HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

VESPASIEN

LIVRE PREMIER

§ I. Vespasien, prince digne de notre estime.

 

 

SER. GALBA. - T. VINIUS. AN R. 820. DE J.-C. 69.

Enfin après une longue suite de princes ou méchants ou imbéciles, nous trouvons un empereur digne de notre estime, et qui se souvient qu'il est en place pour faire le bonheur des peuples : un empereur sachant la guerre et aimant la paix, appliqué aux soins du gouvernement, laborieux, sobre, zélateur de la simplicité, respectant les lois et les mettant en vigueur, trop avide d'argent peut-être, mais en usant avec une sage économie, porté à la clémence, et ne connaissant point ces défiances ombrageuses qui amènent l'injustice et la cruauté. Nous verrons briller les traits de ces différentes vertus dans le gouvernement de Vespasien, mais seulement quand il prendra lui-même les rênes de l'empire. Il était bien éloigné de Rome lorsque son armée s'empara de cette capitale ; et Mucien, qui exerçait en son absence une autorité absolue, ne se gouvernait pas par des maximes aussi humaines et aussi équitables que son prince. D'ailleurs une puissance établie par la guerre civile ne pouvait manquer de se ressentir dans ses commencements des voies violentes qui lui avaient donné l'origine.

La mort de Vitellius[1] avait plutôt fini la guerre que ramené la paix. Les vainqueurs en armes couraient par toute la ville, poursuivant les vaincus avec une haine implacable. En quelque lieu qu'ils les rencontrassent, ils les massacraient impitoyablement. Ainsi les rues étaient pleines de carnage : les places publiques et les temples regorgeaient de sang. Bientôt la licence s'accrut. On se mit à visiter l'intérieur des maisons pour chercher ceux qui s'y cachaient : et malheur à quiconque se trouvait être grand de taille et dans la force de l'âge : il passait pour soldat des légions germaniques, et était sur le champ mis à mort. Jusque-là c'était cruauté : l'avidité du pillage s'y joignit. On pénétrait dans les réduits les plus sombres et les plus secrets, sous prétexte que des partisans de Vitellius s'y tenaient cachés. On enfonçait les portes des maisons : et si l'on trouvait de la résistance, le soldat s'en faisait raison avec l'épée. La plus vile populace prenait part au butin : les esclaves trahissaient leurs maitres riches, les amis décelaient leurs amis. Partout ou n'entendait que cris de guerre d'une part, plaintes et lamentations de l'autre ; et Rome se trouvait dans la situation d'une ville prise d'assaut : en sorte que la violence des soldats d'Othon et de ceux de Vitellius, autrefois détestée, était devenue un objet de regrets. Les chefs de l'armée victorieuse n'autorisaient point ces horribles désordres : mais au lieu qu'ils avaient eu toute la vivacité et tout le feu nécessaires pour animer la guerre civile, ils étaient incapables d'arrêter la licence de la victoire. Car dans le trouble et dans la discorde les plus méchants jouent le premier rôle : la tranquillité et la paix ne peuvent être établies que par la sagesse et la vertu des commandants. Domitien était sorti de son asile lorsqu'il n'y eut plus de danger, et avait été proclamé César. Mais un jeune prince de dix-huit ans n'était guère en état de se faire respecter, ni même de s'appliquer aux affaires. Les voluptés et la débauche faisaient toute son occupation c'était là, selon lui, le privilège du fils de l'empereur. Le soldat ne fut donc point réprimé par autorité, mais s'arrêta par satiété, par honte, lorsque la fougue fut passée et eut fait place à des sentiments plus doux.

J'ai rapporté d'avance comment les dernières étincelles de la guerre civile furent étouffées par la soumission de L. Vitellius et des cohortes qu'il commandait, par la mort du chef et l'emprisonnement des soldats. Les villes de Campanie s'étaient partagées, comme je l'ai dit, entre Vitellius et Vespasien. Pour rendre le calme au pays, on y envoya Lucilius Bassus à la tête d'un détachement de cavalerie. A la vue des troupes, la tranquillité fut rétablie dans le moment. Capoue porta la peine de son attachement pour Vitellius. On y mit la troisième légion en quartier d'hiver : et les maisons les plus illustres furent accablées de toutes sortes de disgrâces.

Pendant que Capoue était traitée avec cette rigueur, Terracine, qui pour la querelle de Vespasien avait souffert un siége et toutes les horreurs auxquelles est exposée une ville prise d'assaut, ne reçut aucune récompense. Tant, dit Tacite, on se porte plus naturellement à payer l'injure que le bienfait, parce que la reconnaissance coûte, au lieu que la vengeance devient un gain. Ce fut pourtant une consolation pour les malheureux habitants de Terracine, de voir l'esclave qui avait trahi leur ville pendu avec l'anneau d'or dont l'avait gratifié Vitellius, et qu'il portait au doigt.

A Rome le sénat fit un décret pour déférer à Vespasien tous les titres et tous les honneurs de la souveraine puissance : et ce décret fut confirmé par les suffrages du peuple assemblé. J'ai parlé ailleurs[2] du fragment qui nous reste de la loi portée en cette occasion. La ville alors changea de face. La joie avait succédé aux alarmes, et tous les citoyens se livraient aux plus heureuses espérances, qu'ils fondaient, selon Tacite, sur ce que les mouvements de guerres civiles commencés en Espagne et en Gaule, ayant ensuite passé par la Germanie et par 'Illyrie, et s'étant enfin communiqués à la Syrie et à tout l'Orient, avaient fait le tour du monde, et semblaient l'avoir expié. Un motif plus solide de bien espérer était le caractère connu de Vespasien. La confiance fut augmentée par une lettre de ce prince, écrite dans la supposition que la guerre durait encore, et où il prenait néanmoins le ton d'empereur, mais sans hauteur, sans faste, parlant de lui-même avec une dignité modeste, et promettant un gouvernement doux, sage, et conforme aux lois. On le nomma consul avec Titus, son fils aîné, pour l'année suivante : et la préture relevée de la puissance consulaire fut destinée à Domitien.

Mucien avait aussi écrit au sénat : mais sa lettre ne fut point approuvée. On blâmait la démarche en elle-même, comme trop hardie pour un particulier, qui devait savoir que le prince seul écrivait au sénat. On critiquait dans le détail divers articles de la lettre.

On trouva qu'il avait mauvaise grâce à insulter Vitellius après sa défaite. Mais surtout on était choqué de ce qu'il déclarait qu'il avait eu l'empire en sa main ; et que c'était lui qui l'avait donné à Vespasien. Au reste les remarques critiques se faisaient secrètement : tout haut on le flattait, et on lui prodiguait des louanges. On lui décerna les ornements du triomphe, sous le prétexte de cette légère expédition par laquelle il avait réprimé, comme je l'ai dit, les courses des Daces et des Sarmates en Mœsie[3]. Antonius Primus fut décoré des ornements consulaires, et Arrius Varus de ceux de la préture.

Après que l'on se fut acquitté de ce que l'on croyait dû à la maison impériale, et aux principaux chefs du parti victorieux, on pensa à la religion, et l'on ordonna le rétablissement du Capitole.

Toutes ces dispositions sur un si grand nombre d'objets furent comprises dans l'avis du premier opinant, qui passa tout d'une voix, sans autre différence si ce n'est que la plupart y donnaient leur consentement en un seul mot, au lieu que ceux qui tenaient un rang éminent, ou qui avaient de l'usage dans le métier de la flatterie, s'étendaient en discours étudiés. Helvidius Priscus, alors préteur désigné, se distingua en sens Contraire, mêlant une liberté républicaine à l'hommage qu'il rendait au prince. Aussi ce jour fut-il pour lui la première époque d'une grande gloire et de grandes inimitiés. C'était un homme singulier que Tacite a pris plaisir à peindre en beau : mais sur le tableau tracé par cet historien il faut jeter quelques ombres pour le rendre entièrement fidèle et ressemblant.

Helvidius était né à Terracine, d'un père qui avait acquis de l'honneur dans le service, et le grade de premier capitaine dais une légion. Cet officier se nommait Cluvius ; ainsi il est nécessaire que le nom d'Helvidius soit venu par adoption à son fils. Je ne trouve rien de plus probable sur ce point que la conjecture de Juste

Lipse, qui suppose qu'Helvidius Priscus, commandant de légion sous Numidius Quadratus, proconsul de Syrie, était oncle maternel de celui-ci, et l'adopta. Né avec un génie élevé, le jeune Helvidius se perfectionna par l'étude de ce qui était appelé chez les Romains hautes sciences, c'est-à-dire, d'une morale épurée et sublime, et la vue qu'il se proposait dans cette étude était, non de couvrir, comme faisaient plusieurs, d'une réputation éclatante de sagesse un loisir d'inaction, mais de fortifier son courage contre les dangers dans l'administration des affaires publiques. L'école stoïque lui plut pour cette raison, et il prit avidement des leçons qui, lui apprenaient à ne regarder comme bien que ce qui est honnête, comme mal que ce qui est honteux, et à ranger parmi les choses indifférentes la puissance, la fortune, l'illustration, et tout ce qui est hors de nous. Il se maria une première fois à une personne dont nous ignorons le nom et la famille, mais qui le rendit père d'un fils, duquel nous aurons occasion de parler dans la suite. Devenu libre, soit par la mort de sa femme, soit par un divorce, Thraséa le choisit pour son gendre, lorsqu'il n'avait encore possédé d'autre charge que la questure. Plein d'estime et de vénération pour un beau-père si vertueux, Helvidius puisa surtout-dans le commerce intime qu'il entretint avec lui le goût d'une généreuse liberté. Uniforme dans toute la conduite de sa vie, il remplit également les devoirs de citoyen, de sénateur, de mari, de gendre, d'ami : plein de mépris pour les richesses, d'une fermeté inébranlable dans le bien, supérieur aux craintes comme aux' espérances. On lui reprochait d'aimer l'éclat d'une grande renommée ; et Tacite, qui convient de ce défaut, l'excuse en observant que l'amour de la gloire est le dernier faible dont se dépouille même le sage. Ajoutons qu'il ne sut pas allier la modération avec la générosité, qu'il ne sentit pas assez la différence entre le temps où il vivait et celui de l'ancienne république, et que, par divers traits d'une liberté inconsidérée, il irrita contre lui un prince qui estimait et aimait la vertu.

Ainsi, par exemple, dans la délibération dont il s'agit, son avis fut que la république rebâtit le Capitole, et que l'on priât Vespasien d'aider l'entreprise. C'était là subordonner l'empereur à la république, et le traiter presque comme un particulier. Les plus sages ne relevèrent point cet avis, et l'oublièrent ; mais il se trouva des gens qui s'en souvinrent.

Il opina dans les mêmes principes sur un autre genre d'affaire. Ceux.qui avaient la garde du trésor public s'étant plaints qu'il était épuisé, et demandant que l'on avisât aux voies de modérer les dépenses, le consul désigné premier opinant dit qu'il pensait qu'un soin aussi important et aussi délicat devait âtre réservé à l'empereur. Helvidius voulait que le sénat y pourvût. Cette discussion fut terminée par l'opposition d'un tribun du peuple, Vulcatius Tertullinus, qui déclara qu'il ne souffrirait point que l'on prît aucune délibération sur un objet de cette conséquence, en l'absence du prince.

Helvidius avait eu peu auparavant dans la même assemblée du sénat une prise très vive avec Eprius Marcellus. Dès longtemps ils se haïssaient. Eprius avait été l'accusateur de Thraséa, dont la condamnation à mort entraîna, comme je l'ai rapporté, l'exil d'Helvidius. Ce levain d'animosité s'était aigri au retour d'Helvidius à Rome après la mort de Néron. Il prétendit alors accuser Eprius à son tour : et cette vengeance aussi juste qu'éclatante, avait opéré une division dans le sénat : car si Eprius périssait, c'était un préjugé contre un grand nombre d'autres coupables, qui avaient comme lui exercé l'odieux métier de délateur. Cette querelle fit grand bruit ; et comme les deux adversaires avaient du feu et du talent, il y eut des discours de part et d'autre prononcés dans le sénat, et ensuite donnés au public. Cependant Galba ne s'expliquant point, plusieurs des sénateurs priant Helvétius de s'adoucir, il abandonna son projet, et fut loué des uns comme modéré, Mimé des autres comme manquant de constance.

On conçoit bien qu'en cessant de poursuivre son ennemi, Helvidius ne s'était pas réconcilié avec lui. La haine réciproque était en toute occasion disposée à reparaître, et elle se manifesta au sujet de la députation que le sénat voulait envoyer à Vespasien. Helvidius demandait que les députés fussent choisis par les magistrats, après un serment préalable de faire tomber leur choix sur des sujets dignes de représenter la compagnie. Selon Eprius, qui suivait l'avis du consul désigné, ils devaient être tirés au sort, et l'intérêt personnel le rendait plus vif pour ce sentiment, parce que, s'attendant bien à n'être pas nommé par la voie des suffrages, il ne voulait pas paraître avoir été rebuté. La dispute s'échauffa, et, après quelques altercations, ils en vinrent à haranguer en forme l'un contre l'autre. Pourquoi, disait Helvidius à son adversaire, pourquoi craignez-vous le jugement du sénat ? Vous êtes riche, vous avez le talent de la parole : ce sont là de grands avantages, si le souvenir de vos crimes ne vous rendait timide et tremblant. Le sort est aveugle et ne discerne point le mérite ; mais les suffrages et l'examen du sénat mettent au creuset la conduite et la réputation de chacun. Il est utile à la république honorable pour Vespasien, qu'on lui présente d'abord ce que le sénat a de membres plus vertueux, dont les discours réglés par la sagesse préviennent avantageusement les oreilles de l'empereur. Vespasien a été ami de Thraséa et de Soranus ; et s'il n'est pas à propos de punir les accusateurs de ceux qu'il regrette avec nous, au moins ne doit-on pas affecter de les montrer dans les occasions d'éclat. Le jugement du sénat, tel que je le propose, sera comme un avertissement qui fera connaître à l'empereur les sujets digues de son estime, et ceux dont il doit se défier. Pour un prince qui veut bien gouverner il n'est point de secours plus utile que de bons amis. Eprius doit être content d'avoir porté Néron à faire périr tant d'innocents. Qu'il jouisse de l'impunité et des récompenses de ses crimes ; mais qu'il laisse Vespasien à de plus honnêtes gens que lui.

Eprius répondait qu'il n'était point l'auteur de l'avis que l'on attaquait avec tant de vivacité ; qu'il n'avait fait que suivre le consul désigné, qui lui-même se conformait à une coutume anciennement établie pour exclure la brigue, que souvent introduisent dans ces sortes de choix la flatterie pour les uns, la haine contre les autres ; qu'il ne voyait aucune raison de s'écarter des usages reçus, ni de convertir en affront pour les particuliers l'honneur que l'on rendait à l'empereur ; que les distinctions étaient futiles, lorsqu'il s'agissait d'un devoir commun à tous, et pour lequel tous suffisaient également ; que l'attention vraiment nécessaire était bien plutôt d'éviter de blesser par la fierté et l'arrogance l'esprit d'un prince qui, dans un nouvel avènement, observait tout et ne pouvait manquer d'être susceptible de et quelque inquiétude. — Pour moi, ajoutait Eprius, je me souviens de la condition des temps dans lesquels je vis, de la forme du gouvernement établie par nos pères ; j'admire l'antiquité, je me conforme à l'état présent ; je désire de bons princes, je les supporte tels qu'ils sont ; la condamnation de Thraséa ne doit pas plus être imputée au discours que je fis alors qu'au jugement du sénat. Notre ministère était un voile derrière lequel la cruauté de Néron se jouait du public : et la faveur auprès d'un tel prince n'a pas été moins orageuse pour moi, que l'exil peut avoir été triste pour d'autres. En un mot, je laisse à Helvidius la gloire d'égaler par sa con, stance et par son courage les Catons et les Brutus. Quant à moi, je fais partie de ce sénat qui a souffert la servitude ; et je conseille même à Helvidius de ne pas prétendre réformer par ses leçons un prince d gé de soixante ans, comblé d'honneurs et père de deux fils qui sont dans la force de l'orge. Si les méchants empereurs veulent une domination sans aucunes bornes, les meilleurs mêmes souhaitent que la liberté se contienne dans une juste mesure.

Quoique Eprius fut un malhonnête homme, les avis qu'il donnait à son adversaire étaient sensés, et ce stoïcien rigide eût très bien fait d'en profiter. Le sentiment qui remettait au sort le choix des députés l'emporta. Le gros des sénateurs inclinaient à conserver l'ancien usage ; et les plus illustres craignaient l'envie, s'ils étaient préférés par voie d'élection.

Une autre querelle, à laquelle ne pouvaient manquer de prendre part Helvidius et Eprius, commença à s'élever dans le sénat. Musonius Rufus, qui doit être suffisamment connu par ce qui en a été rapporté ailleurs, demanda qu'il lui fût permis de poursuivre P. Céler, ami perfide de Baréa Soranus, et coupable de faux témoignage contre celui dont il avait été le maître en philosophie. On sentit que c'était là renouveler le procès des accusateurs, et néanmoins il n'était pas possible de protéger un accusé dont la personne était vile, et le crime également manifeste et odieux. Ainsi le premier jour libre fut destiné à l'instruction de l'affaire. On regarda dans le public cet événement comme devant avoir de grandes suites. On s'occupait moins de Musonius et de Céler que d'Helvidius et d'Eprius, et de plusieurs autres fameux combattants qui allaient amener des scènes intéressantes.

Pendant qu'une fermentation universelle agitait toute la ville r, discorde parmi les sénateurs, ressentiment dans le cœur des vaincus, nulle ressource ni dans les vainqueurs qui n'étaient pas capables de se faire respecter, ni dans les lois que l'on ne connaissait plus, ni dans le prince qui était absent ; Mucien arriva, et sur-le-champ il tira tout à lui seul. Jusque-là, Antonius Primus et Arrius Varus avaient brillé. Ce dernier s'était emparé de la charge de préfet du prétoire, Primus ; sans aucun titre nouveau, jouissait de toute la puissance, et il s'en servait pour piller le palais impérial comme il avait pillé Crémone. L'arrivée de Mucien éclipsa totalement et Varus et Primus. Quoiqu'il gardât avec eux les dehors de la politesse, il ne pouvait cacher sa jalousie et sa haine. On eut bientôt démêlé ses véritables sentiments, et toute la ville se tourna de son côté : ou ne s'adressait plus qu'à Mucien ; il était le seul à qui l'on fit la cour, et lui-même il avait soin d'affecter tout ce qui pouvait frapper les yeux du public : grand faste, escorte de gens armés, gardes devant sa porte, multitude et variété de maisons et de jardins où il se transportait successivement. Il agissait et vivait en empereur ; il ne lui en manquait que le nom. Il décidait les plus importantes affaires sans attendre les ordres de Vespasien, qui, véritablement, le traitait presque d'égal, jusqu'à l'appeler son frère et le rendre dépositaire de son sceau ; afin. qu'il ordonnât en son nom tout ce qu'il jugerait convenable. Mucien abusa de ce pouvoir pour exécuter des violences, opposées sans doute aux inclinations et aux maximes du prince qu'il représentait.

C'est ainsi qu'il ordonna le meurtre de Calpurnius Galérianus, fils de C. Pison, que l'on avait voulu mettre sur le trône en place de Néron. Tout le crime de ce jeune homme était un nom illustre, les grâces brillantes.de l'âge, et les vains discours de la multitude, qui avait les yeux sur lui. Comme l'autorité du nouveau gouvernement n'était pas encore pleinement affermie, et qu'il restait dans la ville un levain de trouble et d'agitation, il se trouvait des esprits téméraires qui, dans leurs propos inconsidérés, semblaient inviter Galérianus à aspirer à la souveraine puissance. Il n'en fallut pas davantage pour déterminer Mucien à s'en défaire. Il lui donna des gardes qui l'emmenèrent hors de la ville, où sa mort aurait fait trop d'éclat ; il ordonna qu'on lui ouvrît les veines lorsqu'il en serait à quarante milles, de distance. J'ai parlé d'avance de la mort du fils de Vitellius, encore enfant, qui suivit de près celle de Galérianus.

Ainsi finit à Rome cette année d'affreuses calamités. Le consulat de Vespasien avec Titus, son fils, annonça à l'univers un plus heureux avenir, et la ville en goûta les prémices par le calme qui y fut rétabli.

VESPASIANUS AUGUSTUS II. - TITUS CÆSAR. AN R. 821. DE J.-C. 70.

Le 1er janvier, le sénat convoqué par Julius Frontinus, préteur de la ville, qui, en l'absence des consuls, était à la tête de la magistrature, décerna des éloges et des actions de grâces aux généraux, aux armées et aux rois alliés qui avaient aidé la victoire de Vespasien. On priva de la préture Tertius Julianus, dont j'ai rapporté l'aventure et la conduite ambiguë. On lui imputait d'avoir abandonné sa légion, lors-quelle passait dans le parti de Vespasien. La préture vacante fut conférée à Plotius Griphus, créature de Mucien. Peu de jours après on sut que Julianus s'était rendu auprès de l'empereur, et on le rétablit dans sa charge, sans destituer Griphus, qui se trouva, par cet arrangement, préteur surnuméraire.

Dans la même assemblée du premier janvier, Hormus, affranchi de Vespasien, fut élevé à l'état de chevalier romain ; et Frontinus abdiqua la préture pour faim place à Domitien. Le nom de ce jeune prince fut donc mis à la tête des lettres qui s'écrivaient au nom du sénat : et des ordonnances que l'on publiait dans Rome. Mais le réel du pouvoir restait à Mucien, si ce n'est qu'animé par son caractère inquiet et ambitieux, et par les discours des courtisans, Domitien hasardait souvent des actes d'autorité.

Mucien le ménageait sans le craindre ; mais il redoutait beaucoup Primus et Varus, qui étaient soutenus par la gloire de leurs exploits récents, par l'affection des soldats, et même par celle du peuple, charmé : de la modération qu'ils avaient fait paraître en ne tirant l'épée contre personne depuis la victoire. Mucien aurait bien voulu profiter d'un bruit qui attaquait la réputation de Primus du côté de la fidélité. On disait que ce général avait fait des propositions à Crassus Scribonianus, frère de Pison, adopté par Galba, et qu'il lui avait montré l'empire en perspective en lui offrant son secours et celai de ses amis ; mais que Crassus, peu disposé à se laisser gagner même par des espérances fondées, avait refusé de se prêter à une intrigue d'un succès très incertain. Il n'éclata donc rien dam le public de cette négociation, soit vraie, soit fausse, et Mucien se rabattit à tendre un piège à la vanité de Primus.

Il le combla d'éloges dans le sénat, et il lui fit de magnifiques promesses dans le particulier, lui présentant pour point de vue le gouvernement de l'Espagne citérieure, que Cluvius, mandé, comme je l'ai dit, par Vitellius, régissait par des lieutenants depuis plusieurs mois, et où il ne devait pas retourner. E mime temps il donna des charges de tribuns, de préfets, à plusieurs amis de Prunus. Lorsqu'il vit que cet esprit léger se laissait flatter par des espérances trompeuses, il travailla à l'affaiblir, en éloignant la septième légion, qui était toute de feu pour lui, et la renvoyant dans ses quartiers d'hiver. La troisième, qui avait an grand attachement pour Varus, fut pareillement renvoyée en Syrie. La guerre de Civilis fut une raison de faire partir pour la Germanie la sixième et la huitième légions. C'est ainsi que cette ville, déchargée de cette multitude de soldats qui y entretenaient le trouble, recouvra sa forme et sa tranquillité ordinaires ; les lois et les magistrats reprirent leur autorité.

Le jour que Domitien entra dans le sénat, il fit une courte harangue sur l'absence de son père et de son frère, parlant convenablement de lui-même et de sa jeunesse. Son discours était relevé par les grâces extérieures : et comme on ne le connaissait pas encore, la rougeur qui lui montait aisément au visage passait pour une marque de modestie.

Il proposa de rétablir les honneurs de Galba, et Cumins Montanus, dont j'ai rapporté l'exil sous Néron, demanda que l'on joignît Pison à son père adoptif Le sénat ordonna par un décret que l'on honorât la mémoire de l'un et de l'autre : mais l'article qui regardait Pison n'eut point d'exécution.

On érigea ensuite une commission composée de sénateurs tirés au sort, que l'on chargea de plusieurs pour quatre soins importants, savoir de faire restituer aux propriétaires ce qui leur avait été injustement enlevé par la violence des guerres civiles ; de rétablir les monuments des anciennes lois, gravées autrefois sur des tables de bronze, qui avaient péri dans l'incendie du Capitole ; de décharger les fastes d'un grand nombre de fêtes que l'adulation des temps précédents y avaient introduites : enfin de chercher les moyens de diminuer les dépenses de l'État. L'établissement de cette commission respire la sagesse et les meilleures intentions pour le bien public ; mais comme nous avons perdu la plus grande partie de ce que Tacite avait écrit sur le règne de Vespasien, nous ne pouvons pas dire quels furent les fruits du travail des commissaires, si ce n'est par rapport à un seul des quatre objets qui leur étaient proposés. Suétone[4] nous apprend que Vespasien rétablit trois mille anciens monuments, lois, sénatus-consultes, traités avec les rois et les peuples, et autres actes d'une pareille importance. Il les fit graver sur des plaques de bronze qui furent attachées aux murs du Capitole après sa reconstruction. Pour ce qui regarde la modération des dépenses publiques, il est à croire que Mucien fit ressouvenir les commissaires que cet article avait été proposé, et réservé à l'empereur : et en général il parait, par l'expression de Suétone, que l'autorité du prince intervint dans l'exécution de ce qui avait été ordonné d'une façon un peu républicaine par le sénat.

L'affaire entre Musonius Rufus et P. Céler fut terminée dans la même séance, dont je rapporte actuellement la délibération. Le faux philosophe subit la condamnation qu'il méritait, ayant fait preuve d'une lâcheté égale à la noirceur de son âme : car dans le danger il ne montra ni courage, ni présence d'esprit ; à peine put-il ouvrir la bouche. Autant que Musonius acquit de gloire en poursuivant la vengeance d'un homme aussi respecté que Soranus, autant Démétrios le Cynique, qui parla pour l'accusé, s'attira-t-il de blâme par son zèle déplacé à la défense d'une si mauvaise cause. On jugea que la vanité et l'intérêt mal entendu de l'honneur de la philosophie avaient bien plus de pouvoir sur son esprit que l'amour de la vérité et de la justice.

La condamnation de Céler donna lieu au sénat de penser que le temps était venu de satisfaire sa juste indignation contre les accusateurs ; et Junius Mauricus demanda communication des registres du palais impérial, afin que l'on pût reconnaître les délateurs secrets. Domitien répondit qu'il fallait consulter l'empereur sur une telle proposition. Alors le sénat imagina un autre expédient pour parvenir, s'il était possible, au même but : ce fut d'obliger tous les membres de la compagnie à prêter dans le moment même un serment solennel par lequel chacun prenait les dieux à témoin qu'il n'avait rien fait qui pût causer la ruine de personne, et ne s'était jamais proposé d'acquérir des récompenses et des dignités aux dépens de la fortune et de la vie de ses concitoyens. Ceux qui se sentaient coupables se trouvèrent bien embarrassés, et lorsque leur tour de jurer arrivait, ils usaient de différents détours ; et pour accommoder leur conscience avec leur intérêt, ils changeaient quelques termes dans la formule du serment.

Le sénat ne fut point la dupe de ces parjures déguisés. Tacite nomma trois délateurs, sur lesquels on tomba avec tant de vivacité, que cette sage compagnie parut même oublier la décence qui lui convenait. Les sénateurs montraient le poing au plus odieux des trois, et ils ne cessèrent de le menacer jusqu'à ce qu'il fût sorti de l'assemblée.

On attaqua ensuite Pactius Africanus, à qui l'on attribuait la mort des frères Scribonius, dont j'ai parlé sur la fin du règne de Néron. Celui-ci, n'osant avouer, et ne pouvant pas nier, eut recours à la récrimination : et comme il était surtout fatigué par les interrogations pressantes de Vibius Crispus, il retourna contre lui le reproche, et, mêlant sa cause avec celle d'un sénateur puissant, il évita la punition de ses crimes.

Mais nul ne donna lieu à une 'scène plus animée qu'Aquilius Regulus, si fameux dans les lettres de Pline, où il est qualifié le plus méchant et le plus effronté des mortels[5]. Jeune encore, il s'était signalé par la ruine de la maison des Crassus, ainsi que je l'ai rapporté ailleurs, et par celle d'Orphitus, sur laquelle nous n'avons pas d'autres lumières. Il s'était porté à ce 'cruel ministère ; non, comme il était arrivé à quelques-uns, pour éviter un péril qui le menaçât, mais par pure méchanceté, et pour améliorer sa fortune. Sulpicia, veuve de Crassus, et mère de quatre enfants, était disposée à demander vengeance, si on voulait l'écouter. Dans une position si critique, Vipstanus Messala, frère de Regulus, jeune homme qui n'avait pas encore l'âge requis pour entrer au sénat, se fit beaucoup d'honneur. Ne pouvant disconvenir des faits, il employait les prières, il unisse ses intérêts à ceux de l'accusé, et, par un discours où brillaient tout ensemble l'esprit et le sentiment, il ébranla une partie du sénat.

Curtius Montanus renversa par une invective infiniment véhémente tout ce que les douces et tendres insinuations de Messala avaient pu opérer. Il alla jusqu'à imputer à Regulus d'avoir, après la mort de Galba, donné de l'argent au meurtrier de Pison, haïssait parce qu'il l'avait fait exiler, et de s'être porté à cet excès incroyable de déchirer avec les dents la tête de ce jeune et infortuné César. Au moins cette lâche cruauté, ajoutait-il, ne t'a pas été ordonnée par Néron, et ne t'était pas nécessaire pour sauver ta fortune ou ta vie. Pardonnons à la bonne heure à ceux qui ont mieux aimé faire périr les autres que de se mettre eux-mêmes en danger. Mais pour toi, les circonstances où tu te trouvais te promettaient sûreté : un père exilé, ses biens partagés entre des créanciers, un âge encore trop peu avancé pour aspirer aux charges, rien autour de toi qui pût irriter la cupidité de Néron, rien qui pût lui donner de la crainte. Tu n'as eu d'autre motif t que la soif du sang et l'avidité des récompenses pour signaler par le meurtre d'un aussi illustre personnage que Crassus les prémices d'un talent qui ne s'était encore fait connaître par la défense d'aucun citoyen. Encouragé par les dépouilles- dont t'avait enrichi le malheur public, décoré des ornements consulaires, amorcé par un salaire de sept millions de sesterces, brillant d'un sacerdoce si indignement acquis, tu n'as plus mis de bornes à tes fureurs : tu enveloppais dans une ruine commune des enfants innocents, des vieillards respectables, des dames du premier rang : tu accusais Néron de timidité et de lenteur, et tu lui reprochais de se donner une fatigue inutile à lui-même et aux délateurs en attaquant chaque maison l'une après l'autre, au lieu de détruire par un seul ordre de sa main le sénat entier. Retenez, messieurs, parmi vous, conservez avec soin un homme de si bon conseil et si expéditif, afin que tous les âges aient leur exemple de méchanceté, et que, de même que nos vieillards imitaient Eprius et Vibius Crispus, notre jeunesse prenne Regulus pour modèle. Le vice, même malheureux, trouve des imitateurs : que sera-ce, s'il est en honneur et en crédit ? Et celui qui nous fait trembler n'ayant encore géré que la questure, oserons-nous le regarder en face lorsqu'il aura passé par la préture et le consulat ? Pensons-nous que Néron soit le dernier des tyrans ? Ceux qui survécurent à Tibère et à Caligula avaient eu la même idée. Et cependant il s'en est élevé un plus odieux et plus cruel encore. Nous n'avons rien à craindre de Vespasien : son âge, la modération de son caractère, nous sont de sûrs garants de notre bonheur. Mais les bons princes laissent des exemples souvent peu suivis. Nous sommes affaiblis, messieurs : nous ne sommes plus ce sénat qui après la mort de Néron demandait que les délateurs fussent punis du dernier supplice. Le premier jour qui suit la mort d'un mauvais prince est le plus beau de tous les jours. Ce discours est une vraie prédiction des maux que Regulus devait faire sous Domitien : et Tacite, qui en avait été témoin, prophétisait à coup sûr.

Montanus fut écouté avec un tel applaudissement, qu'Helvidius espéra réussir à ruiner Eprius. Il prit donc la parole, et, commençant par louer beaucoup Cluvius Rufus, qui, non moins distingué qu'Eprius par ses richesses et par son éloquence, n'avait cherché à nuire à personne sous Néron, il tournait un si bel exemple contre l'accusateur de Thraséa. Le feu de son indignation se communiqua à tous les sénateurs, en sorte qu'Eprius feignit de vouloir se retirer. Nous nous en allons, dit-il à Helvidius, et nous vous laissons votre sénat : régnez ici en la présence du fils de l'empereur. Vibius Crispus le suivait : tous deux fort irrités, mais avec de la différence dans les airs de visage. Eprius lançait des regards menaçants : Crispus cachait son ressentiment sous un ris forcé. Leurs amis accoururent, et les empêchèrent de sortir. La querelle se ranima : d'un côté le nombre et la justice ; de l'autre le crédit et la richesse. Tout le jour se passa en disputes très vives sans rien conclure.

Dans l'assemblée du sénat qui suivit, Domitien ouvrit la séance par un discours où il exhorta les sénateurs en peu de mots à oublier les anciennes haines, et à excuser la fâcheuse nécessité des temps précédents. Mucien s'étendit davantage, et il plaida ouvertement et longtemps la cause des accusateurs. Il désigna même Helvidius sans le nommer donnant d'un ton de douceur quelques avis déguisés en prières à ceux qui, après avoir tenté, puis abandonné une action, y revenaient encore, et voulaient la faire revivre. Le sénat, voyant que la liberté, dont il avait commencé à faire usage, ne réussissait pas, y renonça.

Mucien voulut néanmoins donner quelque apparence de satisfaction aux sénateurs, et il renvoya en exil deux misérables qui y avaient été condamnés sous Néron, et en étaient sortis depuis sa mort : Octavius Sagitta, coupable du meurtre d'une femme qu'il avait aimée, et Antistius Sosianus, auteur des vers diffamatoires, et ensuite délateur d'Antéius et d'Ostorius Scapula. Mais le sénat tic prit point le change. Sosianus et Sagitta étaient des hommes à qui personne ne prenait intérêt, et leur retour à Rome eût été sans conséquence ; au lieu que l'on craignait la puissance, les richesses et le caractère malfaisant des accusateurs que Mucien prenait sous sa protection.

Vespasien, plus équitable et plus doux, ne jugea pourtant pas à propos de punir les délateurs ; mais il envoya quelque temps après d'Alexandrie à Rome une ordonnance par laquelle il abolissait l'action de lèse-majesté, cassait toutes les procédures faites sous Néron sur cet odieux prétexte, et conséquemment rétablissait la mémoire de ceux qui avaient été mis à mort, et délivrait les vivants de toutes les peines prononcées contre eux.

Mucien adoucit un peu l'indignation publique, en laissant le sénat user de son autorité pour venger, suivant l'ancien usage, un de ses membres, qui se plaignait d'avoir été insulté et outragé par les Siennois. Les coupables furent cités et punis : et le sénat rendit un décret pour réprimander le peuple de Sienne, et l'avertir de se comporter dans la suite avec plus de modestie.

Les alliés de l'empire furent aussi consolés par le jugement prononcé contre Antonius Flamma, proconsul de Crète et de Cyrène, qui, accusé et convaincu de concussion, fut condamné à réparer les torts qu'il avait faits aux peuples de son gouvernement, et de plus envoyé en exil à cause de sa cruauté.

Dans ce même temps il y eut parmi les troupes un mouvement considérable, qui dégénéra presque en sédition. Les prétoriens cassés par Vitellius, qui avaient repris les armes pour Vespasien, demandaient à rentrer dans leur corps. Ce service honorable et avantageux avait aussi été promis à un grand nombre de légionnaires. Enfin les prétoriens de Vitellius prétendaient conserver leur état, et il fallait se résoudre à répandre beaucoup de sang si l'on entreprenait de les en priver. Cependant la multitude des contondants excédait le nombre prescrit pour les cohortes prétoriennes.

Mucien, déterminé à faire un choix, vint au camp : et d'abord il rangea en bon ordre les vainqueurs distribués par compagnies avec leurs armes et leurs enseignes. Ensuite furent amenés les prétoriens de Vitellius presque nus, les uns tirés des prisons où on les avait jetés après qu'ils s'étaient rendus avec le frère de cet empereur, les autres ramassés des différents quartiers de la ville et des bourgades voisines. On doit se souvenir que Vitellius, ayant cassé les anciens prétoriens, trop attachés à Othon, les avait remplacés par des soldats pris dans les légions auxquelles il était redevable de l'empire, c'est-à-dire, pour la plus grande partie, dans les légions germaniques, quelques-uns dans celles de la Grande-Bretagne, ou dans d'autres années affectionnées au parti. En conséquence Mucien ordonna, qu'on les partageât selon la différence des corps d'où ils avaient été tirés. Cet ordre excita un tumulte affreux. Ils avaient été tout d'un coup effrayés lorsqu'ils s'étaient vus vis-à-vis de troupes brillantes et bien années, étant eux-mêmes sans armes, et dans un équipage déplorable, enfermés de toutes parts. Mais au moment que, pour exécuter l'ordre de Mucien, on commença à les séparer les uns des autres, et à les distribuer en divers pelotons, leur crainte redoubla, et ceux de Germanie suri tout s'imaginèrent qu'on les destinait à la mort. Frappés de cette idée funeste, ils se jetaient, au cou de leurs camarades, ils les tenaient étroitement embrassés, ils leur demandaient, le baiser comme les voyant pour la dernière fois, ils les priaient de ne pas souffrir que ceux qui étaient dans une même, cause éprouvassent un sort différent. Tantôt ils s'adressaient, à Mucien, tantôt ils imploraient l'empereur absent : ils appelaient le ciel et tous les dieux à leur secours. Mucien, alarmé de ces gémissements lamentables, auxquels les troupes du parti vainqueur commençaient à s'intéresser par des cris d'indignation, prit soin, de rassurer les esprits troublés, en leur protestant qu'il les regardait tous comme unis par un même serment, comme soldats du même empereur. Ainsi se passa cette journée.

Peu de jours après, Domitien les rassembla pour leur faire des propositions : et c'est peut être alors qu'il leur distribua la largesse dont parle Dion, de vingt-cinq deniers[6] par tête. Ils avaient eu le temps de revenir de leur frayeur, et ils l'écoutèrent avec fermeté. Ils refusent les terres qu'on leur offrait, et demandent à continuer de servir dans les gardes prétoriennes. C'étaient des prières, t mais que l'on ne pouvait rejeter. On leur accorda donc leur demande. Dans la suite on en congédia plusieurs, à qui l'on persuada que leur âge et le nombre de leurs années de service exigeaient du repos. On en cassa d'autres pour cause de contravention à la discipline. Ainsi le gouvernement en vint au point qu'il s'était proposé, en attaquant par parcelles une multitude dont le concert était formidable.

Il fut délibéré dans le sénat que la république emprunterait soixante millions de sesterces (sept millions cinq cent mille livres). Ce décret n'eut point d'exécution, soit que le besoin ne fût pas réel, et eût été prétexté par quelque vue de politique cachée, soit que l'on eût trouvé d'autres ressources.

Domitien abrogea, par une loi portée devant le peuple, les consulats que Vitellius avait donnés : vestige remarquable des formes anciennes.

On rendit de grands honneurs à la mémoire de Flavius Sabinus, dont j'ai rapporté la mort cruelle et ignominieuse, et on lui célébra de magnifiques funérailles exemple singulier de la variété des choses humaines.

Vers ce même temps L. Pison, proconsul d'Afrique, devint la victime des ombrages de Mucien. Il est pour tant difficile d'assurer que Pison fût absolument innocent. Mais il n'était point turbulent par caractère, et il se trouva dans une position plus malheureuse que criminelle. L'Afrique, dont il avait le gouvernement, était de longue main, comme je l'ai remarqué ailleurs, mal disposée à l'égard de. Vespasien. De plus au commencement de l'année dont je rapporte les événements, les convois qui avaient coutume de venir de cette province à Rome manquèrent par les vents contraires : et le peuple, qui de tous les objets publics n'est sensible qu'à celui des vivres, en murmurait déjà, et s'imaginait que le proconsul retenait les vaisseaux et les empêchait de partir. Ces bruits étaient augmentés par les ennemis secrets du gouvernement actuel : et les vainqueurs eux-mêmes, possédés d'une insatiable cupidité, saisissaient avec joie l'espérance d'une nouvelle guerre, qui leur annonçait de nouvelles occasions de s'enrichir. Dans une telle circonstance, d'anciens amis de Vitellius, qui étaient venus chercher un asile en Afrique,  firent quelques tentatives auprès de Pison. Ils lui représentèrent la fidélité chancelante des Gaules, la révolte déclarée de la Germanie, ses propres dangers, tout à craindre pour lui dans la paix, et plus de sûreté dans la guerre. Il n'est pas dit si Pison prêta l'oreille à ces discours : mais Mucien résolut de le prévenir ; et sur de si faibles présomptions, il fit partir un centurion chargé de l'ordre de le tuer.

Cet ordre ne fut pas tenu si secret, qu'un colonel de cavalerie attaché à Pison n'en eût quelques lumières. Cet officier passe la mer, arrive avant le centurion, et instruit Pison de tout. Il le presse de se révolter, en lui citant l'exemple de Calpurnius Galerianus, son cousin et son gendre, qui venait d'être mis à mort. Une seule voie de salut vous est ouverte, lui dit-il : c'est de tout oser. Vous avez seulement à délibérer si vous prendrez ici sur-le-champ les armes, ou s'il vaut mieux que vous passiez en Gaule, et que vous alliez vous offrir pour chef aux armées sur le Rhin, qui tiennent encore par le cœur à Vitellius. Pison ne se laissa point ébranler par ces représentations, et il se détermina à attendre l'événement.

Cependant le centurion envoyé par Mucien entre dans le port de Carthage : et dès qu'il fut débarqué, il élève la voix, comme chargé d'apporter à Pison la nouvelle de son élévation à l'empire ; il fait des vœux pour sa prospérité, et il invite à se joindre à lui tous ceux qu'il rencontre, et qu'une proclamation si étrange èt si imprévue remplissait d'étonnement. La populace s'attroupe, t et, habituée à la flatterie, indifférente pour le vrai ou pour le faux, elle court à la place, et appelle Pison avec de grands cris d'une joie tumultueuse. Le proconsul, averti d'avance, et d'ailleurs homme qui savait se posséder, ne sortit point, ne se livra point à la faveur d'une multitude inconsidérée : mais il fit entrer le centurion, et, l'ayant interrogé, lorsqu'il eut su de lui la vérité, il le fit exécuter publiquement, moins dans l'espérance de sauver sa vie, que pour satisfaire sa juste colère Contre un meurtrier de profession qui avait déjà tué Clodius Macer en Afrique sous Galba. Il rendit ensuite une ordonnance par laquelle il improuvait sévèrement la licence que s'étaient donnée les habitants de Carthage. Du reste il se tint enfermé dans son palais, ne remplissant pas même les fonctions ordinaires de sa charge, parce qu'il voulait éviter toute occasion de trouble et de mouvement parmi le peuple.

J'ai observé ailleurs que depuis Caligula la légion que les Romains tenaient en Afrique n'obéissait plus au proconsul, mais à un lieutenant de l'empereur. Celui qui occupait alors ce poste se nommait Valérius Festus, homme ambitieux, indigent à cause des folles dépenses de sa jeunesse, et susceptible d'inquiétude dans les circonstances où se trouvaient les affaires, parce qu'il était allié de. Vitellius. Si par ces motifs il se porta à des pensées de révolte dont il s'ouvrit à Pison, ou si au contraire il résista aux tentatives par lesquelles Pison le sonda, c'est ce qui est demeuré incertain, parce que nul n'avait été admis à leurs conférences secrètes, et qu'après la mort de Pison Festus eut toute liberté de charger celui qu'il avait tué.

Quoi qu'il en soit, il n'eut pas plus têt appris l'émotion de la populace de Carthage et le supplice du centurion, qu'il envoya des cavaliers pour tuer le proconsul. Ils vinrent en diligence, et, de grand matin, avant que le jour fût bien décidé, ils entrent avec violence dans le palais de Pison, l'épée nue à la main. La plupart ne le connaissaient pas, ayant été choisis à dessein entre les naturels du pays et les Maures, parce que Festus se fiait mieux pour une pareille exécution à des étrangers qu'à des Romains. Arrivés près de la chambre, ils rencontrèrent un esclave, qu'ils sommèrent de leur faire connaître Pison, et le lieu où il était. L'esclave eut assez de générosité pour répondre qu'il était Pison, et sur-le-champ il fut égorgé. Mais en sacrifiant sa vie, il ne sauva pas celle de son maître. Car à la tête des meurtriers marchait un chef qu'il n'était pas possible de tromper, Bébius Massa, l'un des intendants de l'Afrique, qui faisait dès lors l'essai de l'horrible métier qu'il exerça cruellement sous Domitien, en se rendant l'instrument de la perte des plus honnêtes gens.

Lorsque Festus, qui était resté à Adrumète, fut informé de l'exécution de ses ordres, il courut à sa légion, et il fit mettre aux fers le préfet du camp Cétronius Pisanus, qu'il accusa de complicité avec Pison. pour avoir un prétexte de satisfaire contre lui sa haine personnelle. Il distribua aussi à plusieurs centurions et soldats des peines et des récompenses, sans aucun égard.aux mérites, mais dans le dessein de faire du bruit, et pour donner lieu de croire qu'il avait étouffé par sa vigilance une guerre naissante.

Il apaisa ensuite les discordes qui s'étaient allumées entre ceux d'Oëa[7] et de Leptis, et dans lesquelles les plus faibles, c'est-à-dire ceux d'Oëa, avaient intéressé les Garamantes. Un détachement de troupes réglées eut bientôt chassé ces barbares, qui ne savaient que piller, et rétablit la paix entre les sujets de l'empire.

Pendant que tout ceci se passait en Afrique et à Rome, Vespasien était à Alexandrie, où l'avait amené, comme je l'ai dit, le dessein d'affamer l'Italie, qui ne subsistait que par les bleds étrangers. Il n'eut pas besoin de recourir à ce moyen, qui avait en soi quelque chose d'odieux. En arrivant en Égypte, il apprit la victoire remportée par Antonius Primus à Crémone, et peu de temps après il reçut la nouvelle de la mort de Vitellius par plusieurs voies différentes. Car, quoique l'on fût dans la saison de l'hiver, il partit de Rome non seulement des courriers, mais un grand nombre de personnes de tout ordre et de tout état, qui risquèrent une navigation périlleuse, pour s'acquérir le mérite d'être des premières à annoncer au nouveau prince qu'il n'avait plus de rival, et que la capitale de l'empire reconnaissait ses lois. Son premier soin fut de ravitailler Rome soumise à son pouvoir. Par ses ordres se mirent sur-le-champ en mer les meilleurs vaisseaux qu'il y eût dans le port d'Alexandrie, chargés de bleds. Le secours vint à temps. Rome n'avait plus de vivres que pour dix jours, lorsque arrivèrent les provisions envoyées par Vespasien.

Ce prince reçut aussi à Alexandrie des ambassadeurs de Vologèse, qui venait lui offrir quarante mille hommes de cavalerie de la part du roi des Parthes. C'était une belle et glorieuse situation, que de se voir prévenu par des offres si magnifiques, et de n'en pas avoir besoin. Vespasien témoigna sa reconnaissance à Vologèse, lui notifia la paix rétablie dans l'empire romain, et l'exhorta à envoyer une ambassade au sénat.

Au milieu de tant de prospérités, la conduite de son jeune fils le chagrinait. Domitien abusait de la fortune avec une audace qui annonçait tout ce qu'il devint dans la suite. Il se livrait à la débauche la plus outrée : les adultères ne lui coûtaient rien, et il enleva à Elius Lamia Domitia, sa femme, fille de Corbulon, qu'il garda d'abord sur le pied de maîtresse, et qu'il épousa dans la suite. Ambitieux, autant que déréglé dans ses mœurs, il se serait attribué, si l'on n'y eût mis ordre, toute l'autorité. En un seul jour il distribua plus de vingt emplois de la ville et des provinces, en sorte que Vespasien lui écrivit : Je vous remercie de ce que vous ne m'avez point encore envoyé de successeur, et de ce que vous voulez bien me laisser jouir de l'empire.

Titus fit preuve à ce sujet d'un excellent naturel. Il avait accompagné Vespasien à Alexandrie ; et en prenant congé de lui pour aller, suivant ses ordres, achever la guerre contre les Juifs, il le pria de ne point ajouter une entière foi aux rapports par lesquels œ l'aigrissait contre son fils, et de réserver une oreille pour un si cher accusé. Il lui représenta que ni les années ni les flottes n'étaient d'aussi fermes appuis pour les princes que le nombre de leurs enfants ; que les amis changeaient souvent selon les temps et les circonstances ; que la passion ou les préventions les refroidissaient, les détachaient, les faisaient passer dans le parti contraire ; au lieu que le sang formait des liaisons indissolubles, surtout parmi les princes, dont les prospérités se communiquent même aux étrangers, mais dont les disgrâces sont surtout partagées par ceux qui leur appartiennent de plus près. Il ajouta qu'il était impossible que les frères vécussent en bonne intelligence, si leur père ne leur donnait le ton et l'exemple. Vespasien, charmé du bon cœur de Titus, mais sachant à quoi s'en tenir avec Domitien, se contenta de répondre à son fils aîné qu'il l'exhortait à continuer de se bien conduire et à soutenir la gloire des armes romaines ; que, pour lui, il se chargeait du soin de maintenir la paix dans l'état et dans sa famille.

Vespasien séjourna quelques mois à Alexandrie, attendant les vents réglés qui soufflent au commencement de la belle saison. Il avait encore un autre motif de ne se point hâter : il ne comptait pas que le siège de Jérusalem dût longtemps retenir Titus, son fils, et son plan était, après la prise de cette ville, de l'emmener à Rome avec lui. Pendant ce temps, il ne se fit pas beaucoup aimer des Alexandrins. Ils estimaient la magnificence, et Vespasien avait un goût décidé pour la simplicité ; ils s'étaient flattés de recevoir de lui quelque gratification, parce qu'ils l'avaient les premiers reconnu pour empereur ; et au contraire, comme il aimait l'argent, il les fatiguait par des impositions, ou nouvelles, ou levées avec une nouvelle rigueur. Les Alexandrins s'en vengèrent et cherchèrent à le piquer par des brocards : mais le ciel, si nous en croyons les écrivains du -paganisme, l'illustra par des miracles.

Deux hommes du peuple, l'un presque aveugle, l'autre affaibli d'une main dont il ne pouvait se servir, s'adressèrent à lui, comme avertis par le dieu Sérapis, qui, entre autres attributs dont le décorait la superstition égyptienne, passait pour le dieu de la médecine, que l'empereur les guérirait, l'un en appliquant sa salive sur ses yeux malades, l'autre en lui pressant la main avec son pied. Vespasien, très éloigné du faste et de la forfanterie, se moqua d'eux d'abord et rejeta bien loin de lui une pareille proposition : ensuite, ébranlé par leurs instances, encouragé par la flatterie, il les fit visiter par les médecins. Le rapport des médecins lui donna de l'espérance. Ils dirent que, dans celui qui se plaignait de ne point voir, les organes de la vision n'étaient point détruits ; que la main de l'autre avait souffert une espèce de luxation qu'une pression forte pouvait corriger. A ces observations fournies par leur art ils joignirent le langage de cour, c'est-à-dire l'adulation. Telle est peut-être, disaient-ils, la volonté des dieux, que le prince soit reconnu manifestement le ministre de leurs bienfaits envers l'humanité. Après tout, la guérison manquée sera la honte de ces misérables ; exécutée, elle tournera à la gloire de l'empereur. Vespasien se laissa enivrer par ces discours ; et ne croyant rien impossible à sa fortune, d'un air de confiance, il ordonna qu'on lui amenât les malades en présence d'une grande multitude de peuple, que l'attente de l'événement tenait en suspens ; il fit les opérations qui lui étaient prescrites, et le succès répondit : sur-le-champ le jour fut rendu à l'aveugle, et l'usage de la main à l'estropié. Tacite, pour confirmer la vérité de son récit, ajoute que du temps qu'il écrivait, c'est-à-dire sous Trajan, ceux qui avaient été témoins du fait persistaient à l'attester, quoique aucun intérêt ne pût les porter au mensonge.

Il est peut-être difficile de se refuser à ce témoignage, soutenu de celui de Suétone et de Dion. Mais nous devons soigneusement observer que les maux guéris par Vespasien n'étaient point incurables de leur nature, et que, par conséquent, il est permis de penser que leur cure n'excédait point la puissance du démon. On ne peut douter que l'établissement du christianisme, qui détruisait son empire, n'alarmât étrangement ce prince de ténèbres. Il tâchait donc d'obscurcir par des faits qui eussent quelque chose de surprenant l'éclat des vrais miracles opérés par Jésus-Christ, par les apôtres et par leurs disciples. Ici l'affectation d'employer la salive est visiblement copiée d'après la guérison miraculeuse de l'aveugle-né.

Les deux merveilles que j'ai racontées ne sont pas les seules qui aient illustré le séjour de Vespasien à Alexandrie. On en ajoute une troisième, mais qui n'est pas de la même importance, ni également autorisée. On dit que, pendant que Vespasien était dans le temple de Sérapis, pour consulter l'oracle du Dieu, en se retournant il aperçut un des premiers de l'Égypte, nommé Basilide, que la maladie retenait actuellement à plus de vingt-cinq lieues de distance. Comme le nom de Basilide vient d'un mot grec qui signifie Roi, on jugea que le Dieu, par cette apparition miraculeuse, donnait sa réponse, et assurait l'empire à Vespasien. Il est aisé de sentir combien tout cela est frivole. Je ne trouve dans ce récit qu'une merveille absurde, et sans preuve comme sans utilité.

D'Alexandrie Vespasien envoya ses ordres à Rome pour le rétablissement du Capitole, et il chargea de l'intendance de l'ouvrage L. Vestinus, simple chevalier romain, mais d'une considération qui l'égalait aux plus illustres sénateurs. Vestinus commença par assembler les aruspices, qui, après avoir consulté les entrailles des victimes, déclarèrent qu'il fallait jeter dans des marais les décombres de l'ancien temple, et rebâtir le nouveau sur l'ancien terrain, en conservant les mêmes alignements, la même distribution et le même plan, parce que les dieux n'y voulaient aucun changement. Tacite[8] raconte en détail les cérémonies qui furent observées lorsque l'on posa la première pierre ; et les lecteurs curieux de l'antiquité ne seront pas fâchés de trouver ici cette description.

Le vingt-un juin, le jour étant clair et serein, on environna dune enceinte de rubans et de couronnes tout l'espace destiné au temple. La marche s'ouvrit par une troupe de soldats que l'on avait choisis avec l'attention superstitieuse de n'admettre que ceux dont les noms étaient d'une heureuse signification : ils portaient à la main des branches d'arbres réputés heureux. Venaient ensuite les vestales, accompagnées de deux chœurs de jeunes enfants de l'un et de l'autre sexe, qui avaient tous père et mère encore vivants. Elles arrosèrent le terrain d'une aspersion d'eau pure puisée dans des ruisseaux, dans des sources, dans des rivières. Comme Vespasien et Titus, alors consuls, étaient ab-sens, aussi bien que Domitien, préteur de la ville, qui, ainsi que nous le dirons bientôt, était parti avec Mucien pour la guerre de Civilis, Helvidius Priscus, se trouvant à la tête du collège des préteurs, présida en cette qualité à la cérémonie : assisté du pontife Plautus Élianus, il offrit un sacrifice solennel, et répandit sur le gazon les entrailles des victimes, adressant une prière à Jupiter, à Junon, à Minerve, et à tous les dieux protecteurs de l'empire, pour leur demander qu'ils accordassent un heureux succès à l'entreprise commencée, et que par leur puissance divine ils élevassent et fissent parvenir à sa juste hauteur l'édifice dont la piété des hommes jetait les fondements. Après avoir prononcé cette prière, il toucha de la main les rubans attachés à l'extrémité des cordes dont on avait lié une grosse pierre. Alors les autres magistrats, les prêtres et un grand nombre de sénateurs, de chevaliers, de gens du peuple, prirent les cordes ; et pleins de joie et d'ardeur, s'efforçant à l'envi, ils tirèrent la pierre jusqu'au lieu où les ouvriers devaient la recevoir pour la placer. Chacun s'empressa de jeter dans les fondations des pièces d'or et d'argent, et de la mine de différents métaux, telle qu'on la tire de la terre, avant qu'elle ait éprouvé l'action du feu. Les aruspices, recommandèrent de ne point profaner l'édifice en y employant des matériaux qui eussent eu auparavant une autre destination. On donna plus de hauteur au bâtiment. C'est le seul changement que l'on crut n'être pas interdit par la religion, et le seul mérite qui avait manqué à la magnificence de l'ancien temple.

Ce que nous avons de Tacite ne nous fournit plus d'autres événements sur le règne de Vespasien que la fin de la guerre de Civilis et le commencement de celle des Juifs. Je vais reprendre le premier de ces deux grands faits à l'endroit où je l'ai laissé.

 

 

 



[1] TACITE, Histoires, IV, 1.

[2] J'ai supposé dans une note au tome I, Auguste, livre premier, § I, et même j'ai entrepris de prouver que la loi Royale mentionnée dans le droit était un sénatus-consulte. Mais je suis persuadé maintenant que c'était une loi proprement dite, portée dans l'assemblée du peuple. Je me suis corrigé depuis.

[3] Ici les Sarmates sont nommés seuls par Tacite. Au livre III, 46, il n'a nommé que les Daces. Je supplée un endroit par l'autre, et ces peuples sont joints ensemble dans le texte de Tacite même, liv. IV, 54.

[4] SUÉTONE, Vespasien, 8.

[5] PLINE LE JEUNE, Ep., I, 5.

[6] Douze livres dix sous. = 17 fr. 79 c. selon M. Letronne.

[7] Les trois villes Oëa, Leptis, et Sabrata, avec leurs territoires, composaient le petit pays appelé Tripolis, c'est-à-dire, le pays des trou villes. La ville de Tripoli en a tiré son nom.

[8] TACITE, Histoires, IV, 54.