HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

VESPASIEN

LIVRE PREMIER

§ II. Les Gaulois se préparent à se révolter, et à se joindre à Civilis.

 

 

La nouvelle de la mort de Vitellius portée en Germanie y augmenta la fureur de la guerre et les forces des rebelles. Civilis, renonçant à la dissimulation dont il avait usé jusqu'alors, se déclara ouvertement ennemi du nom romain. Les légions affectionnées à la mémoire de Vitellius étaient dans la disposition de subir plutôt une servitude étrangère que d'obéir à Vespasien. Les Gaulois, dès longtemps ébranlés par les manœuvres de Civilis, éclatèrent enfin, lorsque de frivoles espérances vinrent fortifier leur penchant à la révolte.

Le bruit s'était répandu en Gaule que les Sarmates et les Daces faisaient des courses en Pannonie et en Mœsie, et qu'ils assiégeaient dans ces deux provinces les quartiers d'hiver des légions. Le bruit n'était pas sans fondement ; et même Fonteïus Agrippa, laissé par Mucien pour commander dans la Mœsie, périt dans un combat contre les Barbares[1]. Mais ce ne fut pour eux qu'un avantage passager. Bientôt les Romains, reprenant la supériorité, les rechassèrent au-delà du Danube. Cependant les premiers succès de ces nations ennemies de Rome avaient fait leur impression sur l'esprit des Gaulois, chez qui l'on débitait en même temps de semblables nouvelles touchant la Grande-Bretagne ; et ils en concluaient que partout les Romains étaient aussi maltraités et aussi humiliés que dans la Germanie. Mais rien ne les persuada tant de la ruine prochaine de l'empire romain que l'incendie du Capitole. Ils se forgeaient sur cet événement de flatteuses chimères. Ils disaient que leurs ancêtres avaient pris la ville de Rome, mais que, la demeure du grand Jupiter s'étant alors maintenue saine et entière, l'empire avait subsisté ; au lieu que maintenant la colère céleste s'était manifestée, en livrant aux flammes le dépôt et le gage des destinées de l'empire. Leurs Druides nourrissaient en eux de folles visions, en leur promettant la conquête de l'univers. Enfin les Gaulois s'autorisaient d'un prétendu consentement d'Othon, qui, disaient-ils, n'avait obtenu l'appui des premiers de la Gaule contre Vitellius que sous la condition expresse qu'il leur serait permis de ne pas manquer l'occasion de se remettre en liberté, si les maux des guerres civiles, venant à se perpétuer, abattaient les forces de l'empire romain.

Animés par des motifs si solides, les Gaulois prirent leurs dernières mesures de rébellion aussitôt après la mort d'Hordéonius Flaccus. Alors les négociations se poussèrent avec vivacité entre Civilis et Julius Classicus, né dans le pays de Trèves, et colonel d'un régiment de cavalerie de sa nation au service des Romains. Classicus était distingué entre tous ses compatriotes par son crédit et par sa naissance, qu'il tirait des anciens rois de la contrée. Il comptait une longue suite d'ancêtres qui s'étaient. rendus illustres dans la paix. et dans la guerre ; mais il se faisait surtout honneur d'être, par son origine, plutôt ennemi des Romains que leur allié. A Classicus se joignirent Julius Tutor et Julius Sabinus, l'un de Trèves, l'autre Langrois. Tutor avait été chargé par. Vitellius de garder la rive du Rhin : Sabinus, esprit vain et léger, se disait issu de Jules-César, à qui il prétendait que sa bisaïeule avait plu dans le temps que ce conquérant faisait la guerre dans les Gaules ; et il se glorifiait beaucoup d'être descendu par un adultère de celui qui avait subjugué sa patrie.

Ces trois chefs travaillèrent, chacun de leur côté, à sonder par des entretiens secrets tous ceux qu'ils crurent capables d'entrer dans leurs vues, et de leur être utiles pour l'exécution. Lorsqu'ils se virent un nombre considérable de partisans, ils les assemblèrent à Cologne et tinrent conseil avec eux dans une maison particulière ; car les magistrats et le gros des habitants de cette ville étaient affectionnés aux Romains. Il y eut pourtant quelques Ubiens et quelques Tongriens qui entrèrent dans la conspiration. Mais ceux de Trèves et de Langres en faisaient la principale force.

La délibération ne fut pas longue. Tous ceux qui composaient l'assemblée, pleins de feu et d'ardeur, s'écrient à l'envi que jamais l'occasion ne fut si belle d'affranchir la Gaule du joug d'une domination étrangère ; que la rage de la discorde possédait le peuple romain ; qu'ils voyaient les légions s'entre-détruire, l'Italie ravagée, la ville de Rome prise tout récemment par ses propres citoyens ; que toutes les années avaient chacune sur les bras une guerre qui les occupait ; qu'il fallait commencer par fermer les passages des Alpes, et que, quand les Gaulois auraient bien établi leur liberté, ils verraient dans quelles bornes ils voudraient renfermer leur noble audace. Il n'y eut donc ni difficulté ni partage sur la résolution de se révolter.

On se détermina moins aisément sur le parti que l'on devait prendre par rapport aux restes des légions romaines sur le Rhin. Plusieurs voulaient que l'on fît main-basse sur les troupes séditieuses, infidèles, souillées du sang de leurs chefs ; ceux qui avaient plus de circonspection représentèrent qu'il était à craindre que l'on n'augmentât leur courage en les portant au désespoir. Ce motif prévalut. Il fut arrêté que l'on se contenterait de tuer les commandants, et que, pour les soldats, il fallait s'attacher à les gagner ; que le souvenir de leurs crimes et l'espérance de l'impunité les rendraient plus traitables, et qu'il serait aisé ile s'en faite des alliés.

Tel fut le résultat du premier conseil tenu par les chefs des rebelles. Ils envoyèrent des gens affidés dans les différentes parties de la Gaule pour y soulever les peuples, pendant qu'eux-mêmes ils confinaient de garder les dehors de l'obéissance, afin de mieux tremper Vocula, et de choisir le moment pour le surprendre.

Ce commandant fut pourtant averti de la conspiration ; mais il était hors d'état de se faire craindre, parce qu'il n'avait que des légions réduites à un petit nombre de combattants, et sur la fidélité desquelles il ne pouvait pas compter. Se trouvant donc entre des soldats dont il se défiait et des ennemis cachés, il crut devoir user de dissimulation et se défendre par les mêmes voies dont on se servait pour l'attaquer.

Étant veau à Cologne, il y vit arriver peu après Claudius Labéo, qui, relégué, comme je l'ai dit, dès les commencements des troubles dans le pays des Frisons par Civilis, avait corrompu ses gardes, et, plein de ressentiment, se faisait fort, si on lui donnait un petit corps de troupes, de ramener à l'alliance romaine la plus glande partie de la nation des Bataves. Il promettait plus qu'il ne pouvait tenir. Quoique Vocula lui eût accordé le détachement qu'il demandait, il ne réussit qu'à se faire suivre d'un petit nombre de Nerviens et de Bétasiens[2] ; et ses exploits se réduisirent à des courses furtives sur les Caninéfates.

Vocula ne tarda pas à éprouver les tristes effets de la trahison qui se préparait depuis si longtemps. Il se laissa persuader par les chefs des Gaulois de marcher à Civilis, qui assiégeait toujours Vetera. Lorsqu'il en fut peu éloigné, Classicus et Tutor se détachèrent sous prétexte d'aller reconnaître l'ennemi ; et ils conclurent leur traité avec les Germains. En conséquence ils se séparèrent des légions et se firent un camp à part.

Vocula leur reprocha vivement leur perfidie, et, prenant le ton de hauteur, il les avertissait de ne pas croire que la puissance romaine, malgré les divisions des guerres civiles, pût être impunément méprisée par les peuples de Trèves et de Langres. Il nous reste, disait-il, des provinces fidèles, des armées victorieuses, la fortune de l'empire, et la protection des dieux vengeurs des traités violés : notre indulgence vous a gâtés. Jules-César et Auguste connaissaient mieux le caractère des Gaulois. La mollesse de Galba et la diminution des tributs vous ont inspiré la hardiesse de vous révolter. Lorsque vous serez battus et dépouillés, vous redeviendrez nos amis. Les rebelles avaient pris leur parti ; et Vocula, voyant que ses plaintes et ses menaces étaient méprisées, rebroussa chemin et se retira à Nuys. Les Gaulois vinrent se camper dans une plaine à deux milles des Romains.

Là se trama une négociation infâme et inouïe ; et par promesses, par argent distribué entre les centurions et les soldats, une armée romaine se laissa persuader de prêter serment à une puissance étrangère, et de sceller un engagement si honteux par la mort ou la captivité de ses commandants. Dans une circonstance si périlleuse, plusieurs conseillaient à Vocula de se sauver par la fuite. Mais il était d'une intrépidité à toute épreuve, comme je l'ai remarqué ; et préférant le parti de la hardiesse, il assembla ses soldats, et leur parla en ces termes :

Jamais en vous haranguant je n'ai été ni plus inquiet sur ce qui vous regarde, ni plus tranquille sur mon propre sort ; car la conspiration contre ma vie est une nouvelle que j'apprends avec joie. Au milieu de tant de maux, la mort n'a rien pour moi que de consolant. Au contraire, votre situation me pénètre de compassion et de honte, lorsque je vois que l'on ne se prépare point à employer contre vous la force et les armes (c'est le droit de la guerre), mais que Classicus se flatte d'attaquer par vos bras le peuple romain, et qu'il vous enrôle au service des Gaulois.

Si la fortune et le courage nous abandonnent aujourd'hui, avons-nous aussi perdu la mémoire de tant d'exemples de vertus que nous fournit l'antiquité ? Avons-nous oublié combien de fois les légions romaines ont mieux aimé périr que de lâcher pied devant l'ennemi ? Souvent même nos alliés ont souffert la ruine entière de leurs villes, et se sont précipités dans les flammes, avec leurs femmes et leurs enfants, sans autre récompense que la gloire de la fidélité. Actuellement, les légions enfermées à Vetera supportent la disette et toutes les misères d'un siège, et ne se laissent ébranler ni par promesses ni par menaces ; et nous, rien ne nous manque : hommes, armes, bons retranchements, munitions de guerre et de bouche, nous avons tout en abondance. Nous nous sommes même trouvé assez d'argent pour vous faire tout récemment une largesse, qui, soit que vous vous en croyiez redevables à Vespasien ou à Vitellius, au moins vous vient d'un empereur romain. Vainqueurs en tant de guerre, si vous craignez de combattre en bataille rangée contre un ennemi que vous avez mis en fuite à Gelduba, à Vetera, c'est une indignité. Mais dans ce cas même vous avez des murs, des remparts, derrière lesquels vous pouvez traîner les affaires en longueur, jusqu'à ce que vous receviez du secours des provinces voisines.

Je veux que je vous aie donné lieu d'être mécontents de moi, et de me rebuter pour chef, mais n'avez-vous pas des lieutenants-généraux, des tribuns, en un mot un centurion, un soldat, à qui vous défériez le commandement ? au lieu de vouloir qu'à la honte éternelle du nom que vous portez, il soit publié dans tout l'univers que vous aurez prêté votre ministère à Civilis et à Classicus pour faire la guerre à l'Italie. Quoi ! si les Germains et les Gaulois vous mènent au pied des murs de Rome, livrerez-vous l'assaut à votre patrie ? L'idée d'un tel forfait me remplit d'horreur : vous monterez donc la garde devant la tente de Tutor ! Un Batave donnera le signal du combat ! Vous serez employés comme recrues pour compléter des corps de troupes de Germains ! A quoi aboutiront enfin tant d'indignités mêlées de crimes ? Lorsque des légions romaines seront rangées en bataille contre vous, quel sera le parti que vous prendrez ? Alors, ajoutant trahison sur trahison, et déserteurs de vos nouveaux amis, ou bien flottant entré les deux serments contraires par lesquels vous vous trouverez liés, vous deviendrez l'exécration des dieux et des hommes.

Grand Jupiter, en l'honneur duquel, pendant une durée de plus de huit siècles, nous avons solennisé tant de triomphes ; Quirinus, père et fondateur de la ville de Rome, je vous invoque en ce moment s'il ne vous a pas été agréable que je conservasse ce camp exempt de tache et d'opprobre, au moins ne souffrez pas qu'il soit souillé par un Tutor et un Classicus. Préservez les soldats romains du crime, ou, sans leur en faire porter la peine, inspirez-leur un prompt repentir.

Un discours si véhément produisit peu d'effet. Quelques mouvements passagers de crainte et de honte en furent l'unique fruit ; et Vocula, ayant perdu toute espérance, voulait se tuer lui-même. Ses affranchis et ses esclaves l'en empêchèrent : en quoi ils ne lui rendirent d'autre service que de le réserver à la vengeance de Classicus, qui l'envoya massacrer par un déserteur romain, nommé Emilius Longinus. Pour ce qui est des deux autres lieutenants-généraux, Hérennius et Numisius, on se contenta de les mettre dans les chaînes.

Après ces préliminaires, Classicus, précédé de licteurs et vêtu en général romain, entra dans le camp. Malgré toute son audace, ce qu'il faisait lui paraissait à lui-même si étrange, qu'il ne put trouver des paroles pour haranguer les troupes, et il récita simplement la formule du serment. Les soldats des légions jurèrent qu'ils combattraient fidèlement pour l'empire des Gaulois. Classicus éleva aux premiers grades de la milice le meurtrier de Vocula. Les autres du service desquels il s'était aidé pour amener les choses au point où elles étaient furent récompensées à proportion de la part qu'ils avaient prise à un si indigne et si lâche ministère.

Ce grand succès des rebelles eut pour eux les suites les plus brillantes, et les rendit maîtres de toute la province et de toutes les troupes que les Romains y tenaient. Tutor, s'étant présenté devant Cologne avec des forces considérables, contraignit les habitants de prêter le même serment que les légions du camp de Nuys. Il l'exigea et le reçut pareillement de tout ce qu'il y avait de soldats du côté de Mayence et sur le Haut-Rhin. Les officiers qui le refusèrent furent ou tués ou chassés.

Restait le camp de Vetera, où les légions assiégées avaient supporté jusque-là les plus affreuses extrémités de la disette. Après avoir mangé leurs bêtes de somme, leurs chevaux de guerre, et même les animaux dont la nature a horreur, et à l'usage desquels la seule nécessité peut réduire, ils s'étaient vus obligés de recourir aux herbes qui pointaient entre les pierres, aux feuillages naissants, au jeune bois ; enfin toutes sortes d'aliments, usités et inusités, leur manquaient. Dans cet état, Classicus leur dépêcha les plus corrompus et les plus lâches de ceux qui s'étaient soumis, pour leur offrir le pardon, s'ils s'accommodaient aux circonstances, et leur déclarer qu'autrement ils ne devaient s'attendre qu'à périr misérablement par le fer ou par la faim. Ces dignes députés alléguèrent pour dernier motif leur propre exemple. Les assiégés hésitèrent quelque temps entre le devoir et les maux extrêmes qu'ils souffraient, entre la gloire et la honte. Qui commence à délibérer en pareil cas est bientôt rendu. Ils se déterminèrent à déshonorer par une conclusion honteuse le courage et le mérite de leur belle défense, et ils envoyèrent une députation à Civilis pour lui demander la vie. On refusa de les écouter, jusqu'à ce qu'ils eussent juré fidélité à l'empire des Gaulois. Après qu'ils se furent liés par cet indigne serment, Civilis leur promit la vie sauve, et la liberté de sortir en armes de leur camp : mais il s'en réserva pour lui et pour les siens tout le butin, et il y fit sur-le-champ entrer des troupes qui avaient ordre de retenir l'argent, les valets et les bagages.

Cette capitulation si honteuse fut encore mal observée. Les Germains qu'on leur avait donnés pour escorte les attaquèrent à cinq milles de Vetera. Quoique surpris, les Romains se mirent en défense. Les plus braves se firent tuer sur la place : plusieurs, s'étant dispersés par la fuite, furent poursuivis et massacrés ; les autres s'en retournèrent au camp et portèrent leurs plaintes à Civilis, qui blâma les Germains et leur reprocha leur perfidie. S'il parlait sincèrement, ou s'il se cherchait qu'à garder les dehors, c'est ce que Tacite se décide point. Mais la conduite que tint ce Batave à l'égard des malheureux restes des légions romaines rend sa foi plus que suspecte ; car après avoir pillé le camp, il y mit le feu, et tous ceux qui s'étaient sauvés du combat périrent dans les flammes.

Civilis, qui, suivant un usage reçu parmi les nations barbares, avait fait vœu, au commencement de la guerre, de laisser croître ses cheveux, crut son vœu accompli, lorsqu'il eut détruit les légions de Vetera, et il rasa sa chevelure. On lui impute d'avoir fait faire à son fils encore en bas âge l'essai inhumain de ses premières armes, de ses flèches, de ses traits, sur des prisonniers romains, qui lui servaient de but. Ce serait une horrible cruauté.

Il est remarquable que Civilis fut attentif à ne point s'engager lui-même, et à n'engager aucun Batave envers les Gaulois, par la prestation du serment que l'on exigeait des Romains. Il se réservait ses droits et ses prétentions : et s'il lui fallait un jour entrer en contestation avec les Gaulois pour l'empire, il comptait bien que les forces des Germains et l'éclat de sa réputation personnelle lui feraient aisément emporter la préférence.

Il fit hommage de sa victoire à la prétendue prophétesse Velléda, qui l'avait prédite. J'ai parlé ailleurs de cette fille érigée en déesse par la superstition des Germains, et dont le nom déjà célèbre acquit un nouveau crédit par une prédiction que l'événement avait si pleinement vérifié. Civilis lui envoya donc les prémices des dépouilles des Romains, et un prisonnier d'importance, Mummius Lupercus, commandant de l'une des légions détruites à Vetera. Mais ceux qui étaient chargés di le conduire le tuèrent en chemin. Le vainqueur accorda la vie à un petit nombre de centurions et de tribuns nés dans la Gaule, et qui devenaient ainsi un gage de l'alliance entre les deux nations. Il renversa et brûla les quartiers d'hiver des cohortes, des troupes de cavalerie, des légions, excepté ceux qui étaient situés à Mayence et à Vindonissa[3].

La treizième légion, qui était restée à Nuys, depuis qu'elle avait trahi Vocula pour se soumettre aux Gaulois, reçut ordre de se transporter à Trèves, et on lui fixa le jour du départ. Pendant l'espace de temps qui s'écoula jusqu'à ce jour, les soldats furent agités de diverses pensées. Les lâches craignaient la mort, se rappelant l'exemple des légions de Vetera, qui avaient été taillées en pièces par leur escorte. Ceux qui avaient plus de sentiment étaient frappés de la honte de leur état. Quelle marche, se disaient-ils les uns aux autres, que celle que nous avons à faire ? Qui nous conduira ? Qui sera à notre tête ? Nous ne sommes plus qu'un troupeau d'esclaves, dont la vie et la mort dépendent de la volonté de maîtres orgueilleux. D'autres, sans s'embarrasser de l'infamie, songeaient à emporter sûrement leur argent, et tout ce qu'ils possédaient de plus précieux. Quelques-uns préparaient leurs armes, comme s'il se fût agi d'aller au combat.

Pendant qu'ils se tourmentaient de ces soins et de ces inquiétudes, arriva le moment du départ, plus triste encore qu'ils ne s'y étaient attendus. Car au dedans des retranchements le spectacle de leur ignominie frappait moins les yeux : la plaine et le grand jour les mirent en évidence. Les images des Césars arrachées ; les drapeaux sales et négligés, dont la difformité paraissait encore davantage par le contraste avec les brillantes enseignes des Gaulois ; une longue file marchant en silence, et représentant comme un lugubre aspect de funérailles. Le chef qu'on leur avait donné pour les conduire avait un œil crevé, la physionomie féroce, et le caractère y répondait.

Arrivés à Bonn, ils furent joints par une autre légion, qui, en doublant leur nombre, augmenta la honte dans la même proportion. Et comme le bruit de cet événement s'était répandu dans le pays, ceux qui peu auparavant tremblaient au nom des Romains accouraient des campagnes voisines pour voir passer les légions captives, et jouissaient avidement d'un spectacle inespéré. On peut juger combien leurs insultes étaient amères pour ceux qui en étaient l'objet. Un grand corps de cavalerie picentine ne put les supporter, et, méprisant les menaces et les promesses de celui qui conduisait la marche, ils s'en allèrent à Mayence. Sur le chemin ils rencontrèrent le meurtrier de 'Simula, et le percèrent de traits, donnant ainsi le premier gage du retour à leur devoir. Les légions continuèrent leur route, et vinrent camper devant Trèves.

Civilis et Classicus, enflés de leurs succès, délibérèrent s'ils livreraient au pillage la ville de Cologne. Le goût de la cruauté et l'avidité du butin les y portaient : la politique les retenait. Ils sentaient que, fondant un nouvel empire, rien ne leur était plus utile que la réputation de clémence. D'ailleurs un motif de reconnaissance agit sur le cœur de Civilis, dont le fils, s'étant trouvé à Cologne dans les commencements des troubles, n'avait éprouvé de la part des habitants que les traitements les plus favorables.

Mais les nations séparées par le Rhin haïssaient cette ville, dont la puissance et les accroissements rapides leur étaient suspects ; et ils voulaient ou en faire une demeure commune pour tous les Germains, ou la détruire, afin que les Ubiens dispersés ne pussent plus leur causer d'inquiétude. Les Tenctères notifièrent donc leurs intentions à ceux de Cologne par des ambassadeurs, dont le plus fier et le plus audacieux parla en ces termes : Nous rendons grâce aux dieux de notre commune patrie, et surtout à Mars, le plus grand des dieux, de ce que vous êtes rentrés dans le corps de la nation germanique, et nous vous félicitons d'avoir enfin recouvré une liberté qui vous égale à nous. Car jusqu'à ce jour les Romains nous interdisaient l'usage des fleuves, des terres, et presque du ciel même : ils rompaient tout commerce entre nous, ou, ce qui est plus insupportable encore à des hommes nés pour les armes, nous n'obtenions la permission de conférer et de traiter ensemble que désarmés et presque nus, et observés par des surveillants à l'avidité desquels il fallait payer tribut. Mais afin que notre amitié et notre alliance soient éternelles, voici les conditions que nous sommes chargés de vous proposer. Abattez les murs de votre colonie, qui sont le soutien et l'appui de la servitude. Les animaux même les plus courageux, si on les tient sous une clôture, oublient leur fierté. Massacrez tout ce qu'il y a de Romains dans votre pays. La liberté ne peut compatir avec des maîtres accoutumés à vous tyranniser. Partagez entre vous les biens de ceux qui auront été tués, afin que personne ne puisse séparer sa cause de la cause commune. Qu'il nous soit permis aux uns et aux autres d'habiter et de fréquenter indistinctement les deux rives du fleuve, comme au temps de nos ancêtres. Par le droit de la nature la jouissance du soleil et de la lumière appartient à tous les hommes, et toutes les terres sont aux gens de cœur. Reprenez les mœurs et les coutumes de vos pères, et renoncez à ces plaisirs qui amollissent les courages, et qui servent plus aux Romains que leurs armes pour étendre leurs conquêtes. Redevenus vrais Germains, sans mélange d'un sang étranger, sans aucun reste de servitude, ou vous vous maintiendrez dans l'égalité avec les autres peuples, ou même vous leur commanderez.

Ceux de Cologne prirent du temps pour délibérer : et comme d'une part la crainte de l'avenir les empêchait d'accepter les conditions proposées, et que de l'autre la nécessité présente ne leur permettait pas de les rejeter, ils firent une réponse adroite, qui accordait quelque chose aux Tenctères, sans trop les commettre avec les Romains. Ils s'expliquèrent donc en ces termes : Dès qu'il s'est offert à nous une occasion de nous remettre en liberté, nous l'avons saisie avec plus d'empressement que de prudence, dans le désir de nous réunir à vous et aux autres Germains nos frères. Pour ce qui est des murs de notre ville, il est plus raisonnable de les fortifier que de les détruire, pendant que les armées romaines s'assemblent pour venir nous attaquer. Si nous avions parmi nous quelques étrangers venus d'Italie ou des provinces, la guerre les a emportés, ou chacun s'est retiré dans son pays. Quant à ceux qui ont été autrefois ici établis en colonie, et qui se sont alliés avec nous par des mariages, eux et leurs enfants ont cette ville pour patrie : et nous ne vous croyons pas assez injustes pour nous contraindre à massacrer nos pères, nos frères, nos enfants. Nous avons secoué le joug des tributs et des impôts. Nous consentons que les passages du fleuve soient libres, pourvu qu'on ne le passe que de jour et sans armes. C'est une précaution nécessaire, jusqu'à ce que le nouvel état des choses ait pris une consistance. Nous nous en rapportons à l'arbitrage de Civilis et de Velléda, et le traité sera dressé et conclu sous leur autorité.

Cette réponse calma les Tenctères on envoya des députés à Civilis et à Velléda, qui approuvèrent le plan proposé par les habitants de Cologne.

Civilis, appuyé de ces nouveaux alliés, entreprit de gagner à son parti les peuples du voisinage, ou de réduire par la force ceux qui voudraient faire résistance. Il s'empara du pays des Suniciens[4], et enrôla leur jeunesse, qu'il distribua en cohortes. Comme il se préparait à aller plus loin, Claudius Labéo, suivi de troupes levées tumultuairement parmi les Nerviens, les Tongres et les Bétasiens, vint à sa rencontre, et l'arrêta au pont de la Meuse[5]. Par l'avantage de ce poste, il soutint fièrement le combat, jusqu'à ce que les Germains, ayant passé le fleuve à la nage, vinrent le prendre en queue. En même temps Civilis, soit par un trait d'audace subite, soit qu'il eût auparavant concerté cette démarche, s'avança vers les Tongres, et leur dit en élevant la voix : Nous n'avons point pris les armes pour acquérir aux Bataves et à ceux de Trèves l'empire sur les nations. Une telle arrogance est bien éloignée de notre pensée. Recevez notre alliance : je suis prêt à passer de votre côté, soit que vous me vouliez prendre pour chef ou pour soldat. Ce discours adroit fit impression sur la multitude, et déjà les soldats à qui il était adressé remettaient leurs épées dans le fourreau, lorsque Campanus et Juvenalis, qui tenaient le premier rang entre les Tongres, vinrent offrir à Civilis les services de toute la nation. Labéo se sauva avant que d'être enveloppé. Les Bétasiens et les Nerviens suivirent l'exemple des Tongres : et Civilis, grossi des troupes de ces trois peuples, se vit au comble de la gloire et de la puissance : tout pliait devant lui, de gré ou de force.

Mite Sabinus avec ses Langrois ne réussit pas également. Après avoir détruit les monuments de l'alliance avec les Romains, soit tables de bronze ou colonnes, sur lesquelles en étaient gravées les conditions, il avait pris publiquement le nom de César : et comme si ce nom, qu'il usurpait à titre ignominieux, lui eût transmis les grandes qualités du conquérant qui l'avait porté, plein de confiance, il mena contre les Séquanais, alliés fidèles des Romains, une grande multitude de ses compatriotes, mal armés, mal disciplinés. Les Séquanais ne refusèrent pas le combat et restèrent vainqueurs. Sabinus montra autant de timidité dans la disgrâce, qu'il avait fait paraître de présomption dans son état florissant. Il s'enfuit dans une maison de campagne, à laquelle il mit le feu, afin de persuader qu'il y avait péri ; et il alla s'enfoncer dans des grottes souterraines, où il passa neuf années avec la fameuse Epponine, sa femme. Nous parlerons de leurs singulières aventures et de leur triste catastrophe, lorsque le temps en sera venu.

Les nouvelles des grands succès de Civilis, que la renommée enflait encore, donnèrent de vives inquiétudes à Mucien. Il avait fait choix de deux illustres guerriers, Annius Gallus, et Pétilius Cérialis, pour la charge de  commander l'un dans la haute, l'autre dans la basse Germanie, et il ne laissait pas de craindre qu'ils ne fussent pas en état de soutenir le poids d'une guerre si importante. Il pensait donc à se transporter lui-même sur les lieux, et à mener avec lui Domitien, qu'il se croyait obligé de garder à vue. Mais s'il quittait Rome, il fallait assurer la tranquillité de cette capitale : et il se défiait beaucoup d'Arrius Varus et d'Antonius Primus. Il commença par ôter à Varus le commandement des gardes prétoriennes, et pour le consoler il lui donna la surintendance des vivres, charge honorable, mais désarmée. Comme il appréhendait que Domitien, qui aimait Varus, ne se tînt offensé de ce changement, il fit préfet du prétoire Arretinus Clémens, qui était allié à la maison impériale, et très agréable au jeune prince. Le père de Clémens avait été revêtu du même emploi sous Caligula : et Mucien alléguait que les soldats obéiraient volontiers au fils de celui qu'ils avaient autrefois vu à leur tête, Clémens, quoique sénateur, fut donc établi préfet des cohortes prétoriennes. Il est le premier de son ordre qui ait possédé cette charge, jusque-là affectée aux chevaliers.

Antonius Primus n'avait point de titre dont il fallût le dépouiller. Mais aimé des soldats, plein d'un orgueil qui ne pouvait supporter d'égaux, bien loin de  reconnaître de supérieurs, il était capable d'exciter du trouble dans Rome, dès qu'il n'aurait plus en tête une autorité qui lui imposât. Mucien ne souffrit pas même que Domitien le mît au nombre de ceux qui l'accompagneraient dans son expédition de Germanie. Primus, indigné, se retira auprès de Vespasien, de qui il ne fut pas reçu aussi bien qu'il l'espérait : cependant il trouva le prince très disposé à reconnaître ses grands services, si le reste de sa conduite n'y eût pas mis obstacle. Mais son arrogance, ses plaintes séditieuses, les crimes de sa vie passée, tout cela était remis sans cesse sous les yeux de l'empereur, et par les lettres de Mucien, et par les discours de plusieurs autres. Primus lui-même prenait soin d'autoriser par ses procédés les reproches qu'on lui faisait. Il se vantait sans mesure, il se mettait au-dessus de tous ; il semblait qu'il cherchât à se faire des ennemis, prodiguant indifféremment les noms de lâches et de gens sans cœur, insultant Cécina sur la captivité dont il l'avait délivré. C'est ainsi qu'il parvint à refroidir l'affection de Vespasien à son égard, sans néanmoins encourir une disgrâce manifeste. L'histoire ne nous apprend point ce qu'il devint depuis ce temps-là.

Domitien et Mucien faisaient les préparatifs de leur départ d'une façon toute différente[6]. Le jeune prince, ouvrant son cœur à l'espérance et à la cupidité, était tout de feu, et brûlait d'impatience. Mucien au contraire affectait des lenteurs, saisissait tous les prétextes de différer : craignant que Domitien, lorsqu'il se verrait une fois au milieu d'une armée, ne suivit la bouillante audace de l'âge, n'écoutât les mauvais conseils, et ne formât peut-être en conséquence des projets capables de nuire soit à la tranquillité et à la paix de l'état, soit au bien du service dans la guerre. Cependant il faisait filer de toutes parts des troupes vers le Rhin. Quatre légions furent envoyées d'Italie ; deux furent mandées d'Espagne, une de la Grande-Bretagne : c'était la quatorzième, dont j'ai eu souvent occasion de parler.

Les affaires des rebelles avaient commencé à décliner, aussitôt après la défaite de Sabinus. Cet événement arrêta tout d'un coup les progrès de la révolte, et fit faire de sérieuses réflexions à tous les peuples Gaulois qui ne s'étaient pas encore déclarés. Les Rémois, donnant l'exemple aux autres, convoquèrent dans leur ville une assemblée de toute la Gaule, pour délibérer entre la paix et une liberté qu'il fallait acheter par la guerre. Il est aisé de penser que la nouvelle des forces nombreuses que les Romains mettaient en marche inclina vers la paix les esprits déjà ébranlés. Dans l'assemblée générale des députés de la Gaule qui se tint à Reims, il n'y eut que ceux de Trèves qui opinassent pour la guerre.

Tullius Valentinus, leur orateur, s'épuisa en invectives contre les Romains, et il accumula sur eux avec une éloquence fanatique tous les reproches que l'on a coutume de faire aux grands empires. Au contraire, Tulius Auspex, l'un des premiers du peuple, rémois, exhorta les députés à considérer la puissance romaine et les avantages de la paix. Il fit observer que les lâches sont souvent les plus empressés à entreprendre la guerre, mais qu'elle se fait aux risques et périls de ceux qui ont le plus de bravoure. Enfin il leur représenta les légions déjà presque sur leurs tètes. Et ces différents motifs réunirent presque tous les avis. Les gens sages furent retenus par la fidélité et par le devoir, et la jeunesse par la crainte. Elle se contenta de louer le courage de Valentinus, mais elle suivit le conseil d'Auspex.

La jalousie de peuple à peuple influa aussi dans la détermination de l'assemblée. On commençait à se demander mutuellement è qui appartiendrait le commandement durant la guerre, où l'on placerait le siège de l'empire, supposé que les choses réussissent au gré de leurs vœux. La victoire était encore bien éloignée, et déjà s'allumait la discorde. Chacun alléguait ses titres : l'un s'appuyait sur d'anciens traités, l'autre vantait la puissance ou la noblesse de son peuple et de sa ville. Les inconvénients qu'ils prévoyaient dans l'avenir les fixèrent au présent. On écrivit donc au nom de l'assemblée à ceux de Trèves, pour leur conseiller de mettre bas les armes. On leur représentait que les circonstances étaient favorables pour obtenir leur pardon, et que tous les peuples de la Gaule se rendraient leurs intercesseurs auprès des Romains. Valentinus par ses discours audacieux ferma les oreilles de ses compatriotes à de si salutaires remontrances : grand harangueur, guerrier négligent, et nullement occupé du soin de faire des préparatifs qui répondissent à l'importance de l'entreprise.

Les autres chefs ne pensaient pas davantage à l'intérêt commun de la ligue. Civils, avide de satisfaire son animosité particulière contre Claudius Labéo, poursuivait un fugitif dans les recoins de la Belgique. Classicus, endormi dans une molle oisiveté, comptait n'avoir qu'à jouir des douceurs de la victoire. Tutor, qui s'était chargé de garder la rive du haut Rhin et les gorges des Alpes, pour arrêter les troupes qui venaient de l'Italie, se laissa prévenir : et la vingt-unième légion, quelques cohortes auxiliaires, et un régiment de cavalerie commandé par Julius Briganticus, neveu et ardent ennemi de Civilis, trouvant les passages ouverts, pénétrèrent dans le pays occupé par les rebelles.

Tutor remporta d'abord un léger avantage : mais bientôt il fut battu et mis en fuite auprès de Bingen. Ceux de Trèves, consternés par un seul échec, perdirent courage. Les troupes se dispersèrent : quelques-uns des chefs de la nation se retirèrent dans des villes demeurées fidèles aux Romains, afin d'avoir le mérite d'être des premiers rentrés dans leur devoir. Valentinus était absent lorsque tout ceci se passait. A ces nouvelles, il accourt furieux : et secondé de Tutor, il fait reprendre les armes à ses compatriotes : et pour serrer par le crime leur engagement à la révolte et leur ôter toute espérance de pardon, il massacre deux illustres prisonniers romains, Hérennius et Numisius, commandants de ces malheureuses légions qui avaient subi le joug des Gaules à Nuys et à Bonn.

Telle était la situation des choses, lorsque Pétilius Cérialis arriva à Mayence. Sa venue augmenta infiniment les espérances des Romains. C'était un général entreprenant, plein de confiance : la fierté de ses discours inspirait l'audace au soldat. Plus capable de mépriser les ennemis que de se précautionner contre eux, il ne parlait que de combattre, et il cherchait l'occasion de décider promptement la querelle. Il commença par renvoyer toutes les troupes levées parmi les différents peuples de la Gaule, leur recommandant d'annoncer partout dans leurs villes que les légions suffisaient pour soutenir la gloire de l'empire ; que les alliés pouvaient se renfermer dans les soins qui se rapportent à la paix, et, libres d'inquiétude, regarder comme  terminée une guerre dont les Romains prenaient sur  eux la conduite. Cette hauteur disposa les Gaulois à mieux obéir. Car ayant recouvré leur jeunesse,  ils supportèrent plus aisément les tributs ; et le mépris que l'on faisait d'eux les rendait plus souples.

Cérialis ne tarda pas à vérifier par des effets ses magnifiques promesses. Valentinus, averti par Civilis et Classicus de ne point risquer témérairement une action, et d'attendre qu'ils eussent rassemblé leurs troupes, et fussent venus le joindre, s'était enfermé avec ses meilleurs soldats dans un château nommé Rigodulum[7], près de la Moselle, lieu fort par sa situation, et qu'il prit soin de munir encore par de bons ouvrages. Cérialis marcha à lui : et ne doutant point que la valeur et l'expérience ne fussent de meilleures ressources pour les siens que l'avantage du lieu pour les ennemis, il fit donner l'assaut à la place, et l'emporta. La fuite à travers les précipices et les rochers fit périr un grand nombre des vaincus. Valentinus et les premiers officiers furent pris par la cavalerie romaine, qui battait la campagne.

Cet événement fut décisif, et détermina ceux de Trèves à se soumettre. Cérialis entra le lendemain dans leur ville, qu'il eut bien de la peine à préserver du pillage. Le soldat, irrité contre la patrie de Classicus et de Tutor, voulait la mettre à feu et à sang. Ce n'était pas l'avidité de s'enrichir qui l'animait. Il consentait que le butin tournât au profit du fisc, pourvu qu'il satisfît sa vengeance sur une ville remplie des dépouilles des légions et teinte du sang de leurs chefs. Cérialis aurait eu assez de pente à entrer dans ces sentiments. Mais Trèves était une colonie romaine, dont

la ruine l'aurait rendu odieux ; et il craignit de se couvrir d'infamie, s'il paraissait former ses troupes à la licence et à la cruauté. Il s'efforça donc de calmer leur colère, et elles obéirent, ayant appris à devenir plus dociles et plus traitables, depuis que la guerre civile était finie.

Les légions qui avaient prêté serment aux Gaulois n'étaient plus à Trèves depuis un assez longtemps. Dès qu'elles virent renaître les espérances des Romains dans la Germanie, elles revinrent à elles-mêmes, et de leur propre mouvement elles jurèrent fidélité à Vespasien. Après cette démarche elles ne pouvaient plus rester au milieu des rebelles, et craignant surtout les fureurs de Valentinus, elles se retirèrent sur les terres des Mediomatriques, qui sont ce que nous appelions aujourd'hui le pays Messin. Lorsque Cérialis fut 'naître de Trèves, il les manda pour les joindre à son armée.

Rien ne fut plus triste que le moment de leur arrivée. Lorsqu'ils parurent devant les légions victorieuses, pénétrés de honte et de confusion, ces malheureux soldats demeurèrent consternés, immobiles, les yeux baissés en terre, la rougeur sur le front. Point de salutation réciproque. Si on entreprenait de les consoler, de les encourager, ils ne faisaient aucune réponse, ne songeant qu'à s'aller cacher dans leurs tentes, et fuyant la lumière. Ce n'était point la crainte du châtiment qui les touchait : le remords de leur crime possédait toute leur âme, et les plongeait dans une espèce de stupidité. A la vue de cette douleur profonde, leurs camarades demeuraient eux-mêmes interdits, et, n'osant ouvrir la bouche en faveur des coupables, ils ne demandaient grâce que par leur silence et par leurs larmes. Cérialis usa de douceur : et c'en était bien le cas. Il rejeta tout ce qui était arrivé sur une fatalité malheureuse, qui avait aveuglé et les chefs et les soldats, qui les avait livrés au démon de la discorde, et ensuite à la fraude des ennemis. Comptez, dit-il, vous qui rentrez aujourd'hui dans votre devoir, comptez ce jour pour le premier de votre service : l'empereur et moi nous oublions tout le passé. Il les reçut ensuite dans le même camp avec ses légions : et il fit courir dans toutes les compagnies une défense à tout soldat de reprocher jamais à son camarade ou la sédition, ou la honte essuyée de la part des ennemis.

Ceux de Trèves étaient vaincus : les Langrois s'étaient soumis, comme nous l'apprenons de Frontin, qui rapporte que ce dernier peuple avait appréhendé de voir ses terres ravagées par les armées romaines, et que, n'ayant éprouvé rien de pareil, il fut tellement touché de cette clémence inespérée, qu'il préféra la soumission à la guerre, quoiqu'il eût actuellement soixante-dix mille hommes en armes ; et il retourna avec joie sous l'obéissance des Romains.

Cérialis, pour affermir dans ces peuples qu'il venait de ramener les sentiments de docilité et d'obéissance qui renaissaient dans leurs cœurs, suivit le même plan de douceur que l'on avait tenu jusque-là ; et sans songer à punir des coupables repentants, il entreprit de leur faire sentir que leur intérêt était de demeurer soumis au peuple romain. Il assembla donc ceux de Trèves et de Langres, et il leur fit un discours dans lequel il commença par leur représenter toutes les guerres que les Romains avaient faites dans les Gaules et sur le Rhin comme autant d'effets, non de la cupidité et de l'ambition, mais du désir qu'ils avaient de délivrer les Gaulois de leurs discordes intestines, et de les protéger contre !Invasion des Germains. Pour appuyer cette proposition, qui était plus convenable au but qu'il se proposait que fondée en vérité, il leur cita les Cimbres et les Teutons, il leur cita Arioviste : après quoi il ajouta : Pensez-vous être plus chers à Civilis, aux Bataves, et aux nations qui habitent au-delà du Rhin, que vos pères et vos aïeux ne l'ont été à leurs ancêtres ? Les motifs constants et invariables qui amènent les Germains dans les Gaules sont la passion de dominer, l'avidité de s'enrichir, et le désir d'échanger leurs marais et leurs déserts contre ce pays abondant et fertile, et de se rendre maîtres de vos terres et de vos personnes. Ils prétextent la liberté, ils emploient des couleurs spécieuses. Mais ne vous y laissez pas tromper. Jamais personne n'a projeté d'asservir une nation, qu'il n'usât de ce même langage.

La Gaule a toujours été troublée par des guerres domestiques et étrangères, jusqu'à ce que vous fissiez partie de notre empire. Et nous, quoique tant de fois attaqués par les armes de vos pères, nous n'avons usé du droit de la victoire que pour vous imposer ce qui est absolument nécessaire au maintien de la paix. Car il n'est pas possible ni d'entretenir la tranquillité des nations sans des armées, ni d'avoir des armées sans les soudoyer, ni de suffire à payer la solde sans la ressource des tributs. Du reste tout vous est commun avec nous. Vous-mêmes vous commandes souvent nos légions, vous gouvernez ces provinces et les autres de notre empire. Nous ne nous sommes réservé aucun privilège, nous vous avons associés à tous nos droits. Et si l'état se trouve avoir à sa tête un bon empereur, vous jouissez comme nous des douceurs d'un sage gouvernement ; au lieu que les cruautés des mauvais princes tombent principalement sur ceux qui les approchent de plus près. De même que c'est une nécessité de souffrir les stérilités, les pluies excessives, et les autres calamités qui sont des suites des lois de la nature, supportez avec la même patience le luxe ou l'avidité de ceux qui sont revêtus de la puissance. Il y aura des vices tant qu'il y aura des hommes : mais la chaîne n'en est pas continue, et les bons intervalles servent de compensation pour les temps fâcheux. Vous imaginerez-vous que sous la domination de Tutor et de Classicus vous dussiez vous promettre un gouvernement plus modéré ? ou faudra-t-il de moindres tributs pour lever des armées qui vous défendent contre les Germains et les Bretons ? Car telle serait pour vous la suite infaillible de la ruine de l'empire romain. Si ce malheur, dont je prie les dieux d'éloigner le présage, arrivait une fois, vous verriez toutes les nations de l'univers s'armer les unes contre les autres. Cet immense édifice est l'ouvrage d'une bonne conduite et d'une fortune de huit cents ans : et il ne peut être détruit sans la perte de ceux qui travailleraient à le détruire. Mais nul n'en souffrirait plus que vous, qui possédez beaucoup d'or et de richesses, principales amorces des guerres entre les hommes.

Aimez donc la paix : aimez une ville où les vaincus jouissent des mêmes prérogatives que les vainqueurs. Que les leçons de l'une et de l'autre fortune vous apprennent à ne pas préférer une désobéissance qui vous serait pernicieuse à une soumission accompagnée d'une pleine sûreté.

Les peuples à qui s'adressait ce discours en furent extrêmement satisfaits. Ils s'attendaient à des rigueurs : et la douceur dont usait Cérialis à leur égard les surprit agréablement ; releva leur courage, et les calma. Ainsi toute la Gaule fut entièrement détachée du parti des rebelles, et le général romain n'eut plus à combattre que Civilis et ses Bataves soutenus de quelques nations germaniques tant au-delà qu'en-deçà du Rhin.

Ils persistaient dans leur audace. Cérialis reçut des lettres de Civilis et de Classicus, qui lui mandaient qu'ils savaient que Vespasien était mort, quoique l'on s'efforçât d'en étouffer la nouvelle ; qu'il ne restait plus aucunes forces à la ville et à l'Italie, épuisées par les maux de la guerre civile ; que Mucien et Domitien n'étaient que de vains noms, qu'il suffisait de mépriser. Que si Cérialis voulait prendre l'empire des Gaules, pour eux ils se renfermeraient dans les bornes des territoires de leurs peuples. Que s'il aimait mieux le combat, ils ne s'y refuseraient pas. Cérialis ne fit aucune réponse à Civilis et à Classicus, et il envoya à Domitien le porteur de leurs lettres.

Civilis, comprenant qu'il fallait combattre, ramassa toutes ses forces, et de toutes parts les troupes des peuples qui le reconnaissaient pour chefs se rendirent auprès de lui. Cérialis, dont le vice était la négligence, n'empêcha point la réunion de tous ces pelotons, qu'il lui eût été aisé de battre séparément. Seulement, comme il voyait que l'armée des ennemis grossissait beaucoup, il ajouta des fortifications à leur camp, qui jusque-là n'en avait aucune.

Civilis tint conseil de guerre, et les avis se trouvèrent partagés. Le sien était que l'on attendît les secours qui devaient venir du pays au-delà du Rhin, et dont la terreur écraserait l'armée romaine. Tutor au contraire prétendait que les délais étaient favorables aux Romains, à qui il arrivait de puissants renforts : que la quatorzième légion avait déjà passé la mer : que l'on en avait mandé deux d'Espagne : que celles d'Italie approchaient ; toutes vieilles troupes, et très expérimentées dans la guerre. — Pour ce qui est des Germains, sur lesquels vous comptez, ajouta-t-il, c'est une nation indisciplinable, qui ne prend l'ordre que de son caprice, et qu'il est impossible de gouverner. L'argent seul a du pouvoir sur eux : et les Romains en ont plus que nous. Et certes il n'est point d'homme au monde, si passionné qu'il soit pour la guerre, qui n'aime mieux recevoir le même salaire pour demeurer en repos, que pour courir au danger. Marchons droit à l'ennemi. Cérialis n'a presque autour de lui que les restes infortunés de l'armée germanique, engagés par un serment solennel au service des Gaules. L'avantage même qu'ils ont remporté depuis peu sur cette poignée de soldats mal en ordre que commandait Valentinus est un aliment pour leur témérité et pour celle de leur chef Ils risqueront encore une action, où ils n'auront plus affaire à un jeune et malhabile ennemi, plus propre à haranguer dans une assemblée qu'à manier le fer et les armes ; mais ils se trouveront vis-à-vis de Civilis et de Classicus, dont l'aspect seul rappellera dans leurs esprits la crainte, la fuite, les misères de la famine, une honteuse captivité, et la dépendance où ils ont été de leur volonté suprême pour la vie et pour la mort. Cet avis prévalut, parce que Classicus l'embrassa, et on se mit sur-le-champ en devoir de l'exécuter. Les Bataves et leurs alliés vinrent en bon ordre attaquer le camp des Romains.

Cérialis ne les attendait pas : il n'avait pas même passé la nuit dans son camp. On vint lui annoncer, pendant qu'il était encore dans sa chambre à Trèves et dans son lit, que les ennemis avaient surpris le camp, et que les Romains étaient vaincus. Il ne voulut pas croire cette nouvelle ; il accusa de timidité ceux qui la lui apportaient. Mais bientôt il se convainquit par ses yeux de la vérité du fait. En arrivant au camp, il trouva les lignes forcées, la cavalerie mise en déroute, et le pont sur la Moselle, qui joignait la ville à la rive gauche du fleuve, occupé par les ennemis. Cérialis, intrépide dans un si grand danger, saisissant les fuyards par le bras, ne se ménageant point et se jetant au plus fort de la mêlée, par cette heureuse témérité rassembla les plus braves autour de lui, et commença par reprendre le pont, sur lequel il plaça un bon corps-de-garde.

Ensuite étant revenu au camp, il voit dispersées et rompues les légions qui avaient subi le joug des Gaulois à Nuys et à Bonn, leurs drapeaux flottants et mal accompagnés, leurs aigles en danger d'être prises. Enflammé d'indignation, il leur reproche amèrement toute leur honte passée. Ce n'est point Flaccus, dit-il, ni Vocula, que vous abandonnez. Vous ne pouvez m'imputer aucune trahison. Si j'ai besoin d'apologie par quelque endroit, ce n'est que pour avoir eu trop bonne opinion de vous, et vous avoir crus touchés d'un sincère repentir, et redevenus soldats romains. J'aurai le sort des Numisius et des Hérennius, afin que tous vos commandants périssent ou par vos mains, ou par celles des ennemis. Allez dire à Vespasien, ou, si vous aimez mieux ne pas faire tant de chemin, à Civilis et Classicus, que vous avez abandonné votre chef sur le champ de bataille. D'autres légions viendront, qui ne laisseront ni ma mort sans vengeance, ni votre crime sans punition.

Ces reproches étaient aussi vrais qu'ils étaient piquants pour ceux à qui ils s'adressaient ; et leurs officiers les répétaient à l'envi. Ils s'arrêtent et se réforment par cohortes et par compagnies ; car ils ne pouvaient s'étendre sur un grand front, vu que l'ennemi les coupait en se mêlant au milieu d'eux, et que d'ailleurs ils étaient embarrassés par les bagages et par les tentes du camp dans l'enceinte duquel ils combattaient. Enfin, la vingt-unième légion, ayant trouvé un plus grand espace où elle se réunit toute entière, fit ferme, soutint l'effort des ennemis, et ensuite gagna sur.eux du terrain. Ce commencement d'avantage décida du succès de l'action. En vain Tutor, Civilis et Classicus tentèrent de ranimer les courages de leurs combattants par les exhortations les plus puissantes : vainqueurs un moment auparavant, les Bataves et leurs alliés tournèrent le dos et prirent la fuite. La cause de leur défaite fut leur avidité pour le pillage. Au lieu de pousser les Romains, qu'ils avaient surpris et mis en désordre, ils ne songèrent qu'à se disputer les uns aux autres leurs dépouilles, et ils leur donnèrent ainsi le temps de se reconnaître et de se rallier. Cérialis avait presque ruiné les affaires par son défaut de vigilance ; il les rétablit par son intrépidité, et, profitant de la fortune, il poursuivit les ennemis, força leur camp, et le détruisit.

Les habitants de Cologne n'étaient entrés que malgré eux, comme on l'a vu, dans la ligue contre les Romains : dès qu'ils se virent en liberté de suivre leur inclination, ils résolurent de reprendre leurs premiers engagements ; et pour donner une preuve éclatante de la sincérité de leur retour, ils massacrèrent tout ce qu'il y avait de Germains répandus dans leur ville. De plus ils envoyèrent offrir à Cérialis de lui remettre entre les mains la mère et la sœur de Civilis, et la fille de Classicus, qui avaient été laissées chez eux comme des gages d'alliance et d'amitié. En même temps ils imploraient son secours contre un ennemi irrité, dont ils craignaient la vengeance, En effet, Civilis avait tourné de ce côté, comptant trouver à Tolbiac[8], dans le territoire de Cologne, une cohorte de Gauguin et de Frisons, très ardente pour son service ; mais il apprit en chemin que cette cohorte avait péri par la ruse des habitants de Cologne, qui, ayant distribué des viandes et du vin en abondance à ces Germains, les enivrèrent et mirent ensuite le feu à la ville, dont ils fermèrent les portes, en sorte qu'il n'en échappa aucun. Sur cet avis, Civilis changea de route et de dessein, d'autant plus qu'il sut que le général romain accourait en diligence pour sauver des alliés qui avaient besoin de son secours.

Une autre inquiétude survint à Civilis. La quatorzième légion était arrivée de la Grande-Bretagne, et il craignait que, soutenue de la flotte qui l'avait amenée, elle ne tombât sur les Bataves da côté où leur île se termine à l'Océan. Il fut bientôt délivré de cette crainte. Fabius Priscus, commandant de la légion, la conduisit sur les terres des Nerviens et des Tongres, qui rentrèrent sous l'obéissance des Romains. La flotte fut attaquée elle-même et battue par les Caninéfates, qui en prirent ou coulèrent à fond un grand nombre dé bâtiments. Et tout de suite d'autres succès relevèrent les espérances de Civilis. Les mêmes Caninéfates mirent en fuite une grande multitude de Nerviens qui, par zèle pour les Romains, s'étaient attroupés, et avaient voulu prendre part à la guerre. Classicus défit un détachement de cavalerie, que Cérialis avait envoyé à Nuys. Ce n'étaient pas là des pertes considérables pour les Romains ; mais venant coup sur coup, elles faisaient tort à l'éclat de la victoire qu'ils venaient de remporter.

Les nouvelles des prospérités militaires de Cérialis arrivèrent à Domitien et à Mucien, avant qu'ils eussent passé les Alpes ; et ils en virent la preuve en la personne de Valentinus, l'un des chefs des ennemis, qui leur fut présenté chargé de chaînes. Ce fier Gaulois n'était point humilié par sa disgrâce, et il portait sur son visage l'expression de l'audace qu'il avait dans l'âme. On l'écouta, seulement par curiosité de connaître sen caractère, et on le condamna à mort. Dans le moment même de son supplice, quelqu'un lui ayant reproché par insulte la prise de Trèves, sa patrie, il répondit que c'était une consolation qui lui rendait la mort plus douce.

Mucien profita de l'occasion des heureuses nouvelles que l'on avait reçues de Germanie, pour déclarer comme une pensée qui lui était suggérée par les circonstances ce qu'il roulait depuis longtemps dans son esprit. Il dit que les forces des ennemis étant, par la protection des dieux, tout-à-fait abattues, il ne convenait pas à Domitien de venir, lorsque la guerre était presque terminée, intercepter la gloire d'autrui ; que si la tranquillité de l'empire ou le salut des Gaules eût été en danger, ce prince aurait dû sans doute paraître à la tête des armées ; mais que, contre des ennemis tels que les Caninéfates et les Bataves, des chefs d'un moindre rang suffisaient ; qu'il pouvait, se fixant à Lyon, montrer de près aux Gaulois et aux Germains toute la grandeur de la fortune impériale, ne se commettant point pour de petites aventures, et prêt à prendre part aux dangers qui seraient de quelque importance.

Domitien pénétrait aisément l'artifice de ce langage ; mais il fallait, pour paraître obéir de bonne grâce, feindre d'en être la dupe. Il vint donc à Lyon, conservant néanmoins si pleinement l'attache à ses projets, que de là il fit sonder Cérialis par des émissaires secrets, qui demandèrent à ce général s'il serait disposé à remettre au prince le commandement de son armée. Quelle était en cela la vue de Domitien, s'il prétendait faire la guerre à son père, ou se fortifier contre son frère, c'est ce qui est demeuré incertain, parce que Cérialis traita ces propositions de fantaisie d'enfant, et n'y fit aucune réponse.

Domitien, voyant que sa jeunesse était méprisée par les personnes d'un âge mûr, prit le parti de dissimuler.

Il renonça même à l'exercice des droits qui appartenaient à son rang, et dont il avait fait usage jusque-là. Comme s'il eût été amateur de la modestie et de la simplicité, il s'enfonça dans la retraite ; il affecta le goût des lettres, et surtout de la poésie, pour laquelle il n'avait jamais eu d'attrait, et qu'il méprisa dès qu'il ne crut plus avoir besoin de jouer la comédie. Il fit des vers qui lui attirèrent les fades adulations non-seulement des poètes de son temps, mais du grave et judicieux Quintilien[9]. Sous ces dehors Domitien voulait cacher l'ambition qui le dévorait, et éviter de donner de la jalousie à son frère, dont le caractère aimable, ouvert, plein de douceur, passait chez lui pour une pure hypocrisie, parce qu'il se sentait lui-même infiniment éloigné de ces vertus.

La guerre n'était pas finie par la victoire de Trèves. Civilis avait trouvé des ressources au-delà du Rhin pour réparer ses pertes ; et avec une armée nombreuse il était venu se camper à Vetera, poste avantageux par lui-même, et qui, rappelant aux Bataves les grands succès qu'ils y avaient remportés, pouvait, par ce souvenir, échauffer leur courage. Cérialis l'y suivit, accru d'un puissant renfort par l'arrivée de trois légions et de plusieurs corps de troupes auxiliaires, cavalerie et infanterie, qui, mandés déjà depuis longtemps, avaient redoublé d'activité et de diligence depuis la nouvelle de la victoire.

Ni l'un ni l'autre des deux chefs n'aimait à temporiser ; et ils en seraient tout d'un coup venus aux mains, si la nature du terrain qui les séparait n'y eût mis obstacle. C'était une plaine humide et fangeuse par elle-même, et de plus inondée des eaux du Rhin, que forçait de s'y répandre une digue construite par Civilis, qui gênait le cours du fleuve et le rejetait de ce côté. Un pareil champ de bataille était bien contraire au soldat romain, pesamment armé, et en danger de perdre pied à chaque instant, et d'être obligé de se mettre à la nage ; au lieu que les Germains, accoutumés dès l'enfance à traverser hardiment les fleuves, trouvaient encore dans la légèreté de leur armure et dans la grandeur de leur taille un secours pour s'élever au-dessus des flots.

Les Bataves, qui sentaient leur avantage, harcelaient sans cesse les Romains ; et enfin il s'engagea un combat, plutôt par l'audace des particuliers que par le commandement des Chefs. Les plus impatiens de l'armée romaine s'avancèrent contre les ennemis, qui les défiaient ; et bientôt ils se trouvèrent dans une triste position, tombant dans des creux si profonds, qu'ils avaient, hommes et, chevaux, de l'eau par-dessus la tête. Les Germains, qui connaissaient les gués, se portaient aisément de quel côté ils voulaient ; et le plus souvent, au lieu d'attaquer les ennemis de front, ils les prenaient en flanc ou en queue. Les Romains, habitués à combattre de pied ferme, ne se reconnaissaient plus au milieu des courants, par lesquels ils étaient emportés et dispersés çà et là, comme il arrive dans un combat naval : et soit qu'ils perdissent terre, ou qu'ils trouvassent un appui solide sur lequel ils cherchassent à s'établir, confondus pêle-mêle, les blessés avec ceux qui ne l'étaient pas, les bons nageurs avec ceux qui ne savaient point nager, ils s'embarrassaient mutuellement, et, loin de se prêter secours, ils nuisaient à leur commune défense. Le carnage ne fut pourtant pas aussi grand que le trouble et le désordre, parce que les Bataves n'osèrent poursuivre les Romains au-delà de l'endroit inondé, et se retirèrent dans leur camp.

L'événement de ce combat engagea les deux chefs, par des motifs opposés, à se hâter d'en venir à une action générale. Civils voulait pousser sa bonne fortune, Cérialis se proposait d'effacer son ignominie. Les Bataves étaient enhardis par le succès, les Romains aiguillonnés par la honte. Les uns passèrent la nuit dans les cris de joie et les chants de triomphe, les autres dans les sentiments d'indignation et le désir de la vengeance.

Le lendemain les deux armées se trouvèrent en bataille. Cérialis mit en première ligne ses cohortes auxiliaires, accompagnées de la cavalerie sur les ailes ; les légions formèrent la seconde ligne, et il se réserva un corps de troupes d'élite, pour les besoins imprévus. Civilis ne s'étendit point en front, mais distribua ses troupes en bataillons pointus ; les Bataves et les Cugerniens à droite, les secours de la Grande-Germanie à gauche, appuyée au fleuve.

Les généraux, parcourant les rangs, avant que le combat commençât, animaient les soldats par tous les motifs que fournissaient les circonstances. La vue de Vetera était un puissant encouragement pour les restes des légions germaniques, et Cérialis leur faisait sentir quel intérêt ils avaient à reconquérir un camp qui leur appartenait, une rive en possession de laquelle ils s'étaient vus si longtemps. Civilis retournait en faveur des siens ce même motif en sens contraire. Ce champ de bataille, leur disait-il, est déjà témoin de votre valeur. Vous êtes postés sur les monuments de votre gloire, et vous foulez aux pieds les cendres et les ossements des légions que vous avez exterminées. Vos ennemis sont dais un cas bien différent ; de quelque côté qu'ils tournent leur regards, stout leur rappelle les idées les plus sinistres : ignominie, désastre, captivité. Ne vous effrayez point du succès peu avantageux de la bataille de Trèves. C'est la victoire des Germains qui leur a nui. Ils se sont trop hâtés de vouloir en jouir, en pillant ceux qu'ils avaient défaits ; et elle leur a échappé. Mais depuis, combien de prospérités ont compensé cet accident ! Toutes les mesures que pouvait prendre l'habileté d'un chef ont été prises. Vous combattez dans des plaines marécageuses dont vous connaissez le sol, et qui forment un périlleux embarras pour les ennemis. Vous avez devant les yeux le Rhin et les dieux de la Germanie. Allez au combat sous leurs auspices, vous rappelant le souvenir de vos femmes, de vos mères, de vos enfants. Ce jour comblera la gloire de vos ancêtres, ou vous couvrira d'ignominie dans toute la postérité.

Les Barbares ayant applaudi à ce discours par des mouvements expressifs à leur manière, par des danses, par un horrible cliquetis de leurs armes, le combat commença, non pas de près. On se lança d'abord des pierres, des balles de fer ou de plomb, des traits de toute espèce. Enfin, les efforts que faisaient les Bataves pour attirer les Romains dans le marais réussirent ; on en vint à se battre au milieu des eaux, et la première ligne des Romains fut culbutée. Il fallut que les légions relevassent les cohortes auxiliaires, qui ne pouvaient plus tenir. Elles firent ferme et arrêtèrent l'ennemi ; mais ce qui décida de la victoire fut un mouvement que fit Cérialis, sur un avis qui lui fut donné par un transfuge batave. Ce transfuge lui indiqua un passage solide et mal gardé sur sa gauche à l'extrémité du marais, et il s'offrit, si on lui donnait quelque cavalerie, d'aller prendre en queue les ennemis. Cérialis détacha deux régiments de cavalerie, qui, conduits par le Batave, tournèrent la droite de l'armée ennemie et l'attaquèrent par derrière. Le cri qui s'éleva en cet endroit, s'étant porté aux légions, les encouragea à presser en front avec une nouvelle ardeur. Les Germains ne purent résister à cette double attaque : enfoncés et rompus, ils s'enfuirent vers le Rhin. La guerre aurait été terminée par ce combat, si la flotte que les Romains tenaient sur le Rhin eût fait diligence pour couper les fuyards : la cavalerie même ne les poursuivit pas loin, parce qu'il survint une grosse pluie, et que la nuit approchait. Ainsi les Germains vaincus se retirèrent à l'aise, et leur armée fut plutôt dissipée que détruite.

Le fruit de cette victoire ne laissa pas d'être considérable pour les Romains. Civilis abandonna tout le pays qu'il tenait hors de l'île des Bataves, et il se renferma dans cette île, sa patrie, mais après avoir pris la précaution de renverser la digue que Drusus avait autrefois construite à l'endroit où le Rhin commence à se diviser en deux bras. Ces bras sont inégaux. La pente des eaux se porte vers le Vahal ; et le bras droit, qui conserve le nom de Rhin, demeure le plus faible. Drusus, aux vues duquel il convenait d'avoir beaucoup d'eau dans ce bras droit, qu'il joignait à l'Issel par un canal qui subsiste encore aujourd'hui, avait dirigé sa digue de façon qu'elle rejetait les eaux vers la droite. Civilis, ayant un intérêt contraire, la ruina : et de cette opération il tira deux avantages. En grossissant le Vahal, il fortifiait la barrière qui le séparait des Romains ; et le bras qui bornait son Be au septentrion, se trouvant réduit presque à sec, lui ouvrait une communication libre avec la Germanie. Il y passa, aussi bien que Tutor, Classicus et cent treize sénateurs de Trèves. L'argent qu'ils distribuèrent parmi les Germains, la commisération, le goût que ces fières nations avaient pour les hasards de la guerre, tous ces motifs concoururent à procurer de puissants secours à Civilis.

Pendant qu'il était occupé à les rassembler, Cérialis profite de son absence pour s'établir dans l'île des Bataves. Il s'y empara de quatre postes importants, Arenacum[10] (aujourd'hui Aert), Batavodurum (Wick-Durstède), Grinnès (Kesteren), et Vade, dont on ne sait pas exactement la situation ; et pour s'assurer la possession de ces lieux, qui étaient les clefs du pays, il y plaça des corps de troupes considérables.

Civilis, avec les forces qu'il avait tirées de Germanie, se crut eu état d'attaquer en un seul jour ces quatre places à la fois. Il ne se promettait pas de réussir partout également ; mais en osant beaucoup, il espérait qu'au moins quelqu'une de ses tentatives ne serait pas infructueuse ; et comme il connaissait Cérialis pour un général hardi et peu précautionné, il ne croyait pas impossible de le surprendre, et de se rendre maître de sa personne, pendant que, sur les différons avis qu'il recevrait, il courrait de l'un à l'autre des endroits attaqués. Civilis ne força aucun des quatre postes qu'il assaillit ; il courut même risque, en voulant retenir les fuyards, d'être fait prisonnier ; mais il ne laissa pas de tuer du monde aux Romains, et il leur échappa en passant le Rhin à la nage.

La Hotte romaine, quoique mandée par Cérialis, manqua encore au besoin, et ne vint point achever la victoire. La plus grande partie de l'équipage avait été envoyée de côté et d'autre pour différents ministères, et ceux qui restaient sur les bâtiments ainsi dégarnis craignirent de s'exposer. La principale faute en était à Cérialis, qui ne savait point prendre de loin ses mesures, qui attendait que le besoin pressât pour donner des ordres dont l'exécution devenait difficile parce qu'elle n'était point préparée. Les succès nourrissaient en lui cette négligence ; et comme la fortune le secondait lors même qu'elle n'était point aidée du conseil et de la prévoyance, il se livrait à son penchant de sécurité, et ne prenait aucun soin de tenir ses troupes alertes, et de leur faire observer une bonne discipline. Par une suite de cette confiance téméraire, il s'en fallut peu qu'il ne tombât entre les mains des ennemis quelque temps après ce que je viens de raconter ; et s'il échappa la captivité, il essuya toute la honte de la surprise.

Étant allé visiter les camps de Nuys et de Bonn, que l'on rétablissait pour les légions qui devaient y passer l'hiver, il revenait par la rivière avec une escorte, mais qui ne gardait aucune forme de discipline. Cette négligence fut remarquée par les Germains, et leur fit concevoir l'espérance d'enlever un général si peu attentif. Ils choisirent une nuit noire, et, descendant le fleuve, ils vinrent subitement attaquer les Romains, qui ne s'attendaient à rien moins et se défendirent fort mal. Les ennemis s'emparèrent de plusieurs bâtiments, et en particulier du vaisseau amiral, où ils croyaient bien trouver Cérialis : mais ce voluptueux général, qui au fort de la guerre était occupé de ses plaisirs et entretenait une intrigue amoureuse avec une femme ubienne de nation, nommée Claudia Sacrata, avait couché à terre. Ils allèrent l'y chercher, et il eut bien de la peine à se sauver à demi nu. Les soldats qui étaient de garde, et qui s'étaient laissé surprendre, excusèrent leur honte aux dépens de leur général, et dirent qu'il leur avait été ordonné de garder le silence pour ne point troubler le repos de Cérialis ; et que les cris ordinaires, par lesquels ils se tenaient éveillés et s'avertissaient mutuellement, leur étant interdits, ce silence forcé les avait conduits au sommeil. Les Germains vainqueurs s'en retournèrent sur les vaisseaux qu'ils avaient pris, et ils firent don à Velléda du vaisseau amiral, qu'ils lui envoyèrent par la Lippe.

Cet avantage passager n'empêchait pas que le gros des affaires n'allât fort mal pour les Germains. Civilis tenta, pour dernière ressource, un combat naval contre les Romains à l'embouchure de la Meuse, et, n'ayant pas réussi, il se découragea entièrement, il abandonna une entreprise malheureuse et se retira au-delà du Rhin. Cérialis ravagea l'île des Bataves, et y exerça toutes sortes d'hostilités, épargnant néanmoins, suivant une ruse souvent pratiquée par les généraux, les terres de Civilis.

Cependant la saison s'avançait ; et les pluies abondantes ayant grossi le fleuve, il se déborda dans l'île et la convertit en un grand étang. Les Romains, qui n'avaient pas prévu cet inconvénient, se trouvèrent fort embarrassés. Leur flotte était loin ; ils n'avaient point de vivres ; et dans un pays plat et uni, qui n'a aucunes inégalités, aucune colline, ils étaient privés de toute ressource pour mettre leur camp à l'abri de l'inondation. Ils pouvaient périr, si les Germains les eussent attaqués en cet état, comme ils en eurent la pensée. Civilis se fit dans la suite un mérite auprès des Romains d'avoir su en détourner ses compatriotes.

Peut-être disait-il vrai ; car il songeait alors à faire sa paix. Cérialis l'y invitait par de secrets messages, lui promettant le pardon, à lui et à sa nation. En même temps, aussi habile politique que brave guerrier, Cérialis travaillait à détacher du parti des rebelles les Germains au-delà du Rhin. Il faisait représenter à Velléda qu'au lieu d'une guerre toujours malheureuse à sa patrie, il lui était aisé de s'acquérir l'amitié du peuple romain ; que, dans la situation où étaient les choses, Civilis, errant et fugitif, ne pourrait être qu'à charge à ceux qui lui donneraient asile ; que les Germain avaient assez irrité les Romains en passant le Rhin tant de fois, et qu'ils devaient craindre de lasser leur patience. Ces discours mêlés de promesses et de menaces firent leur effet sur l'esprit de Velléda ; et les Germains, susceptibles de toutes les impressions que cette prétendue prophétesse voulait leur donner, commencèrent à s'ébranler.

Les Bataves, se voyant en danger d'être abandonnés de leurs alliés, entrèrent aussitôt dans des sentiments de paix. Pourquoi, se disaient-ils les uns aux autres, porter nos maux à l'extrême ? Une seule nation peut-elle briser le joug imposé au genre humain ? Nous en souffrons moins qu'aucun autre peuple. Nos voisins paient des tributs onéreux, et on n'exige de nous que le service militaire et l'exercice de notre valeur. C'est là l'état le plus voisin de la liberté ; et s'il nous faut des maîtres, encore vaut-il mieux obéir aux empereurs romains qu'à des femmes germaines.

Ainsi pensait la multitude. Les chefs allaient plus loin, et ils s'en prenaient à Civilis, dont la rage pernicieuse, disaient-ils, avait, pour l'intérêt de sa vengeance domestique et de sa sûreté personnelle, exposé toute la nation. Pourquoi nous opiniâtrer à soutenir une guerre nécessaire à un seul, funeste pour tous ? C'en est fait de nous, si nous ne rentrons en nous-mêmes, et ne prouvons notre repentir en livrant le coupable.

Civilis, instruit et effrayé du danger, résolut de le prévenir. Il était las de lutter contre la fortune ; et l'espérance de la vie, dit Tacite, amollit souvent même les grandes âmes. Il demanda donc une entrevue à Cérialis, mais avec des précautions singulières pour sa sûreté. On rompit un pont sur une rivière, dont le nom[11], altéré dans Tacite, paraît devoir être celui d'une des branches du Rhin. Les deux chefs s'avancèrent aux deux extrémités du pont rompu qui se regardaient, et Civilis fit un discours dont nous n'avons que le commencement dans Tacite, parce que cet historien nous manque tout d'un coup. Nous y voyons que Civilis employa la fausse et misérable excuse d'avoir pris les armes pour la querelle de Vespasien, et il finit sans doute par implorer la clémence du vainqueur. La soumission de Civilis fut reçue par le général romain : et l'on doit croire que les autres chefs des rebelles suivirent l'exemple de celui qui tenait entre eux le premier rang. La paix fut rétablie dans ces contrées, et nous n'y verrons de long temps renaître aucun trouble.

L'année où se passa tout ce que je viens de raconter est aussi celle de la prise de Jérusalem par Titus, Ce serait donc ici le lieu de rendre compte de ce grand événement. Mais comme il fait un morceau presque détaché de tout le reste, et que d'ailleurs je m'imagine que le lecteur est impatient de connaître le détail du gouvernement de Vespasien, dont nous n'avons pu faire jusqu'ici qu'une très légère mention, je vais exposer de suite tout ce que l'histoire nous apprend sur ce dernier article, et je remets après la fin du règne de Vespasien à traiter la guerre des Juifs.

 

AVIS.

Jusqu'ici j'ai eu Tacite pour guide, et moyennant son secours j'ai pu distribuer les faits suivant les années ; en sorte que, si je me suis écarté quelquefois de l'ordre chronologique, ç'a été de dessein formé, et parce que la liaison des choses me paraissait préférable à l'observation exacte des temps. En perdant Tacite, je suis obligé de changer de méthode. Depuis l'endroit où il nous quitte, nous n'avons plus, à proprement parler, d'historiens de l'empire, mais de simples écrivains des vies des empereurs : et ces écrivains, plus ou moins attentes- à peindre l'esprit et les mœurs du prince dont ils traçaient le tableau, ont tous été également négligents - à fixer les dates des faits qu'ils ont racontés. Ce sera donc pour moi une nécessité de me conformer aux monuments qui nous restent, et de laisser sans date le gros des faits que j'emploierai dans mon ouvrage. Cependant, pour jeter, autant qu'il me sera possible, de la clarté dans mon récit, je placerai à la tête de chaque règne, en m'aidant de M. de Tillemont, comme un esquisse et un canevas, ou, si l'on veut, des fastes, contenant la notice des années, et les noms des consuls, avec l'indication des faits dont on cannait la date avec quelque certitude : après quoi viendra l'histoire du règne, aussi étendue et aussi détaillée que j'aurai pu la recueillir dans les minces auteurs auxquels je me trouve maintenant réduit.

 

FASTES DU RÈGNE DE VESPASIEN[12].

VESPASIANUS AUGUSTUS II. - TITUS CÆSAR.  AN R. 821. DE J.-C. 70.

Vespasien part d'Alexandrie sur un vaisseau marchand, pendant que le siège de Jérusalem dirait encore. Il vient à Rhodes, où ayant trouvé des galères à trois rangs de rames, il continue son voyage en côtoyant l'Asie mineure et visitant les villes qui se trouvaient sur sa route, reçu partout avec une joie vive et sincère. D'Ionie, il passe en Grèce, vient à Corcyre, où s'étant embarqué pour Brindes, il arrive heureusement en cette ville, et de là par terre à Rome. Il n'y était pas encore le vingt et un juin, jour auquel Helvidius Priscus posa la première pierre du Capitole.

La ville de Jérusalem est prise le sept septembre, et Titus y entre le lendemain.

Vespasien prend la qualité de censeur, qu'il garda jusqu'à la mort.

VESPASIANUS AUGUSTUS III. - COCCEIUS NERVA. AN. R. 822. DE J.-C. 71.

On croit que Nerva, collègue de Vespasien dans le consulat, est le même qui dans la suite fut empereur après Domitien.

Vespasien associe Titus, son fils, à la puissance du tribunat, et triomphe avec lui des Juifs et de Jérusalem. Il fait fermer le temple de Janus. Cette clôture est comptée pour la sixième par Orose. Vespasien bâtit un temple magnifique à la Paix.

VESPASIANUS AUGUSTUS IV. - TITUS CÆSAR II. AN R. 823. DE J.-C. 72.

Antiochus, toi de Commagène, est rendu suspect à Vespasien, comme entretenant des intelligences avec les Parthes dans le dessein de se révolter. Césennius Pétus, gouverneur de Syrie, attaque ce prince et le dépouille de ses états. La Commagène est réduite en province romaine, quoique Antiochus eût deux fils, Épiphane et Callinique, qui, aussi bien que lui, après diverses aventures, se retirèrent à Rome, et y vécurent honorablement, mais dans une condition privée. Cette époque est le dernier terme de la puissance des Séleucides, s'il est vrai, comme on le conjecture avec beaucoup de probabilité, que les rois de Commagène descendaient des anciens rois de Syrie. Voyez Histoire Romaine.

Vologèse, roi des Parthes, inquiété par les Alains, nation scythique, qui courait toute la Médie et l'Arménie, demande, en vertu de l'alliance entre les deux empires, du secours à Vespasien, et l'un de ses fils pour commandant des troupes qu'il lui enverra. Domitien sollicite vivement cet emploi. Vespasien refuse le secours demandé par Vologèse, déclarant qu'il ne veut point se mêler des affaires d'autrui.

DOMITIANUS CÆSAR II. - VALERIUS MESSALINUS. AN. R. 124. DE J.-C. 73.

Domitien avait déjà été consul une fois, mais subrogé. Le consulat qu'il exerça cette année est le seul ordinaire que son père ait voulu lui donner : encore ne le lui accorda-t-il qu'à la prière de Titus.

Vespasien, en conséquence de quelques troubles arrivés dans la Grèce, la prive de la liberté que Néron lui avait rendue, disant que les Grecs avaient désappris à être libres ; et il les assujettit de nouveau nui tributs et au gouvernement d'un magistrat romain.

Il traite de même Rhodes, Samos, et les îles voisines, dont il fait une province, sous le nom de Province des lies où des Cyclades, qui avait Rhodes pour métropole.

La Cilicie[13] rude ou montueuse, qui parait avoir fait, partie des états d'Antiochus de Commagène, est aussi réduite en province. Cependant Vespasien en accorda un petit canton, avec le titre de roi, à Alexandre, fils de Tigrane, et gendre d'Antiochus. Tigrane, père de cet Alexandre, est celui que nous avons vu quelque peu de temps roi d'Arménie sous Néron.

On peut croire que c'est en ce même temps que Vespasien mit des troupes dans la Cappadoce, et qu'il donna à cette province un consulaire pour la gouverner, au lieu d'un simple chevalier romain. Nous verrons dans la suite que Titus, dès l'an de Jésus-Christ 71, avait envoyé la douzième légion dans la Mélitène, petit pays, ou voisin ou même faisant partie de la Cappadoce.

VESPASIANUS AUGUSTUS V. - TITUS CÆSAR III. AN. R. 825. DE J.-C. 74.

Vespasien, qui avait associé Titus, son fils, à la censure, célèbre avec lui la cérémonie de la clôture du lustre, ou dénombrement des citoyens. Ce dénombrement est le dernier qui ait été fait, selon le témoignage de Censorin.

Je ne sais si l'on doit ajouter une entière foi à ce que Pline assure de la multitude d'exemples de longues vies que fournit ce même dénombrement. Dans la seule région de l'Italie qui est renfermée entre l'Apennin et le Pô il compte quatre-vingt-un hommes ou femmes au-dessus de cent ans, dont cinquante-quatre avaient cent ans accomplis, quatorze allaient jusqu'à cent dix, deux à cent vingt-cinq, quatre à cent trente, quatre à cent trente-cinq ou cent trente-sept, trois à cent quarante. J'avoue que je serais tenté de soupçonner que la plupart de ces personnes, par une inclination qu'inspire assez naturellement le grand âge, et par goût pour le merveilleux, se donnaient plus d'années qu'elles n'en avaient réellement.

VESPASIANUS AUGUSTUS VI. - TITUS CÆSAR IV. AN R. 826. DE J.-C. 75.

Dédicace du temple de la Paix.

Vespasien y plaça les vases d'or du temple de Jérusalem, et de plus un nombre prodigieux de chefs-d'œuvre des plus grands maîtres en peinture et en sculpture ; en sorte que ce seul temple réunissait toutes les merveilles qui, auparavant dispersées par tous les pays, attiraient en divers lieux la curiosité des voyageurs.

Le colosse que Néron s'était fait élever dans le vestibule du Palais d'or est consacré par Vespasien au Soleil.

Vespasien fait mesurer le circuit et l'étendue de la ville de Rome. Pline nous a laissé ces mesures. Mais il a dispute entre les savants sur les nombres que portent les éditions de cet auteur. Quelques-uns pensent qu'il s'y est glissé des fautes : d'autres en soutiennent l'exactitude. Je n'entre point dans ces discussions.

VESPASIANUS AUGUSTUS VII. - TITUS CÆSAR V. AN R. 827. DE J.-C. 76.

L'île de Chypre est affligée d'un tremblement de terre qui renverse trois villes.

VESPASIANUS AUGUSTUS VIII.  - TITUS CÆSAR VI. AN R. 828. DE J.-C. 77.

Peste si violente, que l'on comptait dans Rome jusqu'à dix mille morts par jour.

L. CEIONIUS COMMODUS. - D. NOVIUS PRISCUS. AN R. 829. DE J.-C. 78.

Il paraît assez probable que le premier des deux consuls ici nommés fut bisaïeul de L. Vérus, collègue de Marc-Aurèle.

Agricola est envoyé dans la Grande-Bretagne, où il commande pendant sept ans.

VESPASIANUS AUGUSTUS IX. - TITUS CÆSAR VII. AN R. 830. DE J.-C. 79.

Julius Sabinus et Epponine sont découverts dans leur retraite, amenés à Rome, et mis à mort.

Aliénus Cécina, qui, après avoir beaucoup contribué à mettre Vitellius sur le trône, l'avait ensuite trahi, comme je l'ai rapporté, et Marcellus, qui paraît être l'insigne et odieux délateur Eprius Marcellus dont j'ai fait mention plus d'une fois, tous deux comblés de bienfaits par Vespasien, conspirent contre lui. Titus fait poignarder Cécina. Marcellus, condamné par le sénat, se coupe la gorge avec un rasoir.

Vespasien meurt le 24 juin.

 

 

 



[1] FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des Juifs, VII, 22.

[2] Les Bétasiens habitaient une partie du pays que nous appelons aujourd'hui le Brabant. Le village de Béets, non loin de Halle en Brabant, semble retenir un vestige du nom de ces peuples.

[3] Windisch, dans la Suisse, au confluent de l'Aar et de la Reuss.

[4] Cluvier place les Suniciens entre la Ruhr et la Meuse.

[5] Des savants ont pensé que ce pont de la Meuse pouvait être le commencement et l'origine de la ville de Mæstricht.

[6] TACITE, Histoires, IV, 67-68.

[7] Rigol, village sur la Moselle, en-dessous de Trèves.

[8] Lieu devenu dans la suite fameux dans notre histoire par la victoire que Clovis y remporta sur les Allemands, en invoquant le dieu de Clothilde. Le nom moderne est Zalpick, dans le duché de Julien.

[9] QUINTILIEN, Institutions oratoires, X, 1.

[10] La détermination de ces lieux, fort incertaine parmi les géographes, m'a été fournie par M. d'Anville, que je consulte volontiers sur ces matières, et toujours avec fruit.

[11] Nabalia.

[12] Ces fastes demanderaient beaucoup de citations. Pour ne point trop charger les marges, j'aime mieux renvoyer à M. de Tillemont.

[13] Je suis la leçon de l'Épitomé d'Aurelius Victor, Tracheam Ciliciam. Cette leçon est approuvée de plusieurs savants, convient à l'histoire, et découvre la faute qui s'est glissée dans les éditions de Suétone, d'Aurelius Victor, et de la Chronique d'Eusèbe, Thraciam, Ciliciam.