HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

TIBÈRE (suite)

LIVRE DEUXIÈME

§ II. Germanicus part pour l'Orient.

 

 

Germanicus partit de Rome et de l'Italie sous les consuls Cœlius Rufus et Pomponius Flaccus. Il prit sa route par la mer Adriatique, et vit, en passant sur la côte de Dalmatie, Drusus, qui avait été envoyé en ce pays, comme je l'ai dit, à l'occasion de la guerre entre Arminius et Maroboduus. De là, côtoyant l'Illyrie, il vint à Nicopolis en Épire, près d'Actium, où il prit possession de son second consulat, dans lequel il eut Tibère pour collègue.

TIBERIUS CÆSAR AUGUSTUS III. - GERMANICUS CÆSAR II. AN. R. 769. DE J.-C 18.

La navigation de Germanicus avait été difficile et périlleuse. C'est ce qui l'obligea de séjourner quelque temps à Nicopolis, pendant que l'on radoubait sa flotte, qui avait beaucoup souffert : et il profita de cet intervalle pour visiter ces lieux célèbres par la victoire qui avait rendu Auguste maître de l'empire romain. Il considéra le promontoire et le golfe d'Actium, les monuments érigés par le vainqueur, le camp du vaincu, tous objets qui lui rappelaient également la mémoire de ses ancêtres. Car il était petit-fils d'Antoine, et petit-neveu d'Auguste : en sorte que dans tout ce qu'il voyait, il trouvait en même temps des motifs de joie et de douleur.

Il se rembarqua ensuite ; et étant venu à Athènes il témoigna sa considération pour une ville si ancienne et si illustre, en y marchant sans pompe, et précédé d'un seul licteur. Les Athéniens s'efforcèrent de lui rendre les honneurs les plus recherchés ; et pour donner du prix à leurs flatteries, ils se relevaient eux-mêmes par le souvenir de la gloire de leurs aïeux.

D'Athènes il passa en Eubée, et de là à Lesbos, où Agrippine accoucha d'une fille, qui fut nommée Julie, la dernière de ses enfants. Germanicus continua sa route par l'Hellespont, vit les villes de Périnthe et de Byzance en Thrace, enfila le canal du Bosphore, et vint jusqu'à l'entrée du Pont-Euxin, satisfaisant sa curiosité et le louable désir qu'il avait de voir par ses yeux ce qu'il ne connaissait qu'imparfaitement par la renommée. Et les peuples tiraient avantage de ces voyages d'un prince bienfaisant ; car partout où il passait, il rétablissait la tranquillité et le bon ordre dans les provinces fatiguées par des discordes intestines, ou par les injustices des magistrats.

Au retour il se proposait d'aller à l'île de Samothrace, fameuse dans tout l'univers par les mystères qui s'y célébraient ; mais les vents du nord l'en ayant empêché, il côtoya de nouveau l'Asie, vint reconnaître les ruines d'Ilion et l'origine du nom Romain : enfin il aborda à Colophon, dans le dessein de consulter l'oracle d'Apollon de Clams.

Tacite, à cette occasion, nous instruit du rit particulier de cet oracle, où ce n'était pas une femme, comme à Delphes, qui servait d'organe à Apollon. C'était un prêtre, choisi dans certaines familles du pays, et communément de Milet. On ne faisait connaître à ce prêtre que le nombre et les noms de ceux qui venaient consulter le Dieu : après quoi il descendait dans un antre, y buvait de l'eau d'une fontaine mystérieuse, par laquelle inspiré, quoique homme sans lettres et sans aucune notion de poésie, il donnait ses réponses en vers sur les objets dont chacun avait l'esprit occupé. Une telle opération avait besoin d'être aidée par le manège des ministres du temple : et on peut croire qu'ils ne s'y oubliaient pas. Après la mort de Germanicus, on prétendit que l'oracle la lui avait prédite : avant l'événement, personne ne s'en était douté.

Cependant Cn. Pison, qui était chargé de contrecarrer et de chagriner Germanicus de toutes les façons dont il pourrait s'aviser, commençait à Athènes son odieux ministère. Il entra dans la ville avec un fracas qui y jeta le trouble et l'épouvante ; et il tint au peuple un discours rempli de propos outrageants, taxant obliquement Germanicus d'avoir mal soutenu la gloire du nom Romain, en marquant de la bienveillance et de la considération, non pas aux Athéniens, qui n'existaient plus depuis plusieurs siècles, mais à un vil amas de toutes sortes de nations, aux alliés de Mithridate contre Sylla, et d'Antoine contre Auguste. Il remontait même aux temps plus reculés, pour leur reprocher leurs mauvais succès dans les guerres contre la Macédoine, leurs injustices envers les plus illustres de leurs concitoyens. Outre le motif de piquer Germanicus, la bile de Pison était encore échauffée par un ressentiment personnel contre les Athéniens, qui n'avaient pas voulu rétablir à sa prière un certain Théophile, condamné pour crime de faux par jugement de l'aréopage.

Après cette brusque incartade, il part, et coupant à travers les Cyclades, il atteignit Germanicus à Rhodes. Ce prince savait de quelle manière Pison s'était conduit à Athènes. Mais il était d'une si grande douceur, que le voyant prêt à périr par une tempête qui le jetait contre des écueils, au lieu de jouir du malheur de son ennemi, dont le hasard le délivrait sans qu'il s'en mêlât, il envoya à son secours des trirèmes qui le dégagèrent. Cette générosité ne fit aucune impression sur Pison. Il resta à peine un jour avec ce prince, et se hâta de le quitter pour arriver avant lui en Syrie.

Dès qu'il se vit à la tête des légions, il n'est point de moyen qu'il ne mît en usage pour les corrompre, distributions d'argent, caresses basses et indécentes, partialité déclarée en faveur des mauvais sujets contre les bons. Il ôtait de place les vieux centurions, les tribuns exacts au maintien de la discipline, et il leur substituait ses clients, ou ceux qui s'étaient rendus agréables à la multitude par les voies les plus irrégulières. Il autorisait l'oisiveté du soldat dans le camp, sa licence dans les villes, ses courses et son avidité pour le pillage dans les campagnes : en un mot, en s'étudiant à flatter toutes les inclinations de la canaille, il parvint à son but, qui était de s'en faire aimer ; et on ne l'appelait plus que le père des légions.

Plancine le secondait parfaitement ; et oubliant la bienséance de son sexe, elle assistait aux exercices militaires, paraissait à la tête des escadrons et des cohortes, tenant des discours injurieux contre Germanicus et contre Agrippine : et parmi les soldats, quelques-uns même de ceux qui aimaient leur devoir se prêtaient aux volontés de Pison et de Plancine, parce qu'il courait un bruit sourd qu'ils n'agissaient pas sans l'aveu de l'empereur.

Quelque vif ressentiment que ces indignes manœuvres dussent causer à Germanicus, et quelque empressement qu'il eût d'en arrêter le cours, il préféra le service du prince et de la république, et il tourna ses pas du côté de l'Arménie. Orode établi roi de ce pays par Artabane son père, depuis la fuite de Vonone, ou s'était déjà retiré, ou ne fit aucune résistance : et la couronne d'Arménie étant devenue encore une fois vacante, Germanicus, suivant le vœu des peuples, la donna à Zénon, fils de Polémon, qui sous la protection des Romains avait régné dans une partie du Pont et de la Cilicie. Zénon dès sa première enfance avait témoigné beaucoup d'inclination à prendre les mœurs et les coutumes des Arméniens. Son goût décidé pour la chasse, pour le vin, pour les chevaux, lui avait gagné les cœurs des grands et de la multitude. Ainsi ce fut avec l'approbation de toute la nation que Germanicus lui ceignit le diadème dans la ville d'Artaxate. Ses nouveaux sujets, en lui rendant leurs hommages, lui donnèrent le nom d'Artaxias, qui avait déjà été porté par plusieurs de leurs rois.

La nouvelle de cet acte de puissance et d'autorité suprême, exercé en Arménie par Germanicus au nom de l'empereur, vint à Rome à peu près dans le même temps que celle de la pacification des troubles de Germanie par les soins de Drusus. On décerna aux deux jeunes princes l'honneur de l'ovation, et l'on dressa des arcs de triomphe aux deux côtés du temple de Mars Vengeur avec des statues qui les représentaient, Tibère se faisant une plus grande gloire d'avoir affermi la paix par la sagesse de sa conduite, que s'il eût remporté des victoires en bataille rangée.

Germanicus régla encore les affaires de la Cappadoce et de la Commagène, qu'il réduisit l'une et l'autre, conformément aux décrets du sénat, en provinces romaines, soulageant les peuples d'une partie des impôts qu'ils payaient à leurs rois, pour leur rendre plus douce et leur faire goûter leur nouvelle situation. Deux de ses amis, Véranius et Servéus, furent établis gouverneurs, l'un de la Cappadoce, l'autre de la Commagène.

La facilité que trouvait Germanicus à réussir dans tout ce qui faisait l'objet de sa commission, ne le consolait point des mauvais procédés de Pison, qui récemment encore ayant eu ordre de sa part de lui amener ou d'envoyer sous la conduite de son fils une partie des légions en Arménie, n'avait tenu compte d'obéir. Ces mécontentements si légitimes du prince étaient encore aigris par les discours de ses amis, qui, suivant la méthode de toutes les cours, exagéraient le vrai, ajoutaient du faux ; et ne manquaient aucune occasion de rendre odieux Pison, Plancine et leur fils.

Germanicus était doux naturellement : la politique l'engageait à dissimuler : ainsi à la première entrevue qu'il eut avec Pison à Cyr, ville de Syrie, où la dixième légion avait ses quartiers d'hiver, il se composa pour ne point prendre un air ni un ton menaçant. Mais à travers les ménagements dont il usait dans ses discours, il était aisé de découvrir sa colère ; Pison répondit par des prières où l'orgueil se faisait sentir : et ils se séparèrent avec une haine réciproque, quoiqu'elle n'allât pas jusqu'à une rupture ouverte. Pison qui devait assister à côté de Germanicus au tribunal que tenait ce prince, y paraissait rarement ; et s'il faisait tant que de s'y trouver, c'était avec des manières pleines d'arrogance, et qui annonçaient une perpétuelle contradiction.

Il montrait sa mauvaise humeur en toute rencontre. Le roi des Nabatéens, dans un repas qu'il donnait à Germanicus, lui ayant présenté à lui et à Agrippine, des couronnes d'or d'un poids considérable, en fit distribuer de légères à Pison et aux autres conviés. Celui-ci fut choqué d'une distinction si naturelle et si bien placée. N'osant pas néanmoins manifester la vraie cause de son chagrin, il prit pour prétexte le luxe d'un festin somptueux, qui semblait préparé, disait-il, pour le fils du roi des Parthes plutôt que pour le fils du chef de la république romaine. Il jeta par terre sa couronne, et fit plusieurs autres extravagances que Germanicus eut néanmoins la patience de supporter.

Cependant arrivèrent des ambassadeurs d'Artabane, roi des Parthes, pour renouveler l'alliance avec les Romains. Il témoignait désirer une entrevue avec Germanicus ; et pour honorer le fils de l'empereur romain, il se déclarait disposé à s'approcher des bords de l'Euphrate. Le motif de toutes ces démonstrations d'amitié et de politesse se décelait par la demande qu'il faisait ensuite, que l'on éloignât Vonone de la Syrie, d'où il pouvait entretenir des intelligences avec les seigneurs parthes, et troubler la paix du royaume.

La réponse de Germanicus fut noble et majestueuse sur l'article de l'alliance entre les Romains et les Parthes, assaisonnée de dignité et de modestie pour ce qui le regardait personnellement. Il accorda ce qu'on lui demandait touchant Vonone, et il le fit transférer à Pompeïopolis[1] en Cilicie, moins encore dans la vue de satisfaire Artabane que pour mortifier Pison, dont ce prince détrôné avait recherché la bienveillance, en faisant sa cour à Plancine, et en la comblant de riches présents.

Vonone périt l'année suivante : et je vais placer ici, pour finir ce qui le concerne, le récit de sa mort. Il s'ennuya de sa captivité, et ayant corrompu la fidélité de ses gardes, il tenta de s'enfuir en Arménie. Son plan était de gagner l'Albanie, et d'aller ensuite chercher un asile et de la protection auprès du roi des Scythes, avec qui il était uni par le sang. S'étant enfoncé dans les montagnes et dans les forêts sous prétexte d'une partie de chasse, lorsqu'il se vit écarté, il pique des deux, et comme il avait un excellent cheval, il eut bientôt pris de l'avance. Le fleuve Pyrame[2] l'arrêta tout court. A la première nouvelle de sa fuite, on avait rompu les ponts sur cette rivière, et il n'était pas possible de la passer à gué. Il fut repris en cet endroit par Vibius Fronto, commandant de cavalerie ; et bientôt après Remnius, qui avait eu charge de le garder, l'abordant avec colère, le perça de son épée. C'est ce qui acheva de persuader qu'il y avait eu de la collusion, et que Remnius, craignant que ses intelligences avec son prisonnier ne fussent découvertes, s'était déterminé à le tuer. Il n'est point dit que la mort d'un prince si illustre ait été vengée. Les Romains conservaient toujours leur mépris pour les rois ; et ceux qui avaient le malheur de tomber captifs entre leurs mains ne pouvaient s'attendre qu'aux plus indignes traitements.

M. JUNIUS SILANUS. - L. NORBANUS BALBUS FLACCUS. AN. R. 770. DE J.-C. 19.

Sous les consuls Junius et Norbanus, desquels une loi célèbre dans le droit romain porte le nom[3], Germanicus fit le voyage de l'Égypte, dans la vue de connaître et d'étudier les antiquités d'un pays si fécond en merveilles ; mais il prétextait les besoins de la province. En effet, à son arrivée, il fit baisser le prix des grains en donnant ordre qu'on ouvrît les greniers. Il y affecta aussi des manières tout-à-fait populaires, marchant sans gardes, et prenant la chaussure et l'habillement des Grecs, à l'imitation de ce qu'avait fait autrefois Scipion l'Africain à Syracuse pendant la seconde guerre punique. Scipion en avait été blâmé par quelques-uns[4], et Germanicus le fut en plein sénat par Tibère, qui pourtant n'appuya pas sur cet article. Un point qui le touchait tout autrement, et dont il fit des plaintes très-graves, fut la liberté que Germanicus avait prise d'aller en Égypte sans le congé de l'empereur, contre la défense expresse qu'en avait faite Auguste à tout sénateur[5], et même aux chevaliers romains qui tenaient un rang distingué dans leur ordre.

On ne peut disconvenir que Germanicus ne fût en faute, vu surtout qu'il devait connaître le caractère ombrageux du prince sous lequel il vivait. Mais la droiture et l'innocence de ses intentions le faisaient agir avec sécurité, et n'ayant pas le moindre soupçon que son voyage fût improuvé, il l'acheva paisiblement, remontant le Nil depuis Canope jusqu'à Éléphantine et à Syène sous le tropique du Cancer. Je ne suivrai point Tacite dans le détail des différents objets qui attirèrent la curiosité et l'admiration de Germanicus en Égypte. Ce sont choses très-connues, et je ne pourrais même que répéter ce que M. Rollin en a dit au commencement de son Histoire Ancienne.

Germanicus, à son retour d'Égypte, trouva, en arrivant à Antioche, tout ce qu'il avait ordonné dans le civil et dans le militaire, abrogé, annulé, ou changé par des ordonnances contraires. Il en fit des reproches amers à Pison, qui de son côté ne garda aucunes mesures. Il était impossible qu'ils demeurassent plus longtemps ensemble, et Pison se résolut d'abandonner la Syrie. Mais lorsqu'il était près de partir, Germanicus étant tombé malade, ce fut pour son ennemi un motif de ne point se hâter. Il ajouta même de nouveaux excès à ceux dont il s'était déjà rendu coupable. Car la santé du prince ayant paru devenir meilleure, et les habitants d'Antioche se préparant à acquitter les vœux qu'ils avaient faits pendant sa maladie, Pison survient avec ses licteurs, renverse l'appareil du sacrifice, enlève les victimes qui étaient déjà au pied des autels, chasse et disperse la multitude qui s'était assemblée et ornée comme pour un jour de fête, et après cet exploit il se retira à Séleucie[6], ville voisine d'Antioche.

Germanicus n'était point guéri, et cette lueur de convalescence fut bientôt suivie d'une rechute. Le mal, grand en lui-même, était encore augmenté par la persuasion où était le malade que Pison l'avait empoisonné. On prétendait aussi trouver des preuves de maléfices et de sortilèges, des cendres et des os de corps humains déterrés, à demi brûlés, et souillés d'un sang noir et épais, des formules magiques de dévouement aux dieux d'enfer, le nom de Germanicus gravé sur des lames de plomb ; et ceux qu'envoyait Pison pour demander des nouvelles de la santé du prince étaient regardés comme des espions qui venaient s'informer du progrès de la maladie.

Cette dernière circonstance surtout excitait en même temps l'indignation et la crainte dans l'esprit de Germanicus. Faudra-t-il donc, disait-il, que ma porte soit assiégée par mes ennemis, et que je rende sous leurs yeux les derniers soupirs ? Que deviendra ma femme infortunée ? que deviendront mes enfants en bas âge ? Le poison semble trop lent : on se hâte, on s'empresse pour envahir la province, et le commandement des légions. Mais Germanicus n'est pas encore réduit si bas, et l'auteur de ma mort ne s'enrichira pas de mes dépouilles. Il dresse aussitôt une lettre pour déclarer à Pison qu'il rompt toute amitié avec lui, et il est fort probable qu'il lui ordonna en même temps de sortir de la province. Pison ne différa plus, et leva l'ancre ; mais il avait soin de n'avancer que lentement, afin d'être plus à portée de revenir dès le premier moment que la mort de Germanicus lui rouvrirait l'entrée de la Syrie.

L'éloignement de Pison fut pour Germanicus une légère consolation, qui lui procura quelque soulagement, et ranima un peu son espérance. Mais bientôt, accablé par le mal, et se sentant défaillir, il fit approcher ses amis, et dans sa douleur extrême, ne respirant que la vengeance, ne respectant pas même assez la divinité, il leur parla en ces termes : Si je mourais de mort naturelle, j'aurais droit d'accuser d'injustice les dieux mêmes, qui m'enlèveraient précipitamment dans ma jeunesse à mes parents, à mes enfants, à ma patrie. Mais victime innocente des fureurs de Pison et de Plantin, je vous charge, par les dernières prières que je répands dans vos cœurs, de rendre compte à mon père et à mon frère de toutes les indignités que j'ai souffertes, et des embûches détestables qui m'ont réduit au point de finir ma vie malheureuse par une mort funeste. Ceux que mon rang ou la parenté m'avait attachés, ceux même qui pouvaient avoir contre moi quelque mouvement d'envie, s'attendriront sur mon sort, et verront avec douleur que dans un âge et dans une fortune florissante, après avoir échappé aux hasards de tant de guerres, il m'ait fallu périr par la fraude d'une femme. Il vous sera permis de porter vos plaintes au sénat et d'invoquer les lois. Le principal devoir des amis n'est pas de plaindre inutilement leur ami mort, mais de se souvenir de ce qu'il a désiré, et d'exécuter ses derniers ordres. Ceux même qui ne connaissent pas Germanicus, le pleureront : vous le vengerez, si c'était à moi que vous teniez, et non à ma fortune. Montrez au peuple romain la petite fille d'Auguste, qui est en même temps mon épouse : présentez aux yeux des citoyens ma nombreuse famille, six enfants des deux sexes. Les accusateurs auront toute la faveur de la commisération, et si les accusés osent alléguer des ordres criminels, ou on ne les croira pas, ou on ne les en jugera pas plus dignes de pardon. En finissant ce discours, Germanicus tendit la main à ses amis, et tous la lui serrant jurèrent qu'ils perdraient la vie avant que d'abandonner une si légitime vengeance.

Le prince mourant adressa ensuite la parole à Agrippine, et il la conjura par la mémoire d'un époux qui lui était si cher, par leurs enfants, gages mutuels de leur tendresse, d'adoucir un peu sa fierté, de céder aux rigueurs de la fortune ennemie, et de se donner bien de garde, lorsqu'elle serait de retour à Rome, d'irriter les personnes puissantes par une rivalité mal entendue. Il lui donna ces avis tout haut, et lui parla encore en particulier, et l'on comprit aisément qu'il craignait pour sa famille la haine de Tibère. Il n'en avait que trop de raisons.

Il mourut peu après, laissant dans le deuil et dans les larmes non-seulement la province, mais tous les pays circonvoisins, les rois mêmes et les peuples étrangers. La douleur dans Antioche fut poussée jusqu'à des excès insensés. Le jour que Germanicus mourut, on lança des pierres contre les temples, on renversa les autels des dieux, quelques-uns jetèrent dans la rue leurs dieux domestiques, et il y en eut qui exposèrent les enfants qui leur étaient nés en ce triste jour. On rapporte que des peuples barbares, qui étaient en guerre soit entre eux, soit contre les Romains, interrompirent les opérations militaires, comme dans une calamité publique ; que plusieurs des princes de l'Orient se rasèrent la barbe, et firent couper les cheveux de leurs femmes, ce qui était chez eux la marque du plus grand deuil, et que le roi des Parthes, par la même raison, s'abstint de la chasse, et ne mangea point en public avec les grands de son royaume.

Germanicus méritait cette affection universelle par sa bonté envers les alliés, par sa clémence à l'égard même des ennemis. Charmant pour tous ceux qui le voyaient, respecté et chéri de ceux même qui avaient seulement entendu parler de lui, il conservait toute la dignité de son rang, sans qu'il parût dans ses manières aucune trace de hauteur ni d'arrogance.

Ses obsèques, célébrées sans pompe, n'en eurent pas moins d'éclat par les regrets et les louanges que l'on donnait à sa vertu. On le comparait à Alexandre, dont le nom, par une sorte de fatalité, entre dans l'éloge de tous les héros ; et on lui trouvait de grandes ressemblances avec ce fameux conquérant, du côté des avantages du corps, du côté de l'âge, du genre de mort, et enfin du voisinage des lieux dans lesquels ils avaient fini tristement leur brillante carrière. On remarquait que l'un et l'autre joignant à la plus haute naissance toutes les grâces dans leur personne, ils avaient péri a en terre étrangère par les embûches de ceux qui les approchaient[7], n'étant guère au-dessus de l'âge de a trente ans ; mais que le Romain s'était montré doux envers ses amis, modéré dans l'usage des plaisirs, vivant dans un mariage honorable qui avait fixé ses vœux, et laissant des enfants dont l'état ne pouvait être contesté, et qu'il n'avait pas été moins grand dans la guerre, quoiqu'il n'eût pas poussé la valeur jusqu'à la témérité, et qu'on l'eût empêché d'assujettir pleinement la Germanie, dont il avait abattu les forces par tant de victoires. Que s'il eût été souverain arbitre des affaires, s'il eût joui du titre et de la puissance de roi, on pensait qu'il aurait aussi aisément égalé. Alexandre par la gloire des armes, qu'il l'avait surpassé par la clémence, par la tempérance, et par toutes les autres vertus de société. Quelque jugement que l'on doive porter de cette comparaison, que la douleur et la tendresse ont sans doute un peu outrée en ce qui concerne le mérite guerrier, il est au moins constant que Germanicus fut le prince le plus accompli de son siècle, et depuis Auguste le seul estimable de toute la maison des Césars, et qu'il posséda surtout en un degré éminent le don de se faire aimer.

Son corps, avant que d'être brûlé selon l'usage, fut mis à nu dans la place publique d'Antioche, qui était le lieu destiné à la cérémonie des funérailles. S'il porta des marques de poison, c'est ce que Tacite n'ose décider, parce que les témoignages ne furent point uniformes, et que chacun en jugea suivant ses préventions de tendresse et de commisération pour Germanicus ou d'amitié pour Pison. Pline et Suétone[8] rapportent que le cœur ne put point être bridé, et fut trouvé entier avec les os après que les flammes furent éteintes. Le fait parait constant, puisque selon Pline les accusateurs de Pison et ses défenseurs en convinrent, et que la question fut réduite entre eux à savoir si c'était le poison ou la maladie qui avait communiqué au cœur cette vertu de résister aux flammes. Peut-être aurait-il été plus simple de n'y point chercher de mystère, et de supposer qu'un arrangement singulier et fortuit avait mis le cœur à l'abri de l'action du feu.

Par la retraite de Pison et la mort de Germanicus, les légions de Syrie se trouvaient sans chef, et la Syrie sans gouverneur. Les lieutenants du prince et les autres sénateurs qui étaient à sa suite délibérèrent entre eux sur le choix d'un sujet qui remplit la place vacante en attendant les ordres de l'empereur ; et après quelques contestations, Cn. Sentius Saturnius l'emporta, et fut chargé de cet emploi. Son premier acte d'autorité fut de faire arrêter pour être envoyée à Rome une femme nommée Martine, célèbre empoisonneuse, et qui avait été fort liée avec Plancine. Il rendit ce décret à la requête de Vitellius, de Véranius, et des autres amis du prince mort, qui faisaient amas de preuves et d'informations contre Pison et Plancine, comme s'ils avaient eu déjà permission du magistrat de les poursuivre juridiquement.

Agrippine, quoique accablée d'affliction, et même malade, ne pouvant néanmoins supporter aucun délai qui retardât sa vengeance, s'embarqua sur la flotte avec les cendres de Germanicus et ses enfants. Elle partit au milieu des témoignages d'une douleur universelle. Tout le monde plaignait une si grande princesse, heureuse peu auparavant avec un époux couronné de gloire, accoutumée de voir autour de soi une cour nombreuse, et qui alors emportait dans son sein les restes infortunés de ce même époux, ne sachant si elle parviendrait à le venger, inquiète sur son propre sort, et tant de fois exposée aux coups de la fortune par une triste fécondité, qui ne lui servait qu'à multiplier ses périls et ses alarmes.

Pison reçut dans l'île de Cos la nouvelle de la mort de Germanicus. Il ne put contenir sa joie ; il alla au temple rendre grâces aux dieux, il immola des victimes ; et Plancine, encore plus insolente que lui, quitta à cette occasion le deuil qu'elle portait de sa sœur. En, même temps des centurions, créatures de Pison, se rendaient en grand nombre auprès de lui, l'assurant que les légions le désiraient, et l'exhortant à venir se remettre en possession de son gouvernement, dont on l'avait injustement dépouillé, et qui restait actuellement vacant.

Il tint conseil ; et M. Pison son fils ne fut pas de cet avis. Il pensait au contraire que le bon parti était de se bâter d'aller à Rome. Il représentait que dans la conduite de son père il n'y avait jusqu'ici rien de criminel, et qu'il ne devait pas craindre de vains bruits et des soupçons destitués même de vraisemblance : que sa mésintelligence avec Germanicus pouvait paraître digne de haine, mais non d'une peine judiciaire, et que la perte de son gouvernement était une satisfaction suffisante pour ses ennemis. Au lieu que s'il retournait en Syrie, Sentius étant sans doute bien résolu de ne pas lui céder sa place, c'était entreprendre une guerre civile. Et qu'il ne devait pas compter sur l'attachement des centurions et des soldats, auprès desquels prévaudrait infailliblement la mémoire toute récente de leur généralissime, et l'affection profondément gravée dans leurs cœurs pour u le nom des Césars.

Domitius Céler, intime ami de Pison, embrassa le sentiment opposé. Il prétendit qu'il fallait profiter de l'occasion : que le gouvernement de Syrie avait été donné à Pison, et non pas à Senties, et que c'était à lui à répondre à l'empereur de la province et des légions qui lui avaient été confiées. Il ajouta qu'il était même à propos de laisser aux mauvais bruits le temps de se dissiper et de s'évanouir : que la prévention et la haine, lorsqu'elles avaient la force de la nouveauté, devenaient souvent funestes aux innocents. Mais que si Pison se trouvait à la tête d'une armée, s'il augmentait ses forces, il pouvait arriver telle circonstance qui mettrait ses affaires en meilleure posture. — Nous hâtons-nous, disait-il, d'aborder en même temps que les cendres de Germanicus, afin que les lamentations d'Agrippine et les clameurs d'une multitude ignorante nous poussent au précipice sans nous donner le temps de nous reconnaître ? Vous avez les ordres secrets de la mère de l'empereur ; lui-même il vous favorise, mais sous main ; et nul n'affecte plus les grands éclats de douleur sur la mort de Germanicus que ceux qui en sont charmés au fond de l'âme.

Pison, naturellement enclin aux partis hasardeux, se détermina aisément à suivre un conseil conforme à son goût. Il écrivit à Tibère une lettre pleine d'invectives contre Germanicus, qu'il accusait de luxe et d'arrogance. Il m'a chassé de Syrie, ajoutait-il, afin de tramer plus librement les complots qu'il méditait contre votre service. Maintenant je vais reprendre le commandement de l'armée avec la même fidélité avec laquelle je l'ai toujours exercé.

Après cette précaution, il disposa toutes choses pour l'exécution de son dessein. Il fit partir promptement Domitius Celer, à qui il donna ordre de gagner la Syrie, en évitant les côtes et prenant le large. Pour lui, il travailla à se former un corps de troupes composé de gens ramassés, de déserteurs qui accouraient à lui, de valets d'armée, de soldats de recrue qui allaient joindre les légions de Syrie : il envoya demander des secours aux petits princes qui régnaient dans la Cilicie, se servant utilement pour ces différentes opérations du ministère de son fils, qui le secondait avec courage dans une entreprise qu'il n'avait point conseillée. Pison se remit ensuite en mer, et, côtoyant la Lycie et la Pamphylie, il rencontra l'escadre qui ramenait Agrippine à Rome. La haine réciproque les porta d'abord à faire de part et d'autre les préparatifs d'un combat : mais la crainte les retint, et ils se harcelèrent seulement par des reproches et par des menaces.

Sentius, averti de ces mouvements de Pison, prit toutes les mesures nécessaires pour en empêcher l'effet. Il rendit inutiles les tentatives que Domitius Céler, arrivé à Laodicée en Syrie, faisait auprès des légions pour en corrompre la fidélité. Il marcha avec des forces de terre et de mer au-devant de Pison ; et celui-ci fut obligé de s'enfermer dans une place de Cilicie, nommée Célendéris. Il se livra entre eux un combat dans lequel Sentius eut tout l'avantage. Mais l'opiniâtreté de Pison était indomptable, tant qu'il lui restait quelque ombre d'espérance. Il essaya de surprendre la flotte ennemie ; il se montra aux légions, et, les haranguant du haut du mur, il tâcha de les attirer à lui. En effet le porte-enseigne de la sixième légion passa avec son drapeau du côté de Pison. Mais Sentius fit sonner toutes les trompettes, afin que l'on ne pût point entendre les discours du corrupteur ; et il se disposait à donner l'assaut à la place, lorsqu'enfin Pison, qui sentait sa faiblesse, proposa un accommodement, et offrit de mettre armes bas, pourvu qu'on lui permît de demeurer dans Célendéris jusqu'à ce que l'empereur eût expliqué ses intentions sur le gouvernement de Syrie. Ses offres furent rejetées, et on ne voulut lui accorder que des vaisseaux et la liberté de retourner en Italie. Il fallut qu'il se soumît à ces conditions : et tel fut le succès d'une entreprise insensée, qui, en ajoutant le crime d'état à ceux dont Pison était déjà coupable ou suspect, rendait sa condamnation et sa perte infaillibles.

A Rome, la consternation fut extrême, lorsque l'on y apprit la maladie de Germanicus. La douleur, l'indignation, les plaintes les plus vives, éclatèrent de toutes parts. C'est donc dans cette vue, disait-on, qu'on l'a relégué aux extrémités de l'empire : c'est pour cette fin que Pison a été nommé gouverneur de Syrie : voilà où tendaient les secrets entretiens de Livie avec Plancine. Ah ! certes, nos anciens avaient raison dans tout ce qu'ils nous ont dit de Drusus. Les maîtres du monde n'aiment pas dans leur fils un caractère populaire : et il ne faut point chercher d'autre cause de la mort des princes aimables[9] qui sont encore l'objet de nos regrets, que le dessein qu'ils ont eu de rendre la liberté au peuple romain, et de rétablir l'égalité républicaine. Pendant que les citoyens s'entretenaient de ces tristes pensées, la nouvelle de la mort de Germanicus arriva et mit le comble à la désolation publique. Sans attendre aucune ordonnance du sénat ou des magistrats toute affaire cessa dans Rome : les places étaient désertes, les maisons et boutiques fermées ; un morne silence, interrompu seulement par les gémissements et les soupirs, régnait dans toute la ville ; et en cela rien n'était composé ni étudié. S'ils prenaient les marques de deuil au dehors, leur douleur intérieure passait ce qu'ils en exprimaient.

Par hasard des négociants partis de Syrie dans le temps que Germanicus vivait encore, firent par les discours qu'ils débitèrent renaître l'espérance. Ce qu'ils disaient fut cru sur-le-champ, et sur-le-champ répandu. L'heureuse nouvelle vole de bouche en bouche, toujours accrue et embellie par chacun de ceux qui en rendent compte. La joie s'empare des esprits : on court aux temples, on en fait ouvrir les portes. Il était nuit ; et cette circonstance favorisait encore la hardiesse d'affirmer, et la facilité à croire. Tibère fut éveillé par les cris de joie du peuple, qui chantait en chœur : Rome est sauvée, la patrie est sauvée, Germanicus est vivant ![10] Il ne se mit point en peine d'arrêter un faux bruit, qui allait se détruire de lui-même. Et la douleur se renouvela plus vive parmi la multitude, qui crut  perdre Germanicus une seconde fois. Elle fut longtemps inconsolable : et les jours même des Saturnales, destinés de toute antiquité à la réjouissance et aux divertissements, se passèrent dans le deuil et dans les larmes.

Le sénat décerna à la mémoire du prince toutes sortes d'honneurs, des couronnes, des statues, des arcs de triomphe à Rome, sur les bords du Rhin, sur le mont Amanus en Syrie, avec des inscriptions qui continssent le récit de ses exploits, et qui exprimassent qu'il était mort pour le service de la république. Comme il avait aimé les lettres, et cultivé même avec succès l'éloquence du barreau et la poésie, on ordonna que son buste serait placé parmi ceux des illustres écrivains, dont la salle du sénat était ornée. On voulait même que ce buste fût plus grand et plus décoré que les autres : Tibère s'y opposa, disant que la différence de la fortune ne décidait point du degré de mérite littéraire, et qu'il était assez glorieux pour Germanicus d'être compté au rang des auteurs qui devaient servir de modèles. L'ordre des chevaliers signala aussi son zèle envers la mémoire du prince mort, en prenant sa représentation pour étendard dans la pompe solennelle qui se célébrait tous les ans le quinze de juillet.

Pendant que la mort de Germanicus plongeait la ville de Rome dans un deuil amer, Liville sa sœur, mariée à Drusus, accoucha de deux enfants mâles tout à la fois. Ce fut un grand sujet de joie pour Tibère, qui, tirant avantage de tout, se vanta devant le sénat de ce rare bonheur, dont on ne pourrait citer, disait-il, aucun[11] exemple dans un Romain de son rang. Mais le peuple, clans la circonstance et dans les sentiments où il se trouvait, fut affligé de cet accroissement de la famille de Drusus, qui lui semblait écraser celle de Germanicus qu'il chérissait uniquement.

M. VALERIUS MESSALA. - M. AURELIUS COTTA. AN. R. 771. DE J.-C. 20.

Agrippine ayant fait route tout de suite depuis la Syrie, sans que les incommodités ni les périls de la navigation pendant la saison la plus rigoureuse de l'année pussent l'arrêter, prit enfin terre à Ille de Corcyre. Là n elle donna quelques jours au soin de se calmer un peu et de composer son extérieur, où se peignait avec trop de force la vivacité du sentiment et l'impatience de sa douleur.

Au premier bruit de son arrivée on vit accourir en foule à Brindes, où elle devait aborder, tous les amis de sa maison, particulièrement les gens de guerre qui avaient servi sous Germanicus ; bien des inconnus même, qu'attirait des villes voisines ou l'idée, bien illusoire, de faire leur cour à l'empereur, ou la simple curiosité. L'escadre ne se fit pas longtemps attendre ; et dès que l'on commença de l'apercevoir, non seulement le port et les rivages, mais les murailles de la ville et les toits, et tous les lieux d'où l'on pouvait porter sa vue au loin sur la mer, se remplirent d'une multitude infinie de spectateurs, qui pleins de tristesse se demandaient les uns aux autres comment ils recevraient la princesse à son débarquement, et s'ils devaient demeurer dans le silence, ou l'honorer par des acclamations. Ils étaient encore indéterminés sur ce qui convenait le mieux dans la circonstance, lorsque l'escadre approcha peu à peu, non pas avec un mouvement de rames qui annonçât l'allégresse, ni avec de grands cris de joie de la part des rameurs, comme c'est l'usage en pareil cas, mais lentement, et ne présentant rien que de lugubre. La princesse parut, et mit pied à terre, tenant l'urne sépulcrale, accompagnée de deux de ses enfants, les yeux baissés et immobiles. Alors ce fut un gémissement universel : et vous n'eussiez pu distinguer les proches des étrangers, les témoignages de douleur que donnaient les hommes ou les femmes. L'unique différence remarquable était que ceux qui venaient au devant de la princesse, recevant dans toute sa force l'impression d'un spectacle qui était nouveau pour eux, paraissaient plus attendris que le cortège d'Agrippine, en qui la longueur du temps avait épuisé les premiers transports de la douleur.

Tibère avait envoyé deux cohortes prétoriennes, et donné ordre aux magistrats de la Calabre[12], de l'Apulie et de la Campanie, de rendre avec solennité les derniers honneurs à la mémoire de son fils. Ainsi depuis Brindes jusqu'à Rome la pompe funèbre fut continuée sans interruption. L'urne était posée sur un brancard, que des tribuns et des centurions portaient sur leurs épaules. Devant, marchaient plusieurs compagnies de soldats avec leurs drapeaux tristement négligés, et les licteurs de Germanicus, qui tenaient leurs faisceaux baissés vers la terre. Dans les colonies qui se trouvèrent sur le passage, les gens du peuple en habits de deuil, les chevaliers en robes de cérémonie, brûlaient des étoffes, des parfums et les autres matières précieuses usitées dans les funérailles. Les habitants même des villes écartées du chemin venaient à la rencontre du convoi, et, dressant des autels aux dieux mânes, immolant des victimes, ils témoignaient leur douleur par leurs cris et par leurs larmes.

Drusus se rendit à Terracine avec les enfants de Germanicus qui étaient restés à Rome, et Claude son frère. Les consuls Valerius Messala et Aurelius Cotta, le sénat et une grande partie du peuple, remplirent les chemins sans ordre, en confusion, ne songeant qu'à pleurer. Car ils ne s'affligeaient point par art, ni par flatterie. Tout le monde savait très-bien que Tibère était charmé de la mort de Germanicus, et qu'il ne pouvait avec toute sa dissimulation cacher entièrement sa joie. Tibère et Livie ne se montrèrent point aux yeux du public, sans doute parce qu'ils s'attendaient à être examinés curieusement, et qu'ils craignaient que l'on ne découvrît le faux de leurs démonstrations de douleur. Antonia mère de Germanicus se tint pareillement renfermée. Mais Tacite soupçonne avec beaucoup de vraisemblance que ce fut par ordre. L'oncle et l'aïeule voulaient s'autoriser de l'exemple de la mère, et laisser croire qu'une semblable douleur leur avait inspiré à tous trois une semblable conduite.

Le jour où les cendres de Germanicus furent portées au tombeau d'Auguste, se passa tantôt dans un morne silence comme si la ville entière eût été une vaste solitude, tantôt dans les pleurs et les cris lamentables. De toutes parts on courait au champ de Mars, qui était éclairé par une multitude infinie de flambeaux. Là les soldats sous les armes, les magistrats sans les marques de leurs dignités, le peuple partagé suivant ses tribus, se réunissaient tous dans les mêmes plaintes, et criaient que la république était perdue, qu'il ne lui restait plus d'espérance : exprimant leurs sentiments avec une franchise qui semblait compter pour rien la famille régnante. Mais rien ne porta une blessure plus profonde dans le cœur de Tibère, que les témoignages de l'affection publique envers Agrippine. On l'appelait l'honneur de la patrie, le seul vrai sang d'Auguste, l'unique modèle qui retraçât encore les mœurs de l'antiquité. On s'adressait ensuite au ciel et aux dieux, et on les priait de conserver sa famille, et de la faire survivre à ses envieux.

Il paraît que l'inhumation se fit sans beaucoup de cérémonie. On n'y porta point les images des ancêtres du prince mort : il n'y eut ni lit de parade, ni oraison funèbre. Toutes ces omissions furent relevées. On se rappelait ce qu'Auguste avait fait pour Drusus, les preuves qu'il avait données de regret et de tendresse, les honneurs dont il avait comblé la mémoire de son beau-fils : et on comparait ce zèle si vif avec la froideur et l'indifférence de Tibère pour un prince qui était son neveu par la nature, et son fils par adoption. S'il n'a point une douleur véritable, disait-on, respecte-t-il assez peu les bienséances, pour n'en pas faire au moins le semblant ?

Tibère fut instruit de ces murmures, et pour en arrêter le cours, il fit afficher un avertissement adressé au peuple, dans lequel il disait que plusieurs illustres personnages étaient morts pour le service de la république, mais qu'aucun n'avait été pleuré si amèrement. Que ces regrets lui étaient honorables à lui-même et à tous les citoyens, pourvu cependant que l'on sût y mettre des bornes. Qu'en effet autre devait être la conduite des familles médiocres et des états peu renommés, autre celle des grands princes et d'un peuple roi de l'univers. Qu'il avait été convenable de s'affliger lorsque la perte était récente, et de soulager son affliction par les larmes : mais qu'il était temps de montrer enfin de la fermeté. Que c'était ainsi que César après la mort de sa fille unique, Auguste après celle de ses petits-fils, ne s'étaient point laissé accabler par la tristesse. Que le peuple romain avait pareillement témoigné une constance parfaite dans des désastres publics, après des défaites sanglantes, qui lui avaient enlevé de grands capitaines, et l'espérance des premières maisons de Rome. Que les princes étaient mortels, mais que la république devait durer éternellement. Qu'il les exhortait donc à retourner à leurs occupations accoutumées, et, puisque le temps des jeux en l'honneur de la mère des dieux approchait, à reprendre même les divertissements et les plaisirs[13].

La circonstance des jeux en l'honneur de la mère des dieux, qui se célébraient le quatre avril, nous apprend que la lugubre cérémonie que je viens de décrire se fit au commencement de ce mois, ou dans les derniers jours de mars : de même que les Saturnales, fêtes du mois de décembre, qui, selon Suétone, suivirent d'assez près la nouvelle de la mort de Germanicus arrivée à Rome, nous donnent à peu près la date de cette mort, et nous font connaître qu'il faut la rapporter à la fin du mois de novembre de l'année précédente.

Après que l'on eut rendu les derniers devoirs à Germanicus, on fut occupé de la vengeance de sa mort : et le peuple murmurait déjà de ce que Pison, au lieu de se rendre à Rome pour répondre aux accusations qui l'attendaient, se promenait dans les contrées délicieuses de l'Asie et de l'Achaïe, et par ce délai également plein d'arrogance et d'artifice, ruinait les preuves de son crime. Car le bruit s'était répandu que cette célèbre empoisonneuse Martine, qui, comme on l'a vu, avait été envoyée par Sentius en Italie, était morte subitement à Brindes : et comme on ne découvrit sur sa personne aucune marque de mort violente, on soupçonna qu'elle s'était empoisonnée elle-même, ayant caché le poison dans un nœud de ses cheveux.

Cependant Pison approchait : et lorsqu'il fut entré dans la mer Adriatique, il dépêcha son fils à Rome, avec des instructions qui tendaient à fléchir Tibère, et à le rendre favorable à sa cause. Pour lui, il alla se présenter à Drusus, qui, après les obsèques de Germanicus, était retourné en Illyrie, et il parut devant lui avec confiance, comptant le trouver moins irrité de la mort d'un frère, que satisfait intérieurement d'être délivré d'un rival.

Tibère, affectant de se montrer équitable et impartial, reçut le jeune Pison avec bonté, et lui accorda la gratification qui était d'usage en pareil cas à l'égard des fils de famille d'une naissance illustre. Drusus répondit à Pison, que si ce que l'on publiait était vrai, il lui appartenait de donner l'exemple aux autres de la douleur et du ressentiment mais qu'il souhaitait que ces bruits se trouvassent vains et faux, et que la mort de Germanicus ne devint funeste à personne. Il parla ainsi en présence de témoins, et évitant tout entretien particulier : et l'on ne douta point que cette conduite si circonspecte et si politique, dans un prince que l'âge et le caractère portaient à la simplicité et à la franchise, ne fût l'effet des ordres qu'il avait reçus de Tibère.

Pison, ayant fait le trajet de la mer Adriatique, vint aborder à Ancône, où il laissa les vaisseaux qui l'avaient amené. De là, traversant le Picenum, il joignit une légion qui venait de la Pannonie à Rome, et qui devait ensuite passer en Afrique, pour la guerre contre Tacfarinas, dont j'ai différé jusqu'ici de parler. Dans une personne odieuse tout est remarqué, tout est suspect. On prétendit qu'il s'était montré avec affectation aux soldats de cette légion, comme s'il eût eu dessein de tenter leur fidélité, et de se les attacher pour s'en faire un appui. C'était à quoi il ne pensait guère vraisemblablement. Arrivé à Narnia, soit pour éviter ce soupçon, que ses amis de Rome ne lui avaient pas laissé ignorer, soit parce qu'un esprit frappé de crainte change aisément de résolution, il prit la rivière, et descendit le Nar[14], et ensuite le Tibre jusqu'à Rome. La multitude fut blessée de le voir aborder vis-à-vis du tombeau des Césars : on trouva mauvais qu'il fut descendu de son bateau en plein jour, sur une rive très-fréquentée, escorté d'un grand nombre de clients, et Plancine accompagnée d'un nombreux cortège de femmes, tous deux faisant paraître sur leur visage un air d'assurance et de sérénité. La maison de Pison donnait sur la grande place : ainsi rien de ce qui s'y passa ne put demeurer caché, et l'on remarqua avec indignation le repas par lequel Pison célébra avec ses amis son heureux retour, et toutes les marques de réjouissance, les festons et les lumières dont les fenêtres étaient ornées.

Dès le lendemain, Fulcinius Trio se présenta aux consuls, et demanda d'être reçu accusateur contre Pison. Vitellius, Véranius et les autres amis du prince mort s'y opposèrent, soutenant que Fulcinius n'avait aucun titre pour s'immiscer dans cette affaire ; et qu'eux-mêmes ils feraient moins le rôle d'accusateurs, que celui de simples dénonciateurs, de témoins et de porteurs des ordres de Germanicus. Fulcinius, pour ne pas se désister tout-à-fait d'un ministère qui lui plaisait beaucoup, demanda et obtint d'accuser Pison par rapport à sa conduite passée, avant qu'il eût été choisi pour gouverner la Syrie.

L'empereur fut supplié par les accusateurs de se charger d'instruire et de juger lui-même cette grande affaire : et l'accusé ne s'y refusait pas, craignant les dispositions où étaient à son égard le sénat et le peuple : au lieu qu'il connaissait la fermeté de Tibère à se mettre au dessus des bruits du vulgaire inconsidéré, et la part que ce prince avait eue aux complots et aux ordres secrets de sa mère. Il pensait d'ailleurs qu'un seul juge discerne mieux le vrai d'avec les fausses couleurs que les interprétations malignes y ont ajoutées, et qu'au contraire toute assemblée est sujette à se laisser dominer par la haine et la prévention. Tibère sentait toute la difficulté et tout le poids du personnage de juge dans une affaire si délicate ; il était informé des bruits qui couraient sur son compte. Ainsi, bien résolu de ne rien prendre sur lui, il écouta seulement, assisté de quelques amis, les menaces des accusateurs, et les prières de l'accusé, et, sans entrer dans aucune discussion, il renvoya l'affaire au sénat. Sur ces entrefaites, Drusus revint d'Illyrie ; et quoiqu'on lui eût déféré, comme je l'ai dit, l'honneur de l'ovation, il en différa la cérémonie, et entra dans la ville.

Pison, obligé de se défendre devant le sénat, eut bien de la peine à trouver des avocats. Tacite nomme cinq[15] des plus illustres orateurs de ce temps, qui tous s'excusèrent sous divers prétextes. Enfin M. Lepidus, L. Pison et Livineius Régulus voulurent bien se charger de la cause. Toute la ville avait les yeux ouverts sur les amis de Germanicus, sur l'accusé, sur Tibère. Jamais aucune affaire n'avait excité un intérêt si vif. Surtout on était attentif à examiner si Tibère serait assez maître de lui-même pour cacher ses sentiments : dans le cas où il ne les ferait pas éclater, on le devinait d'avance, et on se permettait d'en juger fort librement, mais tout bas et avec de grandes précautions.

Tibère ouvrit la séance du sénat par un discours préparé, dans lequel il s'étudia à garder une parfaite égalité. Il dit que Pison avait été lieutenant et ami d'Auguste son père, et que lui - même il l'avait donné, par l'avis du sénat, pour adjoint de Germanicus dans l'administration des affaires de l'Orient. Qu'il s'agissait d'examiner avec une entière impartialité, si dans cet emploi il avait irrité le jeune prince par ses hauteurs et ses mauvais procédés, et s'il s'était réjoui de sa mort, ou s'il l'avait fait périr par le poison. Car, ajouta-t-il, s'il a oublié les devoirs d'un lieutenant à l'égard de son général, s'il lui a refusé l'obéissance, si la mort de Germanicus, et la perte que j'ai faite en sa personne ont été pour Pison des sujets de joie et de triomphe, je le haïrai comme mon ennemi particulier, je lui interdirai ma maison, j'agirai comme offensé personnellement, sans interposer l'autorité de chef de la république. Mais si l'on prouve un crime qui serait punissable, quand il s'agirait de la mort a du dernier des hommes, en ce cas ma mère et moi nous nous réunissons avec les enfants de Germanicus pour vous demander justice. Vous avez encore à examiner la conduite de l'accusé sur un article très-important. Il faut vérifier s'il s'est comporté à l'égard des soldats d'une manière turbulente et séditieuse, s'il a sollicité leur affection par des voies contraires à la bonne discipline, s'il a employé la force des armes pour tenter de se remettre en possession du gouvernement de Syrie, ou si tous ces faits sont faux et exagérés par les accusateurs. Car j'ai lien aussi de me plaindre d'eux, et de blâmer leur chaleur excessive dans cette affaire. A quoi servait-il d'exposer le corps à nu dans la place d'Antioche, d'inviter les yeux de la multitude à le visiter curieusement, de répandre le bruit de l'empoisonnement jusque chez les nations étrangères, si le fait est incertain et soumit à l'examen ? Je pleure mon fils, et je le pleurerai toujours : mais je n'empêche point l'accusé de faire valoir tous les moyens qui peuvent établir son innocence, ou même convaincre Germanicus d'injustice, s'il en a commis quelqu'une : et je vous prie, Messieurs, quelque sensible intérêt que je prenne à la chose, de ne point agir comme si un crime objecté était un crime prouvé. Vous que la parenté ou l'amitié ont engagés à vous déclarer les défenseurs de l'accusé, employez tout ce que vous avez d'éloquence et de zèle pour le délivrer du péril où il se trouve. J'exhorte les accusateurs à la même activité, et à la même constance. La seule prérogative que nous accorderons à la mémoire de Germanicus au delà de ce qu'ordonnent les lois, c'est qu'il soit informé de sa mort par-devant le sénat, et non par les juges ordinaires. Du reste, que les règles soient pleinement observées. Que personne ne considère ni les larmes de Drusus, ni ma tristesse, ni les discours malins que l'on peut semer contre nous.

On fixa ensuite le temps qui serait accordé pour la plaidoirie, deux jours aux accusateurs, et après un intervalle de six jours trois à l'accusé. Alors Fulcinius fit son personnage, qui était tout-à-fait hors d'œuvre, et rappelant des faits anciens, il avança que Pison, lorsqu'il était lieutenant pour Auguste en Espagne, avait mal rempli ce qu'il devait soit au prince, soit aux peuples, s'étant rendu suspect de manœuvres contraires au service de l'un, et ayant pillé les autres : vaines allégations, qu'il était inutile à l'accusateur de prouver, inutile à l'accusé de réfuter, parce que la décision de la cause dépendait de tout autre objet.

Les vrais adversaires de Pison fuirent Servéus, Véranius et Vitellius, surtout le dernier qui, égalant les autres par le zèle, les surpassait en éloquence. Ils prouvèrent que par haine contre Germanicus, et par des vues ambitieuses, Pison avait corrompu l'armée, en lui donnant toute licence, en lui permettant de vexer impunément les peuples de la province, et qu'en récompense il s'était fait déférer le titre de Père des légions par les plus vicieux de la soldatesque ; qu'au contraire il avait affecté de maltraiter les meilleurs sujets, et surtout les amis de Germanicus, et tous ceux qui lui étaient attachés. Ils ajoutèrent qu'il avait fait périr ce prince par les sortilèges et par le poison : et ils citèrent des sacrifices magiques exécutés par Pison et par Plancine. Enfin ils lui objectèrent pour dernier crime d'avoir excité une guerre civile, en sorte que pour parvenir à le poursuivre en justice, il avait fallu commencer par le vaincre en bataille rangée.

L'accusé se défendit mal sur la plupart de ces chefs : il n'y eut que le crime du poison dont il parut s'être purgé. Ce qu'alléguaient les accusateurs eux - mêmes n'était guère vraisemblable. Ils disaient que Pison étant à table chez Germanicus, et sur un même lit avec lui, avait empoisonné de ses propres mains les viandes que l'on servait à ce prince. Pouvait-on croire qu'il eût osé commettre ce crime dans une maison étrangère, observé par tant de regards curieux et défiants, et sous les yeux mêmes de Germanicus ? Et Pison, comme sûr de son innocence, offrait ses esclaves pour être mis à la question, et demandait que l'on y appliquât ceux qui servaient le prince dans ce repas. Mais ses juges étaient implacables par différents motifs ; l'empereur, à cause de la guerre allumée par lui dans la province ; et le sénat, parce qu'on ne pouvait s'ôter de l'esprit qu'il y avait eu de la fraude et 'du crime dans la mort de Germanicus. Et l'on entendait aux portes de la salle les cris de la multitude, qui protestait sue si le coupable échappait à la condamnation du sénat, le peuple s'en ferait justice par lui-même. Déjà l'on traînait aux Gémonies[16] les statues de Pison, et on les mettait en pièces, si Tibère n'eût envoyé des soldats pour les protéger et les rétablir en leur place. Pison, au sortir du sénat, s'étant mis dans une litière, fut reconduit à sa maison par un tribun d'une cohorte prétorienne, que plusieurs crurent chargé de l'ordre de le faire mourir. Il parut par l'événement que cet officier lui avait été donné au contraire pour l'escorter, et le mettre à l'abri des insultes de la populace.

Plancine n'était pas moins odieuse que son mari dans le public, mais elle avait plus de faveur. Livie la prenait sous sa sauvegarde : et l'on doutait que l'empereur eût le crédit de franchir cette barrière. Tant qu'il resta à Pison quelque espérance, Plancine lui déclarait qu'elle partagerait sa fortune, et qu'elle était résolue de l'accompagner, s'il le fallait, jusqu'à la mort. Mais lorsqu'elle vit que l'affaire tournait mal, elle pensa différemment : elle fit agir secrètement Livie, et, sûre de sa grâce, elle commença à séparer peu à peu ses intérêts de ceux de son mari, et à se ménager des moyens de défense particuliers, comme n'étant pas dans la même cause.

L'accusé comprit que c'était là le sceau de sa perte ; et il douta s'il ferait encore une tentative. Sur les prières et les exhortations de ses fils, il se munit de courage, et se présenta de nouveau au sénat. Il y souffrit tout ce qu'on peut imaginer de plus dur, l'accusation renouvelée avec plus de véhémence que jamais, les menaces des sénateurs irrités. Mais rien ne lui causa plus d'effroi, que de voir Tibère froid et glace, ne donnant aucun signe ni de compassion ni de colère, fermé et impénétrable à tout sentiment.

De retour chez lui, il se mit à écrire, comme s'il eût voulu préparer ce qu'il lui faudrait dire le lendemain pour sa défense ; et ayant cacheté le papier, il le donna à un affranchi. Ensuite il prit le bain, se mit à table : lorsque la nuit était déjà fort avancée, sa femme étant sortie de sa chambre, il en fit fermer la porte. Le matin, on le trouva égorgé, et une épée à côté de lui, sur le plancher.

Tacite rapporte qu'il avait entendu dire à des vieillards contemporains du fait dont il s'agit, que l'on avait vu plus d'une fois entre les mains de Pison un mémoire qu'il n'avait point rendu public, et qui contenait, suivant le rapport de ses amis, des ordres de Tibère contre Germanicus ; et que Pison avait été dans la disposition de le produire en plein sénat, et d'accuser ainsi l'empereur en face, s'il ne s'était laissé amuser par les vaines promesses de Séjan. Ces vieillards ajoutaient que la mort de Pison n'avait pas été volontaire, et qu'un ministre des volontés du prince était venu le tuer dans sa maison. Suétone[17] est conforme en ce qui regarde les ordres donnés par Tibère à Pison, et la pensée qu'avait eue celui-ci d'en faire usage pour sa justification.

Je ne sais quel cas l'on doit faire de ces bruits, qui paraissent supposer le fait de l'empoisonnement, dont il fut pourtant impossible de fournir la preuve au procès. Pour ne point deviner, je m'en tiens à ce qui parut aux yeux du public.

Tibère affecta dans le sénat un air triste[18], se plaignant que la mort sanglante de Pison pouvait aliéner de lui les esprits des sénateurs. L'affranchi porteur de l'écrit que Pison avait dressé peu de temps avant que de mourir, s'étant présenté alors, Tibère lui fit beaucoup de questions sur toutes les circonstances des dernières heures de la vie de son patron : après quoi il lut tout haut l'écrit, où Pison parlait en ces termes : Opprimé par la conspiration de mes ennemis, et par la calomnie, je prends les dieux immortels à témoin, que je ne me suis jamais écarté, César, de la fidélité que je vous devais, non plus que du profond respect envers votre mère : et je vous prie l'un et l'autre d'avoir de la bonté pour mes fils. L'aîné, Cn. Pison, n'a rien de commun avec la situation où je me trouve puisqu'il a passé à Rome tout le temps que j'en ai été absent. M. Pison n'approuvait pas le dessein de retourner en Syrie : et plût aux dieux que j'eusse déféré à l'avis d'un fils encore jeune, plutôt que lui à l'autorité d'un père avancé en âge. C'est ce qui me porte à vous prier avec d'autant plus d'instance de ne point souffrir qu'il porte la peine de ma témérité, dont il est innocent. Au nom de quarante-cinq ans de services, au nom de l'honneur que j'ai eu d'être votre collègue dans le consulat[19], accordez la vie d'un fils infortuné aux prières d'un père, qui s'est vu estimé d'Auguste, qui a été votre ami, et qui ne vous demandera plus aucune grâce. Pison ne fit aucune mention de Plancine.

Tibère eut égard à ses prières en faveur de son jeune fils. Il prit soin d'excuser M. Pison sur les ordres de son père, auxquels un fils n'avait pas pu se refuser. Il fit entrer aussi en considération la noblesse de leur maison, et même la triste fin de l'accusé, à qui on ne pouvait pas, quelque jugement que l'on portât de ses torts, refuser un sentiment de pitié.

Il intercéda ensuite pour Plancine d'un air honteux et embarrassé, alléguant les prières de sa mère, contre laquelle les plus gens de bien murmuraient en secret avec une extrême indignation. Quoi donc, disaient-ils, la meurtrière du petit-fils sera sauvée par l'aïeule, qui se fera un plaisir de la voir et de lui parler ! Ce que les lois accordent à tous les citoyens, Germanicus seul ne peut l'obtenir ! Quel contraste ! Véranius et Vitellius poursuivent la vengeance du fils de l'empereur : Tibère et Livie défendent Plancine, et empêchent le sénat d'en faire justice. Qu'elle tourne donc maintenant contre Agrippine et contre ses enfants les poisons et les embûches qui lui ont si bien réussi, et qu'elle repaisse du sang de cette famille malheureuse une aïeule et un oncle qui conservent si fidèlement les sentiments de la nature. L'intention de Tibère n'était pas de donner lui-même à Plancine sa grâce, mais de la faire absoudre par le sénat. Ainsi deux jours se passèrent à instruire le procès de cette femme, ou plutôt à en faire le semblant. L'empereur pressait fortement les fils de Pison de défendre leur mère : les accusateurs plaidaient contre elle : les témoins la chargeaient : et comme personne ne répondait, son état devenait plus capable d'exciter la compassion, que d'enflammer la haine. Enfin on alla aux suffrages.

Le consul Aurelius Cotta, premier opinant, fut d'avis que le nom de Pison fût rayé de dessus les fastes : qu'une moitié de ses biens fût confisquée, et l'autre laissée à Cn. Pison l'aîné de ses fils, qui serait tenu de changer de prénom. Que M. Pison, privé de la dignité sénatoriale, fût relégué pour dix ans, recevant sur la confiscation de son père cinq millions[20] de sesterces. Que l'on accordât la vie et les biens à Plancine en considération des prières de Livie.

Tibère adoucit en bien des points la rigueur de cet avis. Il ne voulut pas que l'on ôtât des fastes le nom de Pison, puisque l'on y avait laissé subsister, disait-il, celui de Marc-Antoine, qui avait fait la guerre à la patrie ; et celui de Jute-Antoine, qui avait déshonoré par l'adultère la maison d'Auguste. Il exempta M. Pison de toute flétrissure, et lui accorda la jouissance des biens de son père. Car les confiscations qui furent souvent dans la suite l'objet de l'avidité des mauvais princes touchaient peu Tibère. L'intérêt ne le dominait pas : et dans l'occasion dont il s'agit, la honte qu'il avait de l'absolution de Plancine, l'inclinait vers la clémence. Par une suite de cette impression, Valérius Messalinus et Cécina Sévérus ayant proposé, l'un de consacrer dans le temple de Mars vengeur une statue d'or à ce dieu, l'autre de dresser un autel à la Vengeance, Tibère s'y opposa, disant que ces sortes de monuments convenaient pour les succès remportés sur l'étranger, mais que les maux domestiques devaient plutôt être étouffés dans le silence. Messalinus avait ajouté que l'on devait rendre grâces, pour la vengeance de la mort de Germanicus, à Tibère, à Livie, à Antonia, à Agrippine et à Drusus, et il n'avait point fait mention de Claude. Quoique frère de Germanicus, l'imbécile Claude, alors simple chevalier romain, figurait si peu dans l'État, que personne ne pensait à lui, L Asprénas releva pourtant l'omission de son nom, et en conséquence on l'ajouta dans le sénatus-consulte. Sur quoi Tacite fait cette réflexion. Pour moi, dit-il, plus je repasse dans mon esprit les événements anciens et nouveaux, plus je me persuade que les affaires des mortels sont le jouet d'une puissance supérieure. Car l'opinion commune, les projets et les vues, la vénération publique appelaient plutôt tout autre à l'empire, que celui que la fortune y destinait dans l'obscurité, sans que les hommes en eussent le moindre soupçon. Au lieu d'une puissance aveugle et capricieuse, telle que la fortune, mettez la providence, qui se joue des arrangements humains, et qui par des voies cachées, mais infaillibles, exécute ses desseins toujours sages et rien ne sera plus juste que la réflexion de Tacite.

Tibère proposa ensuite au sénat de donner des sacerdoces à Vitellius, à Véranius et à Servéus, en récompense de leur zèle. Il promit sa protection à Fulcinius dans la route des honneurs : mais il l'avertit de faire un usage modéré de ses talents, et de prendre garde, en voulant aller trop vite, de trouver en son chemin des précipices. Il paraîtra par la suite, que Fulcinius ne profita guère de cet avis.

Ainsi finit l'affaire qui avait eu pour objet la vengeance de la mort de Germanicus. On parla diversement de cette mort dans le temps même, et la vérité n'a jamais été éclaircie : tant il reste d'obscurité, dit Tacite, sur les faits les plus célèbres et les plus importants, parce que les uns prennent pour sûrs les premiers bruits qu'ils entendent, les autres déguisent et altèrent le vrai qu'ils connaissent : et chacune de ces traditions opposées s'accrédite dans la postérité. Il est donc incertain si Germanicus fut empoisonné. Mais ce qui est bien certain et bien clair, c'est que Pison, qui s'était rendu le ministre de la mauvaise volonté de Tibère, au moins en fatiguant Germanicus, et en s'étudiant à chercher toutes les manières de le mortifier et de le vexer, fut puni par le prince même dont il avait servi la passion : exemple mémorable de la justice divine et de l'imprudente témérité des courtisans.

 

 

 



[1] C'est l'ancienne ville de Soli. On peut voir dans l'Hist. de la Rép. Rom. d'où lui venait son nouveau nom.

[2] Rivière de Cilicie.

[3] La loi Junia Norbana établissait une espèce d'état mitoyen entre la liberté pleine et la servitude, pour les esclaves qui n'avaient point été affranchis avec toutes les formalités.

[4] Voyez dans l'Histoire de la République Romaine.

[5] Les motifs de cette défense sont exposée dans l'Hist. Romaine après la conquête de l'Égypte par Auguste.

[6] Cette Seleucie était surnommée Pieria, et située sur la mer, à l'embouchure de l'Oronte.

[7] Le fait de l'empoisonnement d'Alexandre est supposé vrai par ceux qui parlent, quoique le chose ne soit pas plus certaine par rapport au roi de Macédoine, qu'à l'égard de Germanicus.

[8] PLINE, IX, 71 ; SUÉTONE, Caligula.

[9] Il est bon d'observer que Tacite, que je traduis ici, ne parle point en son nom : il fait parler la multitude. Ainsi l'on aurait tort de chercher dans ce discours la pensée de l'historien, et d'en inférer qu'il regardait Auguste comme auteur de la mort de Marcellus et de celle de Drusus.

[10] SUÉTONE, Caligula, 6.

[11] Il peut paraître singulier que Tibère comptât un grand nombre de Romains de son rang. Nulli ante Romanorum ejusdem fastigii viro germinam airpem editam. Son expression ne peut pas être limitée à César et à Auguste : il en visible qu'elle comprend les boumes illustres du temps de la République. C'est qu'il ne se donnait point pour monarque : il supposait qua l'ancienne forme du gouvernement subsistait posa le fond, et qu'elle avait été seulement modifiée, et non détruite, par le changement qu'Auguste avait introduit.

[12] Ce n'est point à pays que nous nommons aujourd'hui Calabre. La Calabre des anciens faisait partie de que l'on appelle maintenant la Pouille.

[13] SUÉTONE, Caligula, 6.

[14] Aujourd'hui la Nera.

[15] L'un des cinq, Marcellus Eserninus, parait être ce petit-fils de Pollion, dont il a été parlé vers la fin du second livre.

[16] C'est le lien on l'on traînait les corps des criminels qui avaient subi le supplice.

[17] SUÉTONE, Tibère, 52.

[18] TACITE, Annales, III, 16.

[19] Pison avait été collègue de Tibère consul pour la seconde fois, l'an de Rome 745.

[20] Six cent vingt-cinq mille livres = 1.022.900 fr. selon M. Letronne.