HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

CLAUDE

LIVRE PREMIER

§ I. Portrait de Claude, et sa vie jusqu'à son élévation à l'empire.

 

 

Nous avons eu jusqu'ici si peu d'occasions de faire mention de Claude, quoique petit-neveu d'Auguste, neveu de Tibère et oncle de Caligula, qu'il peut presque être regardé dans cette histoire comme un personnage nouveau, qu'il est besoin de faire connaître, avant que d'entamer le récit de ce qui s'est passé sous son règne.

Claude, second fils de Drusus et d'Antonia, naquit à Lyon le premier août de l'an de Rome 742, pendant que son père faisait la guerre avec beaucoup de gloire aux Germains. On le nomma Ti. Claudius Drusus. Dans la suite au surnom de Drusus il substitua celui de Germanicus ; et lorsqu'il fut empereur, il y ajouta celui de César, quoiqu'il n'appartint à la maison des Jules ni par la naissance, ni par l'adoption. Il est connu dans l'histoire sous le nom de Claude, qui est celui de sa famille.

Durant son enfance il fut fatigué de maladies cruelles et opiniâtres, qui lui laissèrent de fâcheuses impressions et dans le corps et surtout dans l'esprit ; en sorte qu'il demeura toute sa vie dans un état de stupidité, qui le rendait incapable de tout emploi, quel qu'il pût être. Il n'avait point assez de raison pour se conduire lui-même ; et lorsqu'il fut sorti de tutelle, il fallut lui continuer encore longtemps les soins d'un gouverneur, qui le menait comme un enfant.

Une éducation douce aurait été très-nécessaire pour cet esprit faible et timide, qui au fond ne manquait pas d'intelligence. Il ne réussit point mal dans les études : il se rendit passablement habile dans les lettres grecques et latines. Il devint même auteur ; et par le conseil de Tite-Live il écrivit l'histoire de son temps, non pas avec jugement, mais d'un style qui ne manquait pas d'élégance. Dans les discours qu'il composait, étant empereur, sur les affaires qui se présentaient, la diction était pure et correcte. Si donc on eût pris à tâche de l'avertir avec douceur des fautes qu'il commettait dans les choses de la vie, on pouvait espérer de corriger en lui ce qu'il y avait de plus choquant, et l'on serait peut-être parvenu à le mettre au moins en état de se montrer. Mais il lui arriva ce qu'éprouvent presque toujours les enfants disgraciés de la nature. Il ne recevait que duretés de tout ce qui l'environnait. Sa mère, quoique d'ailleurs sage et judicieuse princesse, le traitait de monstre d'homme, d'homme manqué et simplement ébauché ; et lorsqu'elle voulait parler de quelqu'un qui péchait par défaut d'esprit, Il est plus bête, disait-elle, que mon fils Claude. Livie, son aïeule, hautaine et dure par caractère, ne lui témoignait que du mépris, ne lui adressait la parole que très-rarement ; et si elle avait quelques avis à lui donner, c'était par écrit en quatre mots, toujours aigres, et par une personne interposée. Son gouverneur était un homme grossier, qui ayant longtemps conduit des chevaux, gardait avec son élève la brutalité de sa première profession. Ainsi tout concourait à abrutir Claude de plus en plus, et à éteindre les plus légères étincelles de sens et de raison qui pouvaient lui rester.

Auguste seul, qui n'était pourtant que son grand-oncle, avait de la bonté pour lui. Nous avons une lettre de ce prince, par laquelle il marque à Livie, que, pendant qu'elle sent absente, il fera tous les jours souper Claude à sa table, afin qu'il ne demeure pas vis-à-vis de son précepteur. Dans une autre lettre adressée encore à Livie, il lui témoigne une satisfaction mêlée de surprise au sujet d'une déclamation dans laquelle Claude avait réussi.

Mais pour ce qui est de le produire, et de l'éleva aux honneurs, comme son frère Germanicus, Auguste ne put s'y résoudre, dans la crainte de l'exposer à la moquerie en le mettant en place, et de se faire par contrecoup moquer de lui-même. En effet toute la personne de Claude n'était propre qu'à attirer la risée. Il se tenait mal, il ne marchait qu'en chancelant indécemment ; la tête et les mains lui tremblaient : il avait un ris niais, la bouche écumante dès qu'il se mettait en colère, la voix sourde, la parole mal articulée. Il ne connaissait point les bienséances, il ne sentait point la valeur des termes, il ne savait rien dire ni rien faire à propos. Auguste craignait tellement son ineptie, qu'en consentant, à la prière de Livie, qu'il fit une fonction d'assez petite importance dans des jeux en l'honneur de Mars, il exigea pour condition qu'il y fût gouverné par un adjoint, de peur qu'il ne lui échappât quelque chose qui le rendît ridicule. Il le laissa donc simple chevalier romain, lui accordant pour toute décoration la dignité d'augure : et dans son testament, il ne rappela à sa succession qu'au troisième rang avec plusieurs autres qui étaient étrangers à sa famille, et il ne lui fit qu'un legs de huit cent mille sesterces[1].

Tibère son oncle tint la même conduite à son égard. Sollicité de l'élever aux honneurs, il ne voulut lui donner que les ornements consulaires : et comme Claude, peu content d'une simple parure extérieure, revenait à la charge, et demandait d'être revêtu d'une magistrature réelle, Tibère, pour toute réponse, lui envoya quarante pièces d'or[2] avec lesquelles il pût passer ses saturnales[3]. Alors Claude, ayant perdu toute espérance d'obtenir les honneurs auxquels sa naissance lui donnait droit d'aspirer, se renferma dans une vie privée, toujours caché soit dans ses jardins près de Rome, soit dans une maison de plaisance en Campanie ; et suivant son génie bas, il se lia avec les gens de la plus vile condition et des plus mauvaises mœurs, qui. le plongèrent dans la débauche. Le vin, le jeu, les femmes devinrent son unique occupation, et le rendirent encore plus méprisable qu'il ne l'était par sa stupidité.

Cependant le nom qu'il portait lui attirait des respects lorsqu'il paraissait au cirque ou au théâtre. Par deux fois les chevaliers romains le choisirent pour leur député et leur orateur auprès du sénat et des consuls. Le sénat voulut, s'il n'en eût été empêché par Tibère, lui donner entrée dans la compagnie, et rang parmi les consulaires. Enfin nous avons vu que Tibère lui-même sur la fin de sa vie, ayant détruit presque toute sa famille, eut quelque pensée de le nommer son successeur ; et, détourné de cette vue par la considération de l'imbécilité de son neveu, au moins il témoigna quelque égard pour lui dans son testament, et, en recommandant aux armées, au sénat et au peuple romain, toutes les personnes qui lui appartenaient, il fit mention expresse de Claude, et lui légua deux millions de sesterces (deux cent cinquante mille livres).

Sous Caligula, sa fortune varia beaucoup. D'abord ce jeune empereur, attentif à chercher tontes les voies de se concilier la faveur publique, fit enfin entrer son oncle dans le sénat, et le nomma consul avec lui. Un second consulat fut destiné à Claude, pour être exercé par lui après un intervalle de quatre ans. Il présida plus d'une fois aux jeux en la place de Caius ; et tous les spectateurs l'honorèrent par des acclamations, souhaitant mille prospérités à l'oncle de l'empereur, au frère de Germanicus.

Mais tout cet éclat s'évanouit bientôt, et fit place aux moqueries et aux insultes. Caïus ne se gêna pas plus longtemps à l'égard de son oncle que par rapport à tout le reste de l'empire : il fit de Claude son jouet, et se divertissait sans cesse aux dépens de ce prince imbécile. Si Claude arrivait un peu tard au souper de l'empereur, on s'arrangeait de manière qu'il ne trouvât point de place, et on lui faisait faire le tour de la salle avant que de le recevoir comme par grâce. Lorsqu'il s'endormait après le repas, ce qui lui était fort ordinaire, parce qu'il dormait peu pendant la nuit, on lui lançait des noyaux d'olives ou d'autres fruits : quelquefois les bouffons lui donnaient des férules ou le fouet pour l'éveiller ; ou bien on lui mettait des souliers aux mains, afin que lorsqu'il s'éveillerait subitement, et que par un geste naturel il voudrait se frotter les yeux, il portât ses souliers à son visage.

Il eut aussi des affaires sérieuses, et courut des dangers, sous un prince non moins cruel qu'il était outrageux.

J'ai marqué dans le livre précédent quelques traits de ce genre. Mais de plus, dès le temps de son consulat, Claude ayant été chargé du soin de mettre en place les statues de Néron et de Drusus, frères aînés de Caïus, et s'en étant acquitté avec sa négligence ordinaire, peu s'en fallut qu'il ne fût ignominieusement destitué. Dans la suite il se vit fatigué perpétuellement par des accusations qu'intentaient souvent contre lui des gens même de sa maison. Un de ses esclaves eut l'audace de le déférer comme coupable d'un crime capital. L'affaire fut instruite. Caïus voulut être son juge, et il ne l'épargna que parce qu'il le méprisait trop pour le craindre. Une action de faux fut admise en justice contre un testament, au bas duquel il avait signé comme témoin. J'ai dit quelle réception lui fit Caïus lorsque, député par le sénat, Claude vint le trouver dans les Gaules. Depuis ce temps il fut réduit par ignominie à opiner dans le sénat le dernier de tous les consulaires. C'était un tel homme, aussi méprisé que méprisable, qui devait parvenir à l'empire, afin qu'il ne manquât à l'orgueil romain aucune sorte d'humiliation.

CAÏUS AUGUSTUS IV. - CN. SENTIUS SATURNINUS. AN R. 792. DE J.-C. 41.

Élevé à la souveraine puissance par un événement dans lequel, comme nous l'avons vu, il n'avait rien mis du sien, Claude en usa d'abord avec la modération qui était dans son caractère. Il est de certains vices qui supposent de l'esprit, et Claude n'en avait pas assez pour n'être ni ambitieux ni hautain.

En recevant les titres d'honneur que le sénat lui déférait, il excepta celui de père de la patrie, qu'il prit pourtant dans la suite, mais il s'abstint toujours du prénom d'Imperator.

Il accorda une amnistie pleine et entière pour tout ce qui s'était passé pendant les deux jours de trouble et de confusion qui avaient précédé celui où le sénat se détermina enfin à le reconnaître, et il l'exécuta de bonne foi. Les principaux auteurs de la mort de Caius furent seuls punis. Du reste, il ne voulut point que l'on fit aucune recherche, ni de ceux qui avaient conspiré contre son prédécesseur, ni de ceux qui s'étaient opposés à sa propre élévation. Des hommes qu'il pouvait regarder comme des rivaux et des concurrents, parce qu'il avait été question de les faire empereurs à son préjudice, non-seulement n'eurent rien à craindre de son ressentiment, mais furent comblés de ses bienfaits.

Il traita toujours en ami Galba, qui commandait alors les légions de la basse Germanie, et que bien des personnes, sur la nouvelle de la mort de Caïus, avaient sollicité vivement de penser à l'empire. Valérius Asiaticus obtint de lui un second consulat ; et, s'il périt, ce fut par la fraude de Messaline et de Vitellius. Vinicien pouvait jouir tranquillement de son état et de la vie, s'il ne se fût rendu coupable et digne de mort en s'associant à Camillus Scribonianus pour détrôner son empereur. Claude n'avait point de fiel ; et ceux qui l'avaient insulté faible et petit, n'eurent point à le craindre empereur, s'ils ne provoquaient sa colère par de nouvelles offenses.

Il fit preuve de bon naturel en honorant la mémoire de tous les princes et princesses de sa famille, quoiqu'il n'eût pas grand lieu de s'en louer. Son serment le plus solennel et le plus sacré était par le génie d'Auguste. Il fit décerner les honneurs divins à Livie : en quoi il se rendait sans doute coupable d'impiété ; mais au moins avait-il la gloire de se montrer plus reconnaissant envers une aïeule très-dure pour lui, que ne l'avait été Tibère pour une mère à qui il devait l'empire. Claude établit des fêtes en l'honneur de son père Drusus, de sa mère Antonia, de son frère Germanicus, sans oublier Marc-Antoine son aïeul, dont la mémoire avait été flétrie par tant de décrets du sénat. Il acheva un arc de triomphe, commencé en l'honneur de Tibère, et qui était demeuré imparfait. Enfin, s'il se crut obligé de casser toutes les ordonnances et tous les actes de Caïus, il ne voulut point cependant que le jour de la mort de ce prince odieux fût mis au nombre des jours de fête, quoiqu'il le regardât conne celui de son avènement à l'empire. Il rappela aussi ses nièces exilées par leur frère, et leur rendit tous leurs biens, qui avaient été confisqués.

Il abolit l'action de lèse-majesté, si terrible sous Tibère et sous Caïus, et il rendit la liberté à tous ceux qui étaient retenus en prison sous ce prétexte tyrannique.

Il témoignait un grand respect pour le sénat, dont il voulait que l'autorité intervint dans tout ce qu'il faisait d'important. Pour les affaires urgentes, ou de moindre conséquence, il rétablit le conseil privé, institué par Auguste, et tombé en désuétude depuis la retraite de Tibère à Caprée. Comme la peur agissait puissamment sur lui, la mort violente de Caïus, et les délibérations prises par le sénat contre lui-même, avaient laissé dans son âme une si forte impression de terreur, que pendant les trente premiers jours de son empire il n'osa mettre le pied dans le sénat ; et lorsqu'il y vint après cet intervalle il se fit accompagner du préfet du prétoire et de quelques tribuns de sa garde ; mais ce ne fat qu'après en avoir demandé et obtenu la permission de la compagnie.

Plein de déférence pour les magistrats, si les consuls dans le sénat se levaient de leurs sièges pour s'approcher de lui et lui parler, il se levait pareillement et s'avançait à leur rencontre. Il se joignait aux préteurs pour juger avec eux comme simple assesseur. Dans une occasion où les tribuns du peuple vinrent le trouver sur son tribunal, il leur fit ses excuses sur ce que le lieu était trop étroit pour qu'il pût les y faire asseoir.

Dans tout ce qui touchait sa personne et sa famille, il gardait la modestie d'un particulier. Il n'établit point de jeux et de fête pour le jour de sa naissance. Bien éloigné de la folie sacrilège de Caïus, il défendit qu'on l'adorât, qu'on lui offrit des sacrifices. Il supprima les acclamations indécentes, dont l'usage s'était introduit dans le sénat, et qui convenait peu à la gravité d'une compagnie si respectable. Cette mode, fondée sur la flatterie, ne fut pas éteinte pour. toujours. Elle reprit vigueur ; et les écrivains de l'Histoire d'Auguste nous en ont conservé plusieurs exemples qui justifient le dédain que Claude en avait conçu. On lui avait déféré l'honneur de la robe triomphale toutes les fois qu'il assisterait aux jeux. Il s'en servit dans quelques occasions ; mais le plus souvent il se contentait de la robe bordée de pourpre que portaient tous les magistrats. Il ne souffrit point qu'on lui érigeât plus de trois statues, disant que c'étaient des dépenses vaines, et des embarras pour les places et pour les édifices publics.

Il avait deux filles, Antonia, qui lui était née d'Élis Pétina, et la triste Octavie, devenue célèbre seulement par ses malheurs. II maria l'aînée à Cn. Pompeius, à qui il permit de reprendre le surnom de Magnus ou Grand, que Caïus lui avait interdit. Il fiança Octavie, qui était encore presque au berceau, à L. Silanus. Ces alliances étaient convenables, selon les mœurs des Romains, qui ne connaissaient d'autre noblesse que celle de leur nation. Ce que j'observerai seulement, c'est que les cérémonies s'en firent sans aucun faste, sans appareil pompeux, sans réjouissances publiques. Les tribunaux furent ouverts à l'ordinaire, le sénat s'assembla, Claude lui-même tint séance, et jugea selon sa coutume. Ses gendres n'eurent pourtant point à se plaindre qu'il fût indifférent pour leur élévation. Ils furent traités, comme l'avaient été les jeunes princes de la maison impériale par Auguste et par Tibère, et il leur accorda le privilège de demander les charges cinq ans avant l'âge prescrit par les lois.

Claude prit à tâche de tenir en tout une conduite directement contraire à celle de Caïus, et il témoigna même hautement qu'il désapprouvait le gouvernement de ce prince furieux. Il abolit les nouveaux impôts. H brûla ces deux horribles mémoires dont j'ai parlé, intitulés l'un le poignard, l'autre l'épée, et il envoya au supplice l'affranchi Protogène, qui en avait la garde. Il se fit représenter les papiers dont Gains avait fait brûler des copies, pendant qu'il en gardait soigneusement les originaux. Ceux qui les avaient fournis, ou au contraire qui y étaient chargés de quelque accusation, furent invités à les reconnaître et à eu prendre lecture : après quoi tout fut brûlé en leur présence. J'ai dit que Claude ne voulut pas permettre au sénat de flétrir la mémoire de son prédécesseur : mais il fit enlever en une nuit toutes ses statues. Il supprima l'usage des étrennes, qui était devenu une vraie rapine sous Caïus. Ne connaissant point un vil et sordide intérêt, il défendit à quiconque aurait des parents de le faire son héritier, et il répara même les torts que plusieurs familles avaient soufferts sous ses deux derniers prédécesseurs par des testaments que suggéraient la crainte et la flatterie. Il rendit aux villes les statues de leurs dieux, que Caïus avait enlevées et transportées à Rome. En un mot haïssant avec tous les gens de bien les fureurs de ce tyran, il ne ménagea sa mémoire que dans ce qui intéressait de trop près la dignité de la maison impériale, et les droits de la souveraine puissance.

Avec une telle conduite il n'est pas étonnant que Claude se soit fait beaucoup aimer dans le commencement de son règne. Le peuple l'adorait : et durant une promenade qu'il fit à Ostie, le bruit s'étant répandu qu'il avait péri par le complot de quelques assassins, la multitude entra en fureur, et accusant les soldats de trahison, et les sénateurs de parricide, elle se portait à une sédition violente, si plusieurs personnes, montant par ordre des magistrats sur la tribune aux harangues, n'eussent assuré bien positivement que l'empereur vivait, et qu'il allait arriver.

La suite se démentit bientôt : événement très-ordinaire, et dont presque toutes les mutations de règne fournissent des exemples. Ce qu'il y eut de singulier, c'est qu'il n'était entré aucun artifice dans les procédés qui d'abord attirèrent à Claude la faveur et l'estime populaire. Il était naturellement porté à faire le bien, et nullement capable de feindre. Mais que peuvent les bonnes inclinations d'un esprit faible contre l'ascendant que prennent sur lui les méchants qui l'obsèdent ? Claude était fait pour être gouverné. Il n'avait jamais su qu'obéir à Livie son aïeule, à Antonia sa mère, et aux affranchis qui devaient le servir. Accoutumé à vivre sous la tutelle des femmes et des valets, il continua depuis qu'il fut empereur ce qu'il avait fait toute sa vie : et son règne fut le règne de Messaline, et ensuite d'Agrippine d'une part, et de l'autre de Pallas, Narcisse, Calliste, Polybe, Félix, et autres misérables affranchis.

Claude avait pour épouse, lorsqu'il parvint à l'empire, la trop fameuse Messaline, fille de Valérius Messala Barbatus son cousin germain. Il n'est personne qui ne connaisse cette princesse horriblement décriée par ses désordres affreux. Mais on n'en aura pas une idée complète, si à l'impudicité on ne joint la cruauté, qui lui fit verser le sang le plus illustre pour satisfaire ses jalousies et ses vengeances.

Les trois plus puissants affranchis de Claude furent Pallas son trésorier, Narcisse son secrétaire, et Calliste préposé au soin des requêtes que l'on voulait présenter à l'empereur. Nous aurons assez d'occasions dans la suite de faire connaître les deux premiers. Je me contenterai d'observer ici qu'ils étaient, selon le témoignage de Pline[4], plus riches que ne l'avait été Crassus ; et qu'un jour Claude se plaignant de la modicité du fisc, ou trésor impérial, on lui répondit qu'il deviendrait bien riche, si deux de ses affranchis voulaient partager avec lui leur fortune.

Calliste, qui allait de pair avec eux pour la richesse, avait été affranchi de Caïus : et dès lors il se ménageait l'affection de Claude, eu même temps qu'il entrait dans la conspiration contre son patron et son empereur. Lorsque Caïus fut tué, Calliste persuada à Claude qu'il lui avait sauvé la vie ; et qu'ayant reçu l'ordre de l'empoisonner, il en avait éludé l'exécution par d'habiles et heureux subterfuges. Ce fait, qui ne paraîtra guère vraisemblable à quiconque s'est formé une juste idée de Caïus, trouva créance dans l'esprit de Claude, et le disposa à donner sa confiance à Calliste.

On peut juger de l'insolence de cet affranchi par un trait que Sénèque rapporte comme témoin oculaire. J'ai vu, dit-il[5], l'ancien maître de Calliste demeurer debout à sa porte. Ce maître l'avait vendu comme un esclave de rebut, qu'il ne voulait point souffrir dans sa maison : et Calliste lui rendait le change en l'excluant de la sienne, pendant que d'autres étaient admis.

Claude fut l'esclave de ces esclaves orgueilleux. Ils s'étaient tellement rendus maîtres de sa personne, qu'on ne pouvait l'approcher sans leur permission. Ils donnaient les entrées en accordant le privilège de porter au doigt un anneau d'or, où fût empreinte l'image de l'empereur. Il est à croire que ceux qu'ils avaient gratifiés de cette faveur, étaient exempts de l'humiliante cérémonie à laquelle la timidité de Claude assujettissait quiconque voulait l'aborder. Tous étaient fouillés, de peur des armes qui auraient pu être cachées sous les habits. Ce ne fut que tard, et à grande peine, qu'il en dispensa les femmes et les jeunes gens de l'un et de l'autre sexe.

Les affranchis de Claude disposaient de tout dans l'empire. Ils vendaient ou distribuaient au gré de leur caprice, les honneurs, les commandements des armées, les immunités, les supplices ; et cela, sans même que leur maître en fût seulement informé. Ils révoquaient les dons qu'il avait faits, ils cassaient ses jugements, ils rendaient inutiles les provisions de charges et d'offices qu'il avait accordées, et les changeaient tout ouvertement : enfin, ils décidaient de la vie et de la mort des personnes les plus illustres, et Julie fille de Germanicus en fit la triste épreuve dès les commencements du règne de Claude son oncle.

Cette princesse, apparemment fière de sa naissance, ne fléchissait point sous Messaline, et dédaignait de lui faire la cour. D'ailleurs, elle était fort belle, et sa qualité de nièce lui donnant les entrées chez Claude, elle le voyait très-souvent et à toutes les heures. Messaline, offensée et jalouse, jura sa perte, et elle y réussit aidée des affranchis. Elle lui imputa des désordres et des adultères ; accusation bien placée dans la bouche de Messaline ! et sans que les crimes fussent prouvés, sans qu'une accusée de ce rang fût entendue dans ses défenses, elle fut d'abord exilée, et peu après mise à mort.

Sénèque se trouva impliqué dans cette affaire, et comme coupable d'adultère avec Julie, il fut relégué dans l'île de Corse. Une condamnation qui fut l'ouvrage de Messaline n'est pas une flétrissure, et toute la vie de cet homme célèbre le justifie suffisamment. Je vais en donner ici une idée jusqu'au temps dont je rends compte actuellement. Il est important de bien connaître un personnage qui dans la suite jouera un grand rôle, et qui d'ailleurs nous intéresse par ses écrits, que nous avons entre les mains.

Sénèque naquit sous l'empire d'Auguste à Cordoue en Espagne, d'une famille honorable, et où régna le goût des lettres. Son père, M. Annæus Sénéca, chevalier romain, eut dès sa jeunesse un grand désir de se transporter à Rome : mais retenu dans la province par les fureurs des guerres civiles, il ne put exécuter son dessein, que lorsque le gouvernement d'un seul eut rétabli le calme dans cette capitale de l'univers. Il y brilla par son éloquence dans le genre déclamatoire, qui était extrêmement en vogue. Nous avons de lui un recueil de fragments de déclamations des plus fameux rhéteurs qu'il avait entendus. Sa mémoire était excellente, et dans la force de l'âge elle allait jusqu'au prodige. Quoique affaiblie dans la vieillesse, il la trouva encore assez fidèle pour lui fournir et lui représenter tous ces différents morceaux, dont il fit une collection à la prière et pour l'usage de ses fils.

Il en avait trois, Novatus, notre Sénèque, et Mela ou Mella. Novatus fut adopté par Junius Gallio, dont il prit les noms. C'est le proconsul d'Achaïe Gallion, dont il est fait mention dans les Actes des Apôtres[6]. Il s'appliqua à l'éloquence, et il s'y fit quelque réputation. Mela fut père du poète Lucain. Mais Sénèque est la gloire de cette maison.

Son père cultiva avec soin les heureuses dispositions d'un beau génie, né avec toutes les qualités qui peuvent promettre un orateur, sagacité, élévation, fécondité. Il le destina à l'éloquence du barreau qui était chez les Romains la voie ouverte au mérite, pour s'élever aux honneurs. Le goût du fils le détermina à l'étude de la philosophie stoïque : et il est beau de l'entendre exposer lui-même, quelle impression faisaient sur lui les leçons de ses maîtres. Voici comme il s'en exprime dans une de ses lettres, étant déjà avancé en âge.

Lorsque j'écoutais, dit-il[7], le philosophe Attale, et ses véhémentes invectives contre les vices, contre les erreurs, contre les maux de la vie, j'avais compassion du genre humain, et j'étais épris d'admiration pour un homme qui me semblait élevé au-dessus de la condition des misérables mortels. S'il entreprenait de faire l'éloge de la pauvreté, et de montrer combien tout ce qui excède les besoins de la nature, est un poids inutile, et onéreux pour celui qui le porte, souvent il me prenait envie de sortir pauvre de son école. S'il attaquait la volupté, et louait un corps chaste, une table frugale, un cœur pur et détaché non-seulement des plaisirs illicites, mais de ceux qui ne sont que superflus, je me sentais porté à pratiquer une tempérance universelle. De ces bonnes dispositions, ajoute-t-il, j'ai conservé quelques restes, parce que je m'étais prêté à tout avec une extrême vivacité.

Il détaille ensuite ces restes, assurément estimables, de son premier zèle : renoncement pour toute sa vie aux délices de la table, et à tout mets qui n'est capable que d'inviter à manger encore ceux qui n'en ont plus de besoin : nul usage ni des parfums, ni du vin, ni des bains chauds ; un matelas dur, et qui résistait au poids du corps ; attention à substituer, dans les choses même qu'il s'était permises, la modération à l'abstinence.

Il avait d'abord outré la sévérité. Tout de feu pour les enseignements de ses maîtres, le jeune Sénèque reçut avidement, et prit pour règle la maxime singulière d'un philosophe qu'il nomme Sotion, et qui, sans être pythagoricien décidé, exhortait ses disciples à s'abstenir de tout ce qui avait eu vie. Si Pythagore a pensé juste, disait-il, et que la transmigration des âmes des hommes dans les corps des animaux soit réelle, c'est cruauté que de manger de leur chair. S'il s'est trompé, quel risque courez-vous ? Celui de la frugalité[8]. Armé de ce beau raisonnement, Sénèque pratiqua pendant un an entier l'abstinence pythagoricienne, et il assure que ce régime lui était devenu non-seulement familier, mais agréable. Il croyait trouver son esprit plus agile, plus dégagé, plus leste pour toutes ses opérations.

Ce ne fut pas lui qui s'en lassa. Son père souffrait avec peine son vif attachement pour la philosophie, qui pouvait l'écarter de la route de la fortune. Il profita du bruit que faisait alors dans la ville ce que les Romains appelaient superstitions étrangères. C'était le judaïsme, caractérisé en partie, comme l'on sait, par l'abstinence de certaines espèces de nourritures. Comme Tibère chassait alors de Rome les Juifs, ainsi que nous l'avons remarqué sur la cinquième année de son règne, Sénèque le père feignit de craindre pour son fils de fâcheuses affaires, s'il s'opiniâtrait à un régime que l'on pouvait faire passer pour superstitieux : Et je me laissai aisément persuader, dit Sénèque[9], de faire meilleure chère.

En se livrant à la philosophie, il n'avait pas négligé les exercices de l'éloquence. Ces deux études, et surtout la partie de la philosophie qui regarde les mœurs, les passions et la connaissance du cœur humain, ont toujours été jugées par les grands maîtres nécessaires à l'orateur. Sénèque s'engagea dans la plaidoirie, et il y réussit au point d'exciter la jalousie de Caïus. Peu s'en fallut, comme nous l'avons vu, que ses succès ne lui coûtassent la vie.

Nous n'avons aucun de ses plaidoyers, soit qu'il ne les ait point donnés au public, soit qu'ils aient péri avec tant d'autres monuments de l'antiquité. Mais nous connaissons par ses ouvrages philosophiques son goût d'éloquence, qui est très-différent de celui de Cicéron et du bon siècle. Phrases coupées, pensées hardies et assez souvent fausses, antithèses recherchées, tours singuliers, et qui, par un faux air de paradoxe, tendent toujours à étonner. On ne trouve point en lui cette belle nature, ce style coulant, aisé, qui semble presque le langage des choses mêmes. Sénèque parmi une grande et riche variété de pensées, offre toujours les mêmes tours ; et il ne prend pas le ton des choses, mais il leur donne le sien.

Les vices d'élocution que nous remarquons d'après Quintilien dans Sénèque[10], sont séduisants par eux-mêmes ; et comme il y joignait un esprit vigoureux et élevé, une imagination dominante, et de grandes connaissances, il se fit une brillante réputation, il devint le seul modèle sur lequel la jeunesse se plût à se former : on ne lut que lui. Ainsi il acheva de perdre l'éloquence, qui avait déjà commencé à décliner sur la fin du règne d'Auguste. Les déclamateurs lui avaient porté le premier coup : mais ils n'étaient pas assez accrédités pour faire secte. Un homme du mérite de Sénèque entraîna une foule d'imitateurs, qui souvent ne copiaient que ses défauts.

Il sentait parfaitement la différence qui se trouvait entre lui et les anciens. Aussi affectait-il de les décrier, voyant bien qu'il ne pouvait être loué de ceux qui les admiraient. Suétone[11] l'accuse d'en avoir dégoûté Néron son disciple, afin d'être seul estimé de lui.

Son goût d'éloquence s'assortissait très-bien avec le raffinement et la corruption des mœurs du siècle où il vivait. Lui-même il fournit le principe sur lequel est fondée cette réflexion, qui le condamne. Telle vie tel style, dit-il[12] : le discours suit les mœurs. Si la discipline d'un état s'est relâchée, et s'est laissé énerver par les délices, on trouvera la preuve de la licence publique dans la mollesse et l'afféterie du style, recherchées généralement. On sait quelles étaient les mœurs romaines sous Caligula, Claude et Néron : et il est assez singulier qu'un homme d'une morale aussi sévère que Sénèque ait été le chef et le principal auteur d'un goût corrompu d'éloquence, qui selon lui-même sympathise naturellement avec le relâchement des mœurs.

Sénèque s'amusait quelquefois à la poésie, et il s'est exercé en divers genres. On lui attribue quelques épigrammes : sa satire contre Claude renferme des vers souvent très-jolis et pleins de sel. Les tragédies qui portent son nom, ne sont pas toutes de lui. Mais les savants s'accordent assez à le reconnaître pour auteur de la Médée, de l'Hippolyte, de la Troade, et peut-être de l'Œdipe. On y retrouve les vertus et les vices de son style : de l'élévation dans les pensées, mais un ton d'élocution plus ingénieux, que vrai et naturel.

Sa passion pour l'étude fut également vive et persévérante. Devenu vieux, et retiré de la cour, il travaillait avec l'ardeur d'un jeune homme. Je ne passe, dit-il, aucun jour dans l'oisiveté : je revendique même pour l'étude une partie des nuits. Je ne me donne point au sommeil, j'y succombe ; et lorsque mes yeux sont fatigués, et ne cherchent qu'à se fermer, je les tiens encore attachés sur l'ouvrage. J'ai renonce non-seulement aux hommes, mais même aux affaires, et d'abord aux miennes. Je ne m'occupe que de la postérité, à qui je tâche de rendre service, en lui composant de salutaires leçons, que je regarde comme d'utiles recettes pour la guérison des maladies de l'âme[13].

Ce zèle pour le travail est d'autant plus digne de louange, que Sénèque fut toujours d'une santé très-délicate. Il dit de lui-même qu'il n'est presque aucune sorte de maladie qu'il n'ait éprouvée. Dans sa jeunesse, il fut fatigué de rhumes violents, menacé de phtisie. Plus avancé en âge, il devint sujet à des attaques d'asthme, qui le faisaient beaucoup souffrir, et semblaient souvent le mettre aux portes de la mort. Le régime, la frugalité, l'exercice modéré du corps, soutinrent cette santé si fragile, et lui conservèrent jusqu'au bout des forces capables de suffire à la vigueur et à l'activité de son esprit.

Avec les talents et le courage qu'avait Sénèque, il pouvait aspirer à tout dans Rome ; et en effet, il avait déjà géré la questure, qui était le premier degré des honneurs, lorsque la disgrâce, dont j'ai parlé, sembla renverser pour jamais ses espérances. J'ai dit qu'il est peu vraisemblable qu'il l'ait méritée ; et l'exposé que j'ai donné de sa vie, fera aisément entrer dans ma pensée tout lecteur équitable. Le témoignage d'une exactitude et d'une régularité de mœurs portée jusqu'à la sévérité, doit assurément avoir plus de poids que celui de Messaline.

Il soutint d'abord sa disgrâce avec fermeté, comme on peut le juger par le discours qu'il envoya du lieu de son exil à Helvia sa mère, et où il entreprend de la consoler. Helvia était une femme de mérite, et en qui l'esprit accompagnait et ornait la vertu. Son fils lui tient le langage le plus fort et le plus sublime ; tout le faste de la philosophie stoïcienne est étalé dans cette pièce. On pourrait penser qu'il en dit trop pour être cru : mais au moins est-il certain que s'il eût été abattu par son infortune, il n'aurait pas eu la liberté d'esprit nécessaire pour composer un ouvrage d'une assez juste étendue, et monté d'un bout à l'autre sur le haut ton.

La longueur de son exil l'ennuya, et sa fierté se démentit vers la troisième année de son séjour dans Me de Corse. Nous avons de lui une pièce de cette date, qui ne fait guère d'honneur à sa philosophie. Polybe affranchi de Claude, et son homme de lettres, avait perdu un frère. Sénèque composa à ce sujet un discours, dans lequel il flatte bassement ce misérable valet, dont l'insolence allait jusqu'à se promener souvent en public entre les deux consuls. On s'étonnera moins qu'il comble des plus magnifiques éloges l'imbécile empereur, pour qui cependant il n'avait que du mépris. Mais ce qui est le plus inexcusable, c'est qu'il demande son rappel à quelque condition que ce puisse être, consentant de laisser un nuage sur son innocence, pourvu qu'on le délivre de l'exil. Après s'être loué de la clémence de Claude, qui, dit-il, ne m'a pas renversé, mais au contraire soutenu de sa main bienfaisante et divine contre le choc de la fortune, qui a prié pour moi le sénat, et ne s'est pas contenté de me donner ma grâce, mais a voulu la demander, il ajoute : C'est à lui à décider quelle idée il veut que l'on prenne de ma cause. Ou sa justice la reconnaîtra bonne, ou par sa clémence il la rendra favorable. Ce sera pour moi un égal bienfait, soit qu'il me découvre innocent, soit qu'il me traite comme tel. Et en finissant, il témoigne adorer la foudre dont il a été justement frappé.

C'était descendre bien bas, et cet écrit si lâche est vraisemblablement celui dont Dion assure que l'auteur eut tant de honte dans la suite, qu'il tâcha de le supprimer. Pour comble de malheur, toute cette lâcheté fut inutile. Sénèque demeura encore cinq ans dans son exil ; et sans la révolution arrivée à la cour par la chute de Messaline, il courait risque d'y passer toute sa vie. Revenons à l'ordre des faits, dont nous nous sommes un peu écartés.

Dion rapporte sous la première année de Claude divers règlements qui regardaient la police de la ville, et des spectacles. On peut consulter l'auteur même, si on est curieux de ces sortes de détails.

La guerre se faisait par les Romains sur le Rhin d'une part, et de l'autre contre les Maures. Galba, qui commandait, comme je l'ai dit, les légions de la basse Germanie, vainquit les Cattes. Mais il mérite peut-être moins d'éloges pour cette victoire, qui ne paraît pas avoir été fort considérable, que pour la discipline rétablie parmi des troupes que Gétulicus, son prédécesseur, avait traitées avec une molle indulgence. Dès le lendemain qu'il en eut pris le commandement, dans un spectacle qui se donnait au camp, les soldats ayant battu des mains, il leur fit distribuer un ordre de tenir leurs mains enfermées dans leur casaque : sur quoi quelqu'un fit un vers qui courut l'armée, et dont le sens est : Soldat, apprends ton métier. Ce n'est plus à Gétulicus, c'est à Galba que tu as affaire. Il se rendit très-sévère sur les congés : il exerça par des travaux assidus et les vieux soldats et les nouveaux. Cette conduite lui attira les louanges de Caïus, et mit ses troupes en état de battre les Germains.

Il paraît que Gabinius Secundus commandait l'armée du haut Rhin. Il vainquit les Marses[14] et les Caciques, peuples germaniques ; et Suétone[15] observe que Claude, nullement jaloux ni ombrageux, lui permit de se décorer, en vertu de sa victoire sur les Cauques, du surnom de Caucique, quoique depuis le changement du gouvernement l'usage de ces sortes de noms tirés des nations vaincues fût devenu extrêmement rare pour ceux qui n'étaient pas de la maison impériale.

Les avantages remportés sur les Germains donnèrent lieu à Claude de prendre le titre d'Imperator.

En Mauritanie, la guerre fut plus importante. Elle s'y était excitée à l'occasion de la mort de Ptolémée, tué injustement par Caïus. Edémon, affranchi de ce roi, voulut venger la mort de son maître. Il souleva les peuples et attira ainsi dans le pays les armes romaines, qui n'y avaient jamais pénétré.

Suétonius Paulinus ancien préteur, marcha contre les Maures. Il avait du talent pour la guerre, et nous le verrons dans la suite s'acquérir par les armes une grande réputation. Il entra sur les terres des ennemis, y fit le ravage, et le premier des généraux romains il passa le mont Atlas ; ce qui fut regardé comme un exploit mémorable.

Cn. Hosidius Geta le releva, et il eut la gloire de terminer cette guerre par la soumission de la Mauritanie, qui devint ainsi province romaine. Dion embellit le récit très-abrégé qu'il donne de cette expédition, par un événement que l'on peut hardiment juger fabuleux. Il dit que Salabus, général des Maures, ayant été vaincu deux fois par Geta, se retira dans les déserts au milieu des sables ; que le Romain l'y poursuivit, mais que, venant à manquer d'eau, il était près de périr avec toute son armée, si les gens du pays ne lui eussent fourni la ressource de certains prestiges, certains enchantements, au moyen desquels la pluie fut attirée du ciel, et tomba en abondance. Dion ajoute que les Barbares conclurent de ce prodige que les dieux se déclaraient en faveur des Romains ; et qu'en conséquence ils se déterminèrent à mettre bas les armes.

Ce qui est certain, c'est que la Mauritanie subit alors le joug de la domination romaine, qui, moyennant cette conquête, s'étendit en Afrique jusqu'au détroit et à la grande mer. Claude divisa la Mauritanie en deux départements, qu'il gouverna par des chevaliers romains, et auxquels il fit porter le nom de leurs capitales. Tingis, aujourd'hui Tanger, donna le nom à la Mauritanie Tingitane. L'autre fut appelée Césarienne, à cause de Césarée, autrefois la résidence du roi Juba, qui, ayant augmenté et embelli cette ville, en avait changé l'ancien nom en celui de Césarée, par reconnaissance et par vénération pour Auguste. Claude en fit une colonie romaine. Elle est ruinée depuis plusieurs siècles. M. d'Anville lui assigne sa position entre Alger et l'ancienne Cartenna, aujourd'hui Tenez.

Les derniers événements dont je viens de rendre compte débordent sur la seconde année de l'empire de Claude. Il me reste à raconter de la première les libéralités de cet empereur à l'égard de plusieurs rois alliés Rome.

Il rendit à Antiochus la Commagène, que Caïus lui avait donnée, et ensuite ôtée.

Mithridate l'Ibérien, devenu roi d'Arménie sous Tibère, avait été mandé par Caïus à Rome, et mis dans les chaînes. Claude lui rendit la liberté, et le renvoya dans ses états, où il ne rentra néanmoins que quelques années après, parce que les Parthes s'en étaient emparés pendant son absence.

Un autre Mithridate, descendant du grand roi de ce nom, fut établi prince du Bosphore Cimmérien : et comme Polémon était en possession de ce pays, Claude le dédommagea, en lui donnant une partie de la Cilicie.

Il combla de bienfaits le roi Agrippa, qui de tout temps était attaché à sa maison, et qui même lui avait rendu des services lorsqu'il était question de son élévation à l'empire. Claude augmenta ses états, et lui arrondit le royaume de Judée et de Samarie, tel que l'avait possédé Hérode son aïeul. A sa prière, il accorda à Hérode son frère le petit royaume de Chalcis ou Chalcidène en Syrie. Il les décora, l'un des ornements consulaires, l'autre de ceux de la préture, et il leur permit de lui faire leurs remercîments en langue grecque dans l'assemblée du sénat.

J'ai déjà remarqué qu'Agrippa, quoiqu'il eût bien des vices, aimait sa religion. De retour à Jérusalem, il offrit à Dieu des sacrifices d'actions de grâces, et il suspendit dans le temple la chaîne d'or que Caïus lui avait donnée en échange. de celle de fer, qu'il avait portée sous Tibère.

Claude, en considération d'Agrippa, se montra favorable aux Juifs ; il rétablit ceux d'Alexandrie, comme je l'ai dit, dans leurs privilèges ; et par un édit général, il assura à tous les Juifs répandus dans les différentes provinces de l'empire le libre exercice de leur religion, pourvu qu'ils ne troublassent point celle des autres[16].

Claude prit un second consulat au premier janvier qui suivit son avènement à l'empire. Ce fut une pratique constamment suivie par tous les empereurs depuis Caïus, de se faire consuls dans les commencements de leur règne.

CLAUDIUS CÆSAR AUGUSTUS GERMANICUS II. - C. CECINA LARGUS. AN R. 793. DE J.-C. 42.

Claude géra le consulat avec une modestie qui serait tout-à-fait louable, si elle fût venue de jugement et de réflexion. Il jura avec tous les sénateurs l'observation des ordonnances d'Auguste, et ne souffrit point que l'on jurât sur les siennes. En sortant du consulat, qu'il ne garda que deux mois, il prêta le serment qui était de règle, comme s'il eût été un simple particulier, et il en usa ainsi autant de fois qu'il fut consul.

Cette même modération parut dans plusieurs autres parties de sa conduite. Le vingt-quatre janvier, jour auquel il avait été proclamé empereur par les prétoriens, il n'indiqua aucune célébrité, aucune fête : seulement il distribua vingt-cinq deniers par tête aux soldats de sa garde, à qui il était redevable de l'empire, et ce fut une règle qu'il suivit tous les ans. Si les préteurs voulaient célébrer ce jour, ou celui de sa nais-tutrice, ou celui de la naissance de Messaline, par des jeux et des spectacles, il ne les en empêchait pas ; mais il ne trouvait pas mauvais qu'ils s'en abstinssent, et ils avaient sur ce point une liberté pleine et entière. Cette année, Messaline lui donna un fils, qui fut nommé d'abord bord Ti. Claudius Germanicus, et qui est bien connu sous le nom de Britannicus, qu'on lui donna dans la suite. Il n'était point encore arrivé qu'il naquit un fils à un empereur actuellement régnant. Cependant pour un événement si heureux, et jusqu'alors unique, Claude ne fit aucune réjouissance d'éclat.

Ayant reçu des plaintes contre les intendants du trésor public, il ne les fatigua point par des reproches, mais il vint assister aux adjudications des baux et des fermes, et il réforma par lui-même ce qui lui sembla n'être pas dans l'ordre. Il supprima les actions de grâces que rendaient aux empereurs dans le sénat les lieutenants qu'ils envoyaient gouverner les provinces en leur nom, et commander les armées. Ils ne doivent pas, disait-il, m'avoir obligation, comme si je satisfaisais leur désir de se voir en place : c'est moi qui leur suis obligé de ce qu'ils m'aident à porter le fardeau du gouvernement ; et s'ils s'acquittent bien de leur charge, je leur donnerai encore de beaucoup plus grandes louanges. Parole admirable, et digne d'être sortie de la bouche non d'un empereur imbécile, mais du plus sage de tous les princes.

Claude imitait Auguste dans sa façon familière de vivre avec les sénateurs. Il allait les voir lorsqu'ils étaient malades : il se trouvait à leurs fêtes domestiques. Quelque dépendant qu'il fût de ses esclaves, il est des occasions où il n'écoutait point leur ressentiment, et où il faisait même justice de leur insolence. Un tribun du peuple ayant frappé avec violence un des esclaves du prince, Claude se contenta d'ôter pour peu de jours à ce magistrat les huissiers et appariteurs qu'il avait par le droit de sa charge. Au contraire, il fit fouetter dans la place publique un de ses esclaves, qui avait manqué de respect à un homme de marque.

Il ne manquait pas d'une sorte d'attention au bien public, dans les objets qui étaient à sa portée. Il exigeait avec sévérité l'assiduité des sénateurs aux assemblées de la compagnie ; quoiqu'il soit difficile de croire, sur la foi de Dion, que quelques-uns furent réprimandés si durement par lui pour leur négligence sur cet article, que de désespoir ils se donnèrent la mort. Comme on lui eut fait remarquer que les proconsuls choisis par le sort pour aller gouverner pendant un an les provinces du peuple restaient trop longtemps dans la ville, ce qui nuisait au bien du service, il ordonna qu'ils partissent avant le premier avril.

Il eut toujours un très-grand soin de tout ce qui regardait la police de la ville, et les approvisionnements. Dans un furieux incendie, il se transporta sur le lieu, et y passa deux nuits ; et comme les soldats et les esclaves destinés à porter du secours dans ces occasions ne suffisaient pas, il ordonna aux magistrats d'inviter les gens du peuple dans tous les quartiers à venir prêter leur ministère, et il se fit apporter des sacs d'argent pour récompenser sur-le-champ ceux tri se distingueraient par leur zèle et par leur courage.

Rome fut affligée d'Une grande famine pendant l'année où nous en sommes actuellement, et ce mal se renouvela encore les années suivantes, qui furent stériles. Le peuple se mutina. Claude se vit un jour environné subitement d'une foule de séditieux, qui le chargèrent d'injures, qui lui jetèrent à la tête des morceaux de pain, et il eut assez de peine à se dérober à leur fureur, en rentrant dans le palais par une fausse porte.

Il n'est point dit qu'il ait puni cette insolence, mais bien qu'il mît tout en œuvre pour combattre la disette et pour faire en sorte que, même dans la mauvaise saison, le transport des blés par mer à Rome ne fût point interrompu. Car l'Italie, toute entière occupée par les jardins et les parcs des grands seigneurs, ne fournissait presque rien de ce qui était nécessaire pour la nourriture de ses habitants. Elle subsistait du blé qui lui était apporté par mer : et comme la navigation en hiver devient difficile et périlleuse, il fallait vivre pendant ce temps fâcheux, des provisions apportées durant l'été. Claude invita les négociants à braver les rigueurs de la saison, en leur promettant des récompenses, en se chargeant des pertes que les tempêtes pourraient leur causer ; il accorda de très-grands privilèges aux constructeurs de vaisseaux. Enfin, il reprit et perfectionna le dessein qui avait été formé, sous Caïus, de procurer à l'Italie un port commode où pussent aisément et sûrement aborder les flottes d'Afrique et d'Alexandrie. Son prédécesseur avait pensé à le construire à Rhège. Claude voulut placer plus près de Rome l'abord des provisions les plus nécessaires à la vie, et il choisit pour le port qu'il méditait l'embouchure du Tibre.

Ce fleuve en a deux : celle d'Ostie à gauche, et celle de Porto à droite, séparées par une île qui paraît avoir été produite par l'amas du limon qu'entraîne le courant des eaux. Celle de la droite était dès lors beaucoup plus large, et ce fut de ce côté que Claude résolut de bâtir ; et quoique les ingénieurs et les architectes, en lui présentant leur devis, prétendissent l'effrayer par la dépense, il ne fut point arrêté par cette difficulté. Il entreprit, dit l'historien Dion, un ouvrage digne du courage et de la grandeur de Rome, et il l'acheva.

On creusa dans les terres un vaste bassin pour recevoir les eaux de la mer, et il en enferma d'un quai tout le contour. Il fit construire deux jetées fort avant dans la mer ; et, à l'entrée, il forma un môle, sur lequel était placée une tour, à l'imitation du phare d'Alexandrie, et pour le même usage. Dans la vue d'assurer les fondations de ce môle, il fit enfoncer dans la mer et maçonner le plus grand vaisseau que l'on eût vu jusqu'alors. Il avait servi à transporter d'Égypte à Rome l'obélisque dont il a été fait mention sous Caïus. Il faut croire que ce vaisseau merveilleux, comme Pline l'appelle[17], ne pouvait plus aller à la mer, puisqu'on l'employait à un usage si éloigné de sa première destination. Autour de ce port, il se forma une ville qui en prit le nom. C'est aujourd'hui Porto. Mais quoique Trajan ait ajouté encore de nouveaux ouvrages à ceux de Claude, il y a déjà plusieurs siècles que tout est détruit, et à peine peut-on en montrer les vestiges.

Pendant que l'on travaillait à ce port, un monstre marin y entra, attiré, dit Pline[18], par des cuirs amenés de Gaule dans un vaisseau qui fit naufrage en cet endroit. Le monstre suivit sa proie avec tant d'avidité, qu'il s'avança trop du côté des terres et vint échouer sur le rivage. Il demeura comme prisonnier, et l'on voyait son dos qui s'élevait beaucoup au-dessus de la surface des eaux, en forme d'une carène renversée. Claude en voulut faire un spectacle pour le peuple. On tendit par son ordre, à l'entrée du port, des toiles très-fortes ; et lui-même, à la tête des cohortes prétoriennes, attaqua le monstre, envoyant sur lui des soldats dans des barques, qui de leurs lances jetées de loin le frappaient et le perçaient à coups redoublés. Pline, témoin de ce combat, rapporte qu'il vit une des barques couler à fond par la quantité immense d'eau dont le monstre, en soufflant, la remplit. Il appelle ce monstre orca, et dit qu'on ne peut s'en former une plus juste idée, qu'en se représentant une masse énorme de chair armée de dents cruelles.

Un autre ouvrage de Claude extrêmement vanté par le même Pline, est celui qui avait pour objet de faire écouler les eaux du lac Fucin. Trente mille hommes y travaillèrent sans relâche pendant onze ans. Mais ces travaux sont si imparfaitement expliqués dans les monuments historiques que nous avons, les vues d'utilité que Claude s'y proposait sont exposées si diversement par les auteurs, que je ne pourrais en parler que d'une manière fort confuse. Je rendrai compte dans la suite du combat naval que Claude fit exécuter sur ce lac, lorsqu'il crut l'ouvrage achevé. J'avertirai seulement ici d'avance, que tant de peines et de dépenses furent perdues, puisque le lac subsiste encore aujourd'hui sous le nom de lac de Célano dans l'Abruzze ultérieure.

Claude réussit mieux à achever l'aqueduc commencé par Caïus. Pline le cite comme le plus beau de tous ceux qui avaient été construits pour l'usage de Rome. Un canal voûté en arcade amenait l'eau de la distance de quarante milles, et la portait à une telle hauteur, qu'elle se distribuait sur toutes les sept montagnes enfermées dans l'enceinte de la ville. La dépense de cet ouvrage se monta à plus de cinquante millions de sesterces (six millions deux cent cinquante mille livres[19]).

Tout ce que je viens de raconter de Claude en donnerait une idée avantageuse ; et en effet, il n'avait besoin que d'être bien conduit. Mais les princes faibles tombent presque toujours en mauvaises mains. Le vice est plus actif et plus hardi que la probité. Il y avait sans doute d'honnêtes gens dans Rome au temps de Claude ; mais c'était Messaline et Narcisse qui le gouvernaient, et dans le peu de bien qu'ils lui laissaient faire, ils mêlaient tout le mal dont de telles lunes étaient capables. Il n'y avait aucune ressource contre leurs noires intrigues dans un prince qui ne savait pas penser, comme le prouvera toute la suite de ce règne, et en particulier la mort tragique d'Appius Silanus, personnage des plus illustres, et lié à la famille impériale par les nœuds les plus étroits.

Il était gouverneur d'Espagne à la fin du règne de Cdius. Claude le manda à Rome, lui fit épouser la mère de Messaline, et choisit pour gendre son fils. Il le traitait en tout avec la plus grande considération. Mais Silanus n'ayant pas voulu consentir aux désirs impudiques de Messaline, elle se concerta avec Narcisse pour le perdre. Ils savaient qu'en faisant peur à Claude, on obtenait tout de lui ; et conséquemment, voici à stratagème qu'ils imaginèrent. Un matin, Narcisse entre dans la chambre de son maître, qui était encore au lit, et lui dit d'un air effrayé, qu'il l'a vu en songe poignardé par Silanus. Messaline contrefaisant l'étonnée, admire le rapport du songe de Narcisse avec les siens, et assure que depuis plusieurs nuits cette même idée la persécute et la tourmente. En ce moment on annonce Silanus, qui était mandé comme de la part de l'empereur. Son arrivée dans ces circonstances parut à Claude une conviction de ses desseins criminels, et il le fit tuer sur-le-champ. Il y allait de si bonne foi, que le lendemain il rendit compte de toute l'affaire dans le sénat, et n'oublia pas de témoigner qu'il était obligé à son affranchi, qui même en dormant veillait pour sa sûreté.

On alléguerait vainement, pour excuser la timidité cruelle de Claude, qu'il courut plusieurs fois risque d'être assassiné. Suétone, il est vrai, raconte qu'un homme du peuple fut trouvé au milieu de la nuit armé d'un poignard à la porte de la chambre de l'empereur ; et que l'on découvrit deux chevaliers romains, qui l'attendaient pour le tuer, l'un à la sortie du théâtre, l'autre pendant qu'il offrirait un sacrifice dans te temple de Mars. Claude fut tellement effrayé de la dernière de os aventures, qu'il convoqua sur-le-champ l'assemblée du sénat, et y déplora avec sanglots et avec larmes à malheur de sa condition, qui lui faisait trouver partout des périls presque inévitables, et il passa longtemps sans se montrer en public.

 Mais la plupart de ces faits et peut-être tous sont postérieurs à la mort de Silanus, et ne peuvent servir à l'excuser. La vérité est que Claude n'avait qu'une bonté d'instinct sans principes, et la cruauté ne lui coûtait rien lorsqu'un autre instinct le saisissait. Nulle raison, nulle étincelle de sentiment dans sa conduite ; et les impressions étrangères de ceux qui le gouvernaient, survenant par-dessus cette facilité stupide, lui ont fait faire autant de mal, que s'il eût été déterminément méchant.

Lorsque son caractère fut connu, les grands s'alarmèrent, et ils comprirent que sous un tel prince leur fortune et leur vie n'étaient point en sûreté. Vinicien, qui avait eu part à la conspiration contre Caligula, qui avait été proposé dans le sénat pour devenir empereur après lui, crut avoir plus à craindre qu'un autre, et il résolut de tout tenter pour éloigner le danger qui le menaçait. Mais il n'avait point de forces à ses ordres. Il se lia donc avec Furius Camillus Scribonianus, qui, étant dans les mêmes sentiments que lui, commandait une armée considérable en Dalmatie. Camillus, de concert avec Vinicien, et vraisemblablement avec plusieurs autres, se révolta ouvertement, et aussitôt un grand nombre de sénateurs et de chevaliers romains se déclarèrent pour lui.

Nous savons peu les détails de ce mouvement, qui fut de courte durée. A s'en tenir au récit de Suétone, il parait que Camillus se fit proclamer empereur. Suivant Dion, il se para des noms du sénat et du peuple romain, et promit aux soldats de rétablir l'ancienne forme de gouvernement. Ce qui est constant, c'est que Claude fut étrangement effrayé, et que Camillus, qui connaissait bien sa faiblesse, lui ayant écrit une lettre pleine de reproches outrageants et de menaces, qu'il concluait par lui ordonner de se démettre de l'empire et de se contenter de mener une vie douce et tranquille dans une condition privée, le timide empereur assembla à ce sujet son conseil, et délibéra s'il n'obéirait point aux ordres de son rival.

Il fut bientôt délivré d'inquiétude. Le cinquième jour depuis la révolte déclarée, les soldats de Camillus commencèrent à se repentir, et un prétendu mauvais présage acheva de les détourner de leur entreprise. L'ordre leur ayant été donné de partir, les drapeaux, apparemment trop bien enfoncés en terre, ne purent aisément en être arrachés. Il n'en fallut pas davantage pour leur persuader que les dieux condamnaient leur infidélité envers leur légitime empereur ; et changés tout-à-coup, ils tuèrent même leurs officiers, qui les avaient engagés dans la révolte. Camillus instruit par cet exemple de ce qu'il avait à craindre pour lui-même, s'enfuit dans la petite île d'Issa. Mais il ne put éviter son malheureux sort, et il y fut tué entre les bras de sa femme par Volaginius simple soldat, qui parvint dans la suite aux premiers grades de la milice.

Claude ne pensa point à punir les légions d'un écart qui avait si peu duré : il les récompensa au contraire de leur prompt retour à leur devoir. Les septième et onzième légions reçurent du sénat les noms de Claudienne, de Fidèle, de Pieuse. La femme de Camillus, qui se nommait Junie, et son fils, éprouvèrent aussi la clémence de l'empereur ; mais il paraît que Junie pour la mériter se déclara dénonciatrice de ceux qui avaient eu part à la révolte de son mari. Elle fut simplement reléguée. Le jeune Camillus demeura exempt de toute peine.

Il n'en fut pas de même des complices de son père. On fit contre eux des recherches très-rigoureuses, et il en coûta la vie à un grand nombre de personnes illustres. Un préteur alors en charge fut obligé d'abdiquer, et mis à mort. Vinicien se tua lui-même. Messaline, Narcisse et les autres affranchis, profitèrent de l'occasion pour exercer leur vengeance, ou s'enrichir de la dépouille des accusés. Non-seulement ils firent condamner et exécuter à mort, mais préalablement déchirer par les tortures plusieurs sénateurs et chevaliers romains, quoique Claude, au commencement de son règne, eût promis avec serment qu'aucune personne de marque ne serait appliquée à la question. Ceux qui échappèrent, en furent redevables à leur argent. Les corps des condamnés, hommes et femmes, furent traînés aux Gémonies, et on y apporta les têtes de ceux qui avaient péri hors de Rome. Claude néanmoins n'enveloppa point les enfants innocents dans la disgrâce de leurs pères coupables. Non-seulement il leur laissa la vie, mais il fit grâce à plusieurs de la confiscation des biens de leur père.

Il jugea lui-même toutes ces affaires dans le sénat, assisté des préfets du prétoire, et, ce qui est indigne à penser, de ses affranchis, assis à côté de lui. Narcisse reçut à ce sujet une bonne leçon d'un affranchi de Camillus, qui se nommait Galésus. Car comme il le fatiguait par ses interrogations, et lui demandait entre autres choses ce qu'il aurait fait, si son patron fût devenu empereur, Je me serais tenu debout derrière lui, répondit Galésus, et j'aurais gardé le silence.

Entre tous ceux qui furent impliqués dans la révolte et dans la punition de Camillus, le plus célèbre, moins par lui-même, que par le courage d'Arria sa femme, est Cécina Pétus, homme consulaire. Tout à monde sait le trait fameux de cette héroïne du paganisme, qui, non contente d'encourager son mari à se tuer lui-même, lui en donna l'exemple, en se perçant la première, et lui présentant ensuite le poignard avec ces mots fameux, Pétus, cela ne fait point de mal.

Pline le jeune[20] a prétendu relever la magnanimité d'Arria, en observant que la résolution de se donner la mort à elle-même, n'avait point été subite chez elle, mais réfléchie et méditée depuis longtemps, et il prouve fort bien le fait qu'il avance. Arria se trouvant en présence de Claude avec Junie, veuve de Camillus, qui se déclarait prête à dénoncer les coupables, Méritez-vous qu'on vous écoute ? lui dit-elle, vous dans les bras de laquelle Camillus a été tué ; et vous vivez ! On se doutait de son dessein dans sa famille ; et l'illustre Thraséa, son gendre, entre autres représentations qu'il lui faisait pour l'en détourner, lui ayant dit : Quoi donc ! s'il me fallait périr, voudriez-vous que votre fille mourût avec moi ? Oui, répondit-elle : s'il arrive qu'elle ait vécu aussi longtemps avec vous, et dans une aussi grande union que j'ai vécu avec Pétus, je le veux. Cette déclaration redoubla les inquiétudes, et on la garda plus soigneusement que jamais. Elle s'en aperçut, et dit à ceux qu'elle voyait autour d'elle : Vous n'y gagnerez rien. Vous pouvez faire que je meure misérablement : mais m'empêcher de mourir, c'est ce qui passe votre pouvoir. Et en même temps elle s'élance de dessus sa chaise, et va se frapper rudement la tête contre une muraille qui était vis-à-vis. Elle tomba évanouie du coup, et lorsqu'elle fut revenue à elle-même, Eh bien, dit-elle, ne vous avais-je pas bien avertis, que si vous me refusiez une mort douce, je m'y ouvrirais une voie, quelque violente qu'elle pût être ? Pline admire tout cela. Pour moi, je n'y vois qu'un excès de fanatisme, et, comme dans la mort de Caton, une espèce de rage forcenée qui fait horreur.

Voici des actions d'Arria vraiment louables. Pétus fut arrêté en Dalmatie, et on l'embarqua sur un vaisseau pour l'amener à Rome. Elle demanda en grâce à l'officier qui était chargé de la garde du prisonnier, d'être admise dans le même vaisseau. Vous donnerez assurément, lui disait-elle, à un homme de son rang, à un consulaire, quelques esclaves pour le servir à table, pour l'habiller, pour le chausser. Moi seule, je remplirai tous ces offices. Elle ne put rien obtenir. L'amour conjugal y suppléa. Elle loua une barque de pécheur, avec laquelle elle accompagna le grand bâtiment où était son mari.

Elle avait toujours eu pour lui cette affection tendre et courageuse, et Pline nous en fournit une preuve, qui mérite d'être ici proposée en exemple. Pétus et un jeune fils qu'il avait étaient en même temps malades, et tous deux dangereusement. Le fils mourut, jeune homme aimable par la figure, par les sentiments, par la modestie. Arria déroba au père la connaissance de la mort et des funérailles de son fils. Bien plus, lorsqu'elle entrait dans la chambre du malade, elle ne laissait paraître sur son visage aucune marque de tristesse. Pétus ne manquait pas de demander des nouvelles de son fils. Arria, par un mensonge qu'il serait peut-être trop dur de lui reprocher, répondait qu'il se portait mieux. Il a bien reposé, disait-elle : il a mangé de bon appétit. Si les larmes trop longtemps retenues la suffoquaient, elle sortait pour leur donner un libre cours : après quoi, elle reparaissait avec un air de gaieté, comme si elle eût laissé sa douleur hors le seuil de la porte.

Telle était Arria ; et elle transmit son courage et la noblesse de ses sentiments à sa postérité. Sa vertu brillait encore dans sa petite-fille Fannia, avec laquelle Pline était extrêmement lié.

Claude se sut très-bon gré, d'avoir arrêté et puni les complots de Camillus, quoique sa bonne fortune en eût seule tout l'honneur ; et comme il se piquait beaucoup de littérature grecque, il donna à cette occasion pour mot à sa garde un vers d'Homère[21], qui porte qu'il est bon de se venger de quiconque s'est déclaré le premier notre ennemi.

C'est un fait bien singulier, que la mort des officiers qui avaient aidé Camillus dans sa révolte, ait été pareillement vengée sous l'autorité de Claude même. Elle le fut néanmoins : et Salvius Otho, père de l'empereur ciers qui Othon, ayant été envoyé pour commander l'armée de la Dalmatie, osa condamner à mort, et faire exécuter, comme infracteurs de la discipline, les soldats qui avaient tué leurs officiers, quoique l'empereur leur eût accordé des récompenses. Claude, toujours faible, souffrit patiemment cette hardiesse, et se contenta de marquer quelque refroidissement à Othon. Encore lui rendit-il peu après ses bonnes grâces, lorsque celui-ci eut découvert les mauvais desseins d'un chevalier romain, qui voulait l'assassiner[22]. Le coupable fut précipité du haut du roc Tarpéien par les consuls et les tribuns du peuple.

Le supplice de ce chevalier romain est rapporté par Dion sous le troisième consulat de Claude, qui se donna pour collègue le fameux adulateur Vitellius.

TI. CLAUDIUS CÆSAR AUGUSTUS GERMANICUS III. - L. VITELLIUS II. AN R. 794. DE J.-C. 43.

Claude abolit cette année beaucoup de fêtes, dont la multitude nuisait au service du public, et retardait l'expédition des affaires. En cela il suivait son goût : car il aimait à juger, et il y passait assidument les journées entières. Dans ses jugements il ne s'astreignait point à la lettre de la loi : il prétendait se régler sur l'équité, corrigeant à sa fantaisie ce qui lui semblait pécher par excès d'indulgence ou de dureté dans les anciennes ordonnances. Ainsi ceux qui avaient perdu leur procès pour avoir manqué à quelque formalité, même essentielle, il les rétablissait dans la faculté de poursuivre leur droit. Au contraire, il lui arriva d'excéder la rigueur de la loi dans la punition de la fraude en matière grave, et de condamner à être livrés aux bêtes ceux qui s'en étaient rendus coupables.

Rien de plus inégal que sa conduite dans l'instruction et la décision des affaires. Quelquefois il y faisait preuve de circonspection et d'intelligence : dans d'autres occasions il agissait avec une témérité inconsidérée, souvent avec une stupidité qui le rendait la fable et la risée de tout le monde. Suétone cite des exemples de toutes ces variétés.

Il le loue de s'être comporté sensément dans une revue qu'il faisait des compagnies de juges. La fonction de juger était onéreuse dans Rome, et les lois en accordaient dans certains cas l'exemption comme un privilège. Un de ceux qui avaient été mis sur le tableau ayant été cité à son rang, dans cette revue, et n'alléguant point le nombre de ses enfants, qui lui donnait dispense, Claude le raya, comme ayant de la cupidité pour un emploi dont on ne devait se charger que forcément et avec répugnance. Un autre, qui avait un procès, étant interpellé en ce moment par ses parties adverses, répondit qu'il n'était point question de plaider actuellement, et que, lorsqu'il le faudrait, il comparaîtrait devant le juge. Claude l'obligea de plaider sur-le-champ devant lui sa cause, Afin, dit-il, que par la manière dont vous parlerez de votre affaire, je puisse connaître si vous êtes capable de juger celles d'autrui. Une mère refusait de reconnaître son fils. Claude lui ordonna de l'épouser, et la réduisit ainsi à convenir de la vérité qu'elle niait. Ce jugement se rapporte en quelque manière à celui de Salomon, quoique dans une espèce différente : mais nous allons retrouver Claude.

Il donnait presque toujours gain de cause aux présents contre les absents ; et il n'examinait point si les raisons qui empêchaient l'une des parties de comparaître étaient légitimes ou non. C'est ce qui fonde cette plaisanterie de Sénèque : Pleurez, dit-il, la mort du plus habile et du plus diligent de tous les hommes à s'instruire des affaires. Il les jugeait sur l'exposé d'une seule partie, souvent même sans avoir entendu ni l'une ni l'autre. Il suivait dans les jugements la première impression qui lui était présentée. Dans une occasion où il s'agissait du crime de faux, quelqu'un s'étant écrié qu'il fallait couper les mains au faussaire, Claude demanda d'une manière fort empressée que l'on fit venir sur-le-champ le bourreau avec le billot et le couperet.

Il manifestait en mille façons sou imbécillité. Un homme était accusé comme se portant à tort pour citoyen romain, et les avocats disputaient beaucoup entre eux s'il devait paraître dans le jugement habillé à la grecque ou à la romaine. Claude, voulant témoigner une entière impartialité, ordonna qu'il changerait d'habit selon la diversité des personnages qu'il ferait dans la cause, grec pendant qu'on l'accuserait, romain pendant que son avocat parlerait pour lui. C'est la scène de maître Jacques, tantôt cocher, tantôt cuisinier. Dans un autre procès, où l'on opinait par écrit, il conçut son suffrage en ces termes : Je suis pour ceux qui ont le meilleur droit.

Ces misères le rendaient méprisable, et on se moquait de lui tout ouvertement. Quelqu'un excusant un témoin qui avait été mandé de province, dit qu'il ne pouvait pas se présenter. Claude lui ayant demandé pour quelle raison, cet homme se fit longtemps presser ; et ce ne fut qu'après la même question plusieurs fois réitérée qu'il répondit, C'est qu'il est mort à Pouzzoles. Un autre, en le remerciant de ce qu'il permettait à un accusé de se défendre, ajouta : C'est pourtant une chose de règle. Les avocats abusaient tellement de sa patience, que lorsqu'il se levait de dessus son tribunal, non-seulement ils le rappelaient à haute voix, mais ils le retenaient par la robe, ou le prenaient par le pied, pour l'empêcher de s'en aller. Bien plus, un plaideur grec ayant pris querelle avec lui, ne craignit pas de lui dire en face, Vous êtes vieux et esprit faible. Enfin un chevalier romain, à qui de violents ennemis suscitaient une odieuse affaire et imputaient des débauches honteuses dont il était innocent, voyant que l'on produisait contre lui pour témoins des femmes prostituées, et qu'on recevait leurs dépositions, lui reprocha sa cruauté, sa bêtise, et lui jeta au visage les papiers qu'il avait à la main avec son canif, en sorte que Claude en eut une légère blessure à la joue.

Tel que nous venons de dépeindre Claude dans les jugements, tel il fut dans tout le reste. Une âme assez droite, quelques rayons de sens naturel, dont l'activité se renfermait dans une sphère fort étroite, et cette espèce d'heureux instinct souvent étouffée par la crainte, quelquefois par l'ivrognerie ou l'incontinence, presque toujours par les impressions contraires de ceux qui l'approchaient, et qui disposaient de lui comme d'une Machine mise en jeu par des ressorts étrangers.

Son inclination le portait à suivre la maxime d'Auguste dans ce qui regarde le droit de bourgeoisie romaine, et à ne le point prodiguer. Suétone dit qu'il punit de mort des hommes dont tout le crime était d'usurper les droits de citoyens romains. Cet excès de rigueur est peu vraisemblable, ou bien c'était quelque vengeance de Messaline. Mais de son propre mouvement il fit en ce genre plusieurs actes de sévérité. Un Grec, devenu Romain, s'étant présenté devant le sénat pour une affaire importante, et n'ayant pu répondre à des interrogations qui lui furent faites en latin, Claude le priva du droit de bourgeoisie dans une ville dont il ne savait pas la langue. A plus forte raison l'ôta-t-il à ceux qu'une naissance tout-à-fait basse, ou de mauvaises mœurs, en rendaient indignes. Il alla jusqu'à défendre à quiconque n'était pas citoyen de prendre un nom romain.

D'un autre côté ce même droit, dont il était si jaloux, ne s'obtint jamais si aisément que sous son empire. Il se donnait non-seulement aux particuliers, mais aux villes entières. Tout était à vendre chez Messaline et chez les affranchis ; et comme la qualité de citoyen 'romain donnait de grands privilèges, et une prééminence marquée sur ceux qui ne l'avaient pas, d'abord les acheteurs accouraient en foule. Mais, à force de devenir commun, ce beau droit perdit tout son prix ; et la marchandise, si j'ose m'exprimer ainsi, s'avilit tellement, que les plaisants prétendaient qu'il ne leur en coûterait qu'un verre cassé pour en faire l'acquisition.

La même inconséquence se remarque dans la conduite de Claude à l'égard de la dignité de sénateur. Il avait protesté qu'il ne ferait entrer dans le sénat aucun sujet dont au moins le cinquième aïeul ne fut citoyen romain, et il nomma sénateur un fils d'affranchi, exigeant seulement qu'il se fit adopter par un chevalier.

Dion raconte de lui quelques traits louables sous l'année de son troisième consulat. Il obligea ceux à qui son prédécesseur avait fait des dons immenses par pur caprice de prodigalité, de rapporter ce qu'ils avaient reçu sans cause légitime. Au contraire, il fit restituer aux entrepreneurs des chemins publics les sommes que Corbulon, sous l'autorité de Caïus, leur avait arrachée ; par d'injustes exactions. C'était un usage établi dès le temps de la république, que les nouveaux citoyens prissent à nom du protecteur à qui ils étaient redevables de cette honorable qualité. De plus, la coutume s'était introduite sous les empereurs que ceux qui en avaient reçu quelque bienfait que ce pût être, leur laissassent au moins une partie de leurs biens par testament. Sur ce double prétexte, de misérables délateurs intentaient des procès à plusieurs de ceux qui avaient été faits citoyens par Claude, ou à leurs héritiers. Claude interdit ces odieuses chicanes, et déclara qu'il ne souffrirait point que personne fût appelé en justice pour de pareils sujets. H n'était nullement intéressé, comme je l'ai observé ailleurs.

Je placerai ici divers règlements ou faits remarquables de Claude, que Suétone[23] a ramassés sans date, à son ordinaire, et que je ne dois pas omettre.

Quoiqu'il ne soit dit nulle part qu'il se proposât Auguste pour modèle (et il était assurément bien incapable de le copier), je crois pourtant avoir remarqué dans sa marche une intention de suivre les traces de ce grand empereur. Ainsi il était curieux, comme lui, des anciennes cérémonies religieuses. Il les observait exactement, et il en rappela quelques-unes, qui s'abolissaient par le non usage.

Comme lui, il était dans la maxime de favoriser les mariages, et d'y inviter les citoyens. Ayant un jour donné en plein spectacle le congé à un gladiateur sur la prière de ses quatre fils, qui intercédaient pour leur père, et avec l'applaudissement des spectateurs, il fit distribuer sur-le-champ dans l'assemblée un bulletin, par lequel il les exhortait tous à remarquer combien ils devaient souhaiter d'avoir des enfants et de les élever, puisqu'ils voyaient que c'était une puissante recommandation, même pour un gladiateur.

Il réforma en certains chefs ou perfectionna la jurisprudence. Indigné contre ceux qui, ne sentant pas assez l'honneur et le prix de la dignité sénatoriale, la refusaient lorsqu'elle leur était offerte, il les priva même du rang de chevaliers romains. Il confisqua les biens des affranchis qui avaient l'insolence de se porter pour chevaliers, pendant qu'il laissait les siens s'élever à un degré de puissance et de considération supérieur même aux consulaires. Si des affranchis étaient convaincus d'ingratitude envers leurs patrons, il les réduisait de nouveau en servitude.

 Ce qui occasions probablement cette rigueur, est un fait rapporté par Dion sous l'année où Valérius Asiaticus fut consul pour la seconde fois avec M. Silanus. Un affranchi eut l'audace de traduire son patron devant un tribun du peuple, et de demander à ce magistrat un huissier pour le forcer de comparaître. Le tribun accorda la demande ; mais Claude, en ayant été instruit, entra dans une telle colère, qu'il punit l'affranchi (Dion ne dit pas de quelle peine), et que de plus il déclara à ceux qui s'étaient intéressés pour lui, et qui lui avaient prêté leur appui et leur ministère, que, s'ils avaient jamais eux -mêmes des affaires contre leurs affranchis, il ne recevrait point leurs requêtes, et ne leur rendrait aucune justice.

Il n'autorisait pas néanmoins la dureté des maîtres contre leurs esclaves ; au contraire, il établit à ce sujet une loi très-sage, et pleine d'humanité. Il était très-ordinaire que les maîtres exposassent dans l'île d'Esculape leurs esclaves malades, pour s'épargner la peine et la dépense de leur traitement. Claude ordonna que si les esclaves ainsi exposés recouvraient la santé, ils deviendraient libres ; et il ajouta que si les maîtres aimaient mieux les tuer que de les exposer, ils seraient poursuivis comme coupables d'homicide.

Pour prévenir et arrêter les incendies dans Ostie et dans Pouzzoles, il plaça une cohorte dans chacune de ces deux villes. Les sacrifices des druides, qui immolaient des victimes humaines, lui faisaient horreur avec raison. Auguste s'était contenté de les interdire aux citoyens romains. Claude en proscrivit entièrement l'usage : mais il ne put l'abolir. Par une suite de la même façon de penser, il voulut, quoique inutilement, transporter à Rome les mystères de Cérès Éleusine, qui respiraient la douceur et l'esprit de société. Il y avait déjà longtemps que les bâtiments du temple de Vénus Érycine en Sicile se dégradaient et tombaient en ruine. Tibère s'était chargé de reconstruire ce fameux édifice : mais par un effet de sa lenteur et de sa négligence accoutumées, il l'avait laissé dans un état de délabrement[24]. Claude fit ordonner par un sénatus-consulte, qu'il serait rétabli aux dépens du trésor public.

L'ordre des temps nous ramène à l'endroit le plus brillant de l'empire de Claude, c'est-à-dire à la conquête d'une partie de la Grande-Bretagne. Mais auparavant, il me reste à reprendre quelques faits, qui ont pour la plupart précédé cette expédition.

Les Lyciens, qui étaient libres, et se gouvernaient par leurs lois, s'étaient partagés en factions, ce qui fit naître des troubles et des séditions où plusieurs citoyens romains furent tués ; Claude les priva de la liberté, et réunit leur pays à la province de Pamphylie. Messaline et les affranchis ne cherchant qu'à piller par toutes les voies imaginables, étendirent aussi leurs rapines sur les denrées nécessaires à la vie, qui par leur manège devinrent très-rares, et conséquemment très-chères dans Rome. Claude fut obligé de les taxer lui-même, et d'en publier le tarif dans une assemblée du peuple, qu'il tint au Champ-de-Mars.

En même temps que Messaline corrompait toutes les parties de l'état, en vendant les charges, les commandements, les gouvernements des provinces, elle se livrait aux débordements les plus honteux, et elle y entraînait les femmes de la première condition. Si leurs maris souffraient sans peine une telle infamie, et consentaient à tous ses désirs, elle les récompensait et les élevait en dignités. Au contraire la mort était linteau, salaire de la moindre résistance à ses volontés.

Claude ignorait ce qui se passait tout publiquement dans son palais. Elle l'amusait en lui fournissant elle-même des concubines, et il y allait de la vie d'être soupçonné par elle de vouloir faire passer quelque avis à l'Empereur. Justus Catonius, préfet des cohortes prétoriennes, fut la victime des défiances qu'elle avait conçues de lui à ce sujet.

Elle méprisait tellement Claude, qu'elle invoquait son autorité pour faciliter le succès des intrigues par lesquelles elle le déshonorait. Le pantomime Mnester, dont nous avons parlé sous Caïus, craignait les suites d'un engagement criminel avec l'impératrice. Elle lui fit ordonner par Claude d'obéir à Messaline en tout ce qu'elle lui commanderait..

Sa jalousie était furieuse, et avait déjà causé la perte de Julie, fille de Germanicus. Une autre Julie, fille de Drusus fils de Tibère, et mariée en première noces à Néron, fils aîné du même Germanicus, éprouva un pareil sort. On se souvient que cette jeune princesse était entrée dans le noir complot de Liville sa mère et de Séjan contre son mari. Dieu la punit alors de ce crime, par la méchanceté de Messaline et par la stupidité de Claude son oncle. Elle fut mise à mort, sans que nous puissions expliquer le détail de sa triste aventure. Tout ce que nous savons, c'est que des deux que je viens de nommer, l'une périt par le fer, l'autre par la faim.

Agrippine, seule princesse qui restât du sang des Claudes[25], moins impudique que Messaline, mais aussi malfaisante, ne pouvait pu alors exercer hautement sa violence, parce qu'elle était renfermée dans une condition privée : elle s'essayait par des crimes secrets. Ce fut vers ces temps-ci qu'elle empoisonna Crispus Passiénus, son second mari, orateur célèbre, et qui avait tété deux fois consul. Il était vraisemblablement fils d'un Passiénus nommé dans Vendus, comme ayant mérité en Afrique, sous Auguste, les ornements du triomphe, et qui parait être le même que L. Passiénus Rufus consul l'an de Rome 748. Pour lui il se rendit illustre par les talents de l'esprit. Il plaida avec un grand éclat, et on ne lui reproche point d'avoir vendu son éloquence à l'iniquité, ni de l'avoir fait servir d'instrument à la tyrannie. Il était homme à bons mots. Nous avons rapporté comment il définissait Caïus. Il disait de Claude comparé à Auguste, Je ferais bien plus de cas de l'estime d'Auguste ; mais je préfère un bienfait de Claude[26], qui donnait sans mesure comme sans jugement.

Il avait les mœurs douces, comme il parait par un trait que rapporte Quintilien. Plaidant pour Domitia, sa femme, contre Ahénobarbus, frère de Domitia, dans la péroraison il leur rappela les sentiments d'amitié et de' concorde que la nature devait leur inspirer : et comme il s'agissait d'un intérêt pécuniaire, il leur représenta qu'ils étaient l'un et l'autre puissamment riches. L'objet pour lequel vous contestez, leur dit-il, est la chose du monde dont vous avez le moins de besoin. Sa douceur dégénérait quelquefois en mollesse. Pline[27] assure que Passiénus s'était épris d'amour pour un bel arbre, qu'il l'embrassait, le baisait, se couchait à l'ombre de ses branches, et en arrosait les racines avec du vin.

Il fit deux belles alliances, ayant épousé en premières noces Domitia tante de Néron, et ensuite Agrippine mère du même prince.

Il possédait de très-grands biens, qu'un ancien auteur fait monter jusqu'à deux cents millions de sesterces[28] (vingt-cinq millions de livres tournois). Il eut l'imprudence de faire par son testament Agrippine son héritière : et cette épouse avide et cruelle, pour jouir plus promptement d'une si opulente succession, donna du poison à son mari. Il fut enterré avec l'honneur des funérailles publiques.

Je passe à l'expédition de Claude contre la Grande-Bretagne, et je commence par une courte description de cette île, alors faible et peu connue, aujourd'hui si puissante et si fameuse. Je recueillerai ce qu'il y a de plus essentiel dans le peu que nous en disent César, Strabon, et Tacite. Ce sera un plaisir pour le lecteur de comparer sa pauvreté et sa barbarie anciennes avec son état présent.

 

FIN DU TOME DEUXIÈME.

 

 

 



[1] Cent mille livres.

[2] La pièce d'or était de poids de deux deniers et demi, et peut être estimée 12 liv. 10 sous de notre monnaie. A ce compte des quarante pièces d'or feront cinq cents livres.

[3] C'était chez les Romains un temps de divertissement, comme le carnaval parmi nous.

[4] PLINE, XXXIII, 10.

[5] SÉNÈQUE, Epist., 47.

[6] Actes des Apôtres, 18.

[7] SÉNÈQUE, Epist., 108.

[8] SÉNÈQUE, Epist., 108.

[9] SÉNÈQUE, Epist., 108.

[10] QUINTILIEN, Institutions oratoires, X, 1.

[11] SUÉTONE, Néron, 52.

[12] SÉNÈQUE, Epist.,114.

[13] SÉNÈQUE, Epist., 8.

[14] Le texte de Dion porte les Maurusiens ; ce qui est une faute visible. On y lit aussi que Gabinius reconquit la dernière des aigles romaines qui avaient été perdues dans la défaite de Varus. Mais depuis longtemps il n'en restait plus aucune au pouvoir des Germains. Il n'en avait été perdu que deux ; et Tacite attribue à Germanicus l'honneur de les avoir recouvrées l'une et l'autre.

[15] SUÉTONE, Claude, 24.

[16] Ce que nous rapportons ici d'après Josèphe est contredit par Dion, qui témoigne que Claude défendit aux Juifs de s'assembler dans Rome, et que s'il ne les en chassa pas, comme avait fait Tibère, c'est parce qu'ils étaient en trop grand nombre. Mais Josèphe rapporte les actes mêmes sur lesquels est fondé son récit : et cette autorité me parait sans difficulté préférable à celle de Dion.

[17] PLINE, XVI, 40.

[18] PLINE, XIX, 6.

[19] 9.741.780 fr. selon M. Letronne.

[20] PLINE, Ep. III, 16.

[21] Odyssée, XVI, 72.

[22] Ce fait pourrait être l'un de ceux que j'ai rapportés d'après Suétone.

[23] SUÉTONE, Claude, 22-25.

[24] C'est ici une conjecture, que j'emploie pour concilier Suétone avec Tacite.

[25] Je mets hors de rang Antonia et Octavia filles de l'empereur régnant.

[26] SÉNÈQUE, De Benef., I, 15.

[27] PLINE, XVI, 43

[28] 38.967.192 fr. 50 cent. selon M. Letronne.