : et le peuple, les grands, et les Iduméens réunis appréhendaient, non une attaque à force ouverte, mais un coup de désespoir, qui portât cette troupe de forcenés à mi nager quelque surprise pour mettre pendant la nuit le feu à la ville. Ils délibérèrent entre eux, et Dieu t, dit Josèphe, tourna leurs pensées vers un mauvais conseil. Ils imaginèrent un remède pire que le mal : pour détruire Jean ils résolurent de recevoir Simon, et leur ressource contre un tyran fut de s'en donner un second. Matthias, grand pontife, fut député vers Simon pour le prier d'entrer dans la ville ; et un grand nombre de fugitifs, que les violences des zélateurs avaient contraints d'abandonner la ville, joignirent leurs prières aux siennes. Simon écouta d'un air d'arrogance ces humbles supplications, et il accorda comme une grâce ce qui le mettait au comble de ses vœux. Il entra donc en promettant de délivrer la ville de la tyrannie des zélateurs, mais bien résolu de se substituer en leur place : et le peuple reçut avec mille acclamations de joie comme son sauveur celui qui venait avec le dessein de traiter en ennemis autant ceux qui l'avaient appelé, que ceux contre lesquels on implorait son secours.

Ceci se passait vers les commencements du printemps[6] de l'an de Jésus-Christ 69, pendant lequel les troubles de l'empire romain laissaient aux Juifs une espèce de trêve dont ils abusaient pour se déchirer mutuellement.

Simon, devenu maître de la ville, livra plusieurs attaques au temple, et soutenu par le peuple il avait la supériorité du nombre. Mais l'avantage du lieu était Pour Jean, qui sut en profiter si bien, qu'il se maintint contre tous les efforts de son ennemi. ll ajouta même aux fortifications du temple quatre nouvelles tours, qu'il garnit de différentes machines de guerre, de tireurs d'arc, de frondeurs ; en sorte que les gens de Simon ne pouvaient approcher qu'ils ne fussent accablés d'une grêle de traits de toute espèce. Leur ardeur pour les assauts se ralentit ; et ils désespérèrent de déloger Jean d'un poste si avantageux, et où il se défendait si vigoureusement.

Cependant ils le tenaient en alarmes : et pendant que Jean était occupé du soin de se précautionner contre eux, il présenta l'occasion à Éléazar, qu'il avait éclipsé, de se remettre en état de faire un personnage. Éléazar, aussi ambitieux que Jean, mais ayant moins de talents et de ressources, souffrait avec impatience de se voir obligé de plier sous un nouveau venu, qui lui avait enlevé la première place. Mais cachant avec soin ces sentiments, il ne montrait que l'indignation contre un tyran cruel et détestable. Il gagna par ces discours quelques chefs de bande, et avec eux il s'empara de la partie intérieure du temple, qui était plus élevée que le reste.

De ce moment la situation de Jean devint des plus singulières. Placé entre deux ennemis, dont l'un était sur sa tête, pendant qu'il dominait l'autre, autant qu'il avait d'avantage sur Simon, autant Éléazar en avait sur lui. Jean se soutint néanmoins contre l'un et contre l'autre, repoussant Simon par la supériorité de son poste, écartant Éléazar par les traits que lançaient ses machines. C'étaient des combats continuels, sans que jamais une victoire décisive abattît aucun des partis.

Ce qui doit paraître surprenant, c'est que toutes ces fureurs dont le temple était le théâtre n'empêchaient point le cours du culte public. Quelque enragés que fussent les zélateurs, ils laissaient entrer ceux qui venaient pour offrir des sacrifices, prenant seulement la précaution de les examiner et de les fouiller avec soin. Mais les cérémonies saintes des sacrifices n'empêchaient point non plus les opérations de la guerre. Les catapultes et les autres machines dont Jean avait bordé ses tours tiraient sans cesse, et souvent les traits qu'elles lançaient allaient percer au pied de l'autel et les sacrificateurs et ceux pour qui s'offrait le sacrifice. Des hommes religieux, dit Josèphe avec une amère douleur, venus des extrémités de la terre pour satisfaire leur piété, en visitant le temple célèbre et vénéré dans tout l'univers, trouvaient la mort au pied de l'autel, et le lieu saint nageait dans le sang humain mêlé avec celui des victimes.

Au moyen de la continuation des sacrifices, des libations, et de tout le culte, Éléazar et sa troupe jouissaient de l'abondance ; parce que n'ayant aucun respect pour les lois ni pour les choses saintes, ils tournaient à leur usage et les offrandes et les prémices. Jean et Simon vivaient de pillage, et ils enlevaient tout ce qu'ils trouvaient de vivres dans les maisons, dans les magasins. Leur attention ne s'étendait pas au-delà de la subsistance de chaque jour. Brutalement violents, et incapables d'aucune prévoyance pour l'avenir, souvent dans les combats qu'ils se livraient les uns aux autres, ils brûlèrent de grands amas des provisions les plus nécessaires, comme s'ils eussent eu dessein de travailler pour les Romains, et. d'abréger par la famine la durée du siège.

Le temple en proie à ces cruels tyrans n'avait que ses gémissements pour ressource, et était réduit à appeler par ses veux les Romains, afin que les ennemis du dehors le délivrassent des maux affreux qu'il souffrait an dedans. Toutes les têtes étaient abattues, il ne s'agissait plus de conseil publie, et chacun tristement occupé de soi ou attendait une mort inévitable, ou souvent même la hâtait par les mesures qu'il prenait pour la fuir. Car quiconque devenait suspect de penser à aller chercher sa sûreté dans quelqu'une des places qu'occupaient les Romains, ou simplement d'aimer le paix, était tué sans miséricorde. Les tyrans, divisés entre eux par des haines irréconciliables, s'accordaient parfaitement à massacrer ceux qui par leurs dispositions pacifiques eussent mérité de vivre.

Telle était la situation des choses dans Jérusalem, lorsque le vengeur destiné de Dieu à punir les crimes de cette malheureuse ville arriva pour exécuter sa commission. Titus parut devant les murs de Jérusalem l'an de Jésus-Christ 70, aux approches de la fête de Pâques, qui ne manquait jamais d'y attirer un concours infini de Juifs, et qui devint ainsi un piège où la justice divine fit tomber une grande partie de la nation. L'armée de Titus était forte de quatre légions, savoir les trois qui avaient fait la guerre en Judée sous les ordres de Vespasien, et une quatrième venue de Syrie, qui, battue quelques années auparavant par les Juifs avec Ces-tus, apportait à cette expédition un courage enflammé par le désir d'effacer la honte. A ces forces romaines s'étaient jointes en beaucoup plus grand nombre les troupes alliées et auxiliaires fournies par les peuples et les rois du voisinage. Tacite spécifie en détail vingt cohortes alliées, huit régiments de cavalerie, les secours qu'avaient amenés les rois Agrippa et Soémus, qui accompagnaient Titus en personne, ceux qu'avait envoyés Antiochus de Commagène, et quelques bandes d'Arabes, nation toujours ennemie des Juifs, et avide de pillage. Un grand nombre de jeune noblesse romaine était aussi venue d'Italie, pour se signaler sous les yeux du fils de l'empereur. On s'empressait de faire la cour à un jeune prince, dont la fortune encore nouvelle n'avait point eu le temps de se faire des créatures, et ouvrait les plus flatteuses espérances à ceux qui les premiers mériteraient sa faveur. Mais de plus, le service était aussi agréable qu'utile sous Titus, dont les manières pleines de bonté, l'accueil gracieux, la politesse naturelle et sans aucun mélange de faste, charmaient tous les cœurs. Il donnait l'exemple de l'ardeur aux exercices militaires, dont il s'acquittait avec beaucoup de grâce. Il s'associait au soldat dans les travaux, dans les marches, sans néanmoins que ses façons populaires lui fissent oublier la dignité de son rang. Tibère Alexandre, homme de tête et d'expérience, ci-devant préfet d'Égypte, et Juif d'origine, ainsi que je l'ai observé plus d'une fois, avait, si nous nous en rapportons aux expressions de Josèphe, un commandement sur toute l'armée. Connaissant parfaitement les ennemis, qui étaient ses compatriotes, il avait été jugé plus capable qu'un autre d'aider la victoire par ses conseils. Par une raison semblable, Josèphe, qui avait suivi Vespasien à Alexandrie, fut renvoyé avec Titus en Judée, étant regardé comme un instrument qui pouvait être utile pour ramener les rebelles et par son exemple et par ses discours.

Lorsque Titus fut arrivé à trente stades de Jérusalem, il prit avec lui six cents chevaux d'élite, et s'avança pour reconnaître lui-même les fortifications de la ville, et les dispositions des habitants. Il savait qu'il y avait parmi eux de la division ; que le peuple voulait la paix, et était tenu dans une espèce de captivité par les factieux. Il ne désespérait donc pas qu'à sa présence il ne s'excitât dans la ville quelque sédition, qui pourrait le rendre victorieux sans tirer l'épée. Cette idée, qui l'avait engagé à prendre sur lui une fonction plus convenable à un officier subalterne qu'à un général, fut bien démentie par l'événement. Les Juifs le voyant à leur portée vis-à-vis de la tour Pséphina, sortirent sur lui, coupèrent sa troupe, et le mirent dans un danger dont il ne se tira que par des prodiges de bravoure, et, selon la remarque de Josèphe, par une protection spéciale de Dieu. Il alla donc rejoindre son armée, et les Juifs rentrèrent bien glorieux d'un premier succès, qui flatta et nourrit leur folle présomption.

Le lendemain Titus s'approcha de la ville avec sou armée à la distance de sept stades du côté du nord, et vint à un lieu que l'on nommait Scopos, comme nous dirions Guérite ou Védette, parce que de cet endroit on découvrait en plein la ville et le temple. Là il établit deux de ses légions : la cinquième fut placée derrière, à trois stades de distance ; la dixième eut ordre de camper sur la montagne des Oliviers à l'orient de la ville, qui en était séparée par la vallée de Cédron.

L'approche du danger contraignit les factieux de faire enfin réflexion sur la fureur qui les acharnait à leur perte mutuelle. Ils se reprochèrent à eux -mêmes une division par laquelle ils servaient si bien leurs ennemis : et prenant la résolution de se réunir, ils firent de concert une sortie sur la dixième légion, qui travaillait actuellement à ses lignes. Ils traversèrent le vallon avec vivacité, et leur attaque réussit d'autant mieux qu'elle était imprévue. Les Romains ne s'attendaient à rien moins, croyant les Juifs ou consternés et saisis de frayeur, ou du moins empêchés par leurs discordes de se concerter pour une entreprise commune. Le désordre se mit donc dans la légion, dans une grande partie avait quitté ses armes pour prendre les outils nécessaires à ses travaux. Elle courait risque d'être rompue et entièrement défaite, si Titus promptement averti ne fût venu au secours avec une troupe choisie. Il ramène ceux qui fuyaient, il prend en flanc les Juifs, et après en avoir tué plusieurs et blessé un plus grand nombre encore, il les rechasse dans le vallon, d'où ils regagnèrent la hauteur du côté de la ville, et s'y rangèrent faisant face aux Romains qui occupaient la hauteur opposée. Titus crut l'affaire finie, et renvoya la légion achever les ouvrages du camp commencés, la couvrant néanmoins avec sa troupe.

Le mouvement qu'il fallut faire pour exécuter cet ordre fut pris par les Juifs pour une fuite. Ils partent dans le moment, et font une nouvelle charge avec une furie que Josèphe compare à celle des bêtes les plus féroces. La troupe de Titus ne put soutenir leur choc : elle se dispersa par la fuite, et le prince resta peu accompagné au plus fort du danger. Ses amis lui conseillaient de mettre sa personne en sûreté ; mais son courage ne lui permit pas d'écouter même ce langage. Non seulement il tint ferme, mais il donna sur les ennemis avec tant de valeur qu'il leur imposa : et la plupart ne songeant qu'à l'éviter, Se jetèrent sur les côtés pour aller à la poursuite des fuyards. Cependant la légion voyant arriver les ennemis vainqueurs, se trouble de nouveau ; et il n'y eut que la honte d'abandonner son prince dans un di grand péril, qui l'empêcha de se débander. Peu à peu les Romains se remirent de leur frayeur, et réunissant leurs forces, ils reprirent sur les Juifs l'avantage que des troupes bien disciplinées doivent avoir sur des furieux. Ils les repoussèrent dans la ville, et revinrent tranquillement fortifier leur camp. Titus eut en cette journée l'honneur d'avoir deux fois sauvé la dixième légion.

Le concert et l'union étaient trop contraires à l'inclination des factieux pour pouvoir durer longtemps. Pendant que les Romains, occupés des préparatifs du siège, laissaient jouir la ville de quelque tranquillité au dehors, la sédition se ralluma au dedans. Les gens d'Éléazar ayant ouvert les portes du temple pour la solennité de Pâques, qui arriva dans ce même temps, Jean mêla parmi le peuple qui entrait en foule quelques-uns des siens, armés secrètement sous leurs robes. Ils se glissèrent ainsi sans être reconnus, et dès qu'ils furent entrés, ils ôtèrent leurs habillements de dessus, et montrèrent leurs armes. La confusion fut horrible. Le peuple crut qu'il allait être attaqué, et que la fureur des meurtriers ne ferait aucune distinction ; et il n'eut d'autre ressource que de se serrer et de s'entasser autour de l'autel et du lieu saint. Les zélateurs, qui savaient bien que c'était à eux qu'on en voulait, allèrent se cacher dans les souterrains. Les partisans de Jean ne trouvèrent donc aucune résistance ; et après le premier moment de tumulte et de désordre, dont furent les victimes ceux qui avaient le moins d'intérêt à la querelle, ils demeurèrent maîtres de la place. Jean, satisfait de sa conquête, laissa sortir le peuple en liberté, et invita les zélateurs à se joindre à lui en le reconnaissant pour chef. Ils y consentirent, et Éléazar continua de commander cette troupe, mais sous les ordres de Jean. Ainsi ces deux factions étant réunies, il n'en resta plus que deux dans Jérusalem, celle de Jean, cantonné dans le temple, qui lui appartint désormais sans partage, et celle de Simon, qui dominait dans la ville.

Dans l'espèce qui les séparait, ils s'étaient fait un champ de bataille, en brûlant tous les édifices qui occupaient la partie d'Acra vue par le côté occidental du temple. Jean avait six mille hommes à lui, et deux mille quatre cents zélateurs, qui venaient récemment de fortifier son parti. Simon était plus fort en nombre ; et sa troupe se montait à quinze mille hommes, dont dix mille Juifs et cinq mille Iduméens.

Cependant Titus préparait ses approches, et il commença par aplanir tout le terrain depuis Scopos jusqu'aux murs de la ville. Il fit travailler toute son armée à cet ouvrage. Seulement il posta à la tète un corps de cavalerie et d'infanterie pour réprimer les sorties des Juifs. On abattit les murs et les haies des jardins, on coupa les arbres, on combla les creux et les vallons, on rasa les petites éminences qui se présentaient en divers endroits, et tout le sol jusqu'à la ville devint uni, sans qu'il restât aucune inégalité, aucun obstacle qui pût embarrasser.

Pendant que les Romains poussaient ces travaux, les Juifs leur tendirent un piège qui ne fut pas sans succès. Une bande d'entre eux sortit de la ville par le côté du nord-ouest, vis-à-vis les travailleurs, feignant d'avoir été chassés par ceux qui voulaient la paix. D'autres se montrèrent sur les murs pour représenter le peuple, tendant les bras vers lès Romains, demandant à être reçus à composition, et promettant d'ouvrir les portes. Ceux d'en bas tantôt paraissaient s'efforcer de rentrer dans la ville, tantôt faisaient quelques pas pour s'avancer du côté des Romains, ensuite retournaient en arrière comme retenus par la crainte ; et cependant leurs camarades, qui de concert avec eux jouaient d'en haut la comédie, jetaient sur eux des pierres, feignant de vouloir les écarter. Ce manège trompa les soldats romains. Titus n'en fut pas la dupe, et se souvenant que la veille il avait fait porter aux assiégés par Josèphe des propositions de paix qui avaient été rebutées il donna ordre que personne ne remuât de son poste. Mais ceux qui étaient à la tête des travailleurs, prévinrent l'ordre, et coururent vers la porte qu'on promettait de leur ouvrir. A leur approche la troupe de Juifs qui était hors des murs recula pour les engager plus avant, et lorsqu'elle les vit dans l'espace entre les tours qui garnissaient la porte, elle s'ouvre, et les enveloppe par derrière. Ainsi les Romains se trouvèrent enfermés entre les murs, d'où l'on commença à tirer sur eux, et un bataillon épais qui leur coupait la retraite du côté de la campagne. Ils se battirent avec courage, mais dans une position si désavantageuse ils perdirent beaucoup de inonde : et lorsque enfin ils eurent réussi à se faire jour et à s'ouvrir par la force un passage, ils furent poursuivis par les Juifs, qui accompagnèrent leur victoire d'insultes amères et piquantes, traitant les Romains de dupes et d'imbéciles, agitant leurs boucliers, dansant et sautant de joie, comme des Barbares enivrés de leur bonne fortune.

Titus fut irrité d'une disgrâce et d'une honte qui étaient le fruit de la désobéissance à ses ordres. Il réprimanda sévèrement les coupables, il les menaça de les traiter selon toute la rigueur des lois, comme in-facteurs de la discipline. Néanmoins les légions s'étant intéressées en faveur de leurs camarades, et ayant imploré pour eux la clémence du prince, il se laissa fléchir. Il savait, dit Josèphe, que lorsqu'il s'agit de supplice, on peut à l'égard d'un particulier aller jusqu'à l'effet, mais que par rapport à une multitude la menace suffit. Il consentit donc à user d'indulgence, et il se contenta d'avertir ceux à qui il pardonnait qu'ils eussent à ne se plus mettre dans le cas d'avoir le besoin de pardon, et qu'ils montrassent à l'avenir plus de circonspection et de docilité.

L'ouvrage qu'il avait commandé ayant été achevé en quatre jours, et le terrain jusqu'à la ville étant mis au niveau, Titus alla en avant pour s'établir plus près des murs : et comme il fallait que son armée et ses bagages défilassent devant les ennemis, afin que ce mouvement s'exécutât sans péril, il rangea en face des murs entre le septentrion et le couchant ce qu'il avait de meilleures troupes sur sept de profondeur, trois rangs d'infanterie, trois de cavalerie, et au milieu un rang de tireurs d'arcs. Il s'avança ainsi jusqu'à deux cent cinquante pas de la ville, et établit deux camps : l'un, où il prit lui-même son poste, vis-à-vis de la tour Pséphina, à l'angle nord-ouest de Jérusalem ; l'autre plus au midi, vis-à-vis de la tour Hippicos, qui était entre Sion et la ville basse. La dixième légion resta campée à l'orient sur la montagne des Oliviers.

Il s'agissait d'examiner de quel côté il faudrait attaquer la ville. Aux endroits où les ravines lui servaient de fortifications naturelles, elle n'avait qu'un mur ; et après avoir forcé Sion ou le temple, Titus eût été maître de la ville au lieu qu'en se tournant vers la partie qui était plus accessible, une première muraille forcée en laissait une seconde à prendre ; après quoi restaient encore Sion et le temple, deux places qui demandaient chacune un siège particulier. Néanmoins Titus ayant reconnu les lieux par lui-même, aima-mieux combattre contre les ouvrages de l'art que rentre la nature ; et il résolut de diriger son attaque vers le côté septentrional de Jérusalem, dont les approches étaient plus aisées.

Il éleva donc trois cavaliers ou terrasses en face de cette partie du mur, abattant tous les arbres des environs pour les employer aux ouvrages. Sur ces cavaliers il dressa ses batteries, composées principalement de catapultes et de balistes, qui lançaient des traits et de grosses pierres. Ces machines n'étaient point du tout méprisables, comme pourraient se l'imaginer ceux qui ne connaissent que le moderne. Sans parler des traits, elles lançaient des pierres du poids de soixante livres à la distance de deux cent cinquante pas et plus, et l'effet en était terrible. Josèphe rapporte dans la description du siège de Jotapata, qu'un homme ayant été atteint d'une de ces pierres à la tête, sa cervelle sauta à plus de soixante pas de l'endroit où il avait été frappé ; et qu'une femme grosse ayant reçu un pareil coup dans le ventre, son enfant fut jeté à près de quatre cents pas. Il est vrai que l'on pouvait assez aisément éviter ces pierres, parce qu'on les voyait venir, et que leur blancheur les faisait remarquer. Les Juifs tenaient une sentinelle qui avait soin d'y veiller, et de crier, La pierre vient : et ceux qui s'en trouvaient près, s'ouvraient pour la laisser passer, ou se couchaient ventre à terre. Mais les Romains prirent la précaution de les noircir, en sorte qu'elles devenaient moins visibles dans l'air, et portaient plus sûrement leur coup, blessant ou tuant souvent plusieurs hommes à la fois. Derrière les machines Titus plaça les tireurs d'arcs, et ceux qui lançaient des traits à la main : et lorsque les ouvrages furent poussés assez près du mur, pour que les béliers pussent se battre, on en mit trois en action.

Ce fut alors seulement que Jean joignit ses forces' à celles de Simon pour la défense de la ville. Jusque là le danger n'avait pas été assez pressant pour vaincre ses défiances. Il s'était tenu renfermé dans le temple, laissant Simon, qui était plus exposé aux assiégeants, seul chargé de les repousser. Mais lorsque les béliers commencèrent à battre en brèche, il voulut bien se prêter à l'empressement de ses partisans, qui, impatients et alarmés, ne pouvaient plus être retenus, et demandaient à grands cris que toutes les haines particulières fussent mises en oubli, et que l'on se réunit contre l'ennemi commun.

Les Juifs avaient des batteries à opposer à celles des Romains. Dans la défaite de Cestius ils s'étaient emparés de plusieurs machines de guerre. Ils en avaient trouvé encore dans la forteresse Antonia. Mais elles leur étaient presque inutiles, parce qu'ils ignoraient l'art de s'en servir. Seulement quelques-uns, instruits jusqu'à un certain point par des transfuges, en faisaient usage assez maladroitement. Ils avaient en général très-peu de capacité dans le métier de la guerre. Leur ressource était dans leur audace, qui était extrême ; et ils en firent preuve par un grand nombre de sorties, dans l'une desquelles peu s'en fallut qu'ils ne brûlassent les ouvrages et les machines des Romains.

Ils avaient passé quelques jours sans rien entreprendre, afin d'endormir les assiégeants dans une fausse sécurité ; et en effet les Romains, croyant que la fatigue et le découragement étaient les causes de la tranquillité des assiégés, s'observèrent moins soigneusement. Tout d'un coup les Juifs font une sortie générale par une porte dérobée, et comme on ne les attendait pas, ils renversèrent d'abord tout ce qu'ils trouvèrent sur leur passage, et pénétrèrent jusques aux lignes et aux ouvrages des Romains. Déjà ils y mettaient le feu, lorsque Titus accourut avec un bon corps de cavalerie. On assure que ce prince de douze flèches qu'il tira mit par terre douze ennemis. Les troupes qui s'étaient rassemblées autour de lui, animées par l'exemple de leur général, redoublèrent de courage et d'efforts, et les Juifs furent repoussés. Un seul d'entre eux fut fait prisonnier : et Titus, pour effrayer les autres, voulut qu'il fût mis en croix en face des murs de la ville. Mais cette leçon n'opéra aucun effet : les Juifs étaient trop opiniâtrement endurcis pour en profiter.

Ils ne songeaient qu'à se défendre en désespérés, jusqu'à ce que les tours élevées par Titus triomphèrent de leur résistance. Elles étaient de cinquante coudées de haut ; et placées sur les terrasses, qui leur servaient de base, et les rehaussaient encore, elles passaient de beaucoup l'élévation des murailles. Les gens de trait et les machines dont elles étaient garnies ne laissaient aux Juifs aucune liberté de paraître sur les murs, et elles se défendaient contre leurs attaques par le fer dont elles étaient revêtues de haut en bas. Ainsi les béliers protégés par ces tours ne trouvaient aucun obstacle qui les empêchât d'agir, et la muraille battue sans relâche céda enfin et s'ouvrit. Les Juifs pouvaient défendre la brèche ; mais, amollis par la facilité de se retirer derrière leur second mur, ils abandonnèrent le premier, dont les Romains restèrent maîtres après quinze jours d'attaque[7].

Titus ayant donc sous sa puissance la partie septentrionale de la ville, y transporta son camp, et s'y logea vis-à-vis du second mur, mais à une distance, qui le mit hors de la portée du trait. Les deux tyrans de Jérusalem partagèrent entre eux la défense. Jean, qui de la tour Antonia, et de la face septentrionale du temple, voyait les ennemis, se chargea de traverser par ce côté les opérations des assiégeants, pendant que Simon défendrait le mur attaqué, qui commençant à la tour Antonia couvrait la ville basse.

Le second mur n'arrêta pas Titus aussi longtemps que le premier. Ce prince en serait même demeuré maître dès le cinquième jour, si les ménagements que lui inspirait sa bonté n'eussent retardé sa victoire. Car il y avait fait une brèche, par laquelle il entra avec une troupe choisie qui l'accompagnait partout, et mille soldats légionnaires. Si donc il eût élargi la brèche, et usé du droit de la guerre dans une place prise d'assaut, il se serait infailliblement maintenu en possession de sa conquête. Mais il voulait conserver la ville, et épargner les habitants. Il défendit donc aux siens, soit de tuer, soit de mettre le feu aux maisons, espérant par une conduite si généreuse faire honte aux Juifs de leur obstination contre un vainqueur plein de clémence. En effet le peuple était disposé à le recevoir comme un libérateur. Mais les factieux prirent sa douceur pour faiblesse, et se persuadèrent qu'il couvrait d'un extérieur de modération l'impuissance où il était de prendre le reste de la ville. Ainsi s'étant remis bientôt de la première frayeur où les avait jetés la vue de la muraille forcée par les ennemis, ils imposent silence au peuple, ils tuent ceux qui élevaient leurs voix pour demander la paix à grands cris, et attaquant les Romains dans les rues, et de dessus les maisons, ils les obligent de reculer. En même temps quelques-uns d'entre eux s'étant détachés, allèrent chasser de la brèche ceux qui la gardaient ; en sorte que Titus se trouva enveloppé, et il eut besoin de tout son courage et de toute sa présence d'esprit pour se procurer une retraite honorable, mais difficile, parce que la brèche était étroite. Il regagna néanmoins son camp, ayant perdu l'avantage qu'il avait d'abord remporté.

Les Juifs furent prodigieusement enflés de ce succès, et leur présomption alla jusqu'à se figurer que les Romains n'oseraient plus s'exposer à pénétrer dans la ville, et que s'ils étaient assez téméraires pour l'entreprendre, ils en seraient toujours rechassés avec la même facilité. Dieu, dit Josèphe, aveuglait ces malheureux en punition de leurs crimes ; et ils ne considéraient ni la puissance romaine, qu'un pareil échec n'était pas assurément capable d'abattre, ni la famine qui commençait déjà à se faire sentir dans Jérusalem. Ils eurent bientôt lieu de revenir de leur folle erreur. Ils résistèrent pendant trois jours, en défendant avec courage l'ouverture de la brèche, qu'il ne leur avait pas été possible de réparer. Mais le quatrième jour ils furent forcés de nouveau ; et Titus ne se vit pas plutôt maître du mur, qu'il en abattit toute la partie qui regardait r le septentrion ; et dans la partie qu'il laissa subsister vers l'occident et le midi, il garnit de soldats toutes les tours.

Après vingt-quatre jours de combats et de fatigues, Titus crut nécessaire de donner tout ensemble quelque repos à ses soldats, et aux ennemis le temps de faire réflexion sur leurs maux présents et à venir. Dans cette double vue il résolut de faire la montre de son armée dans la ville même et sous les yeux des Juifs, avec toute la pompe usitée en pareil cas. Toutes les troupes passèrent en revue, pour aller recevoir leur paie, revêtues d'armes brillantes d'or et d'argent, et les cavaliers menant en laisse leurs chevaux richement caparaçonnés ; spectacle mêlé de magnificence et de terreur, et, selon les intérêts différents des spectateurs, agréable pour les uns, effrayant pour les autres. Les Juifs, pour le considérer, bordaient tout l'ancien mur et tout le côté du temple d'où l'on avait vue sur la ville ; les fenêtres des maisons ne suffisaient pas à leur avide curiosité, et les toits étaient couverts d'une foule infinie. L'admiration et la crainte les saisissaient également, à l'aspect d'une armée si nombreuse, si brillante, et défilant en si bon ordre. Les factieux eux-mêmes furent ébranlés, et Josèphe pense qu'ils auraient pris le parti de se soumettre, si l'énormité de leurs forfaits leur eût permis d'espérer le pardon, et si l'idée d'un supplice inévitable ne les eût déterminés à préférer la mort dans le combat. Cette pompe guerrière dura quelques jours, au bout desquels Titus voyant que les ennemis ne parlaient point de se rendre, fit reprendre à son armée les travaux du siège.

Il établit de nouvelles batteries, se proposant d'attaquer à la fois la ville haute et la tour Antonia ; et il  partagea son armée entre ces deux attaques. Il assigna  à chacune deux légions avec les troupes auxiliaires qui devaient les accompagner ; et chaque légion eut ordre de dresser une terrasse. Ces ouvrages se construisaient en face des ennemis, qui n'épargnèrent rien pour les traverser, chacun des deux chefs combattant pour soi poste, Jean pour le temple, dont le salut dépendait de la forteresse Antonia, et Simon pour la ville haute ; et ils incommodaient beaucoup les travailleurs, ayant appris par le long usage et le fréquent exercice à mettre en jeu les machines de guerre, dont au commencement du siège ils tiraient peu de service.

Mais toute cette résistance n'était capable que de  retarder leur désastre, et de finir par le rendre complet ; et Titus qui regardait déjà Jérusalem comme sa  conquête, et qui par cette raison se croyait intéressé lui-même à l'empêcher de périr, eût bien mieux aimé devoir sa victoire à la soumission des assiégés qu'à la force de ses armes, et avoir pour monument de sa gloire une ville florissante qu'un tas de ruines. Il essaya donc encore d'ouvrir les yeux à des aveugles qui couraient à leur perte, et il chargea Josèphe, comme plus propre à se faire écouter, de les exhorter à prendre un conseil salutaire.

Josèphe tournant autour du mur, chercha un lieu d'où il pût être entendu sans trop s'exposer, et élevant  la voix, il conjura ses compatriotes avec larmes d'avoir pitié d'eux-mêmes et dis peuple, d'avoir pitié de leur patrie et du temple, et de montrer au moins pour des objets qui devaient leur être si précieux la même sensibilité dont les étrangers leur donnaient l'exemple. Les Romains, ajouta-t-il, respectent votre sanctuaire, auquel ils n'ont aucune part, et qui appartient à leurs ennemis ; et vous, nourris dans le culte de ce temple, vous qui, s'il subsiste, en resterez seuls possesseurs, vous n'avez d'ardeur que pour le détruire. Quelle espérance avez-vous de résister à une puissance qui a subjugué tout l'univers, et à laquelle vos pères, qui valaient mieux que vous, ont été contraints de se soumettre ? Quelle ressource pouvez-vous vous promettre maintenant que votre ville est prise pour la plus grande partie, et que dans ce qui vous reste vous souffrez de plus grands maux que ceux qu'éprouve une place emportée d'assaut ? Car les Romains n'ignorent pas que la famine tourmente actuellement parmi vous le peuple, et que bientôt elle se fera sentir même à ceux qui portent les armes. C'est là un ennemi qu'il vous est impossible de vaincre, et qui suffirait seul pour vous dompter, quand même les Romains se tiendraient dans l'inaction. Josèphe attaqua encore l'opiniâtreté des assiégés par les menaces d'une rigueur inexorable, s'ils se laissaient forcer ; par l'assurance du pardon et de l'oubli du passé, s'ils voulaient enfin se reconnaître. Mais il avait affaire à des âmes intraitables ; et, pour toute réponse, les uns lui rendirent des moqueries, les autres le chargèrent d'injures, quelques-uns même tirèrent sur lui.

Il ne se rebuta pas néanmoins, et il insista à leur prouver par la déduction des faits de toute leur histoire, que Dieu avait toujours été l'unique protecteur de leur nation dans tous les dangers qu'elle avait courus, dans tous les maux qu'elle avait soufferts ; et qu'il était visible que ce même Dieu les livrait aux Romains en punition de leurs crimes. Vous mettez, leur dit-il, votre confiance dans son temple, que vous profanez ; il l'a abandonné, et il a passé du côté de ceux à qui vous faites la guerre. Comment continuerait-il d'habiter avec vous ? Un homme de bien fuirait sa maison, si elle était souillée par le crime. Et vous pensez que Dieu voudra avoir pour demeure un lieu dont vous faites le repaire du plus affreux brigandage !

Josèphe termina son discours par leur remettre sous les yeux les mêmes motifs qu'il avait employés en commençant. Cœurs de bronze, leur dit-il, ayez donc enfin honte de l'état où vos fureurs ont réduit votre patrie. Et quelle patrie ! Considérez-en la beauté et la magnificence. Quelle ville ! quelles riches offrandes, apportées par tous les peuples et tous les rois de l'univers ! Voilà ce que vous allez détruire, voilà ce que vous voulez livrer aux flammes. Et vous ne vous attendrissez pas même sur le sort de vos familles, de vos femmes et de vos enfants, qui ne peuvent éviter de périr ou par la famine ou par la guerre ! Ne croyez pas que mon intérêt particulier m'anime dans les représentations que je vous fais aujourd'hui. Je sais que tout ce que j'ai de plus cher au monde est enfermé avec vous, ma mère, ma femme et toute ma parenté. Mais je suis prêt à les sacrifier pour le salut de la patrie. Heureux ! si par leur mort et par la mienne je pouvais acheter votre repentir.

Ces discours si tendres, ces reproches si vifs, ne firent aucune impression sur les factieux ; mais ils agirent sur le peuple, et en déterminèrent plusieurs à abandonner la ville. Ils vendaient leurs possessions à vil prix, et avalant l'or qu'ils avaient acquis par ces  marchés, ils se sauvaient dans le camp de Titus, qui leur permettait de passer, et d'aller habiter tranquillement tel endroit du pays qu'ils voulaient choisir. Ils trouvaient dans ce parti toutes sortes d'avantages ; ils se délivraient en même temps de l'oppression de leurs cruels tyrans, et des misères de la famine.

Car la famine était extrême dans Jérusalem. On n'y voyait paraître ni blé ni pain ; et le peu qui en restait caché dans des recoins obscurs, se vendait au poids de l'or. Un mal par lui-même si terrible était encore aggravé par la fureur des factieux, qui vivant eux-mêmes dans l'abondance ravissaient au peuple, pour faire des magasins, ou pour conserver leurs provisions, une subsistance nécessaire. Ils entraient par force dans les maisons, et y faisaient des perquisitions rigoureuses : et s'ils trouvaient des vivres cachés, ils maltraitaient les maîtres de la maison, comme convaincus de mensonge et de fraude ; s'ils n'en trouvaient point, ils les tourmentaient pour les forcer de découvrir leurs réserves. Et la marque à laquelle ils distinguaient ceux qui avaient de quoi se nourrir ou qui en manquaient, c'était l'air de leurs visages et de leurs personnes. Quiconque conservait une apparence de santé, devenait suspect aux tyrans, et attirait leurs recherches. Ces odieuses et insupportables vexations forçaient les malheureux qui avaient en leur pouvoir quelque nourriture, de se cacher pour en faire usage, comme s'ils eussent voulu commettre un crime. Les plus pauvres mangeaient souvent les grains tout crus ; les autres les faisaient cuire à la hâte, et au milieu des plus vives alarmes ; et sans autre apprêt, ils tiraient du feu les pains à demi cuits, et les dévoraient. Plusieurs, qui ne pouvaient recouvrer ni blé, ni orge, se dérobaient pendant la nuit pour aller hors de la ville cueillir des légumes sauvages ou des herbes. Quelques-uns d'entre eux tombaient entre les mains des ennemis. D'antres, qui avaient échappé aux Romains, étaient au retour saisis par leurs propres gens de guerre, qui leur enlevaient le triste fruit de leurs peines. En vain ces infortunés conjuraient les ravisseurs avec larmes, et en invoquant le redoutable nom de Dieu, de leur laisser une partie de ce qui leur avait coûté tant de périls ; ils ne pouvaient rien obtenir, heureux encore, si ceux qui les dépouillaient leur laissaient la vie.

Telles étaient les cruautés qu'exerçaient les factieux sur le menu peuple. Les riches et les grands, faussement accusés ou d'intelligence avec les Romains pour leur livrer la ville, ou de mesures prises pour se sauver dans leur camp, étaient mis à mort, ou au moins punis par des confiscations et par des amendes. Et les deux tyrans, que l'ambition du commandement rendait ennemis, se trouvaient parfaitement d'accord pour vexer les citoyens. Ils se les renvoyaient l'un à l'autre, et en partageaient les dépouilles.

Ainsi s'accomplissait la prédiction que Jésus-Christ avait faite d'une tribulation qui passerait tout ce qui avait jamais été et tout ce qui serait jamais[8]. Josèphe[9] emploie littéralement les mêmes expressions pour comprendre sous une idée générale ce qu'il avait dit en détail touchant les calamités de Jérusalem ; et il ajoute que les auteurs de cette misère étaient la race la plus méchante qui eût jamais paru parmi les hommes.

Il aurait pourtant manqué quelque chose au malheur des Juifs, s'ils eussent toujours trouvé une ressource du côté des Romains, et que la clémence de leurs ennemis eût continué à les consoler de ce qu'ils souffraient de la part de leurs tyrans. Titus informé qu'ils sortaient en grand nombre pour ramasser hors des murs une misérable nourriture, posta des troupes en embuscade pour les enlever ; et voulant tenter d'abattre la fierté indomptable des assiégés, qui fatiguaient beaucoup ses travailleurs, il crut devoir faire un exemple de rigueur sur leurs compatriotes qui tombaient sous son pouvoir, et il ordonna qu'on les crucifiât à la vue de la ville. Le nombre de ces malheureux était très-grand ; on en prenait jusqu'à cinq cents par nuit ; et bientôt la terre manqua aux croix, et les croix aux prisonniers.

Mais les factieux étaient si éloignés de se laisser ébranler, qu'ils profitèrent même de ce terrible spectacle pour, irriter le peuple contre les Romains en le trompant. Ils lui faisaient croire que ceux qu'on attachait si cruellement en croix étaient des suppliants et non des prisonniers, et amenant par force sur les murailles les parents et amis de ces tristes victimes : Voilà, disaient-ils, comment les Romains traitent leurs suppliants ; voilà à quoi vous devez vous attendre, si vous prétendez chercher un asile auprès d'eux. Cette ruse fit effet sur plusieurs, qu'elle empêcha de déserter. Il s'en trouva au contraire pour qui elle fut un motif d'aller se livrer aux Romains, préférant la mort et le supplice aux horreurs de la faim qui les consumait lentement.

Titus averti de cette erreur, entreprit de la dissiper ; et ayant fait couper les mains à quelques-uns des prisonniers, il les envoya dans la ville, afin qu'ils instruisissent leurs concitoyens de la vérité des faits. En même temps il pressait de nouveau les chefs des deux factions de ne pas attendre la dernière extrémité, leur promettant la vie sauve et la conservation de leur ville et de leur temple. Et pour appuyer ses invitations du motif de la terreur, il visitait ses travaux, et exhortait les travailleurs à les mettre promptement en état. Toutes ces tentatives n'eurent d'autre fruit que d'augmenter l'insolence des furieux qu'il voulait ménager. Ils se répandirent en invectives et contre Titus et contre l'empereur son père ; et quant à ce qui les regardait eux-mêmes, ils criaient que la mort ne leur causait point d'effroi. Nous avons pris notre parti, disaient-ils, de la choisir préférablement à une honteuse servitude. Tant que nous respirerons, nous ferons aux Romains tout le mal que nous pourrons leur faire. Que nous importe la patrie, puisque nous devons périr ? Le temple de Dieu, c'est le monde entier. L'édifice que nous défendons sera pourtant sauvé par le maître auquel il appartient. Nous comptons sur son secours, et nous nous rions de toutes les menaces destituées d'effet. L'événement est en la main de Dieu.

Cette fureur était aveugle ; mais elle formait des combattants, qu'il n'était pas aisé de vaincre ; et Épiphane, fils d'Antiochus de Commagène, eut lieu de l'éprouver. Il arriva à l'armée de Titus dans le temps dont je parle avec une troupe choisie et très-leste, tous beaux hommes, grands de taille, dans la fleur de Pige, et armés à la macédonienne, d'où ils étaient appelés Macédoniens. Ce jeune prince, dont la valeur allait jusqu'à la témérité, témoigna s'étonner de ce que les Romains semblaient n'oser s'approcher des murailles. Eh bien, lui dit Titus en souriant, le champ est libre ; vous pouvez tenter. Aussitôt Épiphane part avec ses Macédoniens, et s'avance jusqu'au pied du mur. Il fut si bien reçu par les Juifs, qu'il comprit que la réserve des Romains était prudence. Sa troupe s'étant opiniâtrée à faire ferme et à ne point reculer, pour soutenir l'engagement qu'elle avait pris, fut accablée d'une grêle de traits et de pierres par les assiégés ; et il la ramena bien diminuée, et réduite à un petit nombre, dont la plupart étaient blessés.

Cependant les terrasses des Romains se trouvèrent achevées le vingt-neuf du mois Artémisius[10], après dix-sept jours de travail. Deux de ces terrasses étaient dressées contre la tout Antonia, et deux contre la ville haute. Mais elles ne furent d'aucun usage aux assiégeants, et elles devinrent au contraire une matière de triomphe pour les Juifs.

Jean avait creusé sous celles qui le menaçaient, et qui n'étaient éloignées l'une de l'autre que de vingt coudées, une large mine, soutenant les terres avec des étais. Lorsque l'ouvrage fut fini, il remplit sa mine d'une grande quantité de bois enduit de poix et de bitume, et il y mit le feu. Les Romains n'étaient point en garde contre ce péril, et ils ne s'aperçurent de rien, jusqu'à ce que les étais étant été consumées, tout d'un coup la terre s'ouvrit, et les terrasses s'écroulèrent avec un grand bruit dans le vide immense qui se forma. Cette chute excita d'abord un nuage de poussière mêle d'une épaisse fumée ; mais bientôt le feu perça tous les obstacles, et la flamme s'élança dans les airs. Les Romains, tristes spectateurs de leurs ouvrages de plusieurs jours détruits en un instant, demeurèrent consternés ne pouvant apporter aucun remède à un mal aussi prompt qu'imprévu.

Les deux autres terrasses n'eurent pas un meilleur sort. Déjà les Romains y avaient placé leurs béliers, et commençaient à battre la muraille, lorsque Simon fit sur eux une terrible sortie. Ses troupes étaient excellentes, et il avait su leur inspirer un tel respect pour la personne de leur chef, qu'aucun de ceux qui lui obéissaient n'eût fait difficulté sur ses ordres, dit Josèphe, de se donner la mort à lui-même. Trois des plus braves officiers, suivis de soldats également intrépides, sortirent donc armés de torches et de flambeaux. Rien ne peut se comparer à leur audace ; ils avancèrent sur l'ennemi, comme s'il eût été question d'aller joindre une troupe amie. Sans donner aucun signe de crainte, sans hésiter, sans s'arrêter, ils se font jour jusqu'auprès des machines, et malgré les traits qui volaient de toutes parts, malgré les épées dont ils étaient environnés, ils ne firent aucun mouvement en arrière, qu'ils n'y eussent mis le feu. Lorsque la flamme commençait déjà à s'élever, les Romains accoururent de leur camp pour sauver leurs machines, et de nouvelles troupes de Juifs vinrent de la ville avec non moins d'ardeur pour empêcher le secours. La mêlée fut des plus vives : les uns s'efforçaient de tirer du feu leurs galeries et leurs béliers ; les autres les y retenaient par des efforts contraires. Pendant ce combat le feu gagnait toujours, et il se communiqua aux terrasses, de façon que les Romains tout entourés de flammes, et désespérant de sauver non seulement leurs machines, mais leurs ouvrages, commencèrent à se retirer vers leur camp. Les Juifs animés par le succès les poursuivent ; et leur nombre grossissant toujours, ils arrivèrent jusqu'aux retranchements des Romains, et attaquèrent les gardes des portes. La sévérité de la discipline fut en cette occasion le salut du camp romain. Les gardes savaient qu'il y allait pour eux de la vie d'abandonner leur poste, et par cette raison ils firent ferme. Leur exemple encouragea plusieurs de ceux qui avaient pris la fuite. On se rassure, on se rallie, et les Juifs trouvèrent une résistance qui les arrêta. Ils s'obstinèrent à tâcher de la vaincre, combattant comme des forcenés, ou plutôt comme des bêtes féroces, qui possédées d'une aveugle furie, se jettent à travers les lances et les épées. Enfin, Titus, qui était allé du côté de la tour Antonia, vint, sur l'avis qu'il reçut, au secours des siens. Sa présence, ses exhortations leur firent reprendre la supériorité ; et les Juifs, furent obligés de rentrer dans la ville, mais avec l'avantage d'avoir ruiné les travaux, et les batteries des ennemis, et dérangé totalement leurs projets.

Titus fort embarrassé tint conseil pour délibérer sur les mesures qu'il convenait de prendre pour continuer le siège ; et les avis se trouvèrent partagés. Les plus hardis voulaient que sans autre préparation on livrât un assaut général. Jusqu'ici, disaient-ils, notre armée n'a combattu que par parties. Lorsque les Juifs verront toutes nos forces réunies, ils n'en pourront pas soutenir les premières approches, et ils demeureront ensevelis sous la multitude des traits dont nous les accablerons. D'autres plus précautionnés et plus circonspects, s'opposaient à un conseil si hasardeux, et qui visiblement ne pouvait pas réussir. Mais, d'accord sur ce qu'il fallait rejeter, ils se divisaient par rapport au parti qu'il était à propos de prendre. Les uns opinaient pour travailler à de nouvelles terrasses ; les autres inclinaient à convertir le siège en blocus, et à attaquer la ville uniquement par la famine sans s'exposer à aucun combat. Le désespoir est invincible, disaient-ils ; et c'est une témérité et une folie de vouloir se battre contre des furieux, pour qui mourir par l'épée est un sort désirable ; au moyen duquel ils évitent une mort plus cruelle.

Titus n'approuva aucun de ces avis. Le premier ne pouvait plaire qu'à des têtes échauffées. La construction de nouvelles terrasses souffrait de grandes difficultés, parce que le bois manquait dans le pays. Se contenter de bloquer la ville, c'était un parti qui traînait beaucoup les choses en longueur. Et le jeune prince, e nous en croyons Tacite[11], désirait vivement le séjour de Reine, où la grandeur, l'opulence et les plaisirs l'attendaient ; et tout ce qui en retardait la jouissance, lui devenait odieux. Supposé que Titus eût cc motif dans l'esprit, il ne le manifesta pas ; mais il représenta : Qu'il n'était point honorable de demeurer dans une totale inaction avec une si belle armée. Que d'ailleurs la longueur du temps qu'exigeait un blocus, diminuerait d'autant la gloire de leur conquête, qui dépendait en grande partie de célérité. Qu'il faillait donc d'une part tirer avantage de la disette qui tourmentait les assiégés, en investissant la ville si exactement que rien ne pût y entrer ni en sortir, et de l'autre ne point discontinuer les attaques, afin que la force des armes et la nécessité insurmontable de la faim concourussent à réduire les Juifs à une prompte soumission. Que son plan était d'enfermer toute la ville d'un mur, afin d'ôter absolument aux assiégés l'espérance d'échapper ; que l'entreprise pouvait paraître difficile et pénible ; mais qu'elle ne devait pourtant effrayer que ceux qui ignorent que les grands succès s'achètent par les grands travaux.

Tous se rangèrent à cet avis, et l'armée, à qui l'on distribua les différentes parties de l'ouvrage, s'y porta avec une ardeur et une émulation incroyables. On a de la peine' à concevoir comment dans l'espace de trois jours put être élevé un mur de trente-neuf stades, ou cinq mille pas de circuit, flanqué par dehors de treize forts ou châteaux, dont les enceintes mises ensemble auraient fait un contour de dix stades. La garde se faisait autour de ces murs avec une exactitude parfaite, et Titus prenait sur lui-même de faire la ronde pendant la première veille de chaque nuit.

Toute issue étant fermée aux assiégés, la famine, et les misères affreuses qui en sont les suites, prirent nouveaux accroissements dans la ville, et Josèphe en fait une description lamentable. Les toits (qui sont plats dans l'Orient, comme l'on sait), étaient, dit cet historien, couverts de mères expirantes avec leurs enfants à la mamelle, et les rues jonchées de vieillards étendus morts sur le pavé. Les jeunes gens, à qui l'âge donnait plus de vigueur, se soutenaient un peu, et paraissaient dans la place, mais plus semblables à des spectres qu'à des hommes, et on les voyait souvent tomber de faiblesse et d'inanition. Au milieu de si grands maux un morne silence régnait dans la ville ; on n'entendait ni gémissements ni plaintes ; la faim étouffait tout autre sentiment. Le sort de ceux qui mouraient les premiers paraissait même digne d'envie à des infortunés qui ne leur survivaient que pour souffrir, et qui envisageaient la mort comme un repos et comme une consolation. Plusieurs, dans le désespoir qui les tourmentait, s'adressaient aux gens de guerre, leur demandant la mort comme une grâce. Mais ces barbares, qui se faisaient souvent un plaisir inhumain d'achever les mourants, refusaient leur funeste secours à ceux qui l'imploraient pour être délivrés de la vie. L'orgueil de ces scélérats heureux et triomphants mettait le comble à la douleur de ceux qui périssaient, et en mourant ils fixaient leurs derniers regards sur le temple, pour demander justice au souverain maître, qui y était adoré. Les corps seraient demeurés le plus souvent sans sépulture, si l'on s'en fût rapporté à la piété de leurs proches, qui n'étaient et ne pouvaient être occupés que de ce qu'ils souffraient eux-mêmes. Comme il fallait néanmoins se délivrer d'objets tristes et odieux, les tyrans gagèrent d'abord sur le trésor public des mercenaires qu'ils chargèrent de cet office. Mais s'étant bientôt lassés de cette dépense, ils firent jeter les corps morts dans les précipices qui environnaient la ville. Titus en visitant les dehors de la place aperçut ces monceaux de cadavres qui se pourrissaient, et frappé d'un si horrible spectacle, il leva les mains au ciel, prenant Dieu à témoin qu'il n'était point cause de ces maux.

Cependant la disette commençait à s'étendre même jusqu'aux factieux ; et le sentiment en devenait plus vif pour eux et plus cruel par la comparaison avec l'abondance dont jouissaient les Romains, qui affectaient .même d'en faire ostentation à leurs yeux, en dressant devant les murailles des tables très-bien servies. L'audace de ces furieux, matée par la grandeur du mal, s'affaiblissait vis-à-vis de l'ennemi ; mais leur rage contre leurs concitoyens, qui ne pouvaient leur résister, ne faisait que croître et s'allumer de plus en plus.

Simon n'épargna pas même celui à qui il était redevable de son entrée dans la ville. Le pontife Matthias, accusé d'intelligence avec les Romains, fut par lui condamné à mort, et en même temps trois de ses fils ; le quatrième s'était sauvé dans le camp de Titus. Ce vénérable vieillard fut appliqué à une question très-dure, par laquelle on voulait le contraindre d'avouer son prétendu crime ; et lorsque le moment de son exécution fut venu, Matthias demandant pour toute grâce de mourir avant ses enfants, ne fut point écouté, et le tyran eut la barbarie de le réserver pour le dernier. Joignant l'insulte à la cruauté, il choisit pour lieu de son supplice un endroit d'où l'on découvrait le camp des Romains, afin qu'en périssant, ces infortunés eussent devant les yeux l'asile qui les aurait sauvés ; et après qu'ils eurent été exécutés, il fit jeter leurs corps sans sépulture.

Il traita avec la même inhumanité dix-sept autres citoyens des plus distingués. Il se contenta d'enfermer dans une prison la mère de Josèphe[12], la gardant vraisemblablement comme étage. Dans la crainte d'aine trahison, il défendit à tous les habitants de n'assembler, et même d'avoir entre eux aucun entretien ; et si quelques-uns étaient surpris se communiquant mutuellement leurs douleurs sur les maux qu'ils souffraient, ils étaient sur-le-champ massacrés sans autre information.

Ses craintes n'étaient pas sans fondement. Un de ses propres satellites, las de sa tyrannie, et plus frappe encore du danger d'une perte infaillible, entreprit de livrer aux Romains une tour dont il avait la garde. Il avait gagné dix soldats, et déjà il appelait les Romains du haut de la tour. Ils ne se pressèrent pas assez, se défiant de ces invitations qu'ils avaient trouvées fausses en plusieurs rencontres. Pendant qu'ils perdent le temps, Simon averti de la chose accourt ; il se rend maître du capitaine et de ses complices, et il les fait égorger et jeter dans les fossés à la vue des ennemis.

Dans ces circonstances Josèphe, qui ne se lassait point d'exhorter ses compatriotes à se reconnaître, s'étant approché trop près du mur, reçut à la tête un coup de pierre, qui le fit tomber sans connaissance. Les factieux, pleins de haine contre lui, sortirent promptement pour l'enlever dans la ville ; et peu s'en fallut qu'ils ne réussissent. Mais Titus envoya un secours, qui le tira de leurs mains. Le coup qu'avait reçu Josèphe était si violent, que pendant le combat qui se livra autour de lui, il ne donna aucun signe de vie, et le bruit de sa mort se répandit dans Jérusalem. Ce fut un nouveau sujet de découragement pour les gens du peuple, qui n'avaient d'autre ressource que de fuir dans le camp des Romains, ni de protection plus puissante et plus assurée auprès des Romains que Josèphe. Sa mère actuellement détenue dans les prisons fut consternée de cette fausse nouvelle, qu'on eut soin de lui porter ; et quoiqu'elle affectât de la constance vis-à-vis des geôliers, à qui elle dit qu'il y avait déjà trois ans qu'elle avait perdu son fils, et que dès le temps du siège de Jotapata il était mort pour elle, lorsqu'elle se trouvait en liberté avec ses femmes elle se plaignait amèrement de ne pouvoir rendre les derniers devoirs à celui de qui elle avait espéré les recevoir. Ni sa douleur, ni le triomphe des factieux ne fut de longue durée. Bientôt Josèphe guéri de sa blessure fut en état de se montrer, et menaçant les opiniâtres d'une prompte vengeance, il continua d'inviter le peuple à se confier en la clémence des Romains. Il en fut cru, et les désertions recommencèrent. Mais la colère céleste poursuivait partout ce peuple criminel, et les transfuges trouvèrent leur perte où ils cherchaient leur sûreté.

Premièrement le changement seul de leur situation, et l'abondance succédant à une horrible disette, causa la mort à plusieurs. Pressés de la faim, ils se jetaient avidement sur la nourriture, et l'entassant sans précaution dans un estomac désaccoutumé depuis longtemps de faire ses fonctions, ils en étaient étouffés. Mais d'ailleurs ceux qui par une conduite plus prudente avaient évité ce danger, tombèrent dans un autre encore plus affreux. J'ai dit que la plupart des Juifs qui abandonnaient la ville, avalaient leur or avant que de partir ; et ils le retrouvaient ensuite lorsque la nature se soulageait. Un d'eux cherchant ainsi son trésor fut aperçu par un Syrien de l'armée de Titus ; et aussitôt le bruit se répandit dans le camp que les Juifs arrivaient tout rempli d'or. La cupidité des Arabes surtout fut aiguillonnée par cette espérance ; et ils eurent la barbarie d'éventrer les transfuges pour chercher dans leurs entrailles les richesses qu'ils y supposaient cachées. Quelques-uns même des Romains, gâtés par le mauvais exemple, se portèrent à cette cruauté. Le nombre des malheureux qui en devinrent les victimes fut très-grand, et on en compta jusqu'à deux mille dans une seule nuit.

Titus informé de ces horreurs, qui déshonoraient l'humanité et le nom romain, en fut honteux et irrité. Son premier mouvement fut de rassembler les coupables, de les environner d'un corps de cavalerie, et de les faire percer à coups de traits. Mais ils étaient en si grand nombre, que le prince se crut obligé de se contenter de défendre à l'avenir tout semblable excès sous peine de mort. L'avidité plus forte que la crainte da supplice rendit inutiles les défenses de Titus, et porta les soldats, non à cesser leurs criminelles violences, mais à les mieux cacher. Ils allaient au-devant des transfuges, et avant qu'on les aperçût du camp, ils les égorgeaient pour leur ouvrir ensuite le ventre. Dieu', dit Josèphe, avait condamné ceux que la clémence de Titus voulait épargner, et il tournait en pièges pour eux tout ce qui eût dû être voie de salut.

Le peuple de Jérusalem se trouvait donc entre deux extrémités également cruelles. Sortir de la ville, c'était se perdre ; et il ne restait aucun moyen d'y subsister. La mesure de blé se vendait un talent, et la nécessité forçait les faméliques à fouiller dans les égouts et dans de vieux fumiers, et à porter à leurs bouches ce qu'ils n'auraient pu même regarder dans un autre temps sans horreur. Une si affreuse nourriture était aussi funeste que la faim, et l'une et l'autre tuaient un monde infini. Un certain Mannéus, commis à la garde d'une des portes de la ville, ayant passé dans le camp des Romains, assura à Titus que depuis le quatorze du mois Xanthicus[13], époque du commencement du siège, jusqu'au premier du mois Panémus[14], ce qui fait un espace d'environ quatre-vingts jours, il était sorti par la seule porte confiée à ses soins cent quinze mille huit cent quatre-vingts corps morts. Selon le rapport d'autres transfuges, gens distingués parmi les Juifs, le nombre des morts enlevés par toutes les portes se montait à six cent mille. Quoique la sépulture qu'on leur donnait ne consistât qu'à les jeter dans les ravines autour des murs, ceux qui étaient chargés de cette commission ne purent enfin y suffire. Les morts restaient amoncelés dans les rues, ou bien on les entassait dans les maisons vides, que l'on fermait ensuite, afin que personne n'y entrât.

Les tyrans, auteurs de la misère publique, ne pouvaient plus, comme je l'ai déjà remarqué, s'en garantir eux-mêmes entièrement. Ils n'avaient point fait de provisions, et ils ne trouvaient plus rien à piller sur un peuple qui périssait par la faim. L'or des vases sacrés, que Jean maître du temple avait fait fondre, était une faible ressource dans une ville où il ne restait plus de vivres à acheter. Il se rabattait sur lés viandes des victimes, que l'on continuait d'offrir encore ; et il avait converti à son usage et à celui de ses satellites le vin et l'huile destinés aux libations et aux sacrifices. Ces rapines sacrilèges ne l'effrayaient point. Il en plaisantait même, disant que pour la défense du culte divin on pouvait bien se servir de ce qui était consacré à ce culte ; et que ceux qui défendaient le temple avaient droit de vivre du temple. Malgré les extrémités d'us état si violent, les factieux persistaient dans leur opiniâtreté, et ne voulaient pas entendre parler de se rendre. Au défaut de l'espérance de vaincre, le désespoir du pardon les animait.

Outre les motifs qu'avait déjà Titus de réduire par la force leur orgueil désespéré, la vue de la misère que souffraient les habitants de Jérusalem le touchait de compassion, et il voulait, en hâtant la prise de la ville, et en détruisant les tyrans, sauver au moins les restes d'un peuple infortuné. Il se détermina donc à relever de nouvelles terrasses, quoiqu'il fallût aller chercher les bois de construction à quatre-vingt-dix stades du camp, parce que tout le voisinage de la ville en était-dépouillé. Il dressa, comme la première fois, quatre terrasses, mais plus grandes, et toutes dirigées contre la tour Antonia.

Les Juifs n'avaient plus le même courage qu'au commencement du siège, et ils laissèrent travailler les Romains sans les incommoder par des sorties. Néanmoins lorsque Jean vit les terrasses achevées, sentant la grandeur du péril, il voulut tenter d'y mettre le feu avant que l'on y eût établi les batteries. Les Juifs sortirent donc avec des flambeaux allumés ; mais l'attaque fut molle, et la défense fut au contraire vigoureuse de la part des Romains à proportion de l'affaiblissement qu'ils remarquaient dans les ennemis. Ainsi les Juifs, après quelques vains efforts, rentrèrent dans la ville en se reprochant mutuellement leur lâcheté.

Aussitôt les Romains placèrent leurs béliers sur les terrasses, et malgré les pierres et les traits de toute espèce que lançaient sur eux les assiégés, ils commencèrent à battre les murailles. Elles étaient très-solidement construites, et les béliers paraissant faire très-peu d'effet, et même s'émousser et se rompre, un nombre de soldats romains couverts de leurs boucliers en tortue allèrent à la sape, et à force de bras et de leviers ils parvinrent à détacher quatre pierres des fondements. La nuit survint, qui interrompit l'ouvrage.

Quoique la muraille n'eût point cédé aux coups du bélier, elle en était ébranlée ; les quatre pierres emportées des fondements les avaient affaiblies ; enfin le sol même plia, à l'endroit de la mine que Jean avait creusée pour attaquer et détruire les terrasses précédentes ; en sorte que pendant la nuit un grand pan du mur tomba de lui-même, et laissa une large ouverture.

Les Romains dans le premier moment se crurent vainqueurs. Mais en examinant la brèche, ils furent bien étonnés de voir au dedans de la place un mur que Jean avait pris la précaution de faire construire d'avance, et qui les arrêta tout court. Ici Josèphe ne nous donne pas une grande idée du courage des troupes de Titus. Car il observe que l'attaque était devenue beaucoup plus aisée ; que les débris du premier mur servaient comme de degrés pour monter à la brèche ; que le nouveau mur était moins fort que l'ancien, et de plus construit récemment et à la hâte, et par conséquent moins capable de résister. Cependant aucun soldat romain ne voulut tenter l'assaut ; tous craignirent le péril, qui réellement était grand pour ceux qui monteraient les premiers. Je ne crois pas qu'une telle crainte, dans les circonstances que je viens de décrire, retardât l'ardeur de nos Français. En vain Titus par une exhortation des plus pressantes entreprit d'encourager ses soldats, et de leur faire sentir que leur gloire était intéressée à achever une victoire déjà si avancée. Ils l'écoutèrent froidement, et refusèrent de marcher. Un seul, Syrien de naissance, âme héroïque dans un corps petit et mal fait, éleva sa voix, et adressant la parole à Titus : Je m'offre, dit-il, à vous, César, pour monter le premier à la brèche. Je souhaite que votre fortune seconde mon courage. Mais si le sort trompe mes vœux, sachez qu'il ne trompera point mon attente, et que c'est de propos délibéré que je vais à la mort. En finissant ces mots, Sabinus, c'était le nom de ce soldat, s'avance vers la brèche, couvrant sa tête de son bouclier, et tenant son épée nue à la main. Onze de ses camarades le suivirent, enflammés par l'exemple de son courage ; et douze soldats, sans autre chef que leur propre ardeur, allèrent en plein midi affronter une brèche bordée d'ennemis et de machines de guerre.

J'avoue que dans une entreprise si mal concertée je ne reconnais plus la sagesse de la discipline romaine. Il faut de toute nécessité, ou que l'historien ait peint les objets plutôt d'après son imagination que selon l'exacte vérité ; ou que Titus permît à ses soldats une licence qui ressemble mieux à l'impétuosité des Barbares qu'à une valeur guidée par l'obéissance.

Quoi qu'il en soit, la témérité fut payée par le succès qu'elle méritait. Sabinus gagna le haut de la brèche ; mais le pied lui ayant glissé, il tomba, et malgré les efforts d'une bravoure qui se soutint jusqu'au bout, il fut percé de traits par les Juifs. Trois de ceux qui l'avaient accompagné périrent avec lui, et les huit autres revinrent au camp couverts de blessures. Cet événement est daté dans le texte de Josèphe, tel que nous l'avons, du troisième jour du mois Panémus. Mais la suite me porte à croire qu'il y a faute, et qu'au trois il faut substituer le treize.

Deux jours après, c'est-à-dire le quinze du même mois, la tour Antonia fut emportée dans un assaut livré encore, si nous en croyons Josèphe, par la fougue du soldat, et sans l'ordre du général. Au commencement de la quatrième veille de la nuit, vingt soldats, du nombre de ceux qui gardaient les terrasses, s'étant réunis pour tenter l'entreprise, appellent à eux le porte-enseigne de la cinquième légion, deux cavaliers et un trompette. Tous ensemble ils s'approchent à petit bruit de la brèche, surprennent les gardes endormis, et les ayant égorgés, ils s'emparent du mur, et ordonnent à leur trompette de sonner la charge. Ce signal réveilla tout ce qu'il y avait de Juifs dans la tour ; la crainte les saisit ; ils crurent avoir sur les bras toutes les forces romaines, et ils s'enfuirent dans le temple. En même temps Titus', averti par le son de la trompette, fait prendre les armes à toutes ses troupes, et le premier il entre dans la forteresse Antonia.

La mine dont j'ai parlé plus d'une fois, n'avait point été comblée, et subsistait tout entière. Une grande partie des Romains l'enfila, et par elle parvint jusqu'à l'entrée du temple. Là il se livra un combat des plus vifs et très-meurtrier. Les deux troupes de Jean et de Simon réunies firent les derniers efforts pour empêcher la prise du temple, qui eût été leur ruine. On se battait corps à corps ; et c'était une nécessité pour ceux qui se trouvaient à la tête, de tuer ou de mourir. Car il n'était pas possible de reculer, vu que les derniers pressaient les premiers, et ne laissaient aucun intervalle libre ; si quelqu'un était tombé, celui qui le suivait, lui marchant sur le corps, prenait sa place. L'ardeur fut longtemps égale, et le combat dura dix heures, c'est-à-dire, depuis la neuvième heure de la nuit jusqu'à la septième du jour. Enfin le désespoir l'emporta sur un courage qu'animait seulement le désir de vaincre. Les Juifs sauvèrent le temple, et c'en fut assez pour les Romains d'être demeurés maîtres de la tour Antonia.

Pendant qu'ils la regagnaient assez en désordre, un centurion nommé Julien, qui à côté de Titus avait jusque là considéré les alternatives du combat, ne put voir sans indignation fuir les Romains devant les Juifs, et il se jeta dans la mêlée. Il y fit des prodiges, et par sa valeur incroyable il força les Juifs de 'prendre la fuite à leur tour. Mais comme, suivant un usagé universellement pratiqué alors parmi les troupes, il avait ses souliers garnis de clous, en marchant sur un pavé de grandes pierres unies, il tomba à la renverse, et fut sur-le-champ environné d'ennemis, qui ne lui permirent pas de se relever, et le percèrent à coups de lance.

Le dix-sept du même mois, le sacrifice perpétuel faute d'agneaux[15]. On sait que ce sacrifice consistait en deux agneaux que l'on offrait tous les jours, l'un le matin, l'autre le soir. Ce malheur n'était jamais arrivé depuis la nouvelle dédicace du temple par Judas Macchabée. La consternation en fut extrême parmi le peuple, et aujourd'hui encore les Juifs célèbrent à cette occasion un jeûne, marqué dans leur calendrier au dix-septième jour de leur-dixième mois.

Titus, qui désirait ardemment de sauver le temple, profita de cet événement pour faire encore un effort sur l'inflexibilité des assiégés. Il chargea Josèphe de dire à Jean, que s'il avait une si violente passion de faire la guerre, on lui permettait de sortir avec tel nombre de ses partisans qu'il voudrait emmener ; mais qu'il ne s'opiniâtrât point à faire périr avec lui la ville et le temple ; qu'il cessât de souiller le lieu saint, et de se rendre criminel envers son Dieu. Titus offrit même de lui fournir des victimes pour continuer le sacrifice dont l'interruption .causait une si amère douleur à toute la nation. Josèphe fit à Jean ces propositions en langue vulgaire du pays, afin d'être entendu du peuple. Mais le tyran, toujours plein d'un fol orgueil, ne répondit que par des injures et des malédictions dont il accabla Josèphe, et qu'il conclut en protestant qu'il ne craignait point la prise d'une ville dont Dieu était le maître et le souverain. Josèphe reprit avec indignation : Ta confiance est assurément bien fondée. Car tu as grand soin de conserver dignes du Dieu auteur de toute sainteté et sa ville et son temple. Ta fidélité à lui offrir les sacrifices qu'il exige doit sans doute te le rendre propice. O le plus criminel des hommes ! En vain tu t'en prends aux Romains, qui plus religieux que toi se montrent zélateurs de nos lois et de nos saintes cérémonies. Quel sujet de douleur et de larmes qu'un si triste parallèle ! Des étrangers et des ennemis témoignent du respect pour notre temple ; et toi, né Juif, et nourri dans le respect de nos lois, tu t'en rends le destructeur. Josèphe ajouta qu'il était encore temps pour lui de se repentir, et qu'il avait pouvoir de lui promettre de la part des Romains l'impunité et le pardon. Ni les reproches, ni les promesses ne firent aucune impression sur l'esprit de Jean. Il interrompit Josèphe pour l'insulter, pour l'outrager, comme un traître à sa patrie, comme un vil esclave des Romains. Ah ! s'écria Josèphe, je vois bien que je m'oppose à l'ordre de Dieu, en voulant sauver ceux qu'il a condamnés. Il faut que ce malheureux temple soit purifié par les flammes. C'est Dieu, c'est Dieu lui-même qui envoie les Romains pour y mettre le feu et qui détruit une ville souillée de tant horreurs. Josèphe n'en put pas dire davantage ; les larmes et les sanglots lui coupèrent la parole ; et il se retira dans un état de douleur qui faisait compassion aux Romains.

Son ambassade ne fut pas néanmoins entièrement infructueuse. Plusieurs grands personnages s'échappèrent de Jérusalem et vinrent se jeter entre les bras de Titus, qui les accueillit avec toute sorte de bonté, et qui même, craignant qu'ils ne se trouvassent gênés au milieu d'une armée d'étrangers, leur permit de se retirer à Gophna, petite ville du voisinage, pour y vivre en toute liberté, et avec assurance de recouvrer leurs biens après la fin de la guerre. Les factieux ne les voyant point paraître saisirent ce prétexte pour publier dans la ville que Titus les avait fait tuer. Mais le prince, instruit de cette calomnie, les manda de nouveau dans son camp ; et ces illustres transfuges, dont deux avaient été grands-prêtres, se montrèrent aux assiégés, les conjurant avec larmes de ne point forcer les. Romains, qui souhaitaient épargner le temple, à le détruire malgré eux. Ils ne furent pas plus heureux que Josèphe. Les tyrans et leurs satellites s'endurcissaient par les efforts que l'on faisait pour les toucher ; et, déterminés à rejeter toute proposition de paix, ils établirent leurs batteries sur les portes sacrées ; en sorte, dit Josèphe, que toute l'enceinte du temple remplie de corps morts ressemblait à ces tombeaux où l'on entasse ceux qui ont été tués dans une bataille, et le lieu saint bordé de machines présentait l'image d'une place de guerre. Aussi impies qu'intraitables, ils profanaient le sanctuaire sans aucun remords ; et ils se logeaient tout armés, et tout couverts du sang de leurs frères, dans ce lieu redoutable où le grand-prêtre seul avait permission d'entrer une seule fois dans l'année. Leur impiété faisait frémir les Romains mêmes, parmi lesquels il n'était, au rapport de Josèphe, aucun soldat qui n'eût du respect pour le temple, et qui ne souffrît avec impatience de le voir indignement profané.

Titus surtout était pénétré de ces sentiments, et il renvoya encore Josèphe vers les assiégés, pour leur reprocher leur audace sacrilège ; et les exhorter à y mettre fin. Voici, dit Josèphe, ce que César vous déclare par ma bouche ; voici les paroles qu'il vous adresse. Je prends à témoin les Dieux nos ancêtres, et celui qui autrefois prenait intérêt à ce lieu (car aujourd'hui il ne le regarde plus), je prends à témoin mon armée, les Juifs qui sont dans mon camp, et vous-mêmes, que ce n'est point moi qui vous contrains de souiller par vos abominations un temple que vous devez respecter. Si vous consentez à changer le champ de bataille, aucun Romain n'approchera du temple ; et, quelque chose qui arrive, je vous le conserverai, même malgré vous. Rien n'était plus pressant que ce discours. Mais les Juifs, au lieu d'y reconnaître la bonté de Titus, l'attribuèrent à la crainte qu'il avait de ne pas réussir. Ils en firent des railleries, et Titus fut obligé de recourir à la force des armes.

Résolu donc de livrer au temple un assaut, il tira trente hommes de chaque compagnie, et dans le corps qu'ils formèrent par leur réunion il distribua plusieurs tribuns, un par mille hommes. Il voulait lui-même se mettre à la tête de ce corps ; mais, sur les représentations des officiers, qui le prièrent de ménager sa personne, il choisit pour commander l'attaque Cérialis, apparemment fils de celui que nous avons vu commander les légions sur le Rhin, et faire la guerre avec succès contre Civilis et les Bataves. Pour lui il se plaça en un lieu élevé de la tour Antonia, d'où il pouvait voir tout ce qui se passerait, afin d'animer les combattants par les regarde du prince, en la main duquel étaient les récompenses et les châtiments.

L'attaque commença vers la quatrième veille de la nuit. Les Juifs se tenaient alerte, et ils se mirent promptement en état de défense. Tant que dura la nuit, on se battit avec beaucoup de confusion. Les soldats du même parti ne se connaissaient pas, et souvent ils se prenaient mutuellement pour ennemis. Le jour venu mit plus d'ordre dans le combat, et augmenta l'acharnement. Voyant, et sachant qu'ils étaient vus, les assaillants et les assiégés redoublèrent d'ardeur. Chacun se tenait ferme dans son poste, et s'efforçait de gagner du terrain. Si quelques-uns se trouvaient contraints de plier, ne pouvant s'écarter ni à droite ni à gauche, parce que l'espace était étroit et serré, il fallait qu'ils revinssent à la charge avec une nouvelle vigueur, et ils rechassaient à leur tour les ennemis. Après plusieurs alternatives pareilles, qui n'avaient rien de décisif, le combat ayant duré jusqu'à la cinquième heure du jour, on se sépara à armes égales, et les Juifs restèrent maîtres du temple.

Titus n'ayant point réussi à l'assaut se détermina à l'attaque par les machines. Il fit détruire une partie de la forteresse Antonia, pour ouvrir un large chemin par lequel toute son armée pût s'approcher du temple, et il ordonna que l'on construisît quatre nouvelles terrasses vis-à-vis différents points des faces septentrionale et occidentale. Ces ouvrages coûtèrent beaucoup de fatigues, parce qu'il fallait aller chercher les bois à cent stades ; et les Juifs ne laissaient pas les Romains tranquilles. Quoiqu'ils ne fissent plus de sorties générales, néanmoins ils leur tendaient des embuscades, et souvent ils les maltraitaient avec d'autant plus de facilité, que les Romains sûrs de vaincre se tenaient peu sur leurs gardes. Les cavaliers surtout négligeaient beaucoup leurs chevaux, et lorsqu'ils allaient au bois ou au fourrage, pendant qu'ils s'occupaient à amasser leurs provisions, ils les laissaient paître en toute liberté. Les Juifs couraient à cette proie, bien avantageuse pour des affamés, et ils enlevèrent ainsi un très-grand nombre de chevaux. Titus fut obligé, pour remédier à la négligence des siens, d'employer la sévérité ; et ayant puni de mort un cavalier qui était revenu sans son cheval, il rendit par cet exemple les autres plus circonspects.

Cependant les assiégés sentaient que le danger devenait très-pressant, et quelques-uns d'entre eux s'étant concertés, et ayant formé un peloton, sortirent du côté de la montagne des Oliviers, et entreprirent de passer le mur pour se sauver dans la campagne. Ils avaient choisi la onzième heure, parce que c'était celle du souper des troupes ; et ils comptaient que la vigilance des ennemis, occupés par le repas, serait moins active, et leur permettrait de s'échapper aisément. Ils se trompèrent dans leur attente. Les Romains les aperçurent, et s'étant promptement rassemblés des châteaux voisins, ils les arrêtèrent, et les repoussèrent dans le vallon. Josèphe rapporte eu cette occasion un trait remarquable de l'adresse et de la force de corps d'un cavalier romain, qui poursuivant un Juif, le saisit par le talon, l'enleva en l'air, et le porta ainsi tout vivant à son général. 11 en fut récompensé, et le prisonnier mis à mort.

Comme l'ouvrage des terrasses avançait, les Juifs prirent une résolution extrême, et pour couper le passage de la tour Antonia au temple, ils mirent le feu aux galeries qui en faisaient la communication. Ils en détruisirent ainsi une longueur de vingt coudées, donnant les premiers l'exemple de brûler les édifices dépendants du lieu saint. Les Romains les imitèrent deux jours après, et mirent pareillement le feu à une galerie voisine, sans doute dans le dessein que l'incendie gagnât, et leur facilitât les accès du temple intérieur. Mais les Juifs arrêtèrent le feu, en abattant le toit de la galerie à une distance de quinze coudées, attentifs à conserver la partie qui pouvait servir à leur défense, et charmés de voir brûler celle qui était à portée de la tour Antonia.

Ils combattaient toujours avec vigueur, et souvent à la bravoure ils joignaient la ruse. Ainsi après avoir rempli de bois sec, de poix et de bitume, le haut de la galerie occidentale, entre le toit et la charpente qui le soutenait, ils engagèrent un combat dans lequel feignant de se trouver trop pressés' ils se retirèrent un peu en désordre. Leur retraite trop prompte fut suspecte aux plus prudents d'entre les Romains, mais le plus grand nombre, emportés par l'ardeur de vaincre, poursuivirent ceux qu'ils voyaient fuir devant eux, et montèrent à la galerie avec des échelles. Alors les Juifs mirent le feu aux matières combustibles dont ils avaient fait amas, et en un instant les Romains se virent environnés de flammes. Ils y périrent presque tous : le secours était impossible. Titus les plaignait, quoiqu'ils se fussent jetés dans le péril sans ses ordres, mais il ne pouvait que les plaindre. L'incendie était si violent, que personne n'osait en approcher. Quelques-uns de ces téméraires se percèrent eux-mêmes de leurs épées, pour se procurer une mort plus prompte et moins affreuse. Les autres furent consumés par le feu, ou tués par les Juifs.

Josèphe nous a conservé dans le récit de ce désastre une aventure assez remarquable. Un soldat qu'il nomme Artorius ayant aperçu en bas un de ses camarades, lui cria : Je te fais mon héritier, si tu veux me recevoir entre tes bras. Celui-ci accepta la proposition pour son malheur. Car le poids de la chute d'Artorius le fit tomber si lourdement sur le carreau, qu'il se tua, et Artorius fut sauvé.

La perte que firent en cette occasion les Romains fut pour eux une leçon utile qui les avertit de se pré- cautionner dans la suite avec plus de soin. Et les Juifs se trouvèrent plus à découvert que jamais. Ils avaient brûlé eux-mêmes une partie de la galerie occidentale, et abattu le reste avec le fer pour ôter à ceux qui étaient montés le moyen de se sauver ; et les Romains détruisirent le lendemain la galerie septentrionale jusqu'à la vallée de Cédron.

La famine continuait ses ravages ; dans la ville, et elle armait non plus seulement les brigands contre le peuple, mais les citoyens les uns contre les autres. Tout ce qui était capable de servir de subsistance devenait un sujet de guerre entre les personnes les plus étroitement unies ; les maris arrachaient la nourriture des mains de leurs femmes, et les mères de celles de leurs enfants. Mais il manquait encore un trait pour l'entier accomplissement de la prédiction de Jésus-Christ, qui en allant à la mort avait menacé les habitants de Jérusalem, qu'il viendrait un temps où l'on dirait : Heureuses les stériles, et les entrailles qui n'ont point porté d'enfants, et les mamelles qui n'en ont point allaité ! Une mère en se nourrissant de la chair de son propre enfant, porta à son comble et l'horreur de la famine, et l'exécution de la menace prophétique.

Elle se nommait Marie, femme distinguée par sa naissance et par ses richesses, et elle était venue du pays au-delà du Jourdain, où elle avait son établissement, s'enfermer comme tant d'autres dans Jérusalem. Elle fut d'abord dépouillée par les factieux de tout ce qu'elle avait apporté d'argent de son pays. Ses joyaux, qu'elle avait cachés, lui servirent pendant quelque temps de ressource pour se procurer de la nourriture, qui souvent lui était enlevée par les mêmes ravisseurs. Enfin, manquant de tout, tourmentée par la faim qui la dévorait jusque dans les moelles, et non moins enflammée d'indignation contre l'horrible violence des tyrans, ces sentiments lui firent oublier ceux de la nature. Elle avait un enfant à la mamelle ; elle le saisit avec fureur, et, lui adressant la parole : Triste fruit de mes entrailles ! dit-elle, pour qui te réservé-je dans ce temps malheureux de guerre, de famine et de tyrannie ? Destiné à périr, ne vaut-il pas mieux que tu serves à soutenir la vie de ta mère ? Elle le tue, le coupe en morceaux, le fait rôtir et en mange une partie, gardant le reste pour un autre repas. L'odeur de cet abominable mets la décela. Des soldats qui, avides de proie, couraient par la ville, entrent subitement et lui demandent avec menaces de quelle viande elle vient de se nourrir. Marie, que son crime accompli rendait encore plus féroce, les écoute d'un air hardi, et leur montre ce qu'elle avait mis à part. C'est mon enfant, leur dit-elle : mangez ; je vous en ai donné l'exemple. Êtes-vous plus délicats qu'une femme, ou plus tendres qu'une mère ? Quelque endurcis que fussent ces scélérats par l'habitude des plus grands forfaits, ils demeurèrent interdits et s'enfuirent pleins d'effroi, annonçant à tous ceux qu'ils rencontrèrent l'horrible aventure dont ils venaient d'être témoins. Le bruit s'en répandit dans le camp des assiégeants, et il y augmenta la haine contre une nation souillée par un crime si contraire à la nature. Titus en fut attendri, et, levant les mains au ciel, il prit Dieu à témoin qu'il n'avait point à se reprocher d'en être la cause, puisqu'il ne cessait d'offrir la paix aux Juifs ; mais il protesta en même temps qu'il ensevelirait la mémoire de cette abomination sous les ruines de la ville où elle avait été commise.

L'effet suivit de près la menace. Titus étant maitre d'une grande partie de la cour des Gentils, attaqua de deux côtés ai même temps les édifices intérieurs qui couvraient l'autel et le lieu saint ; il fit agir le bélier, il employa la sape : mais les murs étaient si solidement construits, les pierres si grandes et si bien liées, que rien ne s'ébranlait. Titus ordonna que l'on plantât les échelles et que l'on montât à l'assaut ; niais les Juifs firent une défense si vigoureuse que l'avantage leur resta, et qu'ils enlevèrent même aux Romains quelques-unes de leurs enseignes. Enfin, malgré sa répugnance fondée sur le désir d'épargner le temple, Titus commanda que l'on mît le feu aux portes de l'enceinte intérieure. Le feu prit avec violence ; et les Juifs, au rapport de Josèphe, en furent tellement troublés que leur courage les abandonna, et qu'ils demeurèrent immobiles spectateurs d'un désastre qui exigeait d'eux les plus grands et les plus vifs efforts pour en arrêter les suites. Les flammes, allumées successivement en divers endroits, durèrent avec violence pendant un jour et une nuit ; et ce fut Titus qui ne voulant pas tout détruire, et curieux de conserver au moins le lieu saint, donna ordre à une partie de ses troupes d'éteindre le feu et de profiter du ravage qu'il avait fait pour ouvrir aux légions une route large et aisée.

Pendant que l'on travaillait à cet ouvrage, après lequel un dernier assaut devait être décisif, Titus, aussi attentif à sauver le temple que les Juifs étaient acharnés à en rendre la destruction inévitable, tint conseil pour délibérer sur le parti qu'il convenait de prendre par rapport à ce fameux édifice, ou plutôt pour amener les principaux officiers à la résolution de clémence et de douceur à laquelle il s'était lui-même fixé. Quelques-uns opinaient à toute rigueur, prétendant que la sûreté de la conquête demandait la ruine entière du temple, qui, tant qu'il subsisterait, serait pour les Juifs répandus dans l'univers un centre de ralliement : d'autres, plus modérés, consentaient qu'on le laissât subsister, pourvu que les Juifs l'abandonnassent et cessassent de le défendre par les armes ; mais, dans le cas d'une résistance opiniâtre, leur avis était de le livrer aux flammes, le regardant non comme un temple, mais comme une forteresse ennemie dont la destruction serait un acte de justice de la part des Romains, et ne pouvait être une impiété que pour les Juifs. Avant que l'un de ces deux avis prévalût, Titus se hâta de déclarer qu'il était très-résolu de ne point tourner contre un édifice innocent et inanimé la peine que méritaient des hommes coupables, et qu'il ne consentirait jamais à brûler un monument magnifique dont la ruine serait une perte pour les Romains, et qui, s'il était conservé, ferait un des plus beaux ornements de leur empire. Une déclaration du prince si nette et si précise entraîna tout le conseil : les uns par inclination, les autres par politique, se rangèrent à son sentiment, et il fut résolu que le temple serait épargné : mais t il en avait été autrement ordonné dans un conseil supérieur, et toute la bonne volonté de Titus ne put sauver ce que Dieu avait condamné à périr.

Le lendemain, 10 du mois Loüs[16], jour auquel plusieurs siècles auparavant le temple de Salomon avait été brûlé par Nabuchodonosor, était aussi le jour marqué par l'ordre de Dieu pour la ruine du second temple. Le matin, les Juifs firent une sortie par la porte orientale sur les Romains qui gardaient l'enceinte extérieure du temple. Le combat fut très-vif, et Titus fut obligé de venir de la tour Antonia au secours des siens : il repoussa non sans peine les assiégés, qui se battaient avec fureur, et il retourna ensuite à la tour, résolu Je donner le jour suivant un assaut général.

Les Juifs ne l'attendirent pas. Impatients et incapables de souffrir le repos, ceux qui gardaient le corps même du temple attaquent de nouveau les Romains occupés à éteindre le feu des galeries extérieures qui brûlaient encore ; et n'ayant pas réussi dans leur attaque, en prenant la fuite ils attirèrent leurs vainqueurs au pied du mur de l'enceinte intérieure. En ce moment un soldat romain, sans ordre d'aucun commandant, et poussé, dit Josèphe, par une inspiration divine, saisit un morceau de bois enflammé, et, s'étant fait soulever par un de ses camarades, il jette le feu par une fenêtre dans les appartements qui environnaient le lieu saint du côté du septentrion. Les Juifs voyant la flamme s'élever poussent un cri de douleur ; et dès que le temple périssait, unique objet de leur attachement et de leur zèle, ils ne craignent plus de périr eux-mêmes, et se jettent sans ménagement à travers le fer et le feu. Les Romains les repoussent et nourrissent l'incendie, qui gagne de plus en plus.

Cette nouvelle ayant été portée à Titus, qui retiré dans la tour Antonia se reposait des fatigues du combat de la matinée, il accourt pour éteindre le feu, et toute l'armée le suit. De la voix, de la main il s'efforce d'arrêter la fougue du soldat ; on ne l'écoute point, on compte pour rien ses. défenses : la haine, le désir de la vengeance, l'espoir du butin, étouffent dans tous les cœurs le respect dû aux ordres du prince : non seulement les premiers auteurs de l'incendie, mais' les légions venues avec Titus augmentent le feu et massacrent tout ce qui s'offre à leur rencontre ; les gens du peuple périssent comme ceux qui ont les armes à la main ; les monceaux de corps morts s'accumulent autour de l'autel, et l'autel même est inondé de sang humain.

Titus, voyant que tous ses efforts étaient vains, voulut visiter l'intérieur du temple, et il y entra avec les principaux officiers. La magnificence des riches étoffes et des ouvrages d'or qu'il y admira fut pour lui un nouveau motif de conserver au moins le lieu saint, jusqu'auquel les flammes n'étaient point encore parvenues : il donna de nouveaux ordres, plus rigoureux et aussi inutiles que les premiers ; les troupes n'obéissaient plus qu'à leur cupidité, que flattait de l'espérance d'un immense et précieux butin la vue de l'or qui brillait de toutes parts dans les édifices extérieurs dont ils étaient déjà maîtres. En même temps un soldat, s'étant glissé au dedans du lieu saint, mit le feu aux portes ; et Titus, convaincu qu'il s'opposait en vain à un torrent qu'il n'était pas en son pouvoir d'arrêter, se retint.

Ainsi fut brûlé le temple de Jérusalem, six cent trente- neuf ans après sa reconstruction, et onze cent trente ans depuis qu'il avait été bâti pour la première fois par Salomon. Mais au lieu qu'après la destruction du premier temple un second avait été relevé sur les anciens fondements, le désastre de celui-ci fut sans remède ; et les efforts que fit trois cents ans après Julien l'Apostat pour le rebâtir ne servirent qu'à prouver la réalité de l'anathème irrévocable que Dieu avait prononcé contre un lieu qui lui avait été cher durant tant de siècles. Le temple devait subsister jusqu'à la venue du Messie : depuis la prédication de l'Évangile dans une grande partie de l'univers, il devenait non seulement inutile, mais même dangereux.

Ce qui est bien singulier ; c'est que jusqu'au dernier moment ce peuple aveugle fut la dupe des faux prophètes qui le trompaient. Tant que dura le siège, les tyrans avaient eu à leurs gages des séducteurs qui soutenaient le courage de la multitude par l'espérance d'un secours d'en haut ; et pendant que le lieu saint brûlait, six mille tant hommes que femmes et enfants suivirent les impressions d'un fourbe qui les exhortait à monter sur le toit d'une galerie encore subsistante, parce que là Dieu leur montrerait des signes de salut. Ils y montèrent ; et les Romains ayant mis le feu à la galerie, toute cette troupe périt, sans qu'il en échappât un seul homme.

Ils méritaient lien d'ouvrir leurs oreilles aux mensonges des faux prophètes, après avoir crucifié celui qui était la vérité même. Jésus-Christ leur avait prédit en termes clairs leur dernier malheur ; et la bonté divine ajouta encore, peu de temps avant le siège, de nouveaux avertissements. Je ne parle point des chariots armés et des troupes que l'on crut voir combattre dans les airs ; ce pouvaient être des effets naturels d'un phénomène ignoré alors, et aujourd'hui très-connu sous le nom d'aurore boréale : je n'insiste pas même beaucoup sur un fait qu'il n'est pourtant pas possible de détourner par aucune interprétation. La nuit de la Pentecôte les prêtres étant entrés, suivant leur usage, dans le lieu saint pour faire leurs fonctions, entendirent d'abord comme un bruit confus, et ensuite plusieurs voix articulées qui prononçaient avec vivacité ces mots : Sortons d'ici. C'étaient sans doute les saints anges protecteurs de la nation qui en abandonnaient le sanctuaire, devenu l'objet de la colère de Dieu. Mais de peur qu'on ne s'obstine à accuser de faiblesse superstitieuse et les prêtres, et Josèphe, et Tacite, voici un événement unique, une merveille qui subsista plusieurs années, et qui porte des caractères d'évidence auxquels ne peut se refuser l'incrédulité la plus déterminée.

Un paysan nommé Jésus, quatre ans avant la guerre et dans un temps où la ville jouissait de la paix et de l'abondance, étant venu à Jérusalem pour la fête des Tabernacles, se mit tout d'un coup à crier : Voix du côté de l'Orient, voix du côté de l'Occident, voix des quatre parties du monde, voix contre Jérusalem et contre le temple, voix contre les nouveaux époux et les jeunes épouses, voix contre toute la nation ! Il répétait jour et nuit ces terribles paroles sans discontinuer, parcourant successivement toutes les rues de la ville. Il fut saisi et maltraité par l'ordre de quelques-uns des principaux citoyens, qui, importunés de ces cris de mauvais augure, voulaient le réduire au silence. On n'entendit sortir de sa bouche aucune plainte sur ce qu'il souffrait, aucun reproche contre ceux qui le frappaient, et il ne se défendit qu'en poursuivant les menaces dont il était porteur. On le traduisit devant le magistrat romain, qui le fit déchirer à coups de fouet jusqu'à lui découvrir les os : il ne supplie point, il ne versa point de larmes ; mais d'un ton lamentable il répondait à chaque coup qu'il recevait : Malheur à Jérusalem ! On ne le vit ni parler à personne, ni demander les besoins de la vie. Ceux qui l'outrageaient, ceux qui lui donnaient de la nourriture, ne tiraient de lui aucune autre réponse que la formule plaintive qu'il avait commission de répéter. Dans les jours de fêtes, il redoublait ses cris ; et il continua pendant sept ans et cinq mois sans se fatiguer, sans que sa voix parût s'affaiblir. Enfin, lorsque le siège fut formé, faisant le tour des murs et prononçant toujours ses imprécations accoutumées : Malheur à la ville, malheur au peuple, malheur au temple ! une dernière fois il ajouta : Malheur à moi-même ! et en même temps une pierre lancée d'une machine des assiégeants le tua sur la place. Un fait si étrange, et sans aucun exemple dans l'histoire du genre humain, n'a pas besoin du commentaire. On peut consulter à ce sujet les belles et religieuses réflexions de M. Bossuet, dans son Histoire universelle. Je reprends le fil de mon récit.

Les Romains, ayant mis le feu au lieu le plus saint et le plus révéré, crurent ne devoir plus rien épargner de ce qui l'environnait. Ils brûlèrent et les restes des galeries, et les portes, et surtout le trésor, où ils firent un butin immense : ils y trouvèrent une prodigieuse quantité d'argent, de meubles, de vases, et en un mot toutes les richesses des Juifs ; car chacun s'était empressé d'y porter, comme lut un dépôt inviolable, tout ce qu'il possédait de précieux. On peut juger de la grandeur du butin par la diminution du prix de l'or, qui tomba de moitié dans la Syrie.

Les Romains, maîtres de tout l'emplacement du temple, y apportèrent toutes leurs enseignes, auxquelles ils sacrifièrent sur le lieu avec mille cris de joie, et proclamèrent Titus imperator.

Plusieurs des prêtres juifs, lorsqu'ils avaient vu commencer l'embrasement du lieu saint, s'étaient retirés sur le mur ; qui avait huit coudées d'épaisseur ; ils y demeurèrent cinq jours durant, jusqu'à ce que contraints par la faim ils descendirent et se rendirent à discrétion. On les mena à Titus, à qui ils demandèrent grave inutilement : il leur répondit que le temps de la miséricorde était passé, que l'objet en considération duquel il aurait pu leur pardonner n'était plus, et qu'il fallait que les prêtres périssent avec le temple : ainsi ils furent tous mis à mort.

Les tyrans et leurs satellites, après la prise et l'incendie du temple, avaient encore la ville haute pour retraite et pour ressource, et ils pouvaient en la livrant obtenir leur pardon. Titus le leur offrit dans une conférence qu'il voulut bien leur accorder sur le pont qui joignait le temple et Sion ; ils eurent l'insolence de refuser cette offre, dans la crainte, disaient ces hommes religieux, de violer le serment qu'ils avaient fait de ne jamais se rendre ; et ils demandèrent qu'il leur fût permis de sortir de la place avec leurs femmes et leurs enfants, et de s'enfoncer dans les déserts. Titus entra en indignation, et sur-le-champ il fit publier par un trompette une défense à tous les assiégés de se retirer dans son camp, parce qu'il ne ferait plus quartier à personne. En même temps il ordonna de mettre le feu à la partie de la ville dont il était maitre depuis longtemps, et qu'il avait jusqu'alors épargnée ; et pour réduire celle qui résistait encore, il fit travailler à de nouvelles terrasses.

Ce travail emporta un long temps, parce qu'il fallait aller chercher le bois à cent stades, comme je l'ai déjà' remarqué ; et pendant cet intervalle la faim et ta barbarie des factieux, qui croissaient avec les maux publics, tourmentèrent les misérables restes du peuple enfermé dans Sion. Il n'était pas possible de supporter un état si violent ; et malgré les défenses de Titus, malgré la vigilance cruelle des tyrans, qui faisaient garder toutes les issues pour empêcher les désertions, et qui massacraient sans pitié quiconque se laissait surprendre, un très-grand nombre de Juifs se jetaient dans le camp des Romains comme dans un asile. Ils y trouvèrent en effet la vie ; la bonté du cœur de Titus ne lui permit pas de réaliser sa menace : seulement il établit des juges pour discerner ceux qui, par quelque crime commis, s'étaient rendus indignes de grâce ; les autres furent ou vendus, ou même renvoyés en pleine liberté.

Enfin le 7 du mois Gorpiæus[17] les ouvrages se trouvèrent en état, et les béliers commencèrent à battre. Les factieux soutinrent mal leur fierté. Après avoir poussé l'opiniâtreté à un si grand excès, ils devaient chercher la mort les armes à la main : tout au contraire, dès qu'ils virent une brèche faite à la muraille, ils ne songèrent qu'à mettre leur vie en sûreté en allant se cacher dans de vastes souterrains, où ils espéraient demeurer inconnus, jusqu'à ce que les Romains, retirés du pays, leur laissassent la liberté de reparaître. Ils abandonnèrent donc et les murs et les tours Hippicos, Phasaël et Mariamne, qui, par leur force et leur solidité, bravaient tout l'effort des machines, et dont la faim seule pouvait déloger ceux qui s'y seraient enfermés. Les Romains plantèrent leurs enseignes sur les murailles, et, se félicitant d'une victoire plus aisée qu'ils ne l'avaient espéré, ils entrèrent dans la place, firent main basse sur tout ce qui se rencontra devant eux, et mirent le feu aux édifices ; et les flammes allumées en différents endroits s'étant réunies pendant la nuit ; le 8 du mois Gorpiæus vit Jérusalem en proie à un seul et vaste incendie.

Titus étant entré dans la place, admira la solide construction des tours que les tyrans avaient abandonnées par un aveuglement inconcevable, et il dit à ses amis : C'est sous la conduite de Dieu que nous avons fait la guerre ; c'est Dieu qui a chassé les Juifs de ces forteresses, contre lesquelles ni les forces humaines ni les machines ne pouvaient rien. Il était si pénétré de ce sentiment que dans la suite, lorsque les nations lui envoyèrent des couronnes, suivant l'usage, pour honorer sa victoire, il déclara à diverses reprises qu'il ne croyait point mériter cet honneur. Ce n'est point moi, disait-il, qui ai vaincu ; je n'ai fait que prêter mes mains à la vengeance divine. Il laissa subsister les trois tours dont j'ai parlé, pendant qu'il abattait le reste des fortifications et des murailles : il voulut que ces tours servissent de monument à la postérité de la protection singulière que le ciel avait accordée à ses armes.

Après la première fureur du carnage apaisée, Titus fit publier un ordre de ne tuer aucun des Juifs qui mettraient bas les armes : les soldats ne laissèrent pas de massacrer encore, par pure inhumanité, ceux qui par l'âge ou par la faiblesse du corps étaient incapables de rendre service ; les autres en très-grand nombre furent rassemblés dans le temple, et enfermés dans une enceinte que l'on appelait la Cour des Femmes. Titus préposa un de ses affranchis pour les garder, et il chargea Fronto, l'un des premiers officiers de l'armée, d'examiner les différents cas où chacun des prisonniers se trouvait, et de décider de leur sort. Tous ceux qui, par le témoignage de leurs compatriotes, furent décelés comme instruments et complices des crimes des tyrans, furent mis à mort. Parmi la jeunesse, on réserva les plus grands et les mieux faits pour décorer le triomphe de leur vainqueur ; du reste on fit deux parts : ceux qui passaient dix-sept ans furent envoyés en Égypte, chargés de chaînes, pour y travailler aux ouvrages les plus rudes, ou distribués dans les provinces des .environs pour servir de divertissement au peuple en combattant entre eux ou contre les bêtes ; les enfants au-dessous de dix-sept ans furent vendus.

Dans ce désastre de sa nation, Josèphe fut une ressource pour quelques-uns des Juifs. Titus, qui le considérait beaucoup, lui permit de choisir et de prendre pour lui parmi le butin tout ce qu'il jugerait à propos. Josèphe demanda avant toutes choses les exemplaires qui pourraient se rencontrer des livres saints, apparemment pour les préserver de la profanation ; ensuite, rien ne lui parut plus précieux que les personnes libres : il demanda donc et obtint la vie et la liberté pour son frère et pour cinquante de ses amis ; il visita les prisonniers renfermés dans la Cour des Femmes, et tous ceux qu'il reconnut et pour lesquels il s'intéressa, au nombre de cent quatre-vingt-dix, furent sur-le-champ délivrés sans rançon. Quelque temps après en revenant de Thécué, où Titus l'avait envoyé voir si ce lieu était propre à un campement, il passa devant plusieurs Juifs crucifiés, parmi lesquels il en vit trois de sa connaissance. Il courut à Titus les larmes aux yeux, et à sa prière ce prince ordonna qu'on détachât de la croix ceux que Josèphe protégeait, et qu'on bandât leurs plaies : deux en moururent, le troisième échappa et survécut.

Le nombre de ceux qui périrent dans le siège de Jérusalem par le fer, par la faim, par la misère, est évalué par Josèphe à onze cent mille, Juifs pour plus grande partie, mais non pas tous habitants de Jérusalem, car il en était beaucoup venu de dehors à cause de la fête de Pâques. Si l'on joint à ce premier nombre cent qui furent tués ou dans les combats donnés hors de Jérusalem, ou à la prise des différentes villes forcées par les Romains, le nombre total des morts du côté des Juifs, durant tout k cours de la guerre, se monte à treize cent trente-sept mille quatre cent quatre-vingt-dix. Pour ce qui est des prisonniers, l'historien en compte, dans toute la durée de la guerre, quatre-vingt-dix-sept mille.

La nation des Juifs ne s'est jamais relevée d'un si rude coup ; elle n'est pourtant pas exterminée : Dieu a voulu qu'elle subsistât, comme il l'avait fait prédire par David, afin qu'elle servit de leçon à tous les peuples de l'univers, au milieu desquels elle est répandue, sans être mêlée ni confondue avec aucun. Son temple ni jamais été rebâti ; mais elle n'en conserve pas moins un attachement inviolable pour une religion dont le Culte est devenu impraticable ; et depuis dix-sept siècles les enfants d'Israël vivent, suivant la prédiction d'Osée[18], sans roi, sans prince, sans sacrifice et sans autel.

Les chefs de la rébellion, Jean et Simon, ne furent pas longtemps sans tomber au pouvoir des vainqueurs. Ils s'étaient tous deux retirés dans des souterrains. Jean, pressé par là faim, en sortit le premier, et, étant venu se livrer aux Romains, il trouva encore en eux assez de clémence pour obtenir la vie sauve : ils se contentèrent de le condamner à une prison perpétuelle ; traitement trop doux pour un scélérat qui méritait d'être immolé à la vengeance et de sa nation, dont il avait causé la ruine, et de ses ennemis, qu'il avait forcés de se priver, en détruisant Jérusalem et le temple, du plus doux fruit de leur victoire.

Simon, par une opiniâtreté plus persévérante, s'attira la juste peine de ses crimes. Au moment où il vit la ville haute forcée, il prit avec lui les plus affectionnés de ses satellites, et quelques ouvriers en pierre munis de leurs outils ; et ainsi accompagné, après avoir fait provision de vivres pour plusieurs jours, il s'enfonça dans un souterrain. Son plan était de se percer une issue dans la campagne, loin de la ville et des Romains, et par ce moyen de se mettre en liberté. Simon et les siens pénétrèrent fort avant dans ces demeures ténébreuses ; mais lorsqu'il fallut travailler, ils trouvèrent le roc, qui leur fit une résistance invincible. Déjà les vivres, quoique ménagés avec une grande économie, allaient leur manquer ; il fallut donc abandonne cette retraite, et Simon sortit de terre à l'endroit où avait été le temple, ayant pris la précaution de se vêtir d'une tunique de lin, par-dessus laquelle il mit une casaque de pourpre, dans l'espérance bien vaine d'en imposer à ceux qui le verraient paraître, de les effrayer, et de profiter de leur trouble pour se sauver. Titus n'était plus à Jérusalem ; mais il y avait laissé la dixième légion avec quelques autres corps de troupes, cavalerie et infanterie, pour garder sa conquête. Les soldats qui étaient en faction dans le lieu où Simon se montra, demeurèrent d'abord étonnés ; néanmoins, sans quitter leur poste, ils lui demandèrent qui il était. Simon ne les satisfit point sur cette question, et témoigna vouloir parler au commandant. Quelques-uns se détachèrent pour aller avertir Térentius Rufus, qui commandait les troupes laissées dans Jérusalem ; et lorsqu'il fut venu, Simon lui fit sa déclaration. Térentius ordonna qu'on le mît aux fers, et il en écrivit à Titus, qui était alors à Césarée-de-Philippe. Titus jugea avec raison que la soumission tardive et forcée de Simon ne devait pas l'exempter du supplice ; et il voulut qu'il fût gardé étroitement, pour être ensuite mené en triomphe et mis à mort.

Il y avait déjà quelque temps que la ville était détruite, lorsque Simon se rendit ; car Titus, après sa victoire, donna ses ordres pour qu'elle fût entièrement rasée, à l'exception des trois tours dont j'ai parlé, et du mur occidental, qu'il destina au logement des troupes qui devaient demeurer sur le lieu : du reste, tout fut abattu, et les murs, et les fortifications, et le temple, et tous les autres édifices, en sorte qu'il n'y parut plus de vestige que ce terrain eût jamais été habité. L'usage pratiqué en ces cas par les Romains porte à croire qu'ils y firent passer la charrue ; et les plus anciens écrivains juifs, cités par Scaliger, attestent la vérité[19] du fait.

L'armée victorieuse méritait, de la part de son général, des éloges et des récompenses : Titus la ramena dans son premier camp ; et là, étant monté sur un tribunal qui lui avait été dressé, il harangua toutes les troupes assemblées, louant leur bravoure contre les ennemis, leur obéissance pour leurs chefs. Il ajouta que, s'il leur était glorieux d'avoir vaincu des rebelles et des opiniâtres, c'était encore une plus grande gloire pour eux d'avoir donné à l'empire un chef qui en faisait le bonheur, et de voir leur choix approuvé par le sénat et par le peuple romain : il conclut son discours par annoncer des récompenses à ceux qui s'étaient signalés par quelque action d'éclat. On en avait tenu un registre exact. Il les fit tous appeler par leurs noms, et il leur distribua des couronnes, des hausse-cols, des piques, des drapeaux ; il les avança à des grades supérieurs ; et pour joindre l'utile aux distinctions d'honneur, il leur donna une part abondante dans le butin fait sur les ennemis. Cette brillante cérémonie, si propre à encourager le mérite, fut terminée par un sacrifice, où on immola un grand nombre de victimes qui furent distribuées aux soldats ; Titus donna lui-même un magnifique repas aux premiers officiers.

La guerre était finie, et il ne s'agissait plus que de réduire quelques mutins cantonnés en divers châteaux. Titus sépara donc son armée. Pour achever le peu qui restait à faire en Judée, et y maintenir la paix, il y laissa, comme je l'ai dit, la dixième légion avec quelques autres troupes. La douzième, qui s'était laissé battre sous Cestius, ne fut pas renvoyée en Syrie, on elle avait eu jusque là ses quartiers ; Titus lui assigna. pour séjour la Mélitène, petite province entre l'Arménie et la Cappadoce, soit qu'il voulût punir cette légion d'une ancienne faute, comme Josèphe le fait entendre, soit que son dessein fût, comme il me parait plus vraisemblable, de l'opposer[20] aux courses des Barbares qui infestaient le pays où on l'envoyait. Il garda avec lui les deux autres légions, jusqu'au temps de son départ pour l'Italie, Après avoir donné ces ordres, il se rendit à Césarée, où il fit porter les dépouilles et conduire les prisonniers, en attendant que la saison lui permit de se mettre en mer.

Il employa l'hiver à visiter les villes de Judée et de Syrie, et partout il donna des fêtes aux dépens des malheureux Juifs, qu'il exposait aux botes ou forçait compassion de combattre les uns contre les autres. Il n'avait pourtant pas une haine aveugle contre la nation, et les Juifs d'Antioche trouvèrent en lui un protecteur contre les Syriens avec lesquels ils habitaient cette grande ville. Ils y jouissaient des droits de citoyens en vertu des privilèges qui leur avaient été accordés par les anciens rois de Syrie ; mais on leur enviait leur état, et depuis longtemps il régnait une grande animosité entre eux et les autres habitants. Ceux-ci regardèrent la rébellion des Juifs contre les Romains, et le désastre de cette malheureuse nation, comme une occasion favorable pour satisfaire leur vieille haine ; et lorsque Titus vint à Antioche, ils lui demandèrent premièrement que les Juifs en fussent chassés, et ensuite qu'au moins ils fussent privés du droit de bourgeoisie : Titus rejeta leur requête, et maintint les Juifs dans tous les privilèges dont ils jouissaient. Ce n'était point le nom de la nation qu'il haïssait, et il ne jugeait dignes de sa sévérité que ceux qui s'étaient réellement rendus coupables.

En visitant la Syrie, il poussa jusqu'à Zeugma sur l'Euphrate, et il y reçut des ambassadeurs de Vologès, roi des Parthes, qui lui présentèrent de la part de leur maître une couronne d'or, pour le féliciter de sa victoire sur les Juifs. De là, repassant par Antioche, il revint dans la Judée, et il voulut voir le lieu où avait été Jérusalem. L'aspect de ce sol nu et désert, comparé avec la magnificence d'une ville autrefois si florissante, le toucha et l'attendrit ; et au lieu de se savoir hongré d'avoir signalé sa puissance par la ruine d'une si forte place, il ne témoigna que de l'indignation contre les scélérats qui par leur aveugle opiniâtreté l'avaient forcé à la détruire. Ceux qui l'accompagnaient s'occupèrent d'un tout autre soin ; ils cherchèrent à déterrer les trésors que les Juifs, pendant le siège de Jérusalem, avaient cachés ; et soit par leurs recherches, soit sur les avis .qu'ils reçurent, ils trouvèrent de l'or, de l'argent, toutes sortes d'effets précieux, dont ils firent leur profit.

Titus continua sa route par terre jusqu'à Alexandrie, où il devait s'embarquer ; de là il renvoya les deux légions qu'il avait retenues près de sa personne dans les provinces d'où elles avaient été tirées, c'est-à-dire la cinquième dans la Mésie, la quinzième dans la Pannonie. Parmi les prisonniers Juifs, il choisit sept cents des plus beaux hommes, et il les fit partir pour être menés en triomphe avec leurs chefs, Jean et Simon. Tous ses arrangements étant pris, il partit lui-même au commencement du printemps de l'an de Jésus-Christ 71 ; et ayant fait heureusement le trajet, il triompha des Juifs conjointement avec son père, quoique le sénat eût décerné le triomphe à chacun d'eux en particulier. Le char de Titus marcha à la suite de celui de Vespasien, et Domitien les accompagnait à cheval.

Josèphe raconte toute cette pompe avec beaucoup d'emphase, dans son goût de style un peu enflé et asiatique. Ce qui nous parait plus digue de remarque, c'est que l'on y porta les principales dépouilles da temple, la table d'or sur laquelle on offrait les pains de proposition, le chandelier d'or à sept branches, et le livre de la loi. On y porta aussi la plante du baume, que l'on croyait alors naitre dans la seule Judée, mais qui, suivant les observations[21] des temps postérieurs, a pour vraie patrie l'Arabie heureuse. Cette plante précieuse se cultivait avec soin d'Uns les plaines de Jéricho, et il avait fallu que les Romains la défendissent contre la rage des Juifs, qui par fureur et par désespoir voulaient la détruire. Entre les prisonniers il n'y eut que Simon, fils de Gioras, qui fut mis à mort et étranglé dans la prison, avant que les triomphateurs montassent au Capitole, suivant l'usage. Josèphe parle de troupes qui suivirent et décorèrent le triomphe, mais il n'en spécifie ni le nombre ni la qualité. La pratique des temps de l'ancienne république était que les légions victorieuses triomphassent avec leur général : il n'est pas hors de vraisemblance que les cinquième et quinzième légions aient passé par Rome, et assisté au triomphe de Titus, avant que de se rendre aux lieux de leur destination.

J'ai dit qu'il restait encore quelques pelotons de Juifs opiniâtres qui refusaient de se soumettre ;' ils s'étaient enfermés dans trois châteaux, Hérodium, Machéronte et Massada. Lucilius Bassus eut ordre de les réduire, et d'employer à cette fin les troupes que Titus avait laissées dans la Judée. Il n'eut pas de peine à réussir à l'égard d'Hérodium. Dès qu'il se fut présenté devant la place, ceux qui la tenaient se rendirent à composition.

Machéronte lui donna plus d'exercice. C'était un roc extrêmement élevé et tout environné de précipices. Alexandre Jannée, roi des Juifs, y avait construit un fort, qui fut détruit dans la guerre que Gabinius fit à Aristobule ; mais lorsque Hérode fut maître de la Judée, ce prince, qui avait de grandes vues, comprit toute l'importance de la situation de Machéronte, qui pouvait servir de barrière contre les courses des Arabes : il y bâtit une ville sur la pente du rocher, et tout au sommet une citadelle dont les murailles étaient flanquées de tours de cent soixante coudées de hauteur. Dans cette citadelle il ménagea plusieurs citernes, et il la' munit de toutes les provisions qui pouvaient la mettre en état de soutenir un long siège. Il y construisit aussi un magnifique palais, faisant de ce lieu en même temps une place de guerre et une maison royale.

Lorsque Bassus parut devant Machéronte, cette place était occupée par une de ces bandes de brigands dont les armes de Vespasien avaient nettoyé le plat pays, et qui, ne pouvant plus tenir la campagne, s'étaient renfermés dans une forteresse qu'ils jugeaient imprenable : Bassus se mit en devoir de leur prouver qu'elle ne l'était pas. Ayant reconnu que du côté de l'Orient le roc était plus accessible et la vallée moins profonde, il entreprit de la combler, et il avança l'ouvrage malgré les fréquentes et vigoureuses sorties des assiégés. Le succès pouvait néanmoins se faire longtemps attendre, si une aventure particulière n'eût amolli la résistance des Juifs.

Ils avaient parmi eux un jeune officier très-brave, nommé Éléazar, qui était l'âme de toutes les sorties, toujours le premier quand il s'agissait d'attaquer, toujours le dernier quand il fallait faire retraite, et couvrant les autres par son audace. Il arriva que dans une de ces occasions, tous étant rentrés, Éléazar, plein de confiance, demeura quelque temps hors de la porte, s'entretenant d'en bas avec ceux qui étaient sur le mur, et occupé tout entier de ce qui faisait l'objet de la conversation. Un soldat romain épia ce moment, et, s'approchant à petit bruit, il le saisit par le milieu du corps et l'enleva tout armé dans le camp romain. Bassus ordonna sur-le-champ qu'on le dépouillât et qu'on le frappât cruellement de verges vis-à-vis de la place. Ce spectacle excita les larmes et les gémissements des assiégés, de qui Éléazar était estimé et chéri, et parmi lesquels il avait une nombreuse et honorable parenté. Bassus, voulant tirer avantage de cette disposition des esprits, fit planter une croix comme pour y attacher sur-le-champ son prisonnier. Les Juifs ne purent tenir contre la crainte de voir crucifier Éléazar sous leurs yeux : sensibles par eux-mêmes, et attendris encore par les cris lamentables de cet infortuné, qui les conjurait de lui épargner une mort infâme et cruelle, ils députèrent à Bassus, offrant de lui rendre la place, s'il voulait leur remettre Éléazar et leur accorder toute liberté de se retirer. Le commandant romain accepta leur offre, et la capitulation fut exécutée de bonne foi de part et d'autre. Non-seulement les gens de guerre qui occupaient la citadelle la livrèrent aux Romains, mais ils les avertirent que le peuple s'enfuyait de la ville basse. Sur cet avis, les Romains y entrèrent l'épée à la main ; et s'ils ne purent empêcher les plus vigoureux et les plus alertes de se sauver, ils arrêtèrent et massacrèrent les traîneurs au nombre de dix-sept cents, et firent prisonniers les enfants et les femmes. Pour ce qui est de la garnison, avec laquelle seule ils avaient traité, ils la laissèrent aller, après lui avoir rendu Éléazar selon la convention.

Les fugitifs de Machéronte s'étaient retirés dans un bois épais, où ils avaient trouvé plusieurs compagnons de fortune, qui, s'étant échappés pendant le siège de Jérusalem, étaient venus chercher en cet endroit leur sûreté. Bassus les y suivit, et, ayant environné tout le bois d'une enceinte de cavalerie, il ordonna à son infanterie de couper les arbres. Les malheureux Juifs voyant que l'on détruisait leur asile, furent obligés de combattre : les plus braves se firent tuer sur la place ; les autres en voulant fuir rencontrèrent la cavalerie romaine, qui ne fit quartier à aucun. Le carnage fut complet, et, de trois mille qu'ils étaient, il ne s'en sauva pas un seul.

Restait le château de Massada, occupé par les plus opiniâtres de tous les Juifs : c'étaient des sectateurs de Judas le Galiléen, fanatiques sur l'article de la liberté, et persuadés qu'ils ne pouvaient, sans violer le respect dû à Dieu, seul souverain seigneur des hommes, reconnaître aucun maître sur la terre. Ils avaient les premiers jeté les semences de la rébellion, dès le temps du dénombrement fait par Quirinius sous Auguste, après la mort d'Archélaüs ; et ils y persistèrent les derniers, ayant à leur tête Éléazar, petit-fils de l'auteur de leur secte. Ils s'étaient emparés du château de Massada dès les commencements de la guerre, et pendant que Florus était encore en Judée : de là, comme d'un centre, ils se répandaient aux environs, exerçant le brigandage le plus odieux. D'eux étaient sortis les assassins qui commirent tant de meurtres, et qui auraient été regardés comme les plus scélérats des mortels, si les zélateurs ne les eussent encore surpassés. Nous avons vu quel était leur attachement pour leur forteresse, d'où Simon, fils de Gioras, tenta inutilement de les tirer pour les mener à Jérusalem ; et ils en demeurèrent en possession jusqu'à l'an de Jésus-Christ 72[22], que Flavius Silva, successeur de Bassus, qui était mort depuis la prise de Machéronte, vint avec toutes les troupes romaines restées en Judée camper devant Massada.

La situation de cette place ressemblait beaucoup à celle de Machéronte ; c'était un roc très-élevé, et environné de toutes parts de profondes vallées : le sommet n'était accessible que par deux routes ; l'une à l'Orient, qui, à cause des contours tortueux par lesquels elle se repliait sur elle-même, avait été nommée le Serpent ; elle était très-étroite, et il fallait que ceux qui y marchaient prissent grand soin d'assurer leurs pieds, car à droite et à gauche elle était bordée de précipices affreux, où, pour peu que l'on glissât, on ne pouvait manquer de périr. L'autre chemin par le côté occidental était plus doux et plus aisé ; mais à l'endroit où il se rétrécissait le plus, une tour en occupait toute la largeur et le fermait ; en sorte que l'on ne pouvait arriver au haut que sous le bon plaisir de ceux qui gardaient cette tour, ou en la forçant. Sur le sommet, qui formait un terrain uni dont le contour était de sept stades, s'élevait une forteresse, ouvrage du grand-prêtre Jonathas, mais augmenté et perfectionné par Hérode. Le mur, construit de la plus belle pierre, avait douze coudées de haut sur huit de large, et il était flanqué de trente-sept tours, dont la hauteur allait à cinquante coudées : les maisons étaient bâties tout autour du mur en dedans, afin que l'on pût cultiver et mettre en valeur tout l'espace du milieu, qui était d'une qualité de terre excellente et plus fertile qu'aucune plaine ; grande ressource dans les besoins d'un siège. Hérode d'ailleurs avait pris soin d'approvisionner la place en grains, vins, huiles, légumes de toute espèce ; et, ce qui est bien singulier, ces provisions se conservèrent pendant une durée de près de cent ans. Éléazar et les siens en firent usage ; et lorsque les Romains se rendirent maîtres de la place, ce qui restait se trouva encore frais et exempt d'altération. Josèphe donne pour cause de cet effet étonnant la pureté de l'air, qui à une si grande hauteur n'était mêlé d'aucunes vapeurs humides et terrestres ; mais je m'imagine qu'il avait fallu que l'art et certaines précautions aidassent la nature. Hérode n'avait pas oublié les munitions de guerre : il avait mis dans Massada de quoi armer dix mille hommes, et de plus une grande quantité de fer, d'airain et de plomb, pour fabriquer de nouvelles armes, s'il en était besoin. Un lieu si élevé manquait d'eau : Hérode, pour parer à cet inconvénient, avait fait creuser un grand nombre de réservoirs qui gardaient l'eau de la pluie. Dans cette forteresse ainsi préparée et munie, il s'était bâti un grand et beau palais, fortifié comme une place de guerre : c'était une retraite qu'il avait prétendu s'assurer en cas de disgrâce, soit que les Juifs se révoltassent en faveur des princes de la race des Asmonéens, qu'il avait détrônés ; soit que la haine de Cléopâtre, à laquelle il fut longtemps en butte, armât contre lui Antoine et les Romains.

Flavius Silva ayant entrepris de forcer cette place, commença par entourer le roc d'un mur garni de redoutables et, de bons corps de garde, afin qu'il fût impossible aux assiégés de s'échapper. Il établit ensuite son camp le plus près du roc qu'il lui fut possible ; et comme il fallait aller chercher les vivres et l'eau à une grande distance, il chargea de cette corvée les Juifs vaincus. Il s'agissait de trouver un endroit d'où l'on pût battre la muraille. Après s'être emparé sans beaucoup de peine de la tour qui barrait le chemin occidental, Flavius rencontra une éminence de rocher, qui avait de la largeur et une saillie considérable, mais qui était encore de trois cents coudées plus basse que le mur de Massada. Il ne fut point effrayé de l'ouvrage immense qu'il fallait faire pour atteindre à une telle hauteur. Sur la plateforme du rocher, il éleva une terrasse de deux cents coudées de hauteur, et au-dessus un massif de pierre, qui avait cinquante coudées en hauteur et en largeur. Sur ce massif fut dressée une tour de bois, mais toute revêtue de lames de fer, qui s'élevait à soixante coudées, et qui par conséquent surpassait de dix coudées la hauteur du mur. De là les Romains avec différentes machines lancèrent une telle grêle de traits et de pierres, que bientôt ils eurent nettoyé le mur, de façon qu'aucun des assiégés n'osait s'y montrer. En même temps le bélier battait la muraille, et à grande peine il vint pourtant à bout de faire brèche. Mais Éléazar avait eu soin de construire en dedans un nouveau mur, qui arrêta tout court les assiégeants.

Ce mur était fait avec art et intelligence. Il ne fut point bâti de pierres, qui en résistant à l'action du bélier donnassent lieu à cette redoutable machine d'appuyer selon tout ce qu'elle avait de force. Les Juifs n'y employèrent que le bois et la terre ; en sorte que le coup du bélier s'amollissait contre cette matière disposée à lui céder, et, s'il ébranlait la charpente, il secouait la terre, qui par ce mouvement s'entassait, et rendait l'ouvrage plus solide. Flavius voyant donc que le bélier ne produisait plus aucun effet, eut recours au feu :, et il ordonna à ses soldats de lancer contre le nouveau mur une multitude de torches enflammées. Cet expédient réussit, la charpente prit feu ; mais un vent de nord qui s'éleva portait les flammes du côté des machines des Romains, qui couraient risque d'être brûlées. Par un changement subit, que les assiégeants et les assiégés attribuèrent également à une volonté expresse de Dieu, le vent se tourna en sens contrais-e et le mur fut consumé. Les Romains rentrèrent dans leur camp plein de joie, et résolus de donner l'assaut le lendemain. Pendant la nuit ils firent une garde très-exacte, afin qu'aucun des ennemis ne pût s'enfuir.

Éléazar ne pensait nullement ni à prendre lui-même la fuite, ni à la permettre à ses gens. Déterminé depuis longtemps à une résolution qu'il regardait comme plus digne de son courage, sa ressource était la mort volontaire, et le carnage de tous ceux qui se trouvaient enfermés dans Massada avec lui. Pour parvenir à l'exécution de son funeste dessein, il assemble les plus braves, et il leur représente que, depuis longtemps résolus à périr plutôt que reconnaître aucun autre maître que Dieu seul, le temps était venu pour eux de vérifier par les effets une si noble façon de penser. Nous avons jusqu'ici, ajouta-t-il, rejeté avec indignation une servitude exempte de danger. Quelle honte ne serait-ce pas à nous d'accepter maintenant avec la servitude des supplices cruels, que nous devons attendre des Romains, si nous tombons vivants sous leur pouvoir ? Profitons plutôt de la grâce que Dieu nous accorde d'être les maîtres de notre sort. Il nous prive de tout moyen de conserver en rems temps notre vie et notre liberté ; sa juste colère contre toute la nation se manifeste par les rigueurs que nous éprouvons depuis plusieurs années. Nous n'avons pas néanmoins lieu de nous plaindre, non seulement parce que nous sommes coupables, mais parce qu'il nous laisse encore une porte pour prévenir la captivité. Saisissons l'ouverture que nous offre la bonté divine. Qu'une mort honorable et procurée par des mains amies préserve nos femmes des outrages que leur préparent d'insolents vainqueurs, et nos enfants de la servitude. Rendons-nous ensuite ce noble service les uns aux autres, persuadés que la liberté conservée jusqu'au dernier soupir est pour des gens de cœur le plus glorieux tombeau. Mais auparavant frustrons l'avidité de nos ennemis en détruisant par le feu tout ce qui pourrait devenir leur proie. Ne laissons subsister que les vivres, qui nous serviront de témoignage qu'une résolution généreuse, et non la nécessité de la faim, aura terminé nos jours. Ce discours ne fit pas d'abord tout l'effet qu'Eléazar en avait espéré. Parmi ceux qui l'écoutèrent, il y en eut plusieurs sur qui agissait plus puissamment l'horreur naturelle de la mort, et surtout la compassion pour de tendres enfants, pour des épouses chéries. Il fallut qu'Éléazar revînt à la charge, et que par les reproches les plus vifs il leur fit honte de leur mollesse. Enfin il vint à bout de transmettre dans leurs âmes le courage barbare dont il était lui-même enflammé. Tous approuvèrent son conseil, et se mirent en devoir de l'exécuter. Ils commencèrent par égorger leurs femmes et leurs enfants, pensant, dans l'aveugle rage qui les transportait, leur donner une dernière preuve d'affection et de tendresse. Ils entassèrent tous ces corps morts dans le palais bâti par Hérode ; ils y apportèrent tous ce qu'il y avait de richesses dans la place ; après quoi dix d'entre eux choisis par le. sort se chargèrent de tuer leurs camarades. Ces victimes volontaires vinrent se ranger à côté des morts qu'ils étaient empressés de suivre, et présentant la gorge, ils recevaient avec action de graves le coup mortel. Le dernier des dix qui resta, mit le feu au palais, et il termina cette horrible tragédie par se tuer lui-même. Le nombre de ceux qui périrent ainsi se montait à neuf cent soixante, en y comprenant les femmes et les enfants. Il y eut pourtant deux vieilles femmes et cinq enfants qui échappèrent au massacre général, ayant trouvé moyeu de se cacher dans un souterrain pendant le tumulte d'une si affreuse exécution.

Lorsque le jour fut venu, les Romains se préparaient, suivant ce qui avait été résolu la veille, à donner l'assaut. Ils furent bien étonnés de n'apercevoir aucun ennemi. Le silence, la solitude, le feu qui frappait leurs yeux, tout cela les mettait dans une grande perplexité. Ils jetèrent un cri, comme s'ils eussent voulu faire une décharge, afin de forcer les ennemis à se montrer. Mais ils ne virent paraître que les deux femmes dont j'ai parlé, qui, averties par le cri qu'elles avaient entendu, sortirent de leur retraite souterraine, vinrent se présenter aux Romains, et leur racontèrent tout le détail de la scène tragique dont elles avaient été témoins. Les Romains entrent, éteignent le feu, et ayant pénétré dans le palais, ils virent cette multitude de cadavres à demi brûlés, dont l'aspect leur inspirait moins d'horreur, que d'estime et d'admiration pour la générosité de tant de personnes de tout sexe et de tout âge, qui avaient préféré la mort à la captivité. Flavius, ayant mis une garnison dans le fort, se retira à Césarée.

La prise de Massada est le dernier exploit de la guerre des Romains contre les Juifs. Cet événement tombe au 16 du mois Xanthique de l'an de Jésus-Christ 72, et par conséquent nous donne six ans de durée pour la guerre, qui avait commencé le 16 du mois Artémisius de l'an 66. La fin de cette guerre fut, comme on l'a vu, la destruction d'une grande partie de la nation des Juifs, et de plus la confiscation du pays. Dès l'an 71 Vespasien avait ordonné que l'on en vendit les terres et les villes au profit du fisc. Il n'exempta de cette loi que la ville et le territoire d'Emmaüs, où il établit une colonie de huit cents vétérans, qui prit le nom de Nicopolis, où ville de la victoire. Le royaume d'Agrippa, qui était toujours demeuré fidèle dans l'alliance des Romains, ne devait pas être compris dans la punition des rebelles ; et il subsista jusqu'à la mort de ce prince. Les Juifs répandus dans toutes les parties de l'empire eurent toute liberté d'y jouir, pourvu qu'ils demeurassent tranquilles, des mêmes droits dont ils étaient auparavant en possession. Ils ne furent point punis des crimes de leurs compatriotes, si ce n'est que Vespasien les assujettit à payer au Capitole le tribut de deux dragmes qu'ils payaient précédemment au temple de Jérusalem.

L'opiniâtreté indomptable de quelques-uns leur attira néanmoins de nouvelles disgrâces. Parmi le nombre des assassins, sectateurs de Judas le Galiléen, il y en avait eu d'assez heureux pour se sauver à Alexandrie. Ils y portèrent l'esprit turbulent dont ils étaient possédés, et au lieu de se trouver bien contents d'avoir pu éviter la mort si justement méritée, ils jetèrent parmi leurs hôtes des semences de troubles, les exhortant à venger leur liberté, à ne point regarder les Romains comme des souverains qu'ils dussent respecter, et à ne reconnaître que Dieu seul pour leur maître. Ils poussèrent l'audace jusqu'à tuer ceux qui s'opposaient à leur doctrine séditieuse ; et s'ils trouvaient des disciples dociles, ils les animaient ouvertement à la révolte. Les chefs du conseil des Juifs d'Alexandrie furent alarmés, voyant bien que les excès de ces fanatiques ne manqueraient pas d'être imputés à tous ceux qui étaient liés avec eux par la société d'une même religion. Ils convoquèrent une assemblée da peuple, et par de vives représentations l'ayant animé contre des scélérats, qui venaient envelopper dans le supplice dont ils étaient dignes ceux qui n'avaient pris aucune part à leurs forfaits, ils conclurent que l'intérêt de la sûreté commune exigeait que l'on s'assurât des assassins, pour les livrer au magistrat romain. Le peuple suivit le sentiment de ses chefs, et sur-le-champ six cents de ces misérables furent arrêtés, et l'on poursuivit jusqu'à Thèbes dans la haute Égypte ceux qui s'y étaient sauvés ; on les saisit, et on les ramena à Alexandrie. Ce qui est bien singulier, c'est qu'il ne fut possible de réduire à la raison aucun de ces furieux. Le fanatisme s'était tellement emparé de leurs unes, que malgré les tourments, dont on épuisa sur eux la rigueur, aucun ne voulut consentir à reconnaître César pour maitre. Tous, jusqu'aux enfants en bas âge, persistèrent dans leur opiniâtreté, et plutôt que de se démentir, ils aimèrent mieux perdre la vie par les plias horribles supplices.

Ce mouvement, quoique arrêté dans sa naissance, attira néanmoins l'attention de Vespasien sur le temple schismatique, qu'Onias[23] avait fait bâtir en Égypte à l'imitation de celui de Jérusalem. L'empereur romain voyant combien était incurable le penchant des Juifs à la révolte, craignit que le temple d'Unies, devenu plus cher à la nation, parce qu'il lui restait seul, ne fut pour elle une occasion de s'assembler et d'exciter de nouveaux troublés. Par cette raison il ordonna à Lupus, préfet d'Égypte, de le détruire. Lupus se contenta de le fermer. Paulinus, son successeur, le dépouilla, et défendit aux Juifs d'en approcher. Ainsi fut aboli entièrement le culte judaïque, et il n'en resta pas même l'ombre illicite, qui aurait semblé le perpétuer. Le temple d'Onias avait subsisté pendant deux cent vingt-trois ans.

La contagion de l'esprit de révolte se manifesta aussi Troubles à parmi les Juifs de Cyrène. Un certain Jonathas, tisse Cyrène. rand de son métier, engagé dans la faction des assassins, s'étant retiré dans cette ville, y fit le rôle de Prophète ; et en promettant des prodiges et des miracles, il persuada à quelques-uns de la populace de le suivre dans le désert. Les principaux d'entre les Juifs avertirent de ce trouble naissant, Catullus, gouverneur de la Pentapole[24] de Libye, qui, ayant envoyé quelques troupes, dissipa cette canaille, et en prit le chef vivant. Ce malheureux, pour obtenir sa grâce et l'exemption du supplice, promit de venir à révélation, et il accusa les plus riches de ses compatriotes d'être les promoteurs secrets des démarches qu'il avait faites. Catullus prêta des oreilles avides à cette calomnie, et voulant se donner une part dans la gloire d'avoir terminé la guerre des Juifs, il fit grand bruit d'une affaire qui n'était rien, il grossit les objets, il effraya les esprits par l'idée d'une conjuration importante. Non conte de recevoir sans preuve des accusations aussi graves. Il dictait lui-même aux délateurs leurs dépositions. Et d'abord il se défit par cette voie d'un Juif qu'il haïssait et de sa femme. Ensuite il attaqua tous ceux qui se faisaient remarquer par leur opulence, et il en impliqua dans cette odieuse affaire plus de trois mille, qu'il condamna et fit exécuter, comptant que le profit qui revenait à l'empereur de tant de confiscations couvrirait ses injustices. La chose alla plus loin. Jonathas et ses compagnons, toujours à l'instigation de Catullus, étendirent leurs accusations jusque sur les plus est distingués des Juifs établis soit à Alexandrie, soit à Rome, et ils chargèrent Josèphe en particulier de leur avoir envoyé des armes et de l'argent. Par là Vespasien eut occasion de prendre lui-même connaissance de l'affaire. Il n'était pas de ces princes auprès desquels être accusé en matière de crime d'état, c'est être coupable. Il se donnait le temps d'examiner ; il portait un esprit d'équité dans la discussion des preuves. Les informations frauduleuses faites par Catullus ne purent soutenir la lumière d'une pareille révision. La calomnie fut découverte, et Jonathas, qui avait été amené à Rome, subit enfin le supplice trop longtemps différé. Il fut battu de verges, et ensuite brûlé vif. Pour ce qui est de Catullus, l'indulgence excessive des lois romaines et de l'empereur lui épargna la peine qu'il avait méritée ; mais la vengeance divine exerça par elle-même ses droits sur cet insigne criminel. Bientôt après une maladie, dont les symptômes furent horribles, le conduisit au tombeau.

C'est par ce fait que Josèphe termine son Histoire de la guerre des Juifs, monument précieux, comme je l'ai déjà remarqué, pour la religion, et dont l'autorité est au-dessus de toute critique. Non seulement c'est un témoin oculaire qui parle d'événements auxquels il a eu lui-même grande part, mais il publia son ouvrage sous les yeux de ceux qui, comme lui, avaient été témoins de ce qu'il racontait, ou même acteurs ; et qui par conséquent étaient à portée de le démentir, si dans son récit il eût altéré la vérité. Parmi ces témoins nous comptons Vespasien et Titus, à qui il offrit son Histoire ; le roi Agrippa, à qui il la fit lire ; et sa fidélité garantie par des noms si respectables surpasse la mesure des preuves que l'on est en droit d'exiger communément d'un écrivain.

Au reste, l'éloge que je donne à la sincérité et à la fidélité de Josèphe doit être renfermé dans ce qui regarde les faits éclatants et leurs principales circonstances ; et je ne voudrais pas me rendre responsable de tous les petits détails. En le lisant, il est aisé de remarquer en lui un caractère vain, quelquefois un peu crédule, flatteur, envers les puissants ; et ce ne sont pas là les traits d'un écrivain sur le témoignage duquel on puisse compter pleinement. Ajoutez un style ambitieux, qui court après les ornements, qui ne connaît point les gracies aimables de la simple nature, qui se perd souvent dans des discours d'une longueur excessive et fatigante, et qui y fait un vain étalage d'une philosophie et d'une érudition déplacées. Mais ce sont là des défauts de l'auteur, qui ôtent peu du prix de l'ouvrage.

Il fut écrivain fécond. Outre l'Histoire de la guerre des Juifs, qui est incontestablement son plus important ouvrage, et qu'il composa en sa langue maternelle et en grec[25], dans le temps même, comme je l'ai observé, où les faits étaient tout récents ; nous avons de lui les Antiquités Judaïques en vingt livres, sa vie écrite 'par lui-même, deux livres contre Apion, et un petit écrit des sept frères Macchabées.

Il écrivit ses Antiquités pour répandre parmi ceux qui parlaient et entendaient la langue grecque, la connaissance de l'histoire de sa nation, remontant d'après Moïse jusqu'à l'origine du monde. C'est un ouvrage utile, et qui serait encore plus estimable, si l'auteur n'avait pas en plusieurs endroits entrepris de farder la Majestueuse simplicité des Écritures, et dans d'autres au contraire dégradé les merveilles de la puissance et de la bonté de Dieu pour les rendre plus croyables à ses lecteurs.

Sa vie sert de conclusion à son ouvrage des Antiquités. Il ne s'y épargne pas les éloges, et l'on serait porté à croire plus de bien de lui, s'il n'en disait pas tant.

 Ses Antiquités sont dédiées à un Épaphrodite, qui peut être le fameux affranchi de Néron, mis à mort par Domitien. Il nous assure lui-même qu'il acheva ce grand ouvrage la treizième année de cet empereur, qui était la cinquante-sixième de son âge.

Ses livres contre Apion, dédiés pareillement à Épaphrodite, sont une suite de son ouvrage des Antiquités, et une apologie de sa nation contre les calomnies débitées par quelques écrivains grecs, dont le principal est Apion le grammairien, et renouvelées par quelques-uns de ceux qui avaient lu les écrits de Josèphe.

Le récit de la mort courageuse des Macchabées et de leur mère sent beaucoup la déclamation, et il a pour but d'établir une maxime plus digne de l'orgueil stoïque, que des principes de la vraie religion, qui rapporte tout à Dieu. Josèphe se propose de faire voir que la raison doit et peut se rendre maîtresse des passions, et il prouve sa thèse en citant des exemples de vertu, où il aurait dû reconnaître la puissance de Dieu venant au secours de l'infirmité humaine.

Pour ce qui regarde la personne de Josèphe, j'ai peu de chose à ajouter à ce que j'en ai dit dans le corps de mon Histoire. Il était de race sacerdotale, de la première des vingt-quatre classes dans lesquelles David avait distribué la postérité d'Aaron. Par sa mère il appartenait à la maison royale des Asmonéens. Depuis la ruine de son pays, il vécut à Rome sous la protection des empereurs Vespasien, Titus et Domitien, de qui il reçut plusieurs marques de bonté. Nous n'avons point de preuve qu'il ait poussé sa vie au-delà du règne du dernier de ces empereurs.

 

 

 



[1] Si l'on pense avec M. d'Anville, dans sa Dissertation sur l'étendue de l'ancienne Jérusalem, que le stade employé ici par Josèphe est plus court d'un cinquième que le stade olympique, le circuit de Jérusalem se réduit à trois mille trois cents pas.

[2] M. d'Anville, dans la savante dissertation que je viens de citer, prouve que cette tour occupait le même emplacement où est aujourd'hui Castel Pisano.

[3] M. d'Anville fait l'étendue du temple beaucoup plus considérable. Voyez ses preuves et ses raisons.

[4] Ce quart de lieue ne sera que de six cents pas, si l'on s'en tient à la mesure du stade indiquée dans la première note.

[5] Canton de la Samarie.

[6] Au mois Xanthicus, que l'on regarde comme répondant à notre mois d'avril.

[7] Le texte de Josèphe porte que le premier mur fut pris le sept du mois Artémisius, qui répond à notre mois de mai. Mais cette date ne s'accorde point avec quelques-unes de celles qui suivront, comme l'a remarqué M. de Tillemont dans la note XXXIII sur la ruine des Juifs. Comme ces sortes de discussions n'entrent point dans le plan de son ouvrage, j'ai supprimé la date du 7 mai, sans oser néanmoins adopter celle du 28 avril, que M. de Tillemont y substitue par conjecture.

[8] MATTHIEU, XXIV, 21, et MARC, XIII, 19.

[9] FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des Juifs, VI, 11.

[10] Ce mois répond à notre mois de mai.

[11] TACITE, Histoires, V, 11.

[12] C'est le père de Josèphe qui est nommé dans le texte. Mais comme il n'en est fait mention nulle part ailleurs durant le siège, et qu'au contraire la mère de Josèphe se trouve citée devant et après l'endroit dont il s'agit actuellement, j'ai suivi la correction de M. d'Andilli et de M. de Tillemont.

[13] Avril.

[14] Juillet.

[15] Le texte de Josèphe porte, faute d'hommes : ce qui me parait peu clair. Je suppose, qu'au lieu du mot άνδρών, hommes, il faut lire άρνών, agneaux.

[16] Ce mois répond à notre mois d'août.

[17] Septembre.

[18] OSÉE, III, 4.

[19] M. de Tillemont pense que les Romains ne firent passer la charrue que sur l'emplacement du temple, et non sur toute la ville ; et il recule cet événement jusqu'au temps de la dernière désolation des Juifs sous Adrien. On peut voir ses raisons, t. II de l'Histoire des Empereurs, not. 5, sur les révoltes des Juifs.

[20] Voyez les fastes du règne de Vespasien, an de Rome 824.

[21] Ces observations sont conformes à une tradition attestée par Josèphe, Antiquités, VIII, 6, suivant laquelle le baume avait été apporté à Salomon par la reine de Saba.

[22] An de Rome 823.

[23] Voyez sur la fondation de ce temple, l'Histoire Ancienne de Rollin, t. IX, p. 36, l. XXI, § 3.

[24] Petit pays dont Cyrène était la capitale.

[25] FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des Juifs, I, 1.