HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

CALIGULA

LIVRE UNIQUE

§ II. Ridicule expédition de Caïus contre la Germanie et la Grande-Bretagne.

 

 

Une guerre à entreprendre demande des préparatifs. Caïus n'en fit aucun pour celle qu'il méditait. S'étant transporté dans un faubourg de Rome à dessein de s'y promener, ou, selon Suétone[1], ayant été visiter la source du Clitumne[2] en Ombrie, tout d'un coup il part pour la Gaule, bien accompagné de danseurs, de gladiateurs, de femmes, de chevaux propres à la course, mais sans avoir donné aucun ordre ni pour assembler des troupes, ni pour faire amas de munitions de guerre et de bouche. Ce fut donc un mouvement prodigieux dans l'Italie et dans les provinces, soit de légions mandées précipitamment, soit de levées faites avec la dernière rigueur, soit de voitures pour le transport de provisions de toute espèce. Et afin qu'il ne manquât dès les préliminaires aucune sorte d'extravagance, Caïus fit ses marches tantôt si rapidement, que les soldats de sa garde étaient obligés pour le suivre de se décharger de leurs drapeaux, et de les mettre, contre l'usage, sur des bêtes de somme ; tantôt avec tant de lenteur et de mollesse, qu'il se faisait porter en litière sur les épaules de huit esclaves, et ordonnait au peuple des villes voisines de sa route de balayer les grands chemins, et d'y répandre de l'eau pour en abattre la poussière,

On se souvient qu'Auguste avait placé huit légions sur le Rhin. Dès que Caïus se fut mis à leur tête, il affecta un excès de sévérité, qui n'avait pour principe que le caprice ou un sordide intérêt. Il renvoya ignominieusement des lieutenants-généraux pour lui avoir amené trop tard les corps qu'ils commandaient. Il cassa d'anciens capitaines dans la vue de les frustrer de la gratification qu'il aurait été obligé de leur accorder s'ils eussent achevé leur temps de service ; et il réduisit à six mille sesterces la récompense des soldats vétérans.

Le lecteur ne s'attend pas à de grands exploits de la part de Caïus ; mais je ne sais s'il se promet quelque chose d'aussi méprisable que ce que j'ai à lui raconter. Les Germains ne pensaient point à la guerre, et Caïus n'en aurait pas souhaité une sérieuse. Il joua donc la comédie ; et ayant ordonné que l'on fît passer le Rhin à quelques Germains de sa garde, qu'on les cachât dans un bois, et qu'ensuite on vînt lui donner avis, avec beaucoup de tumulte et de fracas, que l'ennemi approchait, il part aussitôt, accompagné de ses courtisans et de quelque cavalerie prétorienne, et va dans le bois se saisir de ceux qui s'y étaient cachés par son ordre ; et tout glorieux d'un tel succès, il dresse des trophées sur le lieu, et s'en retourne ensuite aux flambeaux, blâmant beaucoup la lâche timidité de ceux qui ne l'avaient pas suivi. Les compagnons de sa victoire furent récompensés par des couronnes d'une nouvelle espèce, qui portaient les images du soleil, de la lune, et des astres.

Peu de temps après il renouvela le même jeu. Il fit emmener de jeunes otages de l'école où on leur enseignait les lettres, et leur laissa prendre de l'avance. Averti de leur prétendue fuite, il quitte la table pour courir après eux, et, les ayant aisément atteints, il les ramène chargés de chaînes ; après quoi, reprenant son repas interrompu, il consola et encouragea ceux qui partageaient avec lui de si fatigantes expéditions : Soutenez-vous par votre constance, leur disait-il, empruntant les paroles que Virgile met dans la bouche d'Énée[3], et réservez-vous pour de meilleurs temps. Il eut aussi la folie d'envoyer à Rome des lettres foudroyantes contre le sénat et contre le peuple, qui, pendant que leur empereur était aux mains avec les ennemis et courait tant de hasards, se livraient aux divertissements, et goûtaient tranquillement les plaisirs de la table, du cirque et des théâtres.

Ces rodomontades seyaient bien à un lâche tel qu'était Caïus ! car personne ne craignait plus que lui l'ombre du danger. Étant au-delà du Rhin, comme il traversait en carrosse un défilé fort étroit, où les troupes qui l'accompagnaient étaient forcées de serrer leurs rangs, quelqu'un dit que le trouble et le désordre seraient grands, si l'ennemi venait subitement à paraître. Aussitôt Caïus tout effrayé monta à cheval, et regagna les ponts, et les ayant trouvés embarrassés par les bagages et par la multitude des valets de l'armée, il se fit porter de main en main par-dessus les têtes, et ne se crut en sûreté que lorsqu'il se vit en pays ami.

Dans une autre occasion, soit qu'il fût encore dans le voisinage du Rhin, soit depuis son retour à Rome, le bruit s'étant répandu que les Germains prenaient les armes et se préparaient à entrer sur les terres de l'empire, l'unique ressource de Caïus était la fuite. Il en faisait les apprêts : il songeait à équiper une flotte pour se retirer en Orient ; et il ne se consolait que par la pensée qu'au moins les provinces d'outre-mer lui resteraient, au cas que les Germains vainqueurs passassent les Alpes, comme avaient fait autrefois les Cimbres, ou même qu'ils prissent la ville, comme les Gaulois Sénonais. Telle était la bravoure de Caïus : tels furent ses exploits contre les Germains.

Il porta ses vues l'année suivante du côté de la Grande-Bretagne, d'où était venu se remettre entre ses mains un prince nommé Adminius, réduit à fuir la colère de son père Cinobellinus, roi d'un peuple breton. Ce fut pour Caïus un sujet de conquête, et il en écrivit à Rome dans les termes les plus fastueux, comme si toute l'île eût reconnu ses lois. Le courrier porteur de cette lettre avait ordre d'arriver en chaise dans la place publique, et de ne rendre la lettre qu'aux consuls en plein sénat, assemblé dans le temple de Mars, où devaient se traiter, suivant l'institution d'Auguste, les affaires de la guerre.

Il voulut donc mettre la dernière main à une entreprise si heureusement commencée, et ayant réuni toutes ses forces, au nombre de deux cents, ou même, selon quelques-uns, deux cent cinquante mille combattants, il marcha vers l'Océan, rangea toute son armée sur la côte, et montant une galère à trois rangs de rames, il s'avança à quelque distance dans la mer, et revint au rivage. Alors il donne le signal de la bataille, fait sonner les trompettes, et tous ces grands apprêts se terminent à ordonner à cette multitude infinie de guerriers de ramasser les coquillages dont le rivage était couvert, et que Caïus appelait des dépouilles de l'Océan, dignes d'être portées au Capitole et au palais impérial. En monument de sa victoire, il voulut que l'on érigeât une tour qui servît de phare aux vaisseaux pour diriger leur course, et croyant aussi devoir récompenser ses soldats, il leur distribua cent deniers par tête[4] : libéralité qui passerait aujourd'hui pour considérable, mais que les profusions des empereurs romains envers les soldats donnaient lieu de regardez comme une mesquinerie ; en sorte que Suétone traite de propos ridicule ce que dit Caïus en congédiant l'assemblée après cette largesse :Allez, camarades, allez vous réjouir ; vous voilà riches[5].

Il s'était fait proclamer sept fois Imperator durant le cours de ses deux expéditions, et, pour mettre le comble à sa gloire militaire, il ne lui fallait plus que le triomphe. Prêt à partir pour l'aller célébrer à Rome il forma le dessein, aussi insensé que barbare, de massacrer entièrement les légions de Germanie, qui vingt-cinq ans auparavant s'étaient révoltées sur la nouvelle de la mort d'Auguste, et qui avaient assiégé Germanicus, son père, et lui-même, encore enfant. On eut bien de la peine à le détourner de cette horrible résolution ; mais il s'opiniâtra à vouloir les décimer. Pour cela il les assembla sans armes, et il les fit environner de cavalerie. Mais les soldats devinèrent sa pensée, et commencèrent à défiler secrètement par différents endroits pour aller reprendre leurs armes et se mettre en défense. Caïus eut peur, et, laissant l'assemblée, il s'enfuit précipitamment, et retourna à Rome pour y décharger sa colère et sa cruauté sur le sénat, qui n'avait point d'armes à lui opposer. Mais avant que de l'y suivre, il faut placer ici ce que Dion nous apprend des vexations et des cruautés par lesquelles, pendant son séjour dans les Gaules, il se rendit aussi terrible aux sujets de l'empire et aux citoyens, qu'il s'était fait mépriser des étrangers et des ennemis.

Les Gaulois étaient riches, et Caïus venait dans le dessein formé de les dépouiller. Les peuples et les particuliers furent soumis à des taxes sous le nom spécieux de don gratuit. Il condamnait à mort sur le plus léger prétexte tous ceux qu'on lui dénonçait, et s'emparant de leurs biens par confiscation, il les vendait lui-même, suivant ce qu'il avait déjà pratiqué à Rome, et les portait ainsi à un prix exorbitant.

Une conjuration qui se trama dans ce même temps, c'est-à-dire dans l'intervalle entre ses deux expéditions, sur le Rhin et du côté de l'Océan, lui donna lieu de répandre le sang le plus illustre de Rome, et de s'enrichir d'un nouveau butin. Nous avons peu de lumière sur cette conjuration ; mais, quoique Dion semble l'avoir regardée comme imaginaire, il paraît par quelques mots de Suétone et de Tacite qu'elle fut réelle, et que les chefs en étaient Lentulus Gétulicus, qui commandait depuis dix ans les légions de la haute Germanie, et M. Lepidus, lié, comme nous l'avons dit, avec Caïus par la société des débauches les plus odieuses, mais qui n'en eut pas moins l'ambition d'aspirer à l'empire.

On conjecture avec assez de vraisemblance que Lepidus était fils de Julie, petite-fille d'Auguste, et par conséquent cousin germain de Caïus. Il avait reçu de ce prince bien des faveurs qui pouvaient lui hausser le courage. Caïus lui avait permis de demander les charges cinq ans avant l'âge prescrit par les lois : il lui avait fait espérer même de le déclarer son successeur à l'empire. Mais Lepidus sans doute comptait peu sur les promesses d'un prince souverainement capricieux et sujet à passer en un instant d'une extrémité à l'autre. Pour ce qui est de Gétulicus, nous ne pouvons soupçonner d'autre motif qui l'ait fait entrer dans la conspiration que la crainte de devenir la victime des soupçons et des ombrages de Caïus, après avoir eu bien de la peine à se garantir de ceux de Tibère. Quoi qu'il en soit, le complot fut découvert, et coûta la vie à ceux qui en avaient été les auteurs. Caïus envoya à Rome, et fit consacrer dans le temple de Mars Vengeur trois poignards, avec une inscription qui marquait qu'ils avaient été destinés pour l'assassiner.

On peut rapporter à cette circonstance les exécutions et les massacres par lesquels Dion accuse ce prince d'avoir diminué considérablement le nombre de ses soldats. Gétulicus était fort aimé des troupes, qu'il gouvernait avec une indulgence excessive, pensant ne pouvoir trouver sa sûreté que dans leur affection. Il est à croire que beaucoup d'officiers et de soldats entrèrent dans le complot d'un général qu'ils chérissaient, et furent enveloppés dans sa disgrâce.

Les sœurs de Caïus, Agrippine et Julie, furent aussi soupçonnées d'avoir eu connaissance de la conspiration ; et la chose est très-probable, au moins en ce qui regarde Agrippine, dont les liaisons de débauche avec Lepidus eurent, selon Tacite[6], l'ambition pour principe. Ce qui est certain, c'est que Caïus les jugea coupables, et les traita comme telles. Il écrivit contre elles au sénat dans les termes les plus outrageux, il divulgua tous leurs désordres ; il les relégua dans l'île Ponce ; il les menaça même de la mort, disant n'avait pas seulement des îles en son pouvoir, mais des épées ; et plus irrité contre Agrippine en particulier, il voulut qu'elle portât entre ses bras durant tout le voyage de Gaule à Rome l'urne qui contenait les cendres de Lepidus. Il abolit tous les honneurs qui avaient été décernés à ses sœurs, et il défendit que l'on en déférât jamais aucun à ses proches.

Plusieurs personnages illustres furent accusés et condamnés dans Rome pour cause de complicité d'intrigues soit avec les princesses, soit avec les chefs de la conjuration. On força des préteurs et des édiles d'abdiquer leurs charges, polit' leur faire ensuite leur procès. Parmi ceux qui furent impliqués dans cette affaire, Dion ne nomme que Sofonius Tigellinus, exilé alors comme coupable d'adultère avec Agrippine, et depuis préfet du prétoire sous Néron.

Les biens d'Agrippine et de Julie ayant été confisqués, Caïus fit transporter en Gaule leurs meubles, leurs joyaux, leurs esclaves, et tout ce qui leur avait appartenu, pour en tirer le profit par une vente publique, à laquelle il présidait en personne.

Le gain qu'il y fit devint pour lui une amorce qui l'engagea à mettre pareillement en vente tout ce que nous appellerions en notre style meubles et joyaux de la couronne. Il se les fit apporter en Gaule avec tant de précipitation, qu'il donna ordre que l'on prît pour le transport jusqu'aux voitures publiques et aux chevaux des meuniers : de façon que le pain manqua dans Rome, et que plusieurs plaideurs perdirent leur procès par défaut, ne trouvant point de commodités pour venir comparaître au jour de l'assignation. Dans la vente qu'il en fit, il n'est point de fraude, ni de bas artifice de petit marchand, qu'il n'employât pour en hausser le prix. Il taxait d'avarice ceux qui craignaient d'y mettre trop d'argent : il témoignait ne se défaire qu'à regret de choses précieuses, auxquelles il avait une grande attache. Il faisait valoir chaque pièce par les noms fameux de ceux qui en avaient été possesseurs. Ceci, disait-il, a appartenu à mon père. Voici qui me vient de mon aïeul. Ce vase est égyptien : il a servi à Antoine, et c'est un monument de la victoire d'Auguste. Par cette indigne manœuvre, aidée de la terreur de la souveraine puissance, il tira des Gaulois de prodigieuses sommes d'argent.

Il n'en devint pas plus riche. Il dissipait avec profusion ce qu'il avait amassé par toutes sortes de voies tyranniques. L'entretien de son armée emportait des frais immenses : rien ne pouvait retarder le cours de ses prodigalités ordinaires ; et il donna des jeux à Lyon, dont la dépense fut énorme.

C'est à ces jeux qu'il établit ce combat célèbre d'éloquence grecque et latine, dont les lois étaient si rigoureuses. Il fallait que les vaincus fissent les frais du prix de leur vainqueur, et qu'ils composassent des vers ou un discours à sa louange. Ceux dont les ouvrages avaient tout-à-fait déplu étaient obligés d'effacer leurs propres écrits avec l'éponge ou avec la langue, s'ils n'aimaient mieux être châtiés par la férule ou jetés dans le Rhône.

Les prétendus exploits de Caïus contre les Germains, la conjuration découverte, étaient des événements auxquels le sénat ne pouvait se dispenser de paraître s'intéresser avec vivacité. On dressa un décret le plus flatteur qu'il fut possible, et qui entre autres honneurs déférait à Caïus le petit triomphe. Pour lui porter ce décret, on ordonna une députation composée de sénateurs tirés au sort selon l'usage, si ce n'est que l'on crut convenable d'y faire entrer nommément et par distinction Claude oncle du prince.

Jamais députation ne fut plus mal reçue. La bizarrerie de Caïus le rendait intraitable, et l'on ne savait comment s'arranger pour lui plaire. Si les honneurs qu'on lui décernait n'égalaient pas l'idée qu'il avait de son mérite, il se tenait méprisé. Si on les portait au degré le plus haut, il s'en offensait encore, comme d'un acte de supériorité exercé par le sénat à son égard. Il trouvait mauvais que le sénat se crût capable de décorer et de relever son empereur. C'était, selon lui, diminuer sa puissance, et non pas augmenter ses honneurs. Dans l'occasion dont je parle, il fut choqué en particulier de ce qu'on lui envoyait son oncle, comme si on l'eût pris pour un enfant qui eût besoin de tuteur. Il fit donc rebrousser chemin à une partie des députés, avant même qu'ils eussent mis le pied en Gaule, les traitant d'espions. Ceux qui eurent permission de venir jusqu'à lui n'éprouvèrent qu'insultes et affronts. Il aurait tué Claude, s'il n'eût eu pour cet oncle imbécile un souverain mépris ; et quelques-uns ont dit qu'il le fit jeter tout vêtu dans la rivière.

Ce fut sans doute dans le mouvement de colère qui le transportait alors, qu'il défendit sous peine de mort aux sénateurs de rien délibérer ni statuer touchant les honneurs qui lui étaient dus[7]. Il paraît que la vraie cause de son dépit venait de ce qu'ils ne lui avaient déféré que le petit triomphe, pendant que le grand lui semblait encore au-dessous de ce qu'il méritait.

Cependant l'année s'écoula, et Caïus fit à Lyon la cérémonie de la prise de possession de son troisième consulat, dans lequel il n'eut point de collègue, parce que celui qu'il avait désigné pour être consul avec lui étant mort dans les derniers jours de décembre, il ne put en être averti assez à temps pour lui donner un successeur.

CAIUS AUGUSTUS III. AN R. 791. DE J.-C. 40.

La terreur était si forte et si vive parmi tout ce qu'il y avait de grand dans Rome, qu'il ne se trouva personne qui osât convoquer le sénat pour le premier janvier. Caïus seul consul étant absent, il appartenait aux préteurs de remplir toutes les fonctions du consulat Les tribuns du peuple avaient par leur charge le droit de convoquer le sénat. Mais aucun ni des préteurs, ni des tribuns, ne voulut paraître avoir remplacé l'empereur, et les sénateurs, sans aucune convocation, allèrent d'abord au Capitole, et, après les sacrifices accoutumés, ils adorèrent le trône de Caïus, qui était dans le temple, et y portèrent leurs étrennes, comme si le prince eût été présent.

L'usage des étrennes avait été pratiqué avec bonté et familiarité par Auguste : Tibère le négligea par hauteur : Caïus le rétablit par intérêt. Il exigeait des présents considérables, surtout depuis qu'il se fut déclaré le père de l'enfant né de Césonia. Alors il s'annonça nettement pour pauvre : il se plaignit d'avoir à porter les charges, non-seulement d'empereur, mais de père de famille, et sous ce prétexte les contributions, les taxes, les étrennes furent poussées à des sommes immenses.

Après la cérémonie du Capitole, les sénateurs se transportèrent au lieu ordinaire de leurs assemblées, et là ils passèrent tout le jour en acclamations pleines de la plus basse flatterie pour Caïus.

Le troisième jour de janvier était celui où l'on faisait les vœux pour la prospérité de l'empereur. C'était un devoir auquel il ne fallait pas manquer. Ainsi tous les préteurs se réunirent pour donner en commun un édit de convocation. Le sénat s'assembla, et renouvela les vœux en la forme ordinaire. Mais il n'y eut ni décret ni délibération sur aucune autre matière, et tout demeura en suspens jusqu'à ce que l'on sût que le douzième du mois Caïus avait abdiqué. Alors les consuls désignés pour lui succéder entrèrent en charge, et les choses se remirent en règle.

Au reste, les décrets du sénat ne roulaient alors que sur des bagatelles, et encore étaient-ils dictés par Caïus, qui notifiait ses volontés par les lettres qu'il écrivait aux consuls. Dans ce que Dion rapporte ici de ces décrets, je ne trouve rien de plus digne de remarque que les honneurs rendus à la mémoire de Tibère, dont il fut dit que le jour de naissance serait célébré comme celui de la naissance d'Auguste. Caïus savait bien qu'il ne pouvait mortifier plus cruellement le sénat, qu'en le forçant de célébrer le nom d'un prince qu'il avait tant de raisons de haïr.

Ce fut cette année que Caïus fit son expédition contre la Grande-Bretagne, de la manière dont je l'ai racontée par anticipation. Il crut alors être parvenu au faîte de la gloire, et il ne fut plus occupé que des apprêts de son triomphe. Il écrivit à ses intendants de lui en préparer un le plus superbe que l'on eût jamais vu, mais sans y dépenser beaucoup du sien ; ce qui leur devait être facile, puisqu'ils avaient droit sur les biens de tous les hommes. Il se chargea lui-même du soin d'amasser les captifs qui devaient en orner la pompe. Il n'avait en son pouvoir que quelques transfuges, et un très-petit nombre de prisonniers, envoyés apparemment par Galba, qui, ayant succédé à Gétulicus, avait réprimé heureusement les courses entreprises par les Germains sur les pays en deçà du Rhin. Pour grossir ce nombre Caïus y ajouta des Gaulois, choisissant les plus beaux hommes et les plus hauts de taille, sans épargner les premiers même de la nation, et il les contraignit de se teindre les cheveux en blond, de les laisser croître, d'apprendre quelques mots de la langue germanique, et de se donner des noms barbares, afin qu'ils pussent passer pour Germains. Il fit aussi transporter à Rome par terre, au moins quant à une grande partie du chemin, les galères à trois rangs de rames sur lesquelles il était entré dans l'Océan, et il n'oublia pas les coquilles ramassées sur le rivage.

Ce triomphe, dont Caïus se faisait une si flatteuse idée, n'avait point été décerné par le sénat, qui s'était bien donné de garde d'enfreindre les derniers ordres qu'il avait reçus. Ce n'était point l'intention de Caïus, d'être si ponctuellement obéi en cette matière. Toujours en contradiction avec lui-même, après avoir défendu au sénat de lui décerner aucun honneur, il se plaignit de l'injustice de cette compagnie, qui le privait d'un triomphe si légitimement acquis, et il partit pour Rome, ne respirant que menaces et que vengeance.

Dès qu'on le sut en disposition de revenir, le sénat alarmé voulut conjurer la tempête en lui envoyant des députés pour lui témoigner l'impatience avec laquelle on désirait son retour et le prier de se hâter. Je viendrai, répondit-il en mettant la main sur la garde de son épée ; oui, je viendrai, et celle-ci avec moi. Il tint un semblable langage dans une déclaration qui fut portée à Rome par son ordre pour annoncer son retour. Il disait qu'il revenait pour ceux qui souhaitaient sa présence, c'est-à -dire pour l'ordre des chevaliers et pour le peuple. Mais qu'à l'égard du sénat il ne se considérait plus ni comme citoyen ni comme prince. Qu'était-il donc ? Ennemi et tyran.

Après tant de bruit au sujet de ce triomphe, tant de préparatifs et de frais pour le célébrer magnifiquement, tant d'éclats d'indignation contre ceux qui n'avaient pas eu assez d'empressement à le lui offrir, il y renonça, ou du moins le différa ; et il entra dans Rome le trente-et-un d'août, jour de sa naissance, avec la pompe modeste de l'ovation. Mais une preuve qu'il n'avait pas renoncé à ses desseins sanguinaires, c'est qu'il défendit qu'aucun sénateur sortît au-devant de lui.

Nous ne voyons pas cependant qu'il ait accompli les menaces dont je viens de faire mention. Il est probable qu'il roulait dans sa tête quelque horrible projet, qui demandait des arrangements et du temps, et dont sa mort trop prompte empêcha l'exécution. Car il ne vécut pas cinq mois entiers depuis son retour à Rome. Suétone[8] assure qu'il se proposait d'abandonner absolument la ville, après avoir massacré préalablement les premiers du sénat et de l'ordre des chevaliers, et de se transporter d'abord à Antium, dont il aimait beaucoup le séjour, et ensuite à Alexandrie, dont les habitants avaient mérité ses bonnes grâces par leur empressement à lui rendre les honneurs divins. On trouva après sa mort deux mémoires, dont l'un avait pour titre l'épée, et l'autre le poignard, avec des notes qui désignaient ceux qu'il destinait à la mort. On trouva même une grande caisse toute pleine de poisons de différents genres. Claude son successeur la fit jeter à la mer ; et l'on ajoute qu'elle devint funeste à un grand nombre de poissons, que le flot apporta morts sur le rivage.

C'est aussi à ces derniers temps de la vie de Caïus que Dion rapporte ses plus grandes extravagances en ce qui regarde la divinité qu'il s'attribuait. Les païens, pour qui tout était dieu, excepté Dieu même, s'accommodaient sans beaucoup de peine aux caprices impies de leur prince. Il n'en fut pas de même des Juifs qui, par leur opposition à ces honneurs sacrilèges, coururent de très-grands risques, dans lesquels ils pouvaient périr, si les meurtriers d'un Dieu descendu en terre n'eussent pas été indignes de périr pour une si belle cause.

La première attaque leur fut livrée dans Alexandrie, où ils étaient perpétuellement en butte à la haine des autres habitants. Il ne faut point chercher ailleurs la cause de cette haine, que dans la singularité de leurs rites et de leur culte religieux, qui les séparait partout des peuples au milieu desquels ils s'étaient établis. Ils avaient même dans Alexandrie un chef, sous le nom d'Alabarque, et un conseil public pour le gouvernement de la nation ; et, quoiqu'ils fissent ainsi un corps à part, ils jouissaient néanmoins de tous les droits de citoyens, qui leur avaient été accordés par Alexandre fondateur de la ville, et dans lesquels ils avaient toujours été maintenus par les rois Ptolémées. De si beaux privilèges leur attiraient l'envie, à laquelle se joignait la crainte qu'inspirait leur grand nombre. De cinq quartiers qui partageaient Alexandrie, ils en remplissaient deux presque entiers, et avaient encore des habitations dans les trois autres : et Philon assure que dans l'Égypte on pouvait compter un million de Juifs. Par ces différentes raisons les Alexandrins, peuple volage, inquiet, remuant et séditieux, étaient toujours prêts à tomber sur cette odieuse nation. Il ne leur fallait qu'un prétexte, et la liberté d'en profiter.

La manie que Caïus s'était mise dans la tête de vouloir être dieu, leur offrit une occasion tout-à-fait favorable. Ils se distinguèrent entre tous les peuples de l'univers, Grecs et Barbares, par leur ardeur à lui prodiguer tous les honneurs et tous les titres divins : en quoi, selon la judicieuse remarque de Philon, ils ne faisaient rien de bien merveilleux. Accoutumés à encenser les ibis, les crocodiles et les chats, pourquoi auraient-ils refusé leur culte à leur empereur ? Caïus ne laissa pas de leur en savoir beaucoup de gré. L'orgueil est de bonne composition avec ceux qui le flattent, et il ne cherche point à diminuer le prix de ce qu'on lui accorde pour le satisfaire.

Il entrait dans la conduite des Alexandrins autant de malignité contre les Juifs que de flatterie pour Caïus. Ils savaient que, instruits à une autre école, jamais les Juifs ne consentiraient à transporter à un mortel les honneurs réservés au Dieu créateur de toutes choses : et ils comptaient en conséquence les faire passer pour ennemis de l'empereur, et par là les avoir enfin à leur discrétion.

L'autorité seule du gouverneur aurait pu les contenir. Des circonstances malheureuses pour les Juifs levèrent cette barrière. L'Égypte avait alors pour préfet depuis plusieurs années C. Avilius Flaccus, homme d'esprit et de tête, et qui tant qu'avait vécu Tibère s'était acquitté parfaitement de tous les devoirs de sa charge. Mais, attaché à Tibérius Gémellus, il commença à s'inquiéter et à craindre lorsqu'il vit Caïus élevé à l'empire. Ses alarmes redoublèrent lorsqu'il apprit la mort sanglante du jeune Tibérius ; et celle de Macron, à qui il avait Liché de se rendre agréable, acheva de le déconcerter. Destitué de tout appui, il prêta l'oreille aux discours des ennemis des Juifs, qui lui insinuèrent qu'il ne lui restait point de meilleure ressource que de travailler à gagner l'affection des Alexandrins, dont la recommandation serait pour lui d'un grand poids auprès de l'empereur, et que pour y parvenir une voie sûre était de leur livrer les Juifs, à qui ils portaient une haine irréconciliable.

Il commença par rendre à ceux-ci un très-mauvais office, en supprimant un décret plein des témoignages du plus profond respect pour Caïus, et dans lequel ils avaient rassemblé tous les honneurs qui n'étaient point contraires à la loi de Dieu. Leur intention était de nommer des députés qui portassent ce décret à Rome, et le présentassent en leur nom à l'empereur. Flaccus le leur défendit. Ils lui remirent donc le décret à lui-même. Il le lut, témoigna en être satisfait, promit de l'envoyer, et il n'en fit rien, donnant ainsi lieu à Caïus de penser que les Juifs, seuls entre tous les peuples de l'empire, manquaient au devoir de sujets à son égard.

Flaccus leur prouva encore en bien d'autres manières sa mauvaise volonté, se rendant de difficile accès pour eux, leur refusant justice en toute rencontre, et, si on les attaquait sur quelque chose que ce pût être à son tribunal, ne manquant jamais de se déclarer en faveur de leurs ennemis. Les Alexandrins entendirent fort bien ce langage, et ils comprirent que tout leur était permis contre les Juifs.

Ils éclatèrent à l'occasion de l'arrivée du roi Agrippa dans leur ville. Ce prince chéri de Caïus, comme nous l'avons dit, et comblé de ses bienfaits, allait se faire reconnaître dans ses nouveaux états, et il avait pris la route d'Alexandrie. Dès qu'il y parut, la splendeur de sa fortune excita l'envie non-seulement des habitants, mais de Flaccus. Agrippa était magnifique. Ses gardes, sur l'armure desquels brillaient l'or et l'argent, le faste de ses équipages et de tout son train, semblaient obscurcir le préfet lui-même, qui s'en vengea en ameutant sous main la populace contre lui. Tout d'un coup Agrippa se vit accablé de huées, de railleries, de toutes les marques possibles d'injure et de mépris.

Il y avait dans la ville un fou qui courait les rues, nommé Carabas. La multitude insolente s'avise de le travestir en roi des Juifs. On se saisit de lui, on le mène au gymnase ou lieu d'assemblée, et là on le place en vue. On lui ceint le front d'un diadème de papier, pour casaque royale on le couvre d'une natte, on lui met à la main un roseau trouvé dans la rue : de jeunes gens ayant des b4tons sur leurs épaules se rangent autour de lui comme ses gardes. En cet état, les uns viennent lui rendre des respects, les autres lui présentent des requêtes. La ressemblance entre cette aventure et les outrages que les Juifs eux-mêmes avaient fait souffrir à Jésus-Christ quelques années auparavant, est frappante. Usserius et M. de Tillemont l'ont remarquée. Agrippa était alors la gloire de la nation des Juifs, et ils eurent la douleur de le voir déshonoré par les mêmes insultes qu'ils avaient employées contre leur roi véritable et leur sauveur.

Ce n'était là que le commencement de leurs maux. Les Alexandrins, enhardis par le silence et la tranquillité dé Flaccus, qu'ils prenaient avec raison pour une approbation de leurs excès, en tentent de plus grands, et s'écrient qu'il faut placer des statues de César dans les oratoires des Juifs. Ces oratoires[9] étaient en grand nombre dans la ville, consacrés aux actes de religion, à la prière, à la lecture des livres saints. La demande des Alexandrins fut exécutée, ou plutôt ils l'exécutèrent eux-mêmes. Ils démolirent ou brûlèrent plusieurs oratoires, ils en profanèrent d'autres par des statues de Caïus. C'est tout ce que Philon nous apprend. Mais il est difficile de croire que les Juifs, dont le caractère ne fut jamais la patience et la douceur, aient souffert sans résistance des attentats si contraires à leurs lois. Philon lui-même suppose manifestement qu'ils se mirent en défense, lorsqu'il dit que les oratoires qui échappèrent à la fureur des Alexandrins furent ceux qui se trouvaient environnés et couverts par les maisons des Juifs. Les écrits de cet auteur sur les faits que je raconte sentent beaucoup la déclamation ; ou, si l'on veut, ce sont des plaidoyers où la cause des compatriotes de l'auteur est mise dans son plus beau jour, avec attention à présenter tout ce qui est favorable et à supprimer ce qui serait désavantageux.

Il est donc à croire que les Juifs firent résistance, qu'il en naquit des séditions et des combats, d'où Flaccus, juge inique et partial, prit occasion de donner le tort à ceux qui n'avaient d'autre crime que de s'être défendus contre la violence de leurs ennemis. Il publia une ordonnance, par laquelle, sans avoir entendu les Juifs, il les déclarait étrangers dans Alexandrie. J'ai dit que cette grande ville était distribuée en cinq quartiers, dont deux occupés par les Juifs ne suffisaient pas à leur multitude, qui se répandait encore dans les autres. Flaccus les resserra tous dans une petite partie d'un seul de ces cinq quartiers, leur interdisant toute autre habitation. On peut juger quelles furent les suites d'une ordonnance si tyrannique. Les maisons abandonnées furent pillées : ceux qui en étaient chassés, se trouvant en trop grand nombre pour pouvoir subsister dans l'espace étroit qui leur était prescrit, erraient la plupart dans les campagnes et sur le bord de la mer, exposés au froid de la nuit, aux ardeurs du soleil, privés de leurs maisons, de leurs richesses, et de tous les moyens de fournir aux besoins les plus pressants de la nature.

Philon fait une description lamentable des cruautés de toute espèce que l'on exerça sur ceux qui tombaient au pouvoir de leurs ennemis. On les assommait sous le bâton : on employait pour les faire périr le fer, le feu, les croix : on goûtait le plaisir inhumain de prolonger leur vie pour prolonger leurs souffrances : les rues, les places, les théâtres ruisselaient de sang : hommes et femmes sans distinction, enfants et vieillards, rien n'était épargné. Peut-être y a-t-il de l'exagération dans ce récit. Et Philon n'assigne d'autre cause à tant de barbaries que la fureur des Alexandrins, sans que les Juifs y missent rien du leur. En cela assurément il n'est pas croyable. La réflexion que nous avons faite plus haut, acquiert ici un nouveau degré d'évidence. On ne se persuadera jamais que les Juifs se soient laissés chasser, battre, égorger comme de timides brebis. Ils opposèrent sans doute la force à la force ; et vaincus, ils éprouvèrent toute la rage d'une populace insolente et victorieuse. Flaccus lui-même fit fouetter outrageusement trente-huit sénateurs juifs, apparemment sous le prétexte qu'ils n'avaient pas contenu dans le devoir la multitude qui leur obéissait.

Il reçut bientôt après la peine de ses injustices. Philon ne nous apprend point par où il encourut la disgrâce de Caïus. Peut-être son ancien dévouement à Tibère et au petit-fils de cet empereur, et ensuite son attachement à Macron, furent-ils ses crimes. Quoi qu'il en soit, Caïus le fit arrêter dans Alexandrie même, et de là amener prisonnier à Rome. Il y trouva pour accusateurs ceux qui l'avaient engagé par leurs mauvais conseils à persécuter les Juifs. Condamné, il fut relégué dans l'île d'Andros, où Caïus au bout d'un temps assez court l'envoya tuer, lorsqu'il ordonna, comme nous l'avons dit, le massacre général de presque tous les exilés.

Les Juifs d'Alexandrie commencèrent à respirer du moment qu'ils virent Flaccus révoqué et arrêté. Le roi Agrippa leur avait défia rendu le service d'envoyer à Rome leur décret supprimé par Flaccus, en faisant connaître la cause du retardement, qui ne venait point d'aucune négligence de leur part, mais de la malice du préfet. Ils obtinrent ensuite la permission de députer à l'empereur, pour défendre devant lui leur droit de bourgeoisie, et demander le rétablissement de leurs oratoires. Philon fut le chef de cette députation. Les Alexandrins en envoyèrent une de leur côté, à la tête de laquelle ils mirent le grammairien Apion, connu par les livres que nous avons de Josèphe contre lui. Mais pendant le cours de cette affaire, il en survint une nouvelle qui aggrava étrangement la cause des Juifs ; et leur religion attaquée dans son centre mit en danger non-seulement ceux d'Alexandrie, mais toute la nation répandue dans l'univers.

L'intendant pour l'empereur en Judée était alors Capito, homme avide, et qui, de pauvre qu'il était lorsqu'il entra dans cet emploi, s'était rendu riche par ses exactions. Craignant donc d'être accusé par les peuples qu'il avait pillés, il résolut de les prévenir, en profitant de l'attachement au culte d'un seul Dieu pour les rendre odieux. Il suscita les idolâtres qui mêlés avec les Juifs habitaient la ville de Jamnia, à élever subitement un autel de structure grossière en l'honneur de Camus. Il s'attendait bien que les Juifs, qui étaient les plus forts dans la ville, ne souffriraient point cette profanation de leur pays, qu'ils regardaient comme une terre sainte et consacrée toute entière à Dieu. Ce qu'il avait prévu arriva. Les Juifs s'ameutèrent, et détruisirent l'autel. Sur les plaintes qui lui en furent portées, Capito en écrivit à Rome, chargeant beaucoup les choses, et les présentant de la façon la plus propre à aigrir Caïus, qui n'était déjà que trop indisposé contre la nation des Juifs. Car l'aversion que lui inspirait contre eux l'opposition invincible qu'il leur connaissait à l'adorer comme Dieu, était encore nourrie et envenimée par deux misérables qui l'approchaient familièrement et qu'il écoutait très-volontiers, Hélicon et Apelle, l'un Égyptien, l'autre Ascalonite, et par conséquent toux deux ennemis nés des Juifs.

Nous avons parlé ailleurs d'Apelle, qui était redevable de l'amitié de Caïus au mérite de sa voix et de son chant. Hélicon, esclave artificieux, fourbe, intrigant, s'était élevé par ses adroites manœuvres à la place de chambellan de l'empereur. Ces deux hommes, qui connaissaient le génie du prince qu'ils servaient, le divertissaient par leurs plaisanteries ; et ne manquant aucune occasion de tourner les Juifs en ridicule, la calomnie portait son coup d'autant plus sûrement, qu'un sel réjouissant l'assaisonnait et l'aidait à s'introduire.

Caïus, ainsi prévenu de longue main, entra aisément dans tous les sentiments que souhaitait Capito, et pour l'insulte prétendue qu'il avait reçue des Juifs, il pensa que c'eût été une réparation insuffisante que de relever l'autel détruit à Jamnia. Il voulut que l'on plaçât dans le sanctuaire du temple de Jérusalem sa statue colossale ornée des attributs de Jupiter Olympien ; et comme il ne comptait pas sur la docilité des Juifs, Pétronius, qui avait succédé à Vitellius dans le gouvernement de Syrie, eut ordre d'entrer dans la Judée avec la moitié des forces qu'il commandait, afin de contraindre à l'obéissance un peuple trop mutin.

Ce gouverneur n'était pas un de ces hommes vendus à l'iniquité, pour qui rien n'est sacré près de la passion de leur prince. Il avait de la douceur et de la raison ; et sentant tout le travers et toute l'injustice des ordres dont il était chargé, il ne se portait à les exécuter qu'avec une extrême répugnance. Cependant, frappé par dessus tout de la crainte d'irriter Caïus, dont les caprices ne souffraient ni remontrances ni délai, et auprès duquel il n'était point de faute légère, il se mit en devoir de satisfaire à ses volontés. Il vint à Ptolémaïde sur les frontières de la Judée avec deux légions et un grand nombre de troupes auxiliaires, et il fit sur-le-champ commencer à travailler dans Sidon à la statue de Caïus.

Comme il prévoyait une résistance opiniâtre de la part des Juifs, il voulut d'abord mander les premiers de la nation, espérant les trouver plus traitables que la multitude, et par eux la disposer à se soumettre. Il leur exposa les ordres de l'empereur, et leur représenta la nécessité d'obéir, et les armées toutes prêtes d'entrer dans leur pays. Sa tentative ne lui réussit pas. Loin de se prêter à ce qui leur était proposé, les chefs du peuple Juif ne répondirent que par les marques de la plus amère douleur, fondant en larmes, s'arrachant les cheveux, et plaignant leur triste vieillesse, qui les rendait témoins d'un malheur auquel ni eux ni leurs ancêtres n'avaient jamais rien vu de semblable.

La nouvelle de ce qui se tramait fut bientôt répandue dans Jérusalem et dans toute la Judée, et elle y produisit un effet qui ne paraîtrait pas croyable à quiconque ignorerait le caractère de ce peuple et son attachement prodigieux à ses lois. Des milliers de Juifs, hommes, femmes, enfants, quittent leurs demeures, désertent les villes et les bourgades ; et tous réunis par un même zèle, ils se mettent en marche pour aller trouver Pétronius et tâcher de l'attendrir sur leur malheureux sort. Leur troupe était si nombreuse, qu'elle couvrait tout le pays comme une nuée ; et le concert fut si subit, le dessein si promptement exécuté, que le gouverneur romain n'eut pas le temps d'assembler ses forces, et se vit investi d'une multitude infinie au moment qu'il s'y attendait le moins. Ils se prosternèrent tous devant lui, et lorsqu'il leur eut ordonné de se lever, ils se tinrent debout, les mains derrière le dos, la tête couverte de poussière, les yeux baignés de larmes ; et l'un des anciens parla en ces termes :

Nous sommes sans armes, comme vous le voyez, et c'est bien à tort que l'on nous accuse de rébellion. Nous tenons même nos mains dans une situation qui fait voir que nous nous livrons sans défense. Nous avons aussi amené nos femmes et nos enfants, afin que vous nous sauviez tous, ou que, s'il faut périr, nous périssions tous ensemble. Pétronius, nous sommes pacifiques par inclination, et notre religion ne respire que la paix. Lorsque Caïus devint empereur, nous fûmes les premiers de toute la Syrie à le féliciter de son heureux avènement : notre temple est le premier où l'on ait offert des sacrifices pour sa prospérité. Faut-il qu'il soit le premier dont on abolisse les rites religieux ? Nous abandonnons nos villes, nos maisons, nos biens ; nous sommes prêts à apporter à vos pieds tout ce que nous possédons ; et nous ne croirons point acheter trop cher à ce prix la conservation de la pureté de notre culte. Ou, si nous ne pouvons obtenir l'effet de notre demande, il ne nous reste qu'à mourir, pour ne pas voir un mal plus affreux pour nous que la mort. Nous apprenons que l'on amène contre nous des troupes d'infanterie et de cavalerie, au cas que nous résistions à la consécration de la statue. Des esclaves ne sont point assez insensés pour s'opposer aux volontés de leur maître.

Nous présentons la gorge aux épées : que l'on nous tue, que l'on nous immole, que l'on nous coupe en morceaux. Nous souffrirons tout sans rendre de combat, sans ouvrir la bouche pour nous plaindre. Nous ne vous demandons qu'une seule grâce, Pétronius, et très-juste. Nous ne prétendons point que vous refusiez d'exécuter les ordres que vous avez reçus. Accordez-nous seulement un délai, pendant lequel nous puissions envoyer une députation à l'empereur, pour lui faire nos très-humbles remontrances. Notre cause est si bonne, nos moyens sont si puissants, que nous ne désespérons pas de le fléchir. Quand nous lui aurons représenté la sainteté de notre religion, le zèle pour les traditions de nos pères, la juste confiance que nous avons de n'être point plus maltraités que toutes les autres nations, auxquelles on permet de conserver leurs usages, enfin l'autorité des ancêtres de Caïus lui-même, qui tous nous ont maintenus dans la possession de nos privilèges, quelqu'un de ces motifs fera impression sur lui et le portera à changer de sentiment. Les volontés des princes ne sont pas irrévocables, et surtout celles dictées par la colère sont sujettes à de très-prompts changements. Nous avons été calomniés : permettez-nous de nous défendre ; il est bien triste d'être condamnés, sans avoir été entendus. Si nous n'obtenons rien, vous serez toujours à temps de faire ce qu'il vous plaira. Mais jusqu'à ce que nous ayons présenté nos supplications à l'empereur, n'ôtez pas la dernière espérance à une nation répandue dans toutes les parties de la terre habitable, et qui n'agit ici que par un motif de piété, et non d'intérêt.

Pétronius fut touché d'un discours en même temps si ferme et si soumis. Cependant, avant que de se déterminer, il jugea à propos de se transporter dans le pays même, pour voir de ses yeux l'état des choses, et s'assurer si toute la nation était dans les mêmes sentiments, en sorte qu'il fallût compter sur la nécessité de répandre beaucoup de sang, si l'on voulait exécuter l'ordre de Caïus. Il vint donc à Tibériade, ville fondée par Hérode Antipas, accompagné seulement des principaux officiers de son armée. Là il se vit assailli de nouveau par une multitude infinie de Juifs, qui lui réitérèrent les mêmes protestations et les mêmes prières qu'on lui avait faites à Ptolémaïde. Vous voulez donc, leur dit-il, faire la guerre contre César, sans considérer ni sa puissance, ni votre faiblesse. — Non, répondirent-ils, nous ne ferons point la guerre, mais nous mourrons plutôt que de transgresser nos lois. Les effets vérifièrent les paroles. Les Juifs, occupés d'un seul objet, négligeaient tout le reste. L'on était dans la saison des semailles, et personne ne pensait à donner à la terre les façons dont elle a besoin. Les campagnes demeuraient incultes, et le pays était menacé d'une famine.

Il ne fut pas possible à Pétronius de lutter plus longtemps contre une résolution qu'il voyait unanime dans tout un grand peuple, et absolument inébranlable. Sollicité encore par Aristobule frère du roi Agrippa, et par plusieurs autres illustres personnages, il cessa de presser les Juifs de se soumettre. Mais il ne se crut pas permis de pousser plus loin la condescendance. Il ne promit rien à la multitude : il ne voulut point consentir que l'on députât à l'empereur ; et dans la lettre qu'il écrivit lui-même au sujet de cette affaire, il se garda bien d'appuyer sur les prières et les instantes supplications du peuple Juif. Il rejeta le délai sur les ouvriers qui travaillaient à la statue, et qui, se proposant de faire un ouvrage achevé, avaient besoin de temps pour lui donner toute sa perfection. Il représenta de plus qu'il avait craint que, dans le désespoir où était plongée toute la nation, les terres ne fussent point ensemencées ; et que si l'empereur faisait le voyage d'Alexandrie, comme on s'y attendait, et qu'il voulût visiter la Phénicie, sa personne et sa cour ne manquassent des provisions nécessaires dans un pays où l'on n'aurait point fait de récolte. Malgré tous ces ménagements, Caïus en lisant la lettre de Pétronius entra dans une grande colère, et sur-le-champ il lui envoya de nouveaux ordres, plus sévères que les premiers.

Dans ce même temps le roi Agrippa, qui était de retour à Rome, ne sachant rien de tout ce qui se passait en Judée, vint à son ordinaire faire sa cour à l'empereur. Il fut effrayé de lire sur son visage les marques d'une colère, dont il s'imagina être l'objet, parce que les regards du prince se portaient sans cesse sur lui. Il ne pouvait en deviner la cause. Caïus ne le laissa pas longtemps dans le doute. Vos admirables compatriotes, lui dit-il, qui seuls entre tous les peuples de l'univers refusent de reconnaître la divinité de Caïus, cherchent la mort, et ils la trouveront. J'ai ordonné que l'on mît la statue de Jupiter dans leur temple : et ils se sont séditieusement attroupés ; et, désertant le pays, toute la nation s'est réunie pour venir présenter une prétendue requête, qui est une vraie révolte contre mes ordres.

Il en allait dire bien davantage, si Agrippa eût été en état de l'entendre. Mais frappé comme d'un coup de foudre, le roi des Juifs tomba évanoui à la renverse, et il fallut le reporter chez lui sans connaissance et presque sans vie. Ce prince, quoique livré à l'ambition, aux délices et au faste, avait néanmoins un respect sincère pour sa religion. L'amour de la patrie le touchait aussi ; et lorsqu'il fut revenu à lui-même, le premier usage qu'il fit de la liberté de son esprit fut d'écrire à Caïus, et de lui demander grâce pour sa malheureuse nation.

Philon rapporte la lettre d'Agrippa toute entière, ou plutôt il paraît l'avoir composée de génie. Comme elle est très-longue, je me contenterai d'en extraire ce qui me paraît plus remarquable.

Pour faire sentir à Caïus que les Juifs méritent quelque considération, il relève et fait valoir l'étendue prodigieuse de ce peuple, dont les colonies embrassent tout l'empire Romain et les pays mêmes au-delà de l'Euphrate. Il en tire une induction très-favorable à sa cause, et tout-à-fait flatteuse pour le prince. En implorant votre clémence, lui dit-il, pour une seule ville, je l'implore pour toutes les parties de l'univers. Quel bienfait plus digne de la grandeur de votre fortune, que celui dont l'influence n'aura d'autres bornes que celles du monde entier ? L'Europe, l'Asie, l'Afrique, les îles, les continents, chanteront votre gloire, et votre nom sera célébré par un concert universel de louanges et d'actions de grâces.

Agrippa insiste principalement sur ce qui intéresse le temple, où il dit que le Dieu invisible, créateur et père de toutes choses, est adoré en esprit, sans être représenté par aucune image sensible. Ce moyen, trop sublime pour les idées basses que Caïus avait de la divinité, n'est présenté qu'incidemment. Les exemples étaient une façon de raisonner plus à sa portée, et le roi suppliant lui accumule ceux d'Agrippa, d'Auguste, de Tibère, de Livie, qui tous ont honoré et protégé le temple de Jérusalem. Il assure qu'Auguste en particulier y avait fondé pour chaque jour en l'honneur du Très-Haut un holocauste d'un taureau et de deux brebis, qui s'offrait encore actuellement.

Il finit par exposer ses sentiments personnels. Comblé des bienfaits de l'empereur, il déclara qu'aucun ne le touche aussi vivement, que la grâce qu'il lui demande. Je vous dois la liberté, la vie, un royaume : ôtez-moi tout, pourvu que vous conserviez nos saintes lois. Si je ne puis obtenir cette faveur, il faut donc que j'aie mérité par quelque autre endroit votre disgrâce. En ce cas, délivrez-moi de la vie. Car par où me serait-elle précieuse, puisque vos bontés seules peuvent me la rendre douce et agréable ?

Agrippa[10], en écrivant cette lettre, hasardait beaucoup. Son zèle fut récompensé par le succès. Contre toute apparence, Caïus se laissa fléchir, et manda à Pétronius de ne rien innover par rapport au temple de Jérusalem. Il ne fit pourtant justice qu'à demi. Si dans toute autre ville que la capitale, ajoutait-il, il se trouve quelqu'un qui veuille m'élever un autel, à moi ou aux miens, je vous ordonne de punir ceux qui s'y opposeraient, ou de me les envoyer. C'était retenir d'une main ce qu'il donnait de l'autre, et inviter tous les idolâtres mêlés avec les Juifs à les troubler par des profanations contraires à leur culte. Il fit plus. Capricieux et inconstant, il revint au dessein qu'il avait quitté. Seulement il en remit l'exécution au temps où il ferait le voyage d'Alexandrie ; et pour ne point être importuné d'avance par les plaintes et les clameurs des Juifs, il résolut de les surprendre, en faisant travailler secrètement dans Rome à une statue, qu'il se proposait d'embarquer avec lui sans éclat, et d'aller tout d'un coup placer lui-même dans le temple de Jérusalem.

En reprenant sa première idée, il reprit aussi toute son indignation contre Pétronius, qui par ses délais avait presque fait échouer une affaire qu'il avait si fort à cœur ; et, selon Josèphe, il lui écrivit en ces termes : Puisque l'or des Juifs a eu plus de pouvoir sur vous que le respect dû à mes ordres, je vous constitue votre propre juge, et je vous laisse le soin d'estimer quelle peine vous méritez, à moins que vous n'aimiez mieux que moi-même je fasse de vous un exemple, qui serve à jamais de leçon à quiconque serait tenté de négliger les ordres de son empereur. Heureusement pour Pétronius le vaisseau par lequel venait cette terrible lettre fut trois mois en mer, et lorsqu'il la reçut, il y avait déjà vingt-sept jours qu'il savait la mort de Caïus, qui avait été tué dans cet intervalle.

Il fallait que cette mort arrivât pour délivrer les Juifs. Nous avons vu que ceux d'Alexandrie, outre le danger commun à toute la nation, avaient un objet particulier qui les intéressait vivement. Leurs députés eurent audience de Caïus dans le temps que son esprit était le plus agité par l'affaire de la statue. Il est aisé de juger qu'ils ne furent pas bien traités. Mais ce qu'on ne devinerait pas aisément, c'est l'extravagante indécence de ses procédés avec eux. Jamais rien ne ressembla moins à une audience.

Caïus était occupé à visiter deux de ses maisons de plaisance voisines l'une de l'autre, et de la ville, lorsque les députés des Juifs d'Alexandrie mandés par son ordre vinrent se présenter devant lui. Ils l'abordèrent avec tous les témoignages du plus profond respect, se prosternant jusqu'en terre. C'est donc vous, ennemis des dieux, leur dit-il, qui seuls refusez de me reconnaître pour Dieu, pendant que tous les autres peuples de la terre m'adorent en cette qualité ; et qui réservez votre culte pour un Dieu que vous ne sauriez nommer ? Et en même temps levant les bras contre le ciel, il prononça des blasphèmes que Philon n'ose répéter.

Cette apostrophe si violente atterra les Juifs, et fut un triomphe pour leur adversaires, qui dès ce moment se regardèrent comme sûrs de vaincre. Pour entretenir le prince dans des dispositions si favorables, ils lui prodiguaient tous les titres de leurs différentes divinités : et l'un d'eux, plus hardi calomniateur que les autres, éleva la voix, et dit à Caïus : Seigneur, vous jugeriez encore plus dignes de votre haine ces hommes-ci, et tous ceux de leur nation, si vous saviez jusqu'où ils poussent la mauvaise volonté et l'impiété contre vous. Tous les peuples, tous les particuliers, ont offert des sacrifices d'actions de grâces pour votre conservation. Les Juifs seuls se sont dispensés d'un devoir si sacré. Philon et ses collègues se récrièrent tous d'une voix, Seigneur, on nous calomnie. Nous avons offert pour vous des hécatombes par trois fois : premièrement lorsque vous êtes parvenu à l'empire, ensuite lorsque vous fûtes guéri de cette grande maladie qui a fait trembler tout l'univers, en troisième lieu pour l'espérance de la victoire de Germanie. — Soit, reprit brusquement Caïus, vous avez sacrifié, mais à un autre, et non pas à moi. L'horrible impiété de ces paroles fit frissonner les Juifs, et le trouble de leur intérieur se manifestait sur leurs visages. Caïus ne s'en aperçut pas, ou n'en tint compte. Tout en leur parlant il courait de chambre en chambre, visitait la maison depuis le bas jusques en haut, marquait ce qui lui déplaisait, donnait ses ordres pour de nouveaux embellissements ; et les Juifs le suivaient partout, moqués, hués, accablés d'injures et d'insultes par leurs ennemis.

Après quelques courses, Caïus s'arrêta pour leur faire cette grave question : Par quelle raison vous abstenez-vous de la chair de porc ? Ce mot fut applaudi, comme si ç'eût été quelque chose d'ingénieux et de fort plaisant : et les Alexandrins se mirent à rire avec si peu de retenue, qu'un officier les en réprimanda, comme d'un manque de respect pour l'empereur. Philon répondit que les différentes nations avaient différents usages, et que leurs adversaires eux-mêmes s'abstenaient de certains animaux. Quelqu'un ajouta que plusieurs ne mangeaient point d'agneau : Ils ont raison, dit Caïus, c'est une viande qui n'a point de saveur.

Il vint enfin à interroger les Juifs sur leur affaire. Quels sont vos titres, leur dit-il, pour prétendre à la qualité de citoyens d'Alexandrie ? Philon commença à lui exposer ses moyens. Mais à peine était-il entré en matière, que Caïus le quitta, et entra en courant dans une grande salle, dont il fit le tour, et ordonna que l'on garnit les fenêtres de ces carreaux de pierre transparente qui chez les anciens tenaient lieu de vitrages. De là il revint aux Juifs, et prenant un ton plus modéré, il leur dit : Eh bien, que dites-vous ? Philon reprit son discours où il avait été obligé de l'interrompre, et continua à déduire ses raisons. Mais tout d'un coup Caïus le laisse encore une fois et entre dans une autre pièce, où il ordonne que l'on place des tableaux originaux.

Les députés des Juifs étaient excédés. Leur défense ainsi morcelée par toutes ces interruptions ne pouvait faire aucun effet ; leur juge et maître absolu était irrité contre eux : ils n'attendaient que la mort ; et dans à secret de leurs cœurs ils priaient le Dieu véritable de les délivrer de la colère de celui qui usurpait son nom. Dieu, dit Philon, exauça nos vœux, et tourna à la compassion le cœur du prince. Ces gens-là, dit Caïus, me paraissent moins méchants que malheureux et insensés, de ne pas croire ma divinité ; et avec ces paroles il les renvoya.

Il est difficile de rapporter à cette audience un fort beau mot que Josèphe attribue à Philon. Mais soit en cette occasion, soit dans quelque autre, Apion, député des Alexandrins et violent ennemi des Juifs, ayant eu toute liberté d'invectiver contre eux, sans que Philon pût parvenir à être écouté dans ses défenses, celui-ci sortit humilié, mais non abattu ; et comme il voyait les Juifs autour de lui consternés de la colère et de la prévention que témoignait l'empereur : Consolez-vous, leur dit-il ; Caïus, en se déclarant contre nous, met Dieu dans nos intérêts.

L'affaire au fond fut laissée indécise par Caïus, et Claude par la suite jugea en faveur des Juifs, qu'il conserva ou rétablit en possession de tous les droits dont ils jouissaient dans Alexandrie depuis la fondation de cette ville.

La mention que j'ai été obligé de faire du grammairien Apion, m'avertit d'insérer ici une aventure dont il fut témoin oculaire, et qu'il avait consignée à la postérité dans un ouvrage célèbre que nous n'avons plus. Si elle paraît étrangère aux faits que je dois raconter, et même peu digne de la majesté de l'histoire, au moins son intéressante singularité me servira d'excuse auprès du lecteur.

Dans un spectacle qui se donnait à Rome, et auquel assistait Apion, on faisait combattre des criminels contre des bêtes féroces. Parmi les plus terribles de ces animaux se fit surtout remarquer un lion, dont la grandeur énorme, les rugissements en roulade, la crinière flottante, les yeux flamboyants, inspiraient en même temps l'admiration et l'effroi. Ce lion s'arrête vis-à-vis du malheureux qu'on lui avait destiné pour victime : et tout d'un coup, quittant sa fierté naturelle, il s'approche de lui avec un air de douceur, remuant la queue comme les chiens qui flattent leur maître : il le joint, et lui lèche affectueusement les mains et les jambes. L'homme caressé par ce fier animal revient peu à peu de la frayeur qui d'abord l'avait troublé et réduit presque à un état de mort : il reprend ses esprits, il considère attentivement le lion, et le reconnaissant, il le caresse à son tour avec des transports de joie, auxquels l'animal répondait à sa manière. La félicitation semblait réciproque, comme il arrive à ceux qui par une rencontre heureuse et imprévue se retrouvent après une douloureuse séparation.

Un événement si merveilleux causa une surprise et une satisfaction infinie à toute l'assemblée. On applaudit, on battit des mains, et l'empereur lui-même, qui était présent, se fit amener l'homme épargné par le lion, et lui demanda qui il était, et par quel charma il avait désarmé ce furieux animal. Je suis esclave, répondit-il : mon nom est Androdus. Dans le temps que mon maître était proconsul d'Afrique, me voyant traité par lui avec toute sorte de rigueur et d'inhumanité, je pris la fuite ; et comme tout le pays lui obéissait, pour me dérober à ses poursuites, je m'enfonçai dans les déserts de la Libye, résolu, si je n'y trouvais pas ma subsistance, de chercher la mort par la voie la plus prompte. Au milieu des sables, dans la plus grande chaleur du plein midi, j'aperçus un antre, où j'allai me mettre à l'abri des chaleurs du soleil. Il n'y avait pas longtemps que j'y étais, lorsque je vis arriver ce même lion dont la douceur à mon égard vous étonne, poussant des cris plaintifs, qui me firent juger qu'il était blessé. Cet antre était sa demeure, comme je l'ai reconnu dans la suite. Je m'y cachais dans l'endroit le plus obscur, tremblant, et croyant être au dernier moment de ma vie. Il me découvrit, et vint à moi, non pas menaçant, mais comme implorant mon aide, et levant son pied malade pour me le montrer. Il lui était entré sous le pied une très-grosse épine, que j'arrachai ; et m'enhardissant par la patience avec laquelle il souffrait l'opération, je pressai les chairs pour en faire sortir le pus, j'essuyai la plaie, je la nettoyai le mieux qu'il me fut possible, et la mis en état de se cicatriser. Le lion soulagé se coucha laissant son pied entre mes mains, et s'endormit ; et depuis ce jour, pendant trois ans j'ai vécu avec lui dans le même antre, et des mêmes nourritures. Il allait à la chasse, et m'apportait régulièrement quelque quartier des bêtes qu'il avait prises et tuées. J'exposais cette viande au grand soleil, n'ayant point de feu pour la faire cuire, et je la mangeais. Je me lassai enfin d'une vie si sauvage, et pendant que le lion était sorti pour la chasse, je m'éloignai de l'antre. Mais à peine avais-je fait trois journées de chemin, que je fus reconnu par des soldats qui m'arrêtèrent ; et j'ai été transporté d'Afrique à Rome pour être livré à mon maître. Condamné par lui à périr, j'attendais la mort sur l'arène. Je comprends que le lion a été pris peu de temps après que je me suis séparé de lui, et me retrouvant il m'a payé le salaire de l'utile opération par laquelle je l'avais autrefois guéri.

Ce récit courut en un instant toute l'assemblée, qui demanda à grands cris la vie et la liberté pour Androdus. Elles lui furent accordées, et de plus on lui fit présent du lion. Apion témoignait avoir vu souvent Androdus menant son lion en laisse dans les rues de Rome. On lui donnait de petites pièces de monnaie, on couvrait le lion de fleurs, et l'on se disait les uns aux autres : Voici le lion qui a exercé l'hospitalité envers un homme : voici l'homme qui a été le médecin d'un lion.

Il n'est pas constant que cette aventure appartienne au règne de Caïus, plutôt qu'à ceux de Tibère ou de Claude, sous lesquels Apion a habité et même enseigné dans Rome. Mais je n'ai point trouvé de lieu plus commode pour la placer : et j'avoue que la douceur inspirée contre nature à ce lion par une sorte de reconnaissance fait un contraste agréable pour moi avec l'inhumanité d'un prince plus altéré de sang que les lions et les tigres.

Il subit bientôt la peine de ses crimes. Un règne si funeste au genre humain fut aussi court qu'il méritait de l'être, et n'acheva pas la quatrième année. Caïus périt dans le premier mois de celle où il fut consul pour la quatrième fois.

CAÏUS AUGUSTUS IV. - CN. SENTIUS SATURNINUS. AN R. 792. DE J.-C. 41.

Déjà il s'était formé sans succès plus d'une conjuration contre lui. J'ai rapporté le peu que nous savons de celle de Lepidus et de Gétulicus. Suétone nous oblige d'en supposer encore au moins une autre, dont il ne reste d'ailleurs aucun vestige.

Celle qui réussit enfin à délivrer l'empire romain de ce monstre, eut pour auteur Cassius Chéréa, tribun d'une cohorte prétorienne, homme d'un très - grand courage, et qui, autrefois centurion dans une des légions germaniques lorsqu'elles se soulevèrent après la mort d'Auguste, s'était sauvé par son intrépidité de la fureur des séditieux.

D'autres personnages, d'un ordre ou d'un crédit supérieur, y prirent part : tels que Valérius Asiaticus, puissamment riche et consulaire ; Annius Vinicianus[11], qui doit avoir été l'une des premières têtes du sénat, puisque après la mort de Caïus il fut sur les rangs pour être élevé à l'empire. On ajoute le préfet du prétoire Clémens, et Calliste affranchi de Caïus, si fameux par ses richesses immenses et par le crédit énorme dont il jouit sous Claude. Mais ces hommes puissants aidèrent simplement la conjuration, ou même se contentèrent de la favoriser de leurs vœux. Chéréa en fut l'âme. Il forma le projet, il se choisit des associés, il présida à l'action, enfin il donna l'exemple en portant le premier coup au tyran.

Outre les raisons générales qui rendaient Caïus odieux à tout ce qu'il y avait d'éminent par quelque endroit que ce pût être dans l'empire, chacun de ceux que je viens de nommer avait ses motifs particuliers de vengeance ou de crainte. Valérius Asiaticus était irrité de ce que Caïus avait abusé de sa femme, et lui en avait ensuite fait à lui-même devant un grand nombre de témoins les plus indécentes railleries. Vinicien avait été lié d'amitié avec Lépide, et la douleur de la mort de son ami, l'inquiétude sur ses propres périls, se réunissaient pour aiguillonner son courage. Les préfets du prétoire et les plus puissants des affranchis — car Suétone s'exprime de cette façon, et donne par conséquent à entendre que le collègue de Clémens, et d'autres affranchis que Calliste, entrèrent dans le complot — tremblaient perpétuellement pour leur vie depuis une certaine conjuration, dans laquelle ayant été nommés comme complices, quoique à tort, ils sentaient qu'il en était resté dans l'esprit du prince une impression de défiance et de haine contre eux. Car dans le temps même il les prit à part, et, tirant son épée, il leur dit que, s'ils étaient aussi du nombre de ceux qui souhaitaient sa mort, il se tuerait de sa propre main ; et dans la suite il ne cessa de travailler à les brouiller ensemble par les rapports et les accusations qu'il faisait de l'un à l'autre. Calliste trouvait un motif de crainte particulier dans ses richesses, qui pouvaient tenter l'avidité de Caïus.

Pour ce qui est de Chéréa, son aversion pour la tyrannie, et l'esprit républicain qui l'animait, pouvaient suffire pour le porter à un dessein que toutes les maximes du paganisme lui peignaient comme infiniment glorieux. Mais de plus Caïus prit à tâche d'aigrir contre lui- même ce courage altier, en l'accablant de toutes sortes d'insultes et d'outrages. A entendre parler Chéréa, on ne l'eût jamais pris pour ce qu'il était. Le plus brave des hommes avait une prononciation molle, languissante, efféminée. De là Caïus prenait occasion de le traiter de lâche, et de lui faire les plus sanglants affronts. Toutes les fois que par le devoir de sa charge Chéréa venait lui demander le mot, Caïus affectait d'en choisir un qui annonçât la mollesse et l'infamie. Le fier tribun souffrait beaucoup en le recevant, et encore davantage lorsqu'il allait le rendre. Car les autres officiers ne manquaient pas de se moquer de lui, et souvent ils se divertissaient à lui prédire d'avance quel mot l'empereur lui donnerait. J'ai dit que Caïus préposait volontiers des officiers de ses gardes à la levée des impôts. Chéréa ayant eu une de ces commissions, s'en acquitta avec la générosité d'une belle âme, prenant compassion de la misère des peuples, leur accordant du temps, évitant de les tourmenter. En conséquence de ces ménagements, la levée des deniers ne s'étant pas faite aussi promptement que le souhaitait Caïus, il en prit un nouveau prétexte d'accuser Chéréa de lâcheté.

Ces motifs personnels se joignant donc aux publics dans l'esprit de Chéréa, il prit déterminément son parti de tuer le tyran, et ne fut plus occupé que des moyens. Il paraît même que son projet allait plus loin que la mort de Caïus, et qu'il se proposait de rétablir l'ancienne forme du gouvernement républicain.

Pendant qu'il sondait ceux qui lui paraissaient capables d'entrer dans un pareil dessein, et que déjà le nombre de ses associés commençait à grossir, survint un incident qui irrita de nouveau son courage. Pompédius, sénateur illustre, ayant été déféré comme coupable de discours injurieux contre l'empereur, l'accusateur cita pour témoin une comédienne nommée Quintilia, qui menait le train de vie ordinaire aux personnes de cette profession, et était en mauvais commerce avec l'accusé. Quintilia avait une élévation de courage que l'on n'était pas en droit d'attendre d'une femme de son état et de sa conduite. Elle nia le fait, qui réellement était faux ; et Caïus ayant ordonné, à la requête de l'accusateur, qu'elle fût appliquée à la question, elle résolut de la souffrir plutôt que d'être la cause de la mort d'un innocent. Ce qu'il y a de bien singulier, c'est qu'elle était instruite de la conjuration qui se tramait, et que ce fut Chéréa que Caïus choisit pour présider à la question, pensant que ce tribun, pour se laver du reproche de lâcheté, serait plus cruel qu'un autre. Josèphe, qui nous apprend ces circonstances, ne dit point si Chéréa et Quintilia se connaissaient mutuellement. Quoi qu'il en soit, cette courageuse femme, lorsqu'on la menait à la question, marcha sur le pied d'un des conjurés. qu'elle rencontra, pour l'avertir que l'on pouvait compter sur sa fidélité ; et en effet elle supporta sans rien révéler une torture si cruelle, que tous ses membres en furent disloqués. Elle fut en cet état représentée à l'empereur, et ce prince farouche ne put s'empêcher d'être touché de compassion[12], et il lui ordonna une gratification pour la consoler et la dédommager en quelque sorte. Mais Chéréa fut outré de se voir forcé par son ministère de traiter les personnes d'une façon qui fit pitié même à Caïus.

Dans la colère qui le transportait, il alla trouver le préfet du prétoire Clémens. Vous êtes notre chef, lui dit-il ; et nous veillons sous vos ordres à la garde de la personne du prince. C'est une noble fonction dont nous nous acquittons en gens d'honneur. Mais faut-il que nous soyons employés à verser le sang innocent, et à tourmenter les citoyens ? La rougeur monta au visage de Clémens, et sa réponse fut que la prudence et le soin de leur sûreté les obligeaient d'obéir au prince, et même de se prêter à ses fureurs.

Chéréa crut pouvoir s'ouvrir à un homme qui tenait ce langage ; et lui rappelant tous les maux que souffrait Rome et l'empire, Après tout, ajouta-t-il, ce n'est pas tant à Caïus qu'il faut s'en prendre, qu'à vous et à moi, qui, pouvant faire cesser d'un seul coup ces injustices et cette tyrannie, aimons mieux nous en rendre les ministres. Nous portons les armes, non pour la défense de la liberté ni pour le service de l'état, mais pour l'exécution des ordres sanguinaires de Caïus. De guerriers, nous nous laissons transformer en bourreaux, et nous servons sa cruauté contre nos concitoyens, en attendant que d'autres la servent contre nous-mêmes.

Clémens témoigna admirer le courage de Chéréa ; mais il avoua que la vue du péril l'effrayait, que son âge déjà avancé le rendait peu propre pour une entreprise si hardie, et qu'il aimait mieux s'en remettre au bienfait du temps et des circonstances.

Chéréa, peu satisfait d'un zèle si prudent, s'adressa à Cornélius Sabinus, tribun, comme lui, d'une cohorte prétorienne, et l'ayant trouvé disposé à entrer dans ses sentiments, il vit avec lui Vinicien, qui les loua et les encouragea beaucoup, et qui même, comme on peut le juger par la suite, promit de les seconder.

Il est probable que le nom d'un homme aussi illustre fut utile à Chéréa pour attirer à la conspiration de nouveaux associés. Déjà elle était suffisamment nombreuse, et comprenait des sénateurs, des chevaliers romains, des officiers de guerre. Chéréa les assembla tous, et délibéra avec eux sur le temps et la manière d'exécuter leur dessein.

Pour lui toute occasion était bonne. Il proposait d'attaquer Caïus dans le Capitole, lorsqu'il irait y offrir des sacrifices pour sa fille ; dans son palais, au milieu des mystères occultes qu'il y célébrait avec une attention superstitieuse ; ou bien il voulait que, pendant que Caïus de dessus le faite de la basilique Julienne jetterait au peuple des pièces d'or et d'argent, on le jetât lui-même du haut en bas dans la place. Les autres souhaitaient dans une entreprise de cette importance plus de circonspection. Leur avis était que l'on tâchât de surprendre Caïus dans une situation où il fût peu accompagné, afin qu'on ne s'exposât pas à manquer le coup, et à replonger ainsi la république dans des maux plus grands que ceux dont il s'agissait de la délivrer. Après bien des discussions, on se fixa aux jeux Palatins, établis par Livie en l'honneur d'Auguste, et qui devaient durer quatre jours. Pendant que ce spectacle rassemblerait une foule infinie dans un espace étroit, on espérait trouver le moment de tomber sur Caïus sans que ses gardes pussent le défendre.

Les trois premiers jours de la fête, ou l'occasion ne se présenta pas, ou les conjurés manquèrent de la saisir. Chéréa était au désespoir. Il craignait que ces longueurs ne fissent éventer le secret ; il craignait, chose singulière ! que la gloire de tuer Caïus ne lui échappât. Il s'en va, disait-il, à Alexandrie. Quelqu'un assurément le tuera. Quelle honte pour nous, s'il ne meurt pas par nos mains ! Par un feu si vif, il enflamma tous les cœurs, et on résolut déterminément d'attaquer Caïus le lendemain, dernier jour de la fête, vingt-quatre janvier.

Les jeux se célébraient près du palais, ou dans le palais même ; et comme le lieu était fort serré, il y avait beaucoup de confusion : les rangs n'étaient point distingués. Sénateurs, chevaliers, gens du peuple, hommes, femmes, tous étaient assis pêle-mêle et sans aucun ordre.

Lorsque Caïus fut arrivé, il commença par offrir un sacrifice à Auguste, et ensuite il vint prendre sa place au spectacle. On remarqua que ce jour- là il fut plus gai et plus affable que de coutume, et ses manières gracieuses surprenaient tout le monde. Il s'amusa beaucoup à voir le peuple piller les fruits, les viandes, les oiseaux rares, que l'on jetait par son ordre dans tous les coins de l'assemblée. Il ne pensait à rien moins qu'au danger qui le menaçait de si près.

Cependant le complot commençait à transpirer, et si Caïus n'eût pris soin de se faire détester, il pouvait en être averti. Vatinius, sénateur et ancien préteur, assis au spectacle à côté de Cluvius, personnage consulaire, lui demanda s'il n'avait rien appris de nouveau, et Cluvius lui ayant répondu que non, Sachez donc, lui dit Vatinius, qu'aujourd'hui se représente la pièce du meurtre du tyran. Cluvius l'entendit fort bien, et lui recommanda de garder plus soigneusement un tel secret.

L'ouverture du spectacle s'étant faite dès le matin, on s'attendait que Caïus sortirait pour dîner, selon sa pratique des jours précédents. C'était sur ce plan que Chéréa s'était arrangé ; il avait disposé ses amis sur ce passage, assignant à chacun son poste. Néanmoins il était déjà la septième heure du jour ou une heure après midi, et Caïus ne sortait point. Sentant son estomac encore chargé du souper de la veille, il délibérait s'il ne resterait point toute la journée sans interruption au spectacle, pour lequel il avait une passion démesurée. Ce retardement inquiétait beaucoup les conjurés et tous ceux qui avaient connaissance du complot. Vinicien, qui était assis près de l'empereur, craignant que Chéréa ne s'impatientât, voulut se lever pour aller lui parler. Caïus le retint par la robe. Vinicien s'arrêta, et reprit séance. Mais l'alarme étant trop vive pour lui laisser du repos, il se leva une seconde fois, et Caïus le laissa partir. Chéréa avait en effet besoin d'être guidé par un bon conseil. Car, suivant son caractère bouillant et impétueux, il pensait à venir attaquer Caïus au milieu de l'assemblée ; ce qui pouvait être le commencement d'un horrible massacre. Dans ce moment Asprénas, qui était aussi du secret, persuada à Caïus d'aller prendre le bain et quelque légère nourriture, pour revenir ensuite plus gaiement au reste du spectacle. Caïus se leva, et on se rangea pour faire place à l'empereur. Les conjurés s'empressèrent beaucoup d'écarter la foule, comme pour lui rendre le passage libre et aisé ; mais leur dessein était de l'avoir seul au milieu d'eux.

Devant l'empereur marchaient Claudius, son onde, Vinicius, son beau-frère, mari de Julie, et Valérius Asiaticus ; derrière suivait Paulus Arruntius. Caïus les quitta, et se détourna pour entrer dans une petite galerie voûtée qui menait aux bains, et où il trouva de jeunes enfants de naissance, venus d'Ionie et de Grèce pour exécuter devant lui une danse et chanter des hymnes à sa louange. Peu s'en fallut qu'il ne retournât au théâtre, par avidité de se donner sur-le-champ ce plaisir ; et il l'aurait fait si le chef de cette jeune bande ne lui eût dit qu'il était transi de froid.

Chéréa prit ce moment pour le frapper. On ne convient pas des circonstances. Ce qui est certain, c'est qu'il lui porta le premier coup, qui fut si rude, que Caïus en fut renversé par terre. Comme il se débattait en criant qu'il n'était pas mort, Cornélius Sabinus et les autres conjurés l'entourèrent, et, s'animant mutuellement par le signal dont ils étaient convenus, et qui était Redouble, ils le percèrent de trente coups, et le laissèrent mort sur la place. Dion assure qu'on lui donna encore plusieurs coups après sa mort ; ce qui n'a rien que de vraisemblable, dans l'emportement qui possédait les conjurés. Il ajoute que quelques-uns mangèrent de sa chair. S'ils ont été capables de cette barbarie, c'étaient d'indignes vengeurs des cruautés de Caïus.

Ainsi périt ce malheureux prince, dans la vingt-neuvième année de son âge, après avoir régné trois ans u dix mois et huit jours. Il eut le sort qu'il méritait par ses fureurs contre Dieu et contre les hommes. Il reconnut alors, dit l'historien Dion, qu'il n'était pas dieu, mais un faible mortel, et après avoir souhaité que le

peuple romain n'eût qu'une tête, il éprouva que ce peuple avait plusieurs bras. Ceux qui le tuèrent sont sans doute criminels pour avoir attenté à la vie de leur prince. Mais Dieu, suivant la remarque de M. Tillemont, punit les méchants par d'autres méchants, et exerce ses jugements redoutables en se servant de la malice des hommes sans y prendre part.

Au reste, il était temps pour Rome que ce prince mourût. Car, lorsqu'il fut tué, les greniers publics étaient vides, et la ville n'avait de blé que pour sept ou huit jours.

Je n'ai point voulu ennuyer mon lecteur en ramassant ici tous les présages que Suétone et Dion rapportent avec grand soin, comme ayant annoncé à Caïus sa mort funeste. Le vrai présage qui devait la lui faire regarder comme infaillible, c'était l'horrible conduite qu'il tenait et la haine qu'il s'attirait par ses crimes. Mais je ne crois pas devoir omettre certains détails particuliers, qui n'ont pas pu trouver aisément place dans le tissu de l'histoire, touchant sa personne, ses goûts, ses dispositions pour les arts et pour.les exercices du corps. On pourra y observer quelques traits échappés de son caractère.

Il était grand de taille, mais mal fait, pâle, des yeux creux, un front large et où se peignait la fierté, peu de cheveux et point du tout sur le devant de la tête. Il lui déplaisait fort d'être chauve, et c'était un crime, quand il passait, de regarder d'en haut, parce que l'on découvrait alors en plein cette difformité. Par une raison semblable, il y allait de la vie de nommer en sa présence une chèvre, parce qu'il était velu de tout le corps. Il avait naturellement l'air du visage hagard et farouche, et il s'étudiait à le rendre encore plus formidable, s'ajustant devant le miroir de la façon qui lui paraissait la plus propre à inspirer la terreur.

J'ai parlé de son habillement lorsque l'occasion s'en est présentée. Il suffit de dire ici en un mot qu'il n'y suivait d'autre règle que son caprice ; et que, selon l'idée qui l'avait frappé, on voyait sur lui tour à tour les vêtements des nations étrangères, des femmes, des dieux ; toujours avec un luxe insensé, qui prodiguait l'or et les pierreries. Il portait habituellement les ornements de triomphateur, même avant son expédition.

Il avait été instruit soigneusement dans les belles connaissances, comme le furent toujours les princes de la maison des Césars. Les recherches d'érudition, qui avaient tant plu à Tibère, n'étaient point du goût de Caïus. Mais il s'appliqua beaucoup, comme je l'ai dit, à l'éloquence : il s'y exerçait assidument, et non-seulement lorsqu'une raison d'utilité lui semblait le demander, mais pour son plaisir. Ainsi un plaidoyer qui avait réussi, le piquait d'émulation, et il entreprenait d'y répondre ; ou bien si la cause de quelque illustre personnage s'agitait dans le sénat, il composait un discours soit pour accuser, soit pour défendre ; et selon qu'il était content ou non du succès de son travail, il condamnait ou renvoyait absous. Sa prononciation n'était pas seulement forte et animée, mais impétueuse : il ne pouvait demeurer en place, il tonnait en parlant, et se faisait entendre à une très-grande distance.

Il donna aussi ses soins à des arts moins dignes du rang suprême, qu'il occupait, et il y réussit trop bien pour un empereur. Il savait se battre avec l'armure de gladiateur, conduire un char, danser, chanter. Le plaisir de la musique et de la danse l'affectait si vivement, qu'il ne pouvait s'empêcher même dans les spectacles publics d'accompagner la voix du musicien, et de suivre les gestes de l'acteur, pour les approuver ou les corriger. Au milieu d'une nuit, il s'avisa tout d'un coup de mander au palais trois consulaires, qui se rendirent bien effrayés à ses ordres. Lorsqu'ils furent arrivés, il les plaça sur une estrade, et dansa devant eux au son de la flûte et d'autres instruments ; et ensuite il disparut. Il ne monta point publiquement sur la scène, comme fit depuis Néron. Mais on crut qu'il en avait le dessein le jour qu'il fut tué ; et que c'était pour s'y produire avec plus de licence aux flambeaux, qu'il avait ordonné que la fête fût continuée pendant toute la nuit. Suétone remarque qu'avec cette disposition universelle pour tant d'exercices différents, Caïus ne savait pas nager. Peut-être sa lâcheté en était-elle cause, et on peut croire que la crainte de l'eau lui faisait perdre la présence d'esprit.

Tout ce qu'il aimait, il l'aimait à la fureur. On le vit souvent baiser en plein spectacle le pantomime Mnester ; et si, lorsque cet histrion jouait, il survenait un tonnerre qui empêchât de l'entendre, Caïus s'emportait avec fureur contre le ciel et contre Jupiter : si quelqu'un faisait le moindre bruit, l'empereur se faisait amener le coupable et le fouettait de sa main. Un chevalier romain qui se trouva dans le cas, ne fut pas traité si ignominieusement ; mais Caïus lui envoya ordre par un centurion de s'en aller de ce pas à Ostie, pour de là passer en Mauritanie, et rendre au roi Ptolémée des dépêches, dont la teneur était : Ne faites au porteur ni aucun bien, ni aucun mal. Il éleva des gladiateurs qui lui avaient plu, au rang de capitaines de ses gardes. Il mangeait et couchait très-fréquemment dans l'écurie de la faction verte du cirque, qui était sa faction favorite. Un cocher reçut de lui à la fin d'en repas pour corbeille de fruits deux millions de sesterces. J'ai rendu compte ailleurs de ses folies par rapport à son cheval. Rome ne fut délivrée de ce prince frénétique, que pour tomber sous le joug d'un imbécile, comme je vais le raconter, après avoir néanmoins demandé permission au lecteur de lui présenter la réflexion d'un écrivain moderne, qui pense avec profondeur, et s'exprime avec énergie.

C'est ici, dit cet auteur, qu'il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu'on voie dans l'histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de politique, de sagesse, de prudence, de constance, de courage, le projet d'envahir tout si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi aboutit-il, qu'à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres ? Quoi ! ce sénat n'avait fait évanouir tant de rois, que pour tomber lui-même dans le plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus indignes citoyens, et s'exterminer par ses propres arrêts ! On n'élève donc sa puissance, que pour la voir mieux renverser ! Les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir, que pour le voir tomber contre eux-mêmes dans de plus heureuses mains !

Telle est la faiblesse et la misère de l'humanité. C'est ainsi que Dieu se joue de tout ce qui fait l'objet de notre admiration. Je reviens à mon sujet.

INTERRÈGNE.

Un prince, quelque méchant qu'il soit, ne peut pas être tellement abandonné, que personne ne s'intéresse pour lui. Et Caïus, qui savait combien il méritait d'être haï des sénateurs, des grands, et de tout ce qui peut s'appeler honnêtes gens dans un état, avait eu l'attention de s'attacher les soldats et le peuple : les soldats, par ses largesses, et en leur faisant part de ses rapines sanglantes ; le peuple, par les jeux et les spectacles, et par des distributions de blé, de viande, et de toutes sortes de nourritures. Les esclaves mêmes, dont il était toujours prêt à écouter les délations contre leurs maîtres, et qui souvent sortaient de servitude et s'enrichissaient par cette voie, affectionnaient Caïus : dignes partisans et fauteurs d'un tyran. Les conjurés crurent donc avec fondement qu'il y avait du danger pour eux à se montrer dans le moment de la mort de Caïus, et ayant enfilé des routes obscures et détournées, ils sortirent du palais, et allèrent se cacher.

Leur précaution était placée. Les Germains de la garde, avertis que l'on assassinait l'empereur, accoururent l'épée nue ; et arrivés trop tard pour le sauver, ils se mirent à chercher les meurtriers. Ceux des sénateurs qui eurent le malheur de se trouver sur leur chemin, instruits ou non de la conjuration, devinrent les victimes de leur fureur. Asprénas, le premier qu'ils rencontrèrent, fut mis en pièces. Norbanus voulut se défendre, et eut le même sort. Anodin ne tomba pas par hasard entre les mains des soldats. Une curiosité de vengeance l'avait amené sur le lieu, pour jouir de la satisfaction de voir étendu mort celui qui avait banni et tué son père. Il lui en coûta la vie, et ayant tenté inutilement de se cacher lorsqu'il vit le péril, il fut massacré par les Germains.

Cependant un trouble affreux régnait dans l'assemblée du théâtre. On y fut quelque temps sans savoir à quoi s'en tenir sur le sort de Caïus. Les uns le disaient mort, comme il l'était véritablement. D'autres publiaient qu'il n'était que blessé, et qu'actuellement les chirurgiens sondaient et pansaient ses plaies. Il s'en trouvait qui débitaient qu'il s'était échappé tout sanglant des mains des meurtriers, et qu'il avait gagné la tribune aux harangues, d'où il demandait justice au peuple. Enfin, quelques-uns portaient la défiance jusqu'à soupçonner que tout cela n'était qu'un faux bruit, que Caïus faisait répandre à dessein pour connaître les dispositions des esprits à son égard. Dans cet horrible embarras, on n'osait même sortir, par la crainte que l'on avait des Germains, dont une partie était restée pour garder les portes du théâtre, et ne sachant point avec certitude ce qui s'était passé, menaçait des dernières violences.

Le doute sur un fait de cette nature ne pouvait pas durer longtemps. Bientôt les choses s'éclaircirent : la fureur des Germains, qui n'avaient plus auprès de qui s'en faire un mérite, se ralentit. Les portes devinrent libres, et l'assemblée se sépara.

Vinicien ne se sauva pas sans peine. Apparemment il avait transpiré dans le public, que ce sénateur était du complot. Le préfet du prétoire Clément, qui pensait au fond comme lui, le prit sous sa sauvegarde, et se déclarant assez ouvertement, il ne craignit point de i dire aux soldats des cohortes prétoriennes, que Caïus était lui-même l'auteur de sa perte, et que l'on devait moins en attribuer la cause aux conspirateurs, qu'à la conduite du prince, qui avait préparé le piège dans lequel il était tombé.

Valérius Asiaticus parla au peuple avec encore plus de hardiesse. Car comme la multitude s'attroupait dans la place, et que de toutes parts on demandait avec de grands cris qui était celui qui avait tué Caïus, Asiaticus éleva la voix, et dit : Plût aux dieux que ce fût moi ! Ce mot prononcé avec fermeté par un homme d'un haut rang calma l'émeute ; et depuis longtemps le peuple était accoutumé à se laisser gouverner avec pleine docilité.

Mais le sénat, voyant Caïus mort sans avoir de successeur certain, crut que le temps était venu de rentrer dans ses anciens droits. Les consuls étaient alors Cn. Sentius Saturninus, et Q. Pomponius Secundus. Car Caïus n'avait gardé le consulat que douze jours, et Pomponius l'avait remplacé. Celui-ci, fléchissant indignement sous la tyrannie, s'était déshonoré par des bassesses. Dion rapporte de lui que, dans un repas qui précéda de peu la mort de Caïus, il était couché à ses pieds, et s'approchait souvent pour les baiser. Sentius avait l'âme haute, et il saisit avec ardeur le projet de rétablir la liberté républicaine.

Dès que l'on put se reconnaître, les consuls firent afficher une ordonnance par laquelle, après avoir peint des couleurs les plus odieuses le gouvernement et la personne de Caïus, ils promettaient au peuple un prompt et entier soulagement, aux soldats de grandes récompenses, et leur enjoignaient à tous de se retirer tranquillement, et d'attendre la décision du sénat. Par la même ordonnance, le sénat était convoqué, non an palais de Jule, que l'on regardait comme un monument de la servitude, mais au Capitole.

Sentius ouvrit la séance par un discours plein de grands sentiments, félicitant la compagnie sur la liberté qui venait d'être rendue à la république, invectivant contre la tyrannie si longtemps soufferte, et élevant jusqu'au ciel l'action de Chéréa. Ce langage était entièrement du goût des sénateurs, qui auraient tiré le principal fruit du rétablissement de l'ancienne forme du gouvernement. Ils ne respiraient tous que la liberté, et déjà quelques-uns parlaient d'abolir les honneurs et la mémoire des Césars.

C'était chose plus aisée à proposer qu'à mettre à exécution. Sans doute les sénateurs en sentaient la difficulté, et l'on doit croire qu'ils songèrent à prendre des mesures pour s'assurer cette liberté tant désirée, mais dont la possession était au moins très-incertaine, et pouvait s'évanouir en un instant comme un songe. C'est sur quoi l'on chercherait inutilement quelque détail dans Josèphe, quoique cet historien ait traité fort au long le fait de la mort de Caïus et ses suites. Il faut nous contenter de ce qu'il nous donne, et dire simplement que l'assemblée du sénat ayant traîné bien avant dans la nuit, Chéréa vint demander le mot aux consuls, ce que l'on n'avait point vu de mémoire d'homme. Le mot qu'ils lui donnèrent fut liberté, et il alla le porter aux soldats des quatre cohortes de la ville, qui reconnaissaient l'autorité du sénat.

Chéréa était tout dans ce parti ; et ce fut lui encore qui ordonna la mort de Césonia et de sa fille. Il voulait qu'il ne restât rien de la famille du tyran, et son œuvre lui semblait imparfaite tant que la femme et la fille de Caïus seraient en vie. Plusieurs des conjurés ne pensaient pas comme lui. Ils jugeaient que le meurtre d'une femme et d'un enfant était une action lâche, et il ne leur paraissait pas juste de faire porter à Césonia la peine des crimes de Caïus. Mais Chéréa, à la tête du plus grand nombre, soutint que les crimes de Caïus étaient ceux de Césonia, qu'elle lui avait altéré la raison par des breuvages, et qu'ainsi elle était la vraie cause de ses égarements, et de tous les maux que l'état en avait soufferts. Cet avis passa, et Lupus, tribun, fut chargé de l'exécution. On le choisit, parce qu'il était parent de Clémens. On souhaitait que par lui le préfet du prétoire prît au moins part au dernier acte de la conspiration, puisqu'il s'était contenté de s'intéresser par des vœux secrets au premier et au principal.

Lupus trouva Césonia auprès du corps de Caïus, se livrant au transport de sa douleur, couverte de sang, baignée de larmes, et sa fille à côté d'elle, sur le plancher. Dans ses plaintes elle répétait sans cesse que Caïus n'avait pas voulu la croire, et qu'elle lui avait souvent prédit son malheur ; soit qu'elle prétendît parler de conseils qu'elle lui eût donnés sur sa conduite, et qu'il eût dédaigné de suivre ; soit qu'ayant eu soupçon du complot qui se tramait, elle eût tâché de le porter à prendre des précautions, qu'il avait négligées.

Lorsqu'elle vit entrer Lupus, à l'air menaçant et en même temps embarrassé de cet officier, elle conçut de quoi il s'agissait ; et tendant la gorge, elle l'exhorta à frapper. Elle souffrit ainsi la mort avec une constance qui aurait honoré une vie plus vertueuse. On tua l'enfant après la mère, et Lupus alla rendre compte à Chéréa de l'exécution des ordres dont il avait été chargé.

Le sénat avait agi jusqu'alors comme s'il eût été le maître de disposer du gouvernement. Peut-être en avait-il le droit : mais la force en décida. Les soldats n'étaient pas d'humeur à se laisser donner la loi par le sénat ; et ils forcèrent bientôt une compagnie infiniment respectable, mais désarmée, de plier à leurs volontés.

C'est ici pour la première fois depuis le nouveau gouvernement introduit par Auguste, que la division éclate entre le sénat et les soldats. Elle reparaîtra dans la suite, et produira de grands désordres. De même qu'au temps de la république, l'autorité du sénat était contrebalancée et souvent subjuguée par le pouvoir du peuple ; sous les empereurs, ou plutôt dans les intervalles de vacance de l'empire, elle avait pour rivaux et presque pour ennemis nés les soldats. La puissance des empereurs romains était, comme tout le monde sait, originairement militaire. Les gens de guerre s'en souvenaient. Ils voulurent toujours que l'état n'eût qu'un seul chef, et que ce chef ne fût autre que leur généralissime. Cette disposition de leurs esprits se déclara dans le fait dont il est maintenant question.

Pendant que le sénat délibérait, les officiers et les soldats des cohortes prétoriennes tenaient entre eux de petits conseils. On n'avait pu encore oublier les dissensions affreuses et les horreurs des guerres civiles auxquelles avait donné lieu le gouvernement républicain, et dont l'empire n'était délivré que depuis qu'il était régi par un seul. Ainsi tous leurs vœux étaient pour la monarchie. Mais de plus ils comprenaient parfaitement qu'il n'était pas de leur intérêt de souffrir que le sénat leur donnât un maître, et qu'ils seraient bien plus considérés et favorisés d'un prince qui leur aurait obligation du trône. Enfin leur attachement pour la maison des Césars ne leur permettait pas de songer à porter l'empire ailleurs. Ils ne pouvaient donc guère jeter les yeux que sur Claude, frère de Germanicus et oncle de Caïus. Mais pour lui, il était bien éloigné de penser à l'empire.

Claude, souverainement timide et aussi sujet à la peur qu'incapable d'ambition, lorsqu'il vit l'empereur son neveu assassiné presque sous ses yeux, ne fut occupé que du soin de se cacher. Il monta tout au haut du palais ; et se tenant tapi derrière une porte, il s'enveloppa dans la portière. Un simple soldat, nommé Gratus, qui courait de tous côtés, soit pour chercher les meurtriers, soit pour trouver occasion de piller, étant entré dans la pièce où était Claude, aperçut ses pieds qui passaient ; et, curieux de savoir qui était celui qui se cachait, il approche et lève la portière. Claude, tout tremblant, crut qu'il allait être tué : il se jette aux genoux du soldat, qui, le reconnaissant tout d'un coup, le salue empereur. Bientôt d'autres soldats se joignirent à Gratus. Ils mettent Claude dans sa litière ; et, comme ses esclaves effrayés s'étaient enfuis, ils la prennent eux-mêmes sur leurs épaules, et marchent vers leur camp, à travers la place publique. Claude avait l'air si triste et si consterné, que plusieurs de ceux qui le virent ainsi porter au camp des prétoriens, avaient pitié de son sort, s'imaginant qu'on le menait au supplice.

Il fut longtemps à se rassurer ; et les consuls l'ayant mandé par un tribun du peuple, pour l'assemblée du sénat dont j'ai fait mention, il répondit qu'il était retenu de force et par nécessité. Il passa la nuit dans le camp.

Le lendemain les affaires prirent une forme propre à lui donner du courage. Le peuple s'était réuni dans un même sentiment avec les prétoriens, et désirait Claude pour empereur. Le sénat était dans un extrême embarras, n'ayant pour lui que les quatre cohortes de la ville, dont la fidélité même était chancelante.

Il fit pourtant encore une action de vigueur, et il députa de nouveau[13] deux tribuns du peuple à Claude, pour l'exhorter à ne point s'opposer à la liberté publique et à se soumettre aux lois, l'assurant qu'il jouirait de tous les honneurs qui pouvaient être déférés à un citoyen dans une ville libre. Les députés s'acquittèrent fort mal de leur commission, et, effrayés des forces dont ils voyaient Claude appuyé, ils passèrent leurs ordres ; et, à ce qu'ils étaient chargés de dire, ils ajoutèrent que, s'il voulait l'empire, n'acquerrait d'une manière plus légitime en le recevant du sénat.

Les prétoriens sentirent qu'il ne s'agissait que de tenir ferme pour amener le sénat à leur point ; et Claude, enhardi par eux et par les conseils du roi Agrippa, à qui Josèphe fait faire[14] un personnage important dans cette occasion, répondit qu'il ne s'étonnait pas que le sénat, maltraité comme il l'avait été par les derniers empereurs, craignît le gouvernement d'un seul ; qu'il espérait leur en donner une meilleure idée par la douceur et la modération avec laquelle il userait de la souveraine puissance ; qu'il n'en aurait que le titre, et que dans la réalité elle serait commune à tous les sénateurs avec lui ; qu'ils pouvaient se fier à sa parole, dont un sûr garant pour eux était la conduite qu'il avait tenue jusqu'alors.

Les députés du sénat s'en retournèrent avec cette réponse ; et Claude se mit en possession de l'empire, en recevant le serment des soldats. Il leur promit quinze mille sesterces[15] par tête, et aux officiers à proportion. Il fut ainsi le premier des Césars qui acheta, en quelque façon, l'empire ; exemple contagieux, qui devint une nécessité pour ses successeurs, et qui fut porté dans la suite aux. excès les plus scandaleux et les plus funestes.

Le courage abandonnait les sénateurs, aussi-bien que les forces ; et les consuls ayant convoqué la compagnie dans le temple de Jupiter Vainqueur, d'assemblée se trouva à peine composée de cent personnes. Pendant que l'on délibérait, ou plutôt que l'on ne savait à quoi se résoudre, voilà que les soldats des cohortes de la ville, qui jusque là avaient tenu pour le sénat, s'écrient qu'ils veulent un empereur ; et, pour ne pas paraître tout d'un coup trahir le parti qu'ils avaient d'abord défendu, ils laissent le sénat maître du choix. Il ne manquait pas dans la compagnie de sujets plus dignes de l'empire que Claude, et qui même eussent l'ambition d'y aspirer. Vinicien et Valérius Asiaticus étaient de ce nombre. Mais Chéréa et les conjurés, zélés pour la liberté, s'opposaient de toutes leurs forces à l'élection d'un empereur ; en sorte que le sénat se trouvait dans une perplexité étrange, ne pouvant ni suivre son inclination, parce que les soldats y mettaient obstacle, ni satisfaire les soldats, parce que. Chéréa y résistait.

Ce fier tribun fit les derniers efforts pour ramener au parti de la liberté les cohortes qui s'en détachaient. Il se présenta pour les haranguer : elles refusèrent de l'entendre : Eh bien ! leur dit-il, puisque vous voulez un empereur, allez donc prendre le mot du cocher Eutyque. Cet Eutyque, cocher dans la faction verte, avait eu un crédit énorme auprès de Caïus ; et Chéréa voulait piquer les soldats par le souvenir de leur asservissement sous des hommes d'une espèce si méprisable. Il alla même jusqu'à déclarer qu'il leur apporterait la tête de Claude ; et qu'ayant détrôné la fureur, jamais il ne souffrirait qu'elle fût remplacée par la stupidité. Tout fut inutile. Un soldat plus mut in que les autres s'écria : Amis, quelle étrange manie ne serait-ce pas à nous de tirer l'épée contre nos camarades, et de nous égorger les uns les autres, pendant que nous avons un empereur qui tient à toute la famille des Césars, et à qui l'on ne peut rien reprocher ? Cette courte exhortation acheva de les décider tous ; et, levant leurs enseignes, ils coururent au camp des prétoriens reconnaître Claude pour leur empereur.

Ce fut alors une nécessité aux sénateurs d'en faire autant. Ils rendirent un décret pour déférer à Claude tous les titres de la souveraine puissance, et ils allèrent les consuls à leur tête, lui porter un hommage tardif et forcé. Il ne laissa pas de les recevoir avec bonté, et il les défendit, non sans peine, contre les insultes et la violence des soldats.

Il se transporta ensuite au palais, et là il assembla ses amis pour délibérer sur le parti qu'il fallait prendre par rapport à Chéréa. Tous se réunirent à louer son action. Caïus était si détesté, que l'on pensait universellement que l'avoir tué était un service signalé rendu à la république ; et dans tout le mouvement qui suivit sa mort, il ne se trouva personne, ni grand ni petit, ni soldat ni citoyen, qui songeât à la venger. Mais le meurtre d'un prince est un crime que son successeur ne manque jamais de punir, pour sa propre sûreté. Nous venons de voir que Chéréa avait menacé Claude lui-même, et ce fut, selon Dion, le prétexte que l'on prit pour ordonner sa mort, comme si, dans le cas où il était, on eût eu besoin de prétexte. Lupus, qui avait tué Césonia et sa fille, fut condamné avec lui.

Cornélius Sabinus, lorsqu'il vit tout désespéré, avait exhorté Chéréa à prévenir le supplice par une mort volontaire, et ce parti, si conforme aux maximes de la générosité païenne, semblait convenir singulièrement au caractère de Chéréa. Il ne le voulut point, par quelque raison que ce puisse être, et il répondit à Sabinus qu'il était bien aise de mettre Claude à l'épreuve. Mais lorsque sa mort fut ordonnée, il la souffrit avec constance, et eût la tête abattue d'un seul coup. Lupus au contraire, timide et irrésolu, fit si bien par ses mouvements incertains, qu'il fallut s'y reprendre à plusieurs fois ; et sans pouvoir éviter fa mort qu'il craignait, il prolongea et multiplia ses douleurs. Sabinus, à qui l'on offrait sa grâce, se tua lui-même.

Chéréa laissa un grand nom : il fut universellement regretté, et lorsqu'au mois de février suivant on célébra les fêtes instituées pour apaiser les mines des morts, le peuple fit une honorable mention de lui, et le pria de lui pardonner l'ingratitude dont son bienfait avait été payé.

Caïus au contraire fut autant détesté après sa mort, qu'il l'avait été durant sa vie. Il ne reçut point l'honneur des funérailles publiques. Les conjurés ayant laissé son corps sur la place où ils l'avaient assassiné, il demeura en cet endroit sans que personne des siens y fit aucune attention, jusqu'à ce qu'un étranger, le roi Agrippa, prit soin de le faire enlever et déposer sur un lit. De là on le transporta furtivement dans les jardins d'une de ses maisons de plaisance, où on lui dressa un bûcher à la hâte, et l'on jeta ses restes à demi brûlés dans une fosse, qui fut à peine recouverte. Ses sœurs Agrippine et Julie, lorsqu'elles furent revenues de leur exil, crurent pourtant s'honorer elles-mêmes en faisant en sorte que leur frère fût un peu plus honorablement enterré. Il fut exhumé par leur ordre, brûlé entièrement, et remis en terre avec quelque cérémonie.

Le sénat aurait flétri sa mémoire, s'il n'en eût été empêché par Claude : au moins son nom fut supprimé, comme celui de Tibère, dans les serments solennels qui se renouvelaient tous les ans. On aurait souhaité pouvoir abolir totalement le souvenir de ce prince forcené, et le sénat fit fondre la monnaie de cuivre qui portait son image et son nom.

 

 

 



[1] SUÉTONE, Caligula, 43.

[2] Voyez dans Pline le jeune, l. VIII, ep. 8, la description de cette source et de cette rivière, qui conserve encore aujourd'hui son nom, Clitumno.

[3] Énéide, I, 211.

[4] Cinquante francs.

[5] SUÉTONE, Caligula, 46.

[6] TACITE, Annales, XIV, 2.

[7] Dion dit que le sénat envoya à Caïus une seconde députation plus nombreuse, et qui fut mieux reçue. J'ai supprimé ce fait, parce que je ne vois pas moyen de le concilier avec Suétone, et avec la suite des événements.

[8] SUÉTONE, Caligula, 8.

[9] M. de Tillemont pense que les synagogues n'étaient que les plus grands et les plus beaux de ces oratoires. (Ruine des Juifs, art. 13.)

[10] Josèphe, en attribuant aussi à Agrippa la révélation des ordres concernant la statue, change quelques circonstances. Selon lui, Agrippa était instruit de cette affaire avant que Camus eût appris de Pétronius le mouvement qu'elle excitait dans la Judée. U donna un festin superbe à l'empereur, qui eu fut si satisfait, qu'il le pressa de demander tout ce qu'il souhaiterait, promettant de ne lui rien refuser. Agrippa demanda l'inexécution des ordres envoyés à Pétronius, et Caïus y consentit. Mais lorsqu'il eut reçu la lettre du gouverneur de Syrie touchant l'espèce de soulèvement des Juifs, il crut les droits de la souveraineté blessés par la résistance de ce peuple, et il s'en prit à Pétronius. Ce récit ne me parait pas pouvoir se concilier avec celui de Philon, que j'ai préféré comme auteur contemporain.

[11] Il est appelé Minucianus par Josèphe. Mais il parait que c'est ici le Vinicianus qui avait été accusé sous Tibère avec son père Annius Pollio, et qui dans la suite conspira contre Claude avec Camillus Scibonianus. (Vid. TACITE, Annales, VI, 95 et DION CASSIUS, lib. LX.)

[12] Ce fait ressemble beaucoup à celui que Suétone rapporte au ch. 16, sans le particulariser, et que j'ai inséré d'après lui, parmi les traits qui peuvent être loués dans Caligula.

[13] Suétone et Josèphe ne parlent chacun que d'une seule députation, mais avec des circonstances si différentes, que j'ai cru être autorisé à en supposer deux.

[14] Je m'exprime ainsi parce que je crains que l'amour national n'ait emporté Josèphe au-delà du vrai dans ce qu'il raconte ici d'Agrippa. Il dit par exemple que ce roi des Juifs fut invité par le sénat à venir à l'assemblée ; qu'on lui demanda ses avis et ses conseils, et qu'on le députa vers Claude. Le sénat romain n'était guère accoutumé à traiter les rois si honorablement.

[15] Dix-huit cent soixante-et-quinze livres.