HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

CLAUDE

LIVRE SECOND

§ III. Affaire de Furius Scribonianus, et de Junia, sa mère.

 

 

Les Romains, comme on a pu aisément le remarquer, étaient devenus, dans ce qui regarde les guerres contre l'étranger, bien différents de ce qu'ils avaient été autrefois. C'est encore là cependant leur bel endroit dans les temps dont j'écris l'histoire. Ils soutenaient du moins faiblement en cette partie la gloire de leurs ancêtres. Mais dans l'intérieur, dans ce qui se passait à Rome, ils avaient totalement dégénéré d'eux-mêmes. On ne voit que cruauté et tyrannie de la part de ceux qui jouissaient de l'autorité, bassesse servile dans ceux qui obéissaient. C'est à quoi l'on doit s'attendre dans ce que j'ai maintenant à raconter, en reprenant les affaires de Rome au consulat de Faustus Sylla et de Salvius Othon, dont l'un était gendre de Claude, ayant épousé Antonia après la mort violente de Pompéius Magnus, premier mari de cette princesse, et l'autre paraît avoir été le frère aîné de l'empereur Othon.

CORNELIUS SYLLA FAUSTUS. - L. SALVIUS OTHO TITIANUS. AN R. 803. DE J.-C. 52.

Sous ces consuls, Furius Scribonianus, fils de Camillus Scribonianus, qui, plusieurs années auparavant, avait tenté en Dalmatie une révolte contre Claude, fut accusé d'avoir consulté les astrologues sur la mort du prince, et en conséquence condamné à l'exil. Claude comptait lui faire grâce, et se glorifiait beaucoup de la générosité dont il usait pour la seconde fois envers l'héritier d'une famille ennemie. Furius ne jouit pas longtemps de ce prétendu bienfait ; et une mort ou naturelle, ou procurée par le poison, termina bientôt son exil et ses jours. Junia, sa mère, avait été impliquée avec lui dans la même accusation. Autrefois reléguée, comme complice des desseins de son mari, on prétendait que l'impatience de voir finir la peine qu'elle souffrait depuis plusieurs années, l'avait portée au même crime que son fils. Tacite ne nous dit point quel traitement elle éprouva. Il est probable qu'elle fut laissée dans son exil. On renouvela à ce sujet les anciennes ordonnances pour chasser de l'Italie les astrologues, et le sénat rendit contre eux un décret rigoureux et sans effet.

Un autre désordre attira l'animadversion du sénat. Par un arrêt de règlement, une peine très-sévère fut prononcée contre les femmes qui s'abandonneraient à des esclaves. C'était montrer du zèle pour les bonnes mœurs, et rien ne mérite plus de louange. Mais ce décret eut des suites qui déshonorèrent étrangement l'illustre compagnie dont il était l'ouvrage.

Claude ayant déclaré aux sénateurs que c'était Pallas, qui lui avait suggéré l'idée de réformer un abus si scandaleux, leur servile adulation se prostitua aux plus honteux excès. On déféra les ornements de la préture à Pallas : on pria l'empereur de le contraindre de porter un anneau d'or, parce que c'eût été un affront pour le sénat, dit Pline le jeune[1] avec une ironie pleine d'indignation, qu'un homme qui avait rang parmi les anciens préteurs se servît d'une bague de fer. Enfin on lui décerna une gratification, de quinze millions de sesterces[2]. Et celui qui ouvrit un avis si bas, était un sénateur dont les mœurs et la gravité sont louées dans l'histoire, Baréa Soranus, alors consul désigné, et qui périt dans la suite par la cruauté de Néron. Un Scipion ne rougit pas de dire en opinant, qu'il fallait rendre grâce à Pallas au nom de la compagnie, de ce qu'étant issu des anciens rois d'Arcadie il oubliait pour le service du public les droits d'une très-ancienne noblesse, et consentait d'être regardé comme l'un des ministres du prince.

Ce n'est pas tout encore. Pallas, affectant une prétendue modestie, que Pline traite avec raison de véritable arrogance, se contenta de l'honneur, et refusa la gratification ; et par la bouche de Claude son interprète, il protesta qu'il voulait demeurer dans son état de pauvreté. Ici la flatterie redoubla d'activité. On dressa un décret contenant toute l'histoire du fait ; et comme Pline[3] nous l'a conservé, je crois faire plaisir au lecteur de le lui mettre sous les yeux.

On y disait, que le sénat rendait grâces à César au nom de Pallas, de ce qu'il avait fait dans un discours adressé à la compagnie une mention très-honorable de son ministre, et avait fourni au sénat l'occasion de lui témoigner sa bienveillance, afin que Pallas, envers qui tous en général et chacun en particulier se reconnaissaient très-obligés, recueillît le juste fruit de sa rare fidélité et de ses travaux infatigables. On ajoutait que, comme il ne pouvait se présenter au sénat et au peuple romain de plus belle matière d'exercer leur libéralité qu'en augmentant la fortune de celui qui gardait les trésors du prince avec une intégrité et une fidélité parfaite, le sénat avait voulu lui décerner une gratification de quinze millions de sesterces ; et que plus le cœur du ministre était élevé au-dessus de la cupidité des richesses, plus il avait paru convenable de prier le père commun de forcer Pallas à déférer au vœu du sénat. Mais que le prince plein de bonté, et vraiment digne du nom de père de la patrie, ayant exigé, à la prière de Pallas, que l'on retranchât du décret l'article de la gratification des quinze millions de sesterces, le sénat déclarait qu'il s'était porté très-volontiers et pour de justes raisons à décerner cette somme à Pallas avec les autres honneurs qui étaient dus à sa fidélité et à son zèle ; et que néanmoins il s'était soumis à la volonté du prince, à laquelle il ne se croyait pas permis de résister. On terminait tout cet amas de mensonges et de flatteries par un dernier trait qui y mettait le comble. Et comme il est utile, disait-on, que la bonté du prince toujours prête à accorder les louanges et les récompenses à ceux qui s'en rendent dignes, soit connue de tous, et particulièrement de ceux qui manient ses finances, et dans l'esprit desquels la fidélité éprouvée de Pallas et son désintéressement peuvent exciter une louable émulation, le sénat ordonne que le discours prononcé par l'empereur le 29 janvier dans la compagnie, et les sénatus-consultes rendus en conséquence soient gravés sur une table de bronze, qui sera exposée en public, et attachée à la statue de Jules César.

 Ce décret fut exécuté, et l'on afficha dans Rome un sénatus-consulte par lequel un affranchi possesseur de trois cents millions[4] de sesterces était comblé d'éloges comme faisant revivre l'exemple de l'ancien amour de la pauvreté. Pallas lui-même prit soin de perpétuer une gloire si justement méritée, et il fit mettre cette épitaphe sur son tombeau[5] : Ci-gît Pallas, à qui, en récompense de sa fidélité envers ses patrons, le sénat a décerné les ornements de la préture, et une gratification de quinze millions[6] de sesterces ; et il s'est contenté de l'honneur, sans vouloir accepter l'argent.

Pline fait sur cet événement une foule de réflexions. Je me contenterai d'en extraire deux. Quel autre motif, dit-il[7], a pu engager les sénateurs à une conduite si étrange, que l'ambition et le désir de s'avancer ? Est-il donc quelqu'un assez dépourvu d'âme et de sentiments, pour vouloir, aux dépens de son honneur et de l'honneur de la république, s'avancer dans une ville, dans laquelle le privilège du plus haut rang auquel puisse aspirer un citoyen, sera d'être le premier à louer Pallas dans le sénat ?

C'était l'épitaphe de Pallas qui avait donné à Pline les premières connaissances de ce fait, et cette découverte lui avait inspiré la pensée de chercher le sénatus-consulte. Il dit donc au sujet de l'épitaphe[8] : Je n'ai jamais admiré les honneurs, qui sont plus souvent les dons de la fortune, que les preuves du mérite. Mais surtout l'inscription que je viens de lire me fait comprendre combien sont frivoles et méprisables des biens que l'on jette à la tète des derniers des hommes, que ce misérable esclave a eu l'insolence et de recevoir et de refuser, et dont il s'est fait un titre pour se citer lui-même à la postérité comme un exemple de modération. Il y avait déjà onze ans que l'on travaillait sans relâche par ordre de Claude à préparer une décharge au lac Fucin[9]. Il avait fallu pour cela percer une montagne entre ce lac et le Liris[10]. Cette année Claude crut l'ouvrage achevé : et pour y attirer le concours d'une multitude de témoins et d'admirateurs de ses magnifiques travaux, il résolut de donner sur le lac même le spectacle d'un combat naval. Auguste avait autrefois procuré un pareil divertissement au peuple dans un étang creusé à ce dessein près du Tibre ; mais il n'y avait employé que de petites barques, et en nombre médiocre. Claude arma des galères[11] à trois et à quatre rangs de rames, que montaient dix-neuf mille combattants. C'étaient tous criminels condamnés à mort : ce qui me paraît bien étonnant, à moins que l'on ne suppose que depuis plusieurs années on était occupé du soin de les rassembler de toutes les provinces de l'empire : encore faut-il croire que la plupart avaient été condamnés pour des sujets assez légers. Quelque idée que l'on se forme de la perversité de la nature humaine, il n'est pas aisé de réunir dix-neuf mille coupables des crimes contre lesquels les lois prononcent la peine de mort. Quoi qu'il en soit, on les partagea en deux escadres, sous les noms de Siciliens et de Rhodiens.

On avait bordé de barques tout le contour du lac, pour empêcher les combattants de s'écarter. Il leur restait néanmoins assez d'espace pour les manœuvres de la marine et du combat. Sur les barques étaient distribuées par compagnies les cohortes prétoriennes, qui avaient devant elles des tours garnies de catapultes et de balistes.

Les rives, les collines, et les montagnes d'alentour, qui s'élevaient en forme d'amphithéâtre, étaient couvertes d'une multitude infinie de spectateurs, accourus des villes voisines, et de Rome même, par curiosité, ou pour faire leur cour.

Claude, ayant auprès de lui Néron, présida au spectacle, revêtu d'une cotte d'armes magnifique ; et à peu de distance se plaça Agrippine, portant pareillement un habit de guerre, dont l'étoffe était tissue d'or, sans qu'il y entrât aucune autre matière[12].

Le signal du combat fut donné par un triton d'argent, qui, à l'aide d'une machine, sortit tout d'un coup du milieu du lac, et sonna de la trompette. Mais en ce moment arriva un contretemps, qui pensa troubler toute la fête. Ceux qui devaient combattre, s'adressant à Claude, lui crièrent : Nous vous saluons, grand empereur, nous vous saluons en allant à la mort[13]. Comme il leur rendit le salut par habitude, et sans réflexion, ils prirent à la lettre cette marque de bonté, se regardèrent comme ayant reçu leur grâce de la propre bouche de l'empereur, et ne voulurent plus combattre. Claude fort en colère douta s'il ne les ferait point tous périr par le fer et par le feu : enfin, il sortit de son trône, et tournant autour du lac en chancelant d'une manière indécente et risible, il vint à bout, moitié par menaces, moitié par exhortations, de les engager à faire leur devoir.

Quoique ce fussent des criminels qui combattaient forcément et par nécessité, ils se battirent néanmoins en braves gens ; et après bien du sang répandu, on les sépara, et on les dispensa d'achever de s'entretuer.

Lorsque le spectacle fut fini, on ouvrit la bondé pour laisser couler les eaux du lac ; mais alors le défaut de l'ouvrage se manifesta, et les eaux n'ayant pas assez de pente s'arrêtèrent au lieu de couler.

On entreprit d'y remédier ; on donna plus de profondeur au canal ; et pour faire un nouvel essai avec célébrité, on y attira la multitude par des combats de gladiateurs, qui furent exécutés sur des ponts dressés à cette fin. Le second essai fut encore plus malheureux que le premier. On avait élevé une salle à manger, et préparé un grand repas, précisément au-dessus de l'endroit par où les eaux devaient sortir. Lorsqu'on leur eut ouvert un libre passage, elles partirent avec impétuosité, et heurtèrent si vivement l'édifice, qu'elles en entraînèrent une partie et ébranlèrent l'autre. Il n'est point dit que personne y ait péri. Mais Claude eut une grande frayeur, et Agrippine en profita pour l'indisposer contre Narcisse, qui était à la tête de l'entreprise du canal, et qu'elle accusait d'avoir ménagé la dépense par esprit de cupidité, et pour détourner à son profit une grande partie des sommes destinées à l'ouvrage. Il pouvait bien en être quelque chose. Mais Narcisse de son côté reprochait à Agrippine avec non moins de fondement et tout autant de hardiesse, ses projets de domination et ses espérances ambitieuses.

D. JUNIUS SILANUS. - Q. HÉTERIUS ANTONINUS. AN R. 804. DE J.-C. 53.

Le premier événement que Tacite rapporte sous l'année qui eut pour consuls D. Junius et Q. Hatérius, est le mariage de Néron avec Octavie[14], qui lui était fiancée depuis longtemps. Comme il avait été adopté par Claude[15], afin qu'il ne parût pas épouser sa sœur, on prit la précaution de faire passer la princesse dans une autre famille par adoption.

Néron, beau-fils, fils adoptif et gendre de l'empereur, était par tous ces titres réunis visiblement destiné à lui succéder. Agrippine, curieuse de lui ouvrir la carrière de la réputation, et de lui donner occasion de faire briller son esprit et ses heureuses dispositions pour l'éloquence, voulut qu'il plaidât devant l'empereur pour ceux d'Ilion, qui demandaient une pleine et entière exemption de tout tribut et de toute charge publique. Il plaida cette cause en grec avec beaucoup de succès, n'étant encore que dans la seizième année de son âge. Il rappela l'ancienne tradition qui faisait Ilion métropole de Rome, et Énée premier auteur de la race romaine et de la maison des Jules. Ces fables plaisaient aux Romains, à qui elles donnaient une illustre origine ; et la considération de l'orateur qui les débitait y ajoutait un nouveau prix. Ceux d'Ilion obtinrent ce qu'ils souhaitaient, soit confirmation, soit extension des privilèges dont les Romains depuis la guerre d'Antiochus avaient pris à tâche de les favoriser.

Ce ne fut pas la seule action de cette espèce par laquelle le jeune Néron s'illustra. Il parla encore pour ceux de Bologne en Italie, dont la ville avait beaucoup souffert par un furieux incendie, et à qui il fit accorder une gratification de dix millions de sesterces[16] ; pour les Rhodiens, qui recouvrèrent par lui la liberté dont ils avaient été jugés indignes, comme je l'ai remarqué, à cause de leurs excès contre des citoyens romains ; enfin pour ceux d'Apamée, qui, en dédommagement du tort que leur avait fait un violent tremblement de terre, obtinrent une remise de tout tribut pour cinq ans.

Toutes ces causes étaient favorables, et Agrippine s'y prenait bien pour rendre aimable son fils, pendant qu'elle même continuait à s'attirer la haine publique par les injustices cruelles qu'elle commettait sous le nom de Claude. Statilius Taurus était riche, et possédait des jardins qu'enviait Agrippine. Elle lui aposta un accusateur. Tarquitius Priscus, qui avait été lieutenant de Taurus, proconsul d'Afrique, lorsqu'ils furent tous deux revenus à Rome, le poursuivit comme coupable de concussions, et surtout de superstitions magiques. Taurus vit d'où partait le coup et quel en serait l'événement, et il se donna la mort à lui-même sans attendre le jugement du sénat. Son accusateur fut néanmoins puni. Les sénateurs pénétrés d'indignation le firent chasser de leur ordre, malgré le crédit et les sollicitations d'Agrippine.

Le pouvoir des intendants de l'empereur reçut cette année un accroissement bien considérable. Ils n'avaient été établis que pour la levée des deniers impériaux, et pour l'administration des domaines que les empereurs possédaient dans les provinces. Simples chevaliers romains, ou même affranchis de l'empereur, ils n'avaient aucune juridiction, et n'étaient que des personnes privées, sans droit de commandement, sans magistrature. La juridiction appartenait aux proconsuls dans les provinces du peuple, aux propréteurs dans celles du prince.

Néanmoins comme il y avait certains départements d'une moindre conséquence, tels que la Judée, la Rhétie, les deux Mauritanies, et autres, dans lesquels les intendants se trouvaient seuls envoyés par le prince, ils se mirent en possession, dans ces petites provinces, de juger en matière civile et même criminelle : et c'est de quoi nous avons un exemple signalé dans l'arrêt de mort prononcé par Pilate contre Jésus-Christ notre sauveur. Ils imitaient le préfet d'Égypte, qui, n'étant que chevalier romain, jouissait par l'institution d'Auguste des mêmes droits que s'il eût été magistrat. Les intendants des provinces où résidait un magistrat, soit propréteur, soit proconsul, prétendirent n'être pas de pire condition que leurs confrères : et ces subalternes, dépendants uniquement de la volonté du prince, étaient soutenus dans leurs entreprises : Ce qui avait été usurpation dans l'origine devint coutume, et Claude en fit une loi, en engageant le sénat à ordonner que les jugements rendus par ses intendants auraient la même force et vertu que s'il les ait rendus lui-même.

On doit se rappeler ici quel fracas avait autrefois excité dans la république la dispute sur la judicature entre le sénat et l'ordre des chevaliers ; à combien de lois, de séditions, de guerres civiles, cette querelle avait servi de matière ou de prétexte. Ce droit si précieux, objet de tant de jalousies qui avaient mis en combustion tout l'univers, Claude le communiqua à des affranchis chargés du soin de son domaine, et il les égala aux magistrats et à lui-même.

Il proposa ensuite d'accorder l'exemption de tribut aux habitants de l'île de Cos ; et comme il se piquait d'érudition, il rapporta les antiquités de cette île, la célébrité que lui donnait l'art de la médecine, qui y avait été introduit par Esculape, et qui s'y était perpétué d'âge en âge dans sa postérité. Il cita par ordre tous les illustres médecins de cette race, parmi lesquels il n'oublia pas sans doute Hippocrate. Enfin il vint à Xénophon, son médecin, qu'il disait être de la même famille, et dont il prétendit que les prières pour sa patrie méritaient d'être écoutées. Il aurait pu, dit Tacite, faire valoir des services rendus au peuplé romain par les habitants de cette île. Mais avec sa simplicité ordinaire[17], ayant accordé cette grâce à la recommandation d'un particulier, il ne chercha aucune couleur pour donner à sa démarche un air de dignité et de décence. Nous verrons bientôt que ce médecin si considéré de Claude était bien indigne de sa confiance, et eût plutôt mérité des supplices que des faveurs.

Les députés de Byzance demandèrent au sénat quelque soulagement pour leur ville, qui succombait sous le faix des charges publiques. Claude s'intéressa pour eux ; et ils obtinrent exemption pour cinq ans.

Bientôt après entrèrent en charge les derniers consuls que Claude ait vus, Asinius et Acilius Aviola. Ce dernier était fils ou petit-fils d'un Aviola, qui périt d'une manière également triste et digne de mémoire. Après une maladie, étant regardé comme mort et par ses amis et par les médecins, il fut mis sur le bûcher. Ce n'était qu'une léthargie, et le feu le réveilla. Il cria au secours. Mais il ne fut pas possible d'aller à lui, et la flamme, qui déjà l'enveloppait, le suffoqua.

M. ASINIUS MARCELLUS. - M. ACILIUS AVIOLA. AN R. 805. DE J.-C. 54.

Les historiens ont remarqué sur la dernière année de la vie de Claude plusieurs prétendus prodiges[18], que j'omets suivant mon usage. Un événement singulier, quoique non prodigieux, c'est que tous les collèges des magistrats payèrent le tribut à la mort. On vit mourir dans l'espace de peu de mois un questeur, un édile, un tribun, un préteur et un consul.

Claude commençait à ouvrir les yeux sur les crimes d'Agrippine ; et il lui échappa de dire un jour, dans le mime à en-vin, que sa destinée était de souffrir les désordres de ses épouses, et ensuite de les punir. Agrippine remarqua bien cette parole, et elle résolut de le prévenir : mais auparavant elle voulut perdre Domitia Lépida, qu'elle regardait comme une espèce de rivale, qui lui disputait l'amitié de son fils.

Domitia était sœur de Domitius Ahénobarbus, et par conséquent tante de Néron, fille de l'aînée des deux Antonia, petite-nièce d'Auguste, cousine germaine de Germanicus, père d'Agrippine. Elle se croyait donc d'un rang égal à celui de cette princesse ; elle était à peu près de même âge ; elle ne lui cédait ni pour les richesses, ni pour la beauté. Toutes deux déréglées dans leurs mœurs, perdues de réputation, violentes et emportées, leurs vices mettaient entre elles à peu près la même rivalité, que leur fortune. Elles combattaient surtout à qui, de la mère ou de la tante, s'emparerait de l'esprit de Néron ; et Domitia pouvait aisément avoir l'avantage. Elle avait été la ressource de son neveu dans le temps de l'exil d'Agrippine ; elle l'avait reçu et entretenu dans sa maison, et depuis, elle continuait toujours de s'insinuer dans le cœur du jeune prince par toutes sortes de caresses, de flatteries, de présents : au lieu qu'Agrippine n'employait que la hauteur et les menaces, capable de donner l'empire à son fils, incapable de lui en laisser exercer les droits. Irritée par tes motifs contre Domitia, Agrippine la fit accuser de magie et de sortilège. On lui imputa encore de troubler la paix de l'Italie par les nombreuses armées d'esclaves qu'elle entretenait dans la Calabre[19] sans aucune discipline. Néron, qui jusque là avait témoigné de l'amitié pour sa tante, fit preuve de son mauvais cœur en déposant contre elle à la sollicitation de sa mère. Domitia fut condamnée à mort.

Narcisse s'y opposa de toutes ses forces, voulant, mais trop tard, empêcher l'effet des desseins d'Agrippine, alors trop avancés. La crainte de son propre danger l'avait sans doute retenu. L'accusateur de Messaline ne pouvait pas espérer de vivre sous Britannicus empereur. Mais il comprit enfin qu'il n'avait pas moins à redouter Agrippine, si Néron parvenait à régner. Entre deux périls extrêmes, il choisit de s'exposer' à celui qui était d'accord avec son devoir ; et puisque sa perte était certaine, il voulut au moins la mériter par un acte de fidélité envers son maître. J'ai accusé et convaincu, disait-il à ses confidents, Messaline et Silius. Je n'ai pas de moindres raisons d'accuser celle qui partage aujourd'hui le lit de l'empereur. C'est une marâtre, qui trouble toute la famille impériale, qui renverse l'ordre de la succession. Il serait plus honteux de me taire sur ce genre de crimes, que si j'avais laissé les désordres de Messaline impunis. Encore cette tache d'infamie se trouve-t-elle ici jointe à tout le reste. Agrippine se prostitue à Pallas, et donne hautement l'exemple de sacrifier pudeur, sentiments, honneur, à l'ambition de régner.

En même temps qu'il tenait ces discours, Narcisse embrassait Britannicus, eu faisant des vœux pour le voir promptement arriver à un âge où il pût se connaître. Il tendait les mains tantôt au ciel, tantôt vers le jeune prince : Croissez, lui disait-il, et détruisez les ennemis de votre père ; vengez même, s'il le faut, la mort de votre mère.

Narcisse déclarait donc ainsi ouvertement la guerre à Agrippine. Mais la victoire resta à l'impératrice. Elle triompha de celui qui voulait la perdre, et l'obligea de s'éloigner de la cour, sous prétexte d'aller prendre des bains d'eaux chaudes en Campanie pour la goutte dont il était tourmenté.

L'éloignement de Narcisse devint funeste à Claude. Tant que ce vigilant gardien aurait été auprès de la personne de son maitre, la vie du prince était en sûreté. Son absence laissa toute liberté à Agrippine de mettre le comble à ses crimes par l'empoisonnement de son empereur et de son époux.

Le danger pressait. Claude, qui aimait véritablement Britannicus, lui donnait souvent des marques de tendresse, qui faisaient connaître qu'il se repentait du tort qu'il lui avait fait par l'adoption de Néron. ll était charmé de le voir croître, et devenir grand pour son âge ; et quoique son fils n'eût encore que treize ans, il était résolu de lui donner incessamment la robe virile, afin, disait-il, que Rome eût enfin un vrai César. Agrippine alarmée jugea qu'elle ne devait plus différer d'exécuter le crime auquel elle était déterminée depuis longtemps, et elle profita de l'occasion d'une indisposition qui survint à l'empereur. Elle ne délibéra que sur le genre de poison qu'elle emploierait ; et le choix lui paraissait difficile. Si l'on en donnait un violent, elle craignait de se trop découvrir. Si l'on se servait d'un poison lent, la tendresse paternelle pouvait se réveiller pleinement dans le cœur de Claude pendant le cours d'une maladie qui traînerait en longueur, et le porter à rendre justice à Britannicus. Il s'agissait de trouver un poison d'une espèce singulière, qui aliénât la raison et n'amenât point une mort trop prompte. Agrippine s'adressa pour cela à la fameuse Locuste, condamnée depuis peu pour cause d'empoisonnement, et conservée longtemps comme un instrument utile de la tyrannie.

Le poison préparé par Locuste fut donné à Claude par l'un de ses eunuques, nommé Halotus, qui avait la charge de servir les plats sur la table du prince, et d'en taire l'essai. Claude était gourmand, et l'on mêla le poison dans un mets qu'il aimait beaucoup, c'est-à-dire dans des champignons. Il en mangea avidement, et l'effet suivit de près. Il fallut l'emporter de table. Cette circonstance néanmoins n'effraya pas d'abord, parce que c'était chose tout ordinaire à ce prince de se noyer tellement dans la crapule, qu'il ne pouvait plus se lever ni se soutenir, et que l'on était obligé de le porter de la table au lit. Lui-même il ne s'aperçut et ne se plaignit de rien, soit stupidité, soit ivresse, soit que le poison eût porté d'abord à la tête ; et le ventre s'étant ouvert, il parut soulagé.

Agrippine effrayée ne crut plus avoir rien à ménager, et dans un péril extrême, elle se mit au-dessus de la crainte de l'éclat et du scandale. Il y avait longtemps qu'elle avait gagné le médecin Xénophon ; et ce malheureux, sous prétexte d'aider le prince à vomir, lui enfonça dans la gorge une plume frottée du poison le plus violent, sachant, dit Tacite, que les grands crimes ne s'exécutent point sans danger, mais qu'achevés une fois, ils sont couronnés par la récompense.

Claude mourut le treize octobre, dans la soixante-quatrième année de son âge, et la quatorzième année de son règne. La cause de sa mort fut connue dans le temps. Les écrivains contemporains, au rapport de Tacite, avaient exposé tout cet horrible mystère, avec quelque diversité dans les circonstances, mais parfaitement d'accord pour le fond. Néron lui-même s'en cachait si peu, que faisant une allusion aussi cruelle qu'ingénieuse à l'apothéose de Claude, mis au rang des dieux comme nous le dirons, par ceux qui lui avaient ôté la vie, il appelait les champignons le mets des dieux.

C'est un personnage bien peu intéressant que Claude, et il ne mérite guère que l'on se donne la peine de le bien connaître. Cependant puisqu'il a tenu le rang le plus élevé parmi les hommes, n'omettons rien de ce que nous apprennent les anciens monuments touchant ce qui le regarde.

Ce qui domine dans son caractère, c'est une stupidité imbécile, dont j'ai rapporté bien des preuves. En voici encore quelques traits, qui nous sont fournis par Suétone[20]. Rien ne faisait trace chez lui : il oubliait tout. Après que Messaline eût été tuée, en se mettant à table le lendemain, il demanda pourquoi l'impératrice ne venait pas. Il lui arriva souvent de donner ordre qu'un invitât à souper avec lui, ou à son jeu, plusieurs de ceux qu'il avait condamnés la veille à mourir : il s'impatientait de leur retardement, et dépêchait courriers sur courriers pour leur reprocher leur négligence. Ces exemples d'une inconcevable abstraction produite par l'insensibilité autorisent la fiction de Sénèque, qui, supposant qu'au moment où Claude descend aux enfers il est assailli par la foule de ceux qu'il y avait envoyés avant lui, le fait s'écrier : Eh quoi ! tout ce pays-ci est rempli de mes amis ! Comment donc êtes-vous venus ici ?

Ses propos étaient remplis d'absurdité : il ne pensait ni à ce qu'il était, ni devant qui il parlait, ni quels égards exigeaient les temps, les lieux, et les personnes. Pendant qu'il se disposait à épouser Agrippine, sachant qu'on blâmait ce mariage avec sa nièce, il ne cessait de dire qu'elle était sa fille, qu'il l'avait vu naître, et qu'elle avait été élevée entre ses bras et dans son sein. Comme on traitait dans le sénat d'une affaire qui regardait les bouchers, charcutiers, et marchands de vin, tout d'un coup il s'écria, Qui peut, je vous prie, vivre sans petit salé ? et il ajouta l'éloge des anciennes tavernes, où il avait autrefois coutume de se fournir de vin. Recommandant un candidat pour la questure, il allégua, comme l'un des motifs de l'intérêt qu'il prenait à sa promotion, que le père de ce candidat lui avait donné, pendant qu'il était malade, un verre d'eau froide très à propos. Au sujet d'une femme qui parut comme témoin dans le sénat, il dit : Cette femme a été affranchie et coiffeuse de ma mère, et elle m'a toujours regardé comme son patron. Ce que je remarque, parce que j'en ai encore actuellement dans ma maison, qui oublient que je suis leur patron et qu'ils sont mes affranchis. Enfin il poussa l'ingénuité jusqu'à faire mention diverses fois de sa bêtise dans des discours adressés au sénat. Il est vrai qu'il prétendit qu'elle était feinte, et qu'il lui avait fallu recourir à cet artifice pour se dérober à la cruauté de Caïus, sans quoi, disait-il, il n'aurait pu parvenir au poste auquel les dieux le destinaient. Mais sa conduite réfutait ce vain prétexte, et faisait trop bien voir que l'imbécillité chez lui était naturelle, et non un effet de l'art.

C'était un enfant à cheveux gris. Il était gourmand dans le sens le plus exact de ce terme. Un jour qu'il tenait audience et jugeait dans la place d'Auguste, ayant senti l'odeur d'un repas que l'on préparait dans le temple de Mars pour les prêtres de ce dieu, il quitta le tribunal, et alla se mettre à table avec les Saliens. Il mangeait et buvait sans aucune discrétion ; et ce qui lui arriva le dernier jour de sa vie était, comme je l'ai remarqué, sa coutume ordinaire. Tous les jours il fallait l'emporter de table : on le mettait sur un lit, et là, pendant qu'il dormait sur le dos et la bouche ouverte, on lui insérait une plume dans le gosier pour l'aider à se décharger l'estomac. Il aimait le jeu passionnément. Il en composa un livre, et il jouait même en voiture, ayant une table de jeu dans sa chaise, ajustée de manière que le mouvement ne dérangeât rien. Il se mettait aisément en colère, et s'apaisait de même ; et il en fit sa déclaration par un placard, ou édit, comme l'appelle Suétone, qui fut affiché dans la place publique.

Qui croirait que cette âme imbécile eût été cruelle et sanguinaire ? Claude l'était comme les enfants. Cet âge est sans pitié, a dit La Fontaine ; et l'expérience le prouve. Claude, par une espèce d'instinct, que la réflexion n'avait pu corriger, parce qu'il n'avait jamais été capable d'en faire aucune, aimait à voir le sang répandu. Les supplices, les combats de gladiateurs, les hommes dévorés et déchirés par des bêtes féroces, étaient pour lui des spectacles d'amusement. Ce goût inhumain le porta à des cruautés sans nombre contre les têtes les plus illustres. Sénèque, dans la petite pièce satirique que j'ai déjà citée plus d'une fois, fait dire à Auguste, dans l'assemblée des dieux, où Claude demandait à entrer : Cet homme qui ne vous paraît pas capable de voir saigner un poulet, tuait les hommes comme les mouches[21]. On compte trente sénateurs et trois cent vingt-cinq chevaliers romains, mis à mort par ses ordres. Il n'épargnait pas les personnes qui devaient lui être les plus chères ; et parmi les victimes de sa cruauté se trouvent deux de ses nièces, sa femme, son beau-père, ses deux gendres, le beau-père et la belle-mère de sa fille. Grande preuve que la douceur est le fruit d'une raison épurée, et que la stupidité, qui passe vulgairement pour être sans malice, n'est propre qu'à faire des brutaux.

Mais les maux qu'éprouvèrent les Romains sous Claude n'étaient qu'un léger échantillon de ceux que leur fit souffrir son successeur, dont le nom est encore aujourd'hui en horreur après tant de siècles, et a mérité de paraître

Aux plus cruels tyrans la plus cruelle injure[22].

 

 

 



[1] PLINE LE JEUNE, Ép. 8, 6. Cf. TACITE, Annales, XII, 53.

[2] Dix-huit cent soixante et quinze mille livres. = 2.630.100 fr. selon M. Letronne.

[3] PLINE LE JEUNE, Ép. 8, 6.

[4] Trente sept millions cinq cent mille livres = 52.602.000 fr. selon M. Letronne.

[5] PLINE LE JEUNE, Ép. 29.

[6] 2.630.100 f. selon M. Letronne.

[7] PLINE LE JEUNE, Ép. 6, 8.

[8] PLINE LE JEUNE, Ép. 29, 7.

[9] Lac de Colano.

[10] Le Garigliano.

[11] Il y a difficulté et incertitude sur le nombre des galères. Tacite ne l'exprime point : Dion en compte cent, et Suétone seulement vingt-quatre. Je laisse de côté ses sortes de discussions épineuses. Je me contente d'observer, que si le nombre des combattants se montait à dix-neuf mille, comme le dit Tacite. vingt-quatre galères ne paraissent pas suffire.

[12] PLINE, XXXIII, 4.

[13] SUÉTONE, Claude, 13.

[14] TACITE, Annales, XII, 58.

[15] DION CASSIUS, I, 60.

[16] Douze cent cinquante mille livres = 1.948.356 f. selon M. Letronne.

[17] TACITE, Annales, XII, 61.

[18] TACITE, Annales, XII, 64.

[19] C'est le pays que nous nommons aujourd'hui la Pouille, et la Terre d'Otrante.

[20] SUÉTONE, Claude, 38-40.

[21] SÉNÈQUE, Άποκολος.

[22] RACINE, Britannicus.