LOUIS XI ET LE SAINT-SIÈGE

1461-1483

 

CHAPITRE PREMIER. — LES DÉBUTS DE LOUIS XI - 1461-1463.

 

 

Charles VII était à peine dans la tombe que Louis XI s'empressait de prendre en main le pouvoir. Un mois après la mort de son père, il donnait ordre, le 12 août 1461, à l'évêque de Reims, Jean Juvénal des Ursins, l'un des plus fermes partisans de la Pragmatique qu'il proclamait une loi juste et sainte, de faire les préparatifs du sacre qui eut lieu le 15 du même mois[1]. La cérémonie fut fort imposante. Un légat du pape, Francesco Coppini, évêque de Terni un patriarche, celui de Jérusalem ; quatre archevêques, dix-sept évêques, un nombre infini d'abbés et de prélats y assistèrent[2], sans compter le bon oncle de Bourgogne qui y parut comme le véritable souverain. Le roi s'y montra fort humble, pénitent, âprement dévot, et il faut lire dans Michelet la saisissante peinture de cette solennité[3].

Le trône pontifical était à ce moment occupé par un vieillard infirme, abattu par la souffrance, aux traits fatigués, au visage maladif, à l'œil éteint, mais qui n'en était pas moins plus apte, peut-être, que tout autre souverain pontife à lutter contre le nouveau roi[4]. Célèbre dans toute l'Europe chrétienne, à la fois poète, historien, humaniste et homme d'Etat, Pie II était réellement à la hauteur de son époque et de sa tâche. Son regard pénétrant embrassait à la fois le passé et le présent. Par une expérience personnelle déjà longue, il connaissait à mer veille le fort et le faible de ses amis et de ses ennemis. Aussi n'est-il pas extraordinaire qu'il soit parvenu, comme en se jouant, à nouer cette intrigue diplomatique qui allait aboutir à duper Louis XI, à contrecarrer ses plans italiens et à faire triompher complètement la papauté.

Tout naturellement il n'avait eu garde d'oublier les intérêts du Saint-Siège. Il avait délégué au sacre, pour bénir le roi, outre son légat, l'évêque d'Arras. Celui-ci recommanda à Louis XI, au nom du Saint-Père, la religion chrétienne, il lui persuada d'abolir la Pragmatique et lui proposa comme un but digne du fils aîné de l'Eglise, la guerre contre le Turc[5]. Le roi, qui parait à ce moment vouloir prendre les sentiments de Rome, promit ouvertement au lendemain de son sacre, a l'évêque d'Arras, Jean Jouffroy, au légat et au nonce apostolique, Antoine de Nocetis, après avoir touché les saints évangiles, de supprimer bientôt la Pragmatique parce qu'il l'avait promis à Dieu[6]. Les projets du souverain n'étaient d'ailleurs pas encore complètement connus. Bartolomeo Bonatto, en écrivant à son maître, ne lui disait pas seulement : A Rome, les avis diffèrent au sujet du nouveau roi, mais encore : On tente de deviner ses projets sur la question ecclésiastique et sur la conduite des affaires, on dit cependant qu'il abolira la Pragmatique et qu'il parait désirer la croisade[7]. Pie II, dans ses Mémoires, s'attribue à ce sujet toute la gloire de la conduite du roi. Nous verrons bientôt qu'il doit la partager pour une bonne part avec l'évêque d'Arras[8].

Quelques jours après le sacre, le roi, toujours accompagné du duc de Bourgogne, vint à Saint-Denis pour prier sur le tombeau du roi son père[9]. C'est là qu'eut lieu suivant l'expression de Michelet — cette farce impie et tragique qui prépara l'abolition de la Pragmatique. Le roi, après avoir pleuré moult tendrement, infligea à Charles VII à peine refroidi l'outrage public d'une absolution pontificale[10]. Le légat du pape, Francesco Coppini, donna l'absolution au roi défunt comme si ce prince avait encouru l'anathème à cause de l'établissement de la Pragmatique.

C'était là, dit Basin, un acte attentatoire aux décrets du concile de Bâle et insultant pour l'Eglise catholique et le clergé de France[11]. Charles VII n'avait jamais eu, en effet, de censure à encourir à ce sujet et la papauté ne l'avait jamais retranché de la communion des fidèles. Il y eut probablement de la part du légat un excès fâcheux de zèle[12] et peut-être, peut-on trouver là la défiance que Pie II — prisant l'intelligence avant toutes choses[13] — ressentit dès lors pour l'évêque de Terni, qu'il avait envoyé en janvier 1460 au delà des Alpes, en qualité de légat, pour traiter de la paix entre les rois de France et d'Angleterre[14]. Aussi ne tarda-t-il pas à lui substituer dans sa nonciature un homme plus adroit, plus intrigant et surtout plus habile, qui, tout en paraissant travailler pour la papauté, ne travailla en réalité que pour lui Jouffroy[15].

Ce personnage, qui allait jouer un très grand rôle pendant la première partie du règne de Louis XI, était de fort basse origine et devait arriver par sa souplesse aux plus hautes fonctions[16]. Ce fils d'un petit marchand de Franche-Comté était né à Luxeuil. Anobli par le duc de Bourgogne, cet homme, qui avait commencé par être simple religieux à l'abbaye de son pays natal, en devint l'abbé, puis évêque d'Arras, cardinal, évêque en commende d'Albi, abbé commendataire de Saint-Denis. Ce prêtre, dont on a dit qu'il avait plus de manège que d'esprit, plus de mémoire que de jugement[17], possédait une érudition vaste mais assez peu digérée. Il cultiva surtout la faveur des princes. Son adresse, son génie de l'intrigue lui acquirent rapidement les bonnes grâces du roi et du duc de Bourgogne que nous allons voir bientôt tous deux demander le chapeau pour lui.

Ce fut ce modèle des courtisans que Pie II choisit pour défendre les intérêts du Saint-Siège. Confiant dans sa science, sa probité et son habileté, il l'institua nantium et oratorem nostrum en France, en Angleterre, en Ecosse et en Bourgogne avec la faculté et les pouvoirs de légat a latere potestatem etfacultatem legati de latere, le chargeant de régler de nombreuses et difficiles questions. Le pape, dans la lettre qu'il lui adressait de Tibur, le 18 août 1461, déclarait qu'il devait faire tous ses efforts pour ramener la paix dans la catholicité, sauvegarder les libertés de l'Eglise, le salut de la foi et des âmes[18]. Dans une seconde lettre, Pie II, en renouvelant à Jouffroy ses pouvoirs de légat, lui donnait aussi l'ordre de poursuivre tous ceux qui dans le royaume parlaient de concile, calomniaient le souverain pontife et la sainte Eglise romaine ipsamque romanam ecclesiam cimetorum matrem lacerare non cessant[19].

Mais Pie II possédait déjà en France un nonce dans la personne de l'évêque de Terni, Il songea à le rappeler et tout en louant fortement son zèle il lui écrivit de rentrer à Rome, lui annonçant qu'il lui avait substitué dans sa nonciature l'évêque d'Arras[20]. L'évêque de Terni se fit prier. Après avoir assisté au sacre et été le témoin des serments de Louis XI, il voulait, sans nul doute, demeurer en France pour s'attribuer le mérite de l'abolition de la Pragmatique. Aussi essaya-t-il de rester à la cour. Il y eut alors une lutte très vive entre les deux légats, aucun ne voulant céder la place à l'autre. Le souverain pontife fut obligé de revenir à la charge et l'évêque de Terni lui ayant par deux fois demandé des instructions au sujet de la Pragmatique, Pie II lui répondit que l'évêque d'Arras avait été destiné par lui à ces négociations[21] et qu'il avait reçu à ce sujet toutes les instructions qu'il pensait devoir être utiles à l'Eglise. Le pape ne cachait pas d'ailleurs que Jouffroy avait toutes ses préférences et qu'il était bien le diplomate de son choix. Il ne se gêne pas pour déclarer que l'évêque d'Arras peut mieux diriger les négociations qu'un Italien, car il connaît fort bien la France linguam et mores nationis gallicœ. En outre, il est dans les meilleurs termes avec le roi et le duc de Bourgogne[22]. Coppini n'ayant pas paru convaincu et s'entêtant à vouloir demeurer quand même, le pape lui déclara qu'il ne lui enverrait aucune instruction — l'évêque d'Arras suffisant seul à la tâche — et qu'il avait besoin de ses services à Rome. Il lui permit au cas où Jouffroy, aurait besoin de son concours de rester en France, mais Pie II, bien convaincu que l'évêque d'Arras, auquel il ne voulait pas imposer de collègue[23], n'aurait nulle envie de le retenir, le priait de terminer ses affaires et de revenir sans retard, le plus tôt étant le mieux, car il désirait être renseigné par lui sur l'Angleterre avant l'arrivée d'une ambassade venant de ce pays[24]. Enfin, l'évêque s'obstinant toujours à ne pas comprendre et à ne pas rentrer à Rome, le souverain pontife se fâcha. Il décida que l'ancien nonce partirait immédiatement, laissant ainsi Jouffroy maître de la place[25].

En même temps, Pie II dont la correspondance avec ses deux légats nous fait connaître ce curieux démêlé se montrait diplomate très avisé avec Jouffroy dont il avait deviné l'ambition et la grande habileté. Il l'avait arrêté à la nouvelle de la mort du roi dans son voyage vers Rome — entrepris par l'évêque sur les instances du duc de Bourgogne et du dauphin qui l'avait chargé de promettre au pape la suppression de la Pragmatique[26] — et le futur cardinal avait reçu dans les Alpes les instructions du pape[27]. Celui-ci le félicitait peu après d'avoir fait un excellent voyage et d'avoir été reçu avec beaucoup d'honneurs par le roi[28]. Avec sa profonde connaissance des hommes, Pie II déclarait à Jouffroy qu'il ne voulait pas lui donner un collègue dans la personne de Coppini qui avait réclamé instamment des instructions relatives à la Pragmatique. Tu es, lui dit-il, le seul capable de mener à bien cette tâche, ayant toutes les qualités requises pour cela. Tu peux ajoute-t-il ironiquement si l'évêque de Terni t'est nécessaire, le conserver à tes côtés ou le renvoyer à ton gré. Il l'adjure ensuite de conduire les négociations tout à l'honneur de Dieu, pour le bien de l'Eglise, le salut des âmes et conformément à ses désirs[29]. Non seulement Pie II adressait des éloges à Jouffroy, mais il l'exhortait encore à persévérer dans la voie où il s'était engagé : J'ai exulté en recevant tes lettres, m'annonçant l'intention du roi d'abolir la Pragmatique. Nous t'exhortons à fréquemment le lui rappeler, car ce sera non seulement une gloire pour lui, mais encore un bonheur pour nous[30].

En même temps le pape réchauffait le zèle de ses autres agents à la cour. Il écrivait au cardinal de Coutances pour le remercier de pousser constamment le roi à relever la dignité du Saint-Siège dans le royaume : Tu seras, si tu y parviens, glorieux dans les siècles[31]. Il dut aussi agir auprès du duc de Bourgogne. Il écrivit à l'évêque de Tournai, lui disant que le duc avait toujours bien agi envers le pape, qu'il n'avait jamais été partisan de la Pragmatique et qu'il avait supplié le roi de la détruire[32]. Enfin Pie II sollicita le roi lui-même. Il le félicitait, le 26 octobre 1461[33], de la résolution qu'il avait prise d'anéantir la Pragmatique et il lui laissait entendre que désormais il serait le maitre : Si les prélats et universités de votre royaume veulent quelque chose de nous, c'est par votre intermédiaire seulement qu'ils pourront l'obtenir.

Ces efforts ne devaient pas être vains. La diplomatie pontificale atteignit le but désiré. Le roi abolit la Pragmatique. Mais ce fut surtout Jouffroy, dont l'ambition était en jeu — il attendait le chapeau qu'il obtint —, qui décida Louis XI. Jouffroy lui représenta que l'abolition aurait pour conséquence d'ôter toute influence aux seigneurs sur les nominations ecclésiastiques. Il insinua — et les termes mêmes de la lettre du pape le laissent entrevoir — que le pontife instituerait en France un légat chargé de la collation des bénéfices et que l'argent ne sortirait plus du royaume. Le roi deviendrait de la sorte presque l'unique dispensateur des bénéfices du royaume, il supprimerait toute cause de discorde, et en donnant toutes les abbayes en commende, il pourrait récompenser à peu de frais ses serviteurs fidèles et en acquérir de nouveaux[34]. Louis XI trouvait donc de très nombreux avantages à la révocation. Il prenait d'abord le contre-pied des actes de Charles VII. En second lieu, il préférait traiter plutôt avec le pape avec qui il pouvait aisément s'entendre croyait-il qu'avec les seigneurs de son royaume, contre lesquels il combattait. II voulait détruire enfin cet instrument qui favorisait les autonomies locales au détriment de l'unité qu'il rêvait d'établir.

L'abolition eut lieu à Tours le 27 novembre 1461[35]. Cette Pragmatique, née dans des temps de schisme, ouvrage de sédition, fut supprimée dans le royaume et dans le Dauphiné. Per présentes pellimus, dejicimus, strirpitusque abrogamus. En même temps, Louis XI rendait son obédience au souverain pontife prœstamus et restituimus. Il assurait Pie II de l'obéissance des prélats gallicans qu'il saurait au besoin réprimander et réduire au parti de la soumission. Mais le roi disait aussi : Nous espérons que vous ne nous refuserez pas les choses que nous croyons nécessaires et que nous vous demandons pour maintenir le repos de notre royaume et de l'Eglise. Il y avait dans cette phrase une restriction qu'il importe de mettre en lumière, car c'est grâce à elle que Louis XI pourra bientôt reprendre ce qu'il semble accorder si généreusement.

L'abolition fut annoncée au pape par le cher et fidèle conseiller du roi, Jean Jouffroy, qui en avait été le promoteur. Il écrivit à Pie II, de Tours (30 novembre 1461)[36], que c'était surtout aux exhortations pontificales que l'on devait ce merveilleux résultat. Je commence les minutes de deux édits, l'un est pour vous rendre pleine obéissance, l'autre enjoint à tous les officiers du royaume d'obéir à vos décrets et de n'abuser plus désormais ni du fait ni du nom de la Pragmatique. Le roi a ordonné que ce serait d'après mon consentement que tous les édits seraient expédiés et scellés nonobstant tout appel. Ce prince — ajoute Jouffroy — a aboli la Pragmatique sans condition, il admire votre lettre, il la baise respectueusement, il veut la conserver dans une boite d'or. Il semble même que le roi se livra à ce sujet devant le Parlement à une comédie indigne. Ce fut, dit Michelet, une bonne scène. Le roi déclara au Parlement, devant le duc de Charolais et les grands, que sa conscience ayant besoin de repos, il avait pour cela aboli la Pragmatique. Il lut dévotement la bulle pontificale, la baisa, l'admira. Il la fit même répandre dans le royaume à de nombreux exemplaires. Le pape fut particulièrement heureux de voir l'Eglise débarrassée d'un venin si terrible et le clergé français replacé sous son autorité[37].

Il versa des larmes de joie quand les lettres d'abolition apportées par Antoine de Nocetis lui furent présentées. Ainsi disparurent tous les abus ordonnés ou permis par un roi ingrat[38]. Pie II s'empressa de remercier Louis XI, l'assurant qu'il avait accompli là une action sainte et glorieuse qui l'égalerait aux Constantin, aux Théodose, aux Charlemagne. Il le félicitait d'avoir négligé de prendre l'avis de son conseil et de s'être déterminé de lui-même. Il lui accordera, au sujet des provisions de bénéfices, ce qui sera juste et raisonnable.

La nouvelle — elle était d'importance — fut annoncée aux princes italiens par les ambassadeurs que ceux-ci avaient, soit en France, soit à Rome. Les ambassadeurs florentins accrédités auprès de Louis XI écrivent à la Seigneurie que la Pragmatique est en tout et pour tout abolie, et Bartolomeo Bonatto mande de Rome au marquis de Mantoue que le roi a supprimé, sur les conseils de Jouffroy, cet acte contraire à la majesté du Saint-Siège[39].

La révocation provoqua toute une série de troubles dans l'Eglise de France. L'entente entre le roi et le pape au sujet du partage des bénéfices et sur laquelle nous n'avons aucun détail précis, ne parait pas avoir duré longtemps. Le légat à résidence fixe destiné à conférer les bénéfices ne fut, semble-t-il, jamais nommé, et l'on en revint rapidement au statu quo ante. La papauté reprit la plupart des droits dont elle jouissait antérieurement. Les provisions, les grâces expectatives vendues à Rome à des illettrés qui n'étaient souvent pas ecclésiastiques, firent naître, au moment de la vacance des bénéfices, d'interminables conflits. Sans se préoccuper du choix du pape, les chapitres ayant le droit d'élire, les seigneurs possédant la collation d'un bénéfice nommaient un titulaire. Celui-ci prenait aussitôt possession du bénéfice, décidé à lutter contre son concurrent. Il fallait faire intervenir dans le conflit l'officialité d'abord, la papauté ensuite, et pendant ce temps le désordre et l'anarchie pénétraient partout. Aussi le clergé gallican, dont nous verrons un peu plus tard les plaintes si vives et si précises qu'il renouvela d'ailleurs très violemment aux états généraux de 1484, se plaignit-il amèrement de la révocation. L'Université, qui voyait les privilèges que la Pragmatique lui avait accordés disparaître, s'unit au clergé pour protester.

Quant au Parlement, outré d'être dépouillé de ses droits et de voir le roi soumettre tout le fait de l'Eglise et les biens d'icelle à la volonté de notre Saint-Père pour en user dans ce royaume, pro ut vellet, sans aucun égard aux libertés de l'Eglise gallicane[40], il se refusa énergiquement à enregistrer l'édit royal. Il voulait bien soutenir le roi contre la noblesse, mais non pas favoriser le pape à ses dépens. Le mouvement fut semble-t-il suivi par les parlements de province, car le roi dut ordonner aux gens tenans et qui tiendront nostre Parlement à Tholose de ne pas enfreindre l'édit d'abolition, mais bien de le faire lire et publier dans leur cour[41]. Le Parlement poussa plus loin la résistance. Il déclara que honteuse et injurieuse était l'abolition de la Pragmatique, que la France, tant qu'elle l'avait gardée, s'était vu combler de toute prospérité, crainte et redoutée de ses ennemis qu'elle avait chassés de Normandie et Guienne, qu'elle avait eu des prélats de si grande sainteté qu'ils avaient fait des miracles[42].

Louis XI n'en passa pas moins outre. La révocation fut maintenue quoique le Parlement refusât de l'enregistrer. Le roi voulait être le maître chez lui et il croyait y être parvenu. De plus, il escomptait la reconnaissance du souverain pontife. Son but était double. Il voulait, d'une part, récompenser ses conseillers, Jouffroy, qui attendait depuis longtemps la pourpre[43] et Louis d'Albret, évêque de Cahors, protonotaire apostolique ; d'autre part, grâce aux secours de Pie II, faire rentrer Gênes dans sa mouvance et replacer les Angevins sur le trône de Naples.

Louis XI voulait en effet reprendre Gênes. Nous le voyons la sommer de rentrer dans le devoir le 30 décembre 1461[44]. Il y était poussé par le duc de Calabre, personnage d'une bravoure brillante qui rêvait une couronne. Ce prince avait alors 37 ans. Son visage allongé donnait un air mystérieux à sa physionomie. Il avait hérité de sa race le goût des aventures, l'amour des expéditions lointaines.

Lieutenant de son père, le roi René, en Lorraine depuis 1445, duc de ce pays à la mort de sa mère, en 1454, Jean II de Calabre était déjà très lié avec Louis XI et il avait été l'un des amis les plus intimes du dauphin. En 1461, il se trouvait en Italie, défendant la cause française dans Gênes révoltée. Il estimait à juste titre que le dauphin devenu roi devait le secourir. De plus, il comptait à ce moment faire de son fils l'époux de la future Anne de Beaujeu. Quoique celle-ci fût encore au berceau et que Nicolas eût à peine i3 ans, les négociations relatives au mariage furent poussées assez avant, puisque sur la dot de 100.000 écus que le roi accordait à sa fille le duc en avait déjà touché 60.000 le 20 mars 1462. Aussi insistait-il auprès de Louis XI pour que celui-ci s'occupât des affaires italiennes et surtout du royaume de Naples.

Louis XI y semblait assez disposé, car la France, malgré la perte de Gènes, n'en occupait pas moins une position de premier ordre en Italie. Outre Savone, le roi avait Asti que Valentine Visconti avait apporté en dot au frère de Charles VI, Louis Ier d'Orléans, et que possédait au début du règne le vieux Charles d'Orléans, le cousin presque sexagénaire du roi. Ces deux villes lui auraient permis, avec Gênes, de faire presque de la Lombardie une province française. Si, d'autre part, les Angevins rentraient à Naples, le roi se serait du coup trouvé le maître de la péninsule. On comprend dès lors son insistance auprès du pape. Mais celui-ci se refusa à faire le jeu de Louis XI.

La papauté, en effet, s'était déjà trop avancée avec Ferrand pour se déjuger. Eugène IV avait légitimé le bâtard d'Alfonse. Pie II alla plus loin, il lui donna l'investiture du royaume de Naples (10 novembre 1458)[45]. Le roi de Naples s'empressait d'annoncer aussitôt cette nouvelle à ses sujets (14 janvier 1459)[46] et il prêtait le même jour serment de fidélité au pape[47]. Pie II s'ingéniait en outre de toutes sortes à aider Ferrand. Il lui promettait en 1460 (26 août), après ses revers, l'appui des troupes pontificales et du duc de Milan qu'il avait détaché de l'alliance française[48]. Il tentait de berner Charles VII en déclarant à ses ambassadeurs (janvier 1460) qu'il nourrissait les meilleurs sentiments à l'égard du roi René. Il écrivait au cardinal de Foix que s'il avait envoyé ses troupes en Sicile, ce n'était pas par haine dé René et du roi. Il essaya au concile de Mantoue d'expliquer sa conduite en disant qu'il s'était trouvé à Naples en présence d'un fait accompli et que les barons du royaume assemblés à Capoue s'étaient unanimement ralliés à Ferrand, aucun d'eux n'ayant pris la défense du roi René.

Nous le voyons un peu plus tard protester, dans une lettre à l'évêque de Vérone, contre l'accusation d'avoir employé en faveur de Ferrand les dîmes levées pour la croisade. Il expliquait que s'il était entré dans la ligue des princes italiens, c'était par peur de l'ambition française. Cela ne l'empêchait point d'ailleurs de chercher des alliés à Ferrand. Il conseillait très vivement au duc de Milan de lui envoyer une armée de secours, avec son neveu Robert de San Severino comme chef. Il intervenait de toutes façons en sa faveur dissolvant des sociétés formées par la noblesse contre le roi, se réjouissant de ses succès. Il envoyait l'archevêque de Ravenne dans le royaume pour forcer les princes et les nobles à se soumettre à leur seigneur, enfin il intimait aux nobles romains, notamment aux Orsini, qui avaient pris les armes contre Ferrand, l'ordre de rompre leurs engagements dans l'espace de quinze jours, sous peine de la perte de leurs biens et de leurs fiefs[49]. Il n'est donc pas étonnant que Louis XI ait été dès le début de son règne préoccupé par cette politique du souverain pontife. Il est permis d'admettre, avec M. Lecoy de la Marche[50], que le roi avait alors des projets de conquêtes personnelles en Italie et qu'il n'était pas complètement préoccupé par l'idée de la centralisation. II comptait bien profiter de ces guerres romanesques commencées par la maison d'Anjou, coutumière de ces héroïques folies, et réaliser de beaux bénéfices avec ces prodigues[51]. Aussi le voyons-nous tenter de se concilier Florence et Venise, proposer une ligue générale en Italie[52]. Il écrit à Sigismond Malatesta, seigneur de Rimini, de soutenir le duc de Calabre[53]. II envoie une ambassade à Sforza pour le pousser à abandonner Ferrand[54]. Il sollicitait les ducs de Milan et de Savoie, le marquis de Montferrat Il offrait de marier le duc de Calabre avec une fille de Francesco[55] et même de faire épouser à Ferrand une de ses filles naturelles alors âgée de 16 ans.

Il insistait surtout et avec raison auprès du pape, sentant bien que celui-ci était le véritable instigateur de cette politique hostile à l'influence française. Mais Pie II, en diplomate habile et avisé, s'en tira merveilleusement. Eludant pour l'instant, après l'abrogation de la Pragmatique, la question napolitaine, il accorda au roi les deux chapeaux demandés. Jouffroy, pour qui déjà, en mars 1460, le duc de Bourgogne avait sollicité la pourpre, se la vit cette fois accorder malgré l'opposition du sacré collège[56]. Enfin, fort ironiquement, le pape envoya à Louis XI, en guise de remerciements, par son fidèle écuyer, Antoine de Noceto, une épée entourée de pierres précieuses, bénie dans la nuit de la Nativité, avec une dédicace en quatre vers sur la croisade[57]. L'envoi en fut fait le 6 janvier 1462, ainsi que nous l'apprend l'ambassadeur mantouan[58]. Ce fut tout ce que put en tirer Louis XI, qui se trouva ainsi très finement joué.

Aussi le roi s'empressa-t-il de dépêcher vers le souverain pontife, pour l'amener aux concessions qu'il désirait lui voir faire, le fin diplomate qui avait obtenu l'abolition Jouffroy. Cette ambassade, qui devait aussi prêter- solennellement au pape l'obédience filiale de Louis XI, avait deux chefs Pierre d'Amboise, comte de Chaumont, et le nouveau cardinal. Elle se composait en outre de Jean de Beauveau, évêque d'Angers, du cardinal Richard Olivier, évêque de Coutances, de François Roger, bailli de Lyon. L'évêque de Saintes, qui avait un procès pendant en cour de Rome, se joignit à eux. Un autre personnage qui allait, lui aussi, jouer bientôt un rôle important, Jean Balue, suivit l'évêque d'Angers, à la fortune duquel il était alors attaché. L'ambassade comprenait en outre des abbés, des nobles, quelques docteurs et secrétaires du roi[59]. Le but de cette ambassade était d'obtenir du pape un engagement ferme au sujet du royaume de Naples manda la sua Maesta alla santita del papa, ambasciatori per li fatta del reame di Napoli[60]. Les envoyés du roi partirent vraisemblablement au début de 1462, car ils se trouvaient déjà à Ferrare en février et ils envoyaient de là à Louis XI des nouvelles fort peu rassurantes. Ils écrivent qu'il leur semble nécessaire que le roi fasse passer une armée en Italie pour soutenir ses droits, car le pape et le duc de Milan se font forts de chasser le duc de Calabre hors de vostre royaume. Ils ont envoyé des ambassadeurs à tous les princes italiens pour les tourner contre la maison d'Anjou. Ils déclarent que le roi ferait bien, pour plus de sûreté, d'écrire de nouveau au pape et au collège des cardinaux[61]. Les envoyés royaux parvinrent à Rome le 13 mars 1462. La date de leur entrée dans la ville nous est connue par une lettre de Gia Ortal, annonçant à la marquise de Mantoue l'arrivée du cardinal d'Arras qui vient prêter l'obédience[62].

Le nouveau cardinal auquel le souverain pontife donna le chapeau commença, le 17 mars, par présenter à Pie II les lettres de Louis XI qui déclaraient la Pragmatique complètement arrachée du royaume. Il montra des documents indiquant que le roi avait restitué à l'Eglise tous ses droits. Il fit un pompeux éloge de son maître et prêta en son nom l'obéissance filiale. Il donna, au nom du roi, tout pouvoir au souverain pontife[63].

Pie II répondit aux ambassadeurs en consistoire public le jour même de la prestation du serment d'obédience (17 mars 1462). Sa réponse n'est qu'un pompeux éloge du roi. Il le remercie de son obéissance au Saint-Siège, des secours qu'il lui accorde pour la défense de la foi et il est heureux de le voir déposer aux pieds du Saint-Père cette monstruosité qui a nom la Pragmatique feramque illam pessimam cui P. S, nomen fuit ante oculos nostro captivam deponit, imo extinctam et prorsus annihilatam. Elle eut engendré des désordres considérables et perdu bien des âmes si le roi ne l'avait détruite multis hœc bestia devoravit animas et plurimas devoratura videbatur nisi Ludovico regis digito fuisset occisa. Et le pape devenant lyrique, sacre Louis XI grand roi Maximus regis animus, et maxima virtus quœ tale monstrum interemit. Le souverain pontife esquive très adroitement la question napolitaine de quibus seorsum alio tempore loquemur, dit-il, et il continue son éloge hyperbolique portant le roi aux nues O beatam Franciœ regnam cui talis rex presidet. Il lui promet, à lui et à toute sa descendance, la reconnaissance éternelle du Saint-Siège[64].

Pie II s'empressa ensuite de laisser déborder sa grande et légitime joie. L'acte accompli hier, écrit Grégoire Lolli à ses compatriotes de Sienne (13 mars 1462), a été l'un des plus solennels et des plus beaux qui se soient vus depuis longtemps à la cour[65]. On l'a célébré par des fêtes et des processions. Le pape ordonna que pendant trois jours les boutiques seraient fermées, qu'il y aurait des processions dans toutes les églises, que le soir on illuminerait et que des feux de joie seraient allumés dans les rues. Rome crut un instant que le siècle d'or allait revenir[66]. Le peuple se livra à de nombreuses extravagances. On traina dans les rues des copies de la Pragmatique que l'on brûla en grande pompe[67].

Le pape, tout entier à son bonheur, songea même à publier à propos de cet événement considérable une bulle solennelle pour indiquer à tous que si le roi Charles avait créé la Pragmatique, Louis XI l'avait abolie et avait rendu au siège apostolique la plénitude de son autorité[68].

Pie II y fut d'ailleurs poussé par certains de ses cardinaux. Quelques-uns estimaient que l'abolition n'était pas suffisante erant nonnulli ex patribus qui dicerent non satis hoc esse. Aussi le pontife demanda-t-il au collège cardinalice une véritable consultation sur la Pragmatique. La plupart des pères approuvèrent l'abrogation. Le cardinal de Porto, Jean Carvajal[69], déclara que l'on devait s'en tenir à l'abolition royale. Le cardinal Richard de Coutances insista au contraire, disant que ce que Louis XI avait fait, son successeur pouvait le défaire et qu'il était nécessaire de se prémunir contre cette éventualité. Le cardinal de Pavie déclara à son tour que la bulle pontificale ne porterait aucun tort au roi et qu'il fallait la lancer. Le pape se rallia à cette opinion et désigna pour rédiger cette bulle — que nous ne possédons pas — les cardinaux de Coutances, de Spolète, de Theano et d'Arras[70].

Tout alla bien ainsi pendant quelques jours, mais il fallut cependant à la fin se résigner à avaler l'amère pilule, La question de Naples vint en effet sur le tapis dès la seconde audience et force fut à Pie II de s'expliquer. Ce fut le comte de Chaumont qui prit cette fois la parole, l'ambassade ayant, nous le savons, deux chefs, l'un, le comte Chaumont d'Amboise, pour les affaires laïques l'autre, Jouffroy, pour les questions ecclésiastiques. Pour décider Pie II à abandonner Ferrand, Chaumont lui offrit, au nom du roi, un secours important pour la guerre turque qui était le vœu le plus cher du pape. Il mit à sa disposition une armée de fantassins et de cavaliers Le roi ne désirait en retour qu'une seule chose le pape révoquerait les investitures données à Ferrand et en accorderait une nouvelle au duc de Calabre que le roi songeait alors à unir à sa famille en donnant à son fils, le marquis de Pont, Anne de France. Le pape se trouva fort embarrassé pour répondre. Il s'en tira assez mal. Il accepta les troupes mais ne dit pas un mot au sujet de l'investiture. Il laissa entendre que l'arrivée des Français mettrait Ferrand en fuite. Il pourrait alors investir du royaume de Naples, devenu vacant, Jean de Calabre.

Cette réponse, qui n'était qu'une piteuse défaite, fut donnée à Chaumont, le 20 mars. Elle comprend cinq chefs principaux. Le pape remercie les orateurs royaux des éloges qu'ils ont adressés à l'Eglise et au pontife. Il s'étend longuement sur les mérites de Louis XI, mérites qui font le bonheur de la glorieuse maison de France piété, amour de la religion, culte de la justice, désir de la paix, sobriété et modestie, grandes vertus que Pie II semble prendre plaisir à énumérer longuement. Il parle de la question turque et arrive enfin à la question napolitaine nunc ad eum locum transeundam et in quo de regno Siciliœ mentionem fecistis. Le pape feint de considérer les propositions royales comme n'étant pas sérieuses. Il commence par déclarer qu'il a laissé parler les orateurs tant qu'ils ont voulu, quoiqu'ils ne fussent pas bien instruits ainsi que leur roi sur ces matières. Il n'a rien fait, à son avis, de répréhensible et s'il a erré, cette erreur est commune au collège des cardinaux Si erravimus cum consilio fatrum erravimus. Tous, sans exception, lui ont conseillé d'agir ainsi. Il a suivi la politique d'Eugène IV, de Nicolas V, de Calixte III. Il se pose presque en victime. Il a fallu, dit-il, se rendre aux prières de toute l'Italie, de Milan, Venise, Florence, Modène, qui le suppliait pour Ferrand. Il lui a donc donné le royaume de Naples qu'il possédait déjà, que son père lui avait d'ailleurs légué quoiqu'il ne fût pas fils légitime. Mais, dit le pontife, il n'en avait pas moins été légitimé par le Saint-Siège. Les temps le voulaient ainsi. C'était une mesure nécessaire pour imposer la paix à l'Italie et surtout à l'Eglise, car les barons de Sicile le menaçaient d'une guerre s'il ne se prononçait pas pour Ferrand. Enfin la croisade contre le Turc l'exigeait aussi. Le pape déclara en outre qu'il ne pouvait pas — en bon Italien qu'il était—  prendre les armes en faveur d'un étranger, surtout lorsque celui-ci s'occupait si peu de ses affaires ille qui suum esse dicit, domi quiesceret. En somme, entre les parties en présence, il s'est considéré et voudrait qu'on le considérât comme un arbitre nos recli judicis partes tenebimus.

Par cet habile plaidoyer, le souverain pontife non seulement déclinait toute responsabilité, mais encore la partageait audacieusement avec les cardinaux et laissait entendre qu'on le soupçonnait bien à tort. Il n'était, en un mot, qu'une victime, puisqu'on l'accusait de s'être montré trop juste[71].

Il crut de la sorte avoir endormi son adversaire, mais il avait affaire à un diplomate au moins aussi habile que lui. Louis XI ne se contenta pas de simples paroles louangeuses. Il lui fallait des actes et il en exigea. Son attitude devint aussitôt plus menaçante.

Dès le mois d'avril 1462, il écrit de Bordeaux à l'évêque d'Arras pour lui rappeler qu'il doit insister auprès du Saint-Père touchant le royaume de Naples et le fait de Gennes[72]. Il a reçu l'épée envoyée par le pontife et ung brief escript de sa main auquel il a fait réponse mot à mot tout incontinent. En même temps, le roi écrivait à la république de Florence pour la remercier de s'être employée en faveur de la paix de Sicile auprès du duo de Milan[73]. Il avait essayé de mettre la république dans son jeu, ainsi qu'en fait foi le rapport des ambassadeurs florentins en France[74]. Il avait réclamé, outre la souveraineté de Gènes révoltée ribellata dalla obedienza di detto suo padre, les secours de Florence pour la maison d'Anjou, car il voulait aider le roi René, son oncle et le due Jean, fils de celui-ci, qui combattait alors en Sicile onde gli pare va essere suo debito aiutare e favorire il re Renato suo zio e il duca Giovanni, lo quale al présente si troveva nel reame. Les envoyés n'osèrent pas s'engager, mais les Médicis durent tenter de ramener le due de Milan dans l'alliance française, car Louis XI les remercia.

Conformément aux instructions royales, le cardinal d'Arras, qui reprochait au pape de ne lui avoir pas permis de cumuler, ainsi qu'il le désirait, les sièges d'Albi et de Besançon, soumit à Pie II les propositions de Louis XI en en accentuant, si possible encore la roideur et en déclarant qu'on pouvait tenir pour certain que la Pragmatique ne serait pas abrogée tant que le pape ne se plierait pas aux vœux du roi touchant le royaume de Naples[75]. Le souverain pontife, menacé de perdre le fruit de son habile politique, affecta de ne pas croire à un pareil revirement de la part du pieux roi de France. Louis XI passait d'ailleurs de la menace à la persuasion, essayant avec assez d'aplomb d'amadouer le Saint-Père en lui offrant la main de sa fille pour son neveu qui était — le roi ne l'ignorait pas — déjà marié avec une fille naturelle de Ferrand.

De son côté Chaumont d'Amboise pressait le pontife. Celui-ci tentait toujours de se placer au-dessus des partis, mais l'ingérence de Louis XI dans les affaires de l'Italie et de l'Eglise l'effrayait beaucoup. Pour essayer de tout concilier, il se décidait à envoyer au roi, l'évêque de Ferrare, el datario[76].

Les affaires de Sicile ne tournaient guère en ce moment en faveur des Angevins. Jean de Calabre se faisait battre à Troja (18 août 1462), et cette défaite rendait presque inutile toute intervention en sa faveur. Le pape, à la suite de cette victoire, accordait de nouveau l'investiture à Ferrand, le faisait installer par un légat a latere qui le couronnait roi, lui expédiait des troupes.

Par contre, René multipliait ses démarches. Il demandait par ambassadeurs le royaume de Sicile au pape[77], il stimulait le zèle royal, insistant auprès de son neveu pour qu'il écrivît aux cardinaux d'intervenir en sa faveur auprès du pape[78]. Il engageait le roi à faire passer des hommes d'armes en Italie, déclarait que quoique le pontife eut annoncé qu'il n'abandonnerait pour rien au monde ses idées, il céderait, si le roi maintenait ses prétentions et parlait haut et ferme[79]. Malgré son assurance, Pie II n'était rien moins que tranquille. Des bruits de concile circulaient toujours. Le duc de Milan lui paraissait un appui peu solide, l'évêque de Terni lui laissant entrevoir qu'il pourrait bien lui faire défaut. A Rome, les Colonna étaient tout acquis à la France. L'ambassadeur milanais à Florence écrivait à Sforza — d'après des lettres venues de France — que le roi était de plus en plus favorable au duc de Calabre à qui il avait fourni de l'argent, qu'il avait juré sur la main sacrée du cardinal d'Arras d'être un ennemi acharné du pape et qu'il n'hésiterait pas à provoquer un concile[80]. Ferrand lui-même avait grand peur de voir tous ses alliés l'abandonner. Il préconisait une ligue générale en Italie, songeait à une invasion anglaise en France[81].

Ce fut l'ambassadeur milanais, Otho de Carreto, qui rendit confiance à Pie II. Il l'engagea à ne pas changer d'avis tuttavia confortay sua sanctita a stare sempre constanti a li mezi honesti et honerevoli[82]. Le pape s'y décida per ogni modo voleva fare cossi. Il écrivait au roi, le priant de ne pas ajouter foi à ceux qui le ctesserv issaient, comme lui-même ne croyait pas à ceux qui le calomniaient auprès de lui nec facile de te aliquid credimus. Comme le dit le cardinal de Gonzague, il se plaignait de voir le bon accord entre le roi et lui troublé par de méchantes langues molto se doleva che le male lingue dovessere prevalere al vero et integro aniore era tra sua Beatitudine e la Maestate del re. Ces calomniateurs n'ont en vue que leur propre intérêt. Le roi ne doit pas les écouter, même s'ils sont — et il y a là une allusion évidente à Jouffroy — cardinaux etiam si sint cardinales. Pour les affaires de Sicile il essaie de montrer que le roi s'est fourvoyé ut velis bene rem intelligere. Il attend les ambassadeurs de Louis XI à qui il laisse entendre qu'il doit se trouver fort heureux d'avoir affaire à un pape aussi accommodant gauderes certe talem te habere pontificum qui te amat[83].

En même temps, il rassurait Ferrand. Il lui écrit que le roi voulait en retour d'une mince compensation lui enlever Naples. Il l'assure de son appui. Dieu, d'ailleurs, n'abandonnera pas sa cause[84].

Louis XI, dont nous voyons très bien ici se dessiner le caractère, morigéna le pape. Il s'était, dit-il, entièrement soumis à ses désirs et le pape, au lieu de lui en être reconnaissant, faisait cause commune avec ses ennemis. L'argent venu de France servait à combattre la maison d'Anjou. Le pontife était tellement contraire à la politique royale qu'il se refusait à céder, disant qu'il ferait la guerre jusqu'à son dernier souffle guerra, guerra usque ad capillos[85].

La lettre de remontrances du roi parvint à Rome le 14 mai 1462. Le cardinal de Gonzague nous rapporte la scène qui suivit. La lettre fut lue en consistoire secret et le cardinal d'Arras déclara que le roi l'avait édictée lui-même dice essere dictata proprio del re. Louis XI s'y plaint des intrigues d'un neveu du pape, époux d'une bâtarde de Ferrand, et il regrette que le souverain pontife, malgré les gages donnés par le roi, se soit emporté jusqu'à s'écrier Guerra fin ali capelli.

Pie II, après la lecture de cette lettre, nous demanda, dit le cardinal, notre avis. La conclusion fut que notre Seigneur écrirait au roi et que le collège des cardinaux agirait de même pour attester que le pape n'avait pas prononcé ces paroles[86]. Nous ne savons si ces lettres furent expédiées, mais en tout cas, l'un des familiers de Pie II, le cardinal de Pavie, protesta auprès du roi. Nous avons de ce prélat une lettre adressée à Louis XI, où il s'élève contre les accusations portées contre le souverain pontife. Le pape, dit-il, n'a pas prononcé ces belliqueuses paroles. Au contraire, il a versé des larmes et le roi doit fermer son oreille aux délateurs. Il déplore cette querelle survenue entre le père et le fils nos dolentes dissidium inter patrem et filium malignitate perversorum nasci[87].

Cette attitude de Pie II ne satisfit pas entièrement le roi, car de nouveau Louis XI recourut à la menace. Il envoya à Rome, pour soutenir Chaumont, le sénéchal de Toulouse, Hugues de Bournazel, qui fut chargé d'intimider le souverain pontife. L'envoi de ce nouvel ambassadeur dut sans doute être décidé après le retour à Paris de Jouffroy que le roi combla d'honneurs, car il le savait fort convoiteux et que ne lui estoit rien impossible à entreprendre, mais qu'il y eust prouffit[88].

Le sénéchal de Toulouse arriva à Viterbe, où se trouvait Pie II, le 15 mai[89]. Le pape lui accorda audience le 19 mai[90]. Le langage tenu par le sénéchal fut comminatoire. Le roi, mon maitre, dit-il, vous a prié de retirer les troupes que vous avez envoyées au secours des Aragonais et de ne plus vous occuper à faire la guerre à un prince de son sang. Vous savez que pour obtenir cela il a aboli la Pragmatique et a voulu que dans son royaume on vous prête pleine et entière obéissance. Vous lui avez rendu le mal pour le bien. Au lieu de rappeler vos troupes, vous en avez envoyé de nouvelles, vous avez fait une guerre plus vive au duc de Calabre de la maison d'Anjou. Le roi, mon maitre, vous prie derechef de cesser et de vouloir bien être l'ami de la France si vous continuez, j'ai ordre de commander à tous les cardinaux français qui sont ici de se retirer, vous ne doutez pas qu'ils n'aiment mieux obéir que s'exposer à perdre les biens qu'ils ont en France[91]. C'est encore le cardinal de Gonzague qui nous renseigne admirablement sur la mission Bournazel.

Le roi, écrit-il à son père, malgré toutes ses avances, voit le pape rester son ennemi. Aussi il le prie de ne plus tergiverser, car s'il le voulait, il pourrait arranger l'affaire. Il se verra contraint de forcer tous les prélats français résidant à Rome de rentrer et si, cédant aux conseils pernicieux du pape, ils refusent, il les privera de leurs rentes. Ces bénéfices, le roi ne les conservera d'ailleurs pas. Il les consacrera à la croisade qu'il désire par-dessus tout. Il demande en effet en même temps la conclusion d'une ligue contre le Turc.

Le pape répondit qu'il avait été calomnié. Il chérit le roi, mais il ne peut pas abandonner la maison d'Aragon sans forfaire à ses engagements. La maison d'Anjou pourrait redevenir comme jadis un danger pour le Saint-Siège. Il loue Louis XI de vouloir la croisade, mais il demande à réfléchir pour la conclusion de la ligue italienne[92].

Pie II fut non seulement soutenu par les cardinaux, mais aussi par les ambassadeurs de Ferrand et de Sforza. Otho de Carreto joua dans cette circonstance un rôle fort important. Il conseilla au pape de persuader le maréchal de Toulouse, d'enlever au roi toute confiance dans son favori, le cardinal d'Arras, qui était — pour le motif que nous connaissons — le plus chaud partisan du duc de Calabre era più caldo per la duca Zohanne che alcun altre. C'est un personnage fort dangereux, car il fait du roi ce qu'il veut el fa fare al re quello ch'el vole. Louis XI se fie complètement à lui et le cardinal fait et défait à sa guise lo re crede più a luy sole che a tutti questi altri cardinali o ambasciatori francesi e fa e disfa corne li piace. Aussi, et ceci nous montre l'importance considérable prise par le cardinal d'Arras, dont nous pouvons, grâce à cette lettre, connaître la profonde habileté, le Saint-Père a peur de lui Sua Santita lo terme quasi più che non l'ama. Mais l'ambassadeur milanais, en bon serviteur, songe en même temps à ménager à son maitre une porte de sortie. Il a démontré que le duc ne pouvait pas abandonner le roi de Sicile et le cardinal de Rouen lui a déclaré qu'on acceptait ses excuses, l'ambassadeur royal ayant bien compris que c'était le pape qui poussait le duc dans le parti napolitain. Aussi Otho conseille vivement à Sforza — à qui il indique les moyens de se rendre favorable Jouffroy — de ménager le cardinal d'Arras, à son passage à Milan, car, quoique léger et lascif, il a grand pouvoir sur le roi[93].

Pie II, suivant ces conseils, accueillit bien les ambassadeurs — le cardinal d'Albret l'annonça au roi[94] —, mais il répondit très évasivement, disant qu'il ne voulait favoriser ni l'un ni l'autre des concurrents non voleva la destructione ni de l'uno ni de l'altro[95].

Louis XI et il est très intéressant de suivre à ce moment les fluctuations diverses de cet esprit si souple essaya à nouveau de la persuasion. Il tenta d'amener le pape à entrer dans ses vues en lui cédant les duchés de Die et de Valentinois.

Cette cession était la conséquence de la non exécution par Charles VII du testament du dernier comte de Die et de Valence. Il avait laissé ses possessions au roi à condition qu'il ne favorisât pas ses neveux. Si le roi ne tenait aucun compte de cette clause ce qui arriva lesdites possessions devaient revenir au Saint-Père.

Louis XI crut se gagner Pie II en lui rendant ces duchés. La cession en fut faite par le cardinal d'Arras, le 30 juillet 1462, dans le monastère de Saint-Sauveur, du diocèse de Clusium, par-devant le consistoire et de nombreux cardinaux[96].

Le cardinal de Gonzague en avait averti sa famille le 4 juin[97], soupçonnant que le roi essaierait par là de se concilier les bonnes grâces du pape, car ces comtés rendent 18.000 ducats par an, ce qui n'est pas à dédaigner chi è una relevata et utile causa. Le roi offrait de nouveau la main d'une de ses filles naturelles au neveu du pontife. Celui-ci déclina cette dernière offre, mais il accepta l'essentiel l'argent. Antoine de Nocetis vint prendre possession des duchés au nom du pape. Pie II n'en resta pas moins favorable à Ferrand.

Le roi se plaignit très vivement du peu de reconnaissance du Saint-Siège : Que dois-je donc faire ? écrivit-il à Pie II. Si je ne puis calmer vos inquiétudes par mes bienfaits, prendrais-je une route toute contraire ? Non, sans doute, car je n'ai nulle envie de devenir le persécuteur du vicaire de Jésus-Christ. Je continuerai donc comme j'ai commencé, quoiqu'il n'y ait aucun de mes proches qui ne me conseille d'en user autrement. Peut-être serez-vous fâché dans la suite de vous être ainsi déclaré contre nous et j'espère que mon obéissance vous forcera de rendre votre amitié aux princes de ma maison[98].

Cette lettre de Louis XI, très respectueuse en la forme, nous indique néanmoins que le roi supportait mal de se voir ainsi berné. La patience ne semble pas avoir été, en effet au début du règne du moins la qualité dominante de Louis XI. Aussi va-t-il bientôt prendre une attitude plus agressive.

La façon dont le pape en usait avec lui était bien faite pour le pousser à des mesures violentes. Le roi avait cru pouvoir gouverner l'Eglise selon son bon plaisir. Il ne tenait pas outre mesure au légat à résidence fixe qu'on lui avait promis et il espérait pouvoir agir à sa guise. Mais Pie II ne tint pas ses promesses. Les abus devinrent de plus en plus considérables, réserves et grâces expectatives se multiplièrent. Les bénéfices furent de nouveau, pour ainsi dire, mis à l'encan. Toutes les affaires se jugèrent en première instance à Rome. Le pape, ne faisant aucune différence entre les bénéfices en régale ou de collation royale en vacance, prétendait que tout était de son ressort. Ceux qui désiraient obtenir des bénéfices se rendaient à Rome et l'évacuation des pécunes redevenait si grande que l'on ne trouvait plus d'or chez les changeurs[99].

De nombreuses difficultés surgirent entre les deux pouvoirs et il est difficile de démêler si les dispositions de la Pragmatique cessèrent ou non d'être exécutées. On trouve dans cette période les exemples les plus opposés d'élections par les chapitres, de nominations par le roi et le pape[100].

Nous voyons le souverain pontife nommer à de nombreux bénéfices, défendre aux chapitres de procéder à l'élection de leurs abbés sous peine d'excommunication[101], accorder des provisions à de nombreux favoris du roi, notamment à Chabot et à Bournazel[102]. Il écrit à Louis XI pour le prier de faire chasser d'un monastère un moine qui s'en était emparé contre les réserves pontificales, sous prétexte d'élection[103]. Il annule l'élection d'un évêque faite par le chapitre de Nîmes et il impose son candidat[104]. De son côte le roi fait souvent, malgré les chapitres, attribuer à ses conseillers les bénéfices qu'ils désirent. Il insiste auprès du pape pour que celui-ci ne soit pas défavorable à ses candidats[105], il fait défense aux chanoines de résigner leurs prébendes à d'autres qu'à lui[106]. Par contre, Pie II intervient dans une question intérieure, celle de l'extension de l'hérésie vaudoise dans le diocèse d'Arras. Il approuve l'évêque d'avoir cherché à l'extirper et il lui donne à cet effet pleins pouvoirs[107]. Il menace l'évêque de Saintes d'excommunication s'il ne verse pas la somme de 260 florins d'or qu'il avait promise au cardinal Alain de Sainte-Praxède, lequel avait résigné, sur les désirs du roi, l'église de Saintes entre ses mains[108].

En même temps, il cherche à amadouer Louis XI en accédant à la demande d'enquête pour la béatification de Pierre Berland, archevêque de Bordeaux[109]. Le Saint-Père mande que pour être agréable au chapitre de Bordeaux et surtout au roi, il donne l'ordre aux évêques de Périgueux et de Bazas de procéder à cette enquête[110]. Il ordonnait aussi à l'évêque de Bayeux, patriarche de Jérusalem, de commencer un procès contre l'évêque d'Evreux, qui s'était uni aux ennemis du roi et qui conspirait contre la sûreté du royaume[111].

Mais ces concessions n'empêchèrent pas le conflit d'éclater et il prit rapidement des proportions considérables. Il débuta par une querelle de juridiction. Le cardinal de Coutances, Richard Olivier, ayant obtenu du pape l'abbaye de la Trinité de Vendôme, prétendit s'y maintenir sans l'agrément du roi. Le Parlement fit alors saisir le temporel de l'abbaye. Le cardinal, de son côté, obtint du Saint-Père une bulle d'excommunication contre le Parlement, qui n'en continua pas moins ses procédures.

Le cardinal d'Avignon, Alain de Coetivy[112], dont l'immixtion dans la question bretonne irrita le roi, vit aussi les évêchés d'Uzès, de Carcassonne, l'abbaye de Saint-Jean-d'Angély et ses autres bénéfices mis sous séquestre. Deux évêques, qui étaient ses neveux, eurent aussi leur temporel saisi et la même mésaventure arriva au cardinal de Rouen, Guillaume d'Estouteville[113].

Pour arriver à un arrangement, Pie II envoya à Louis XI de nombreux nonces chargés de lui porter ses plaintes. Il tâcha de le gagner en publiant une bulle contre les suppôts de l'Université. Cette bulle enlevait tous droits politiques à l'Université et lui défendait d'interrompre les leçons publiques et les sermons lorsqu'elle se croyait lésée[114]. Mais la procédure contre les cardinaux ayant continué et le roi lui ayant envoyé des lettres indécentes — ce sont les termes mêmes du pontife[115] —, Pie II se déclara juge suprême dans les litiges survenant au sujet des régales, droit usurpé par les rois jus quoddam a Francorum regibus usurpatum. Il menaça de nouveau d'excommunication le Parlement et les conseillers présomptueux du roi et il envoya en France le doyen de Tolède et Laurent Roverella, évêque de Ferrare, qui partirent de Viterbe en juin 1462[116]. Le roi les reçut à Meslay, en août 1462, assez mal, semble-t-il, et leur déclara qu'il expédierait au pape pour traiter la question de la croisade des ambassadeurs spéciaux. Après eux le Saint-Père fit partir deux nouveaux légats, Théodore, évêque de Feltre et Louis de Ludovisiis, archidiacre de Bologne, notaire apostolique et auditeur des causes du palais sacré. Ils devaient laver le pape de ses crimes présumés au sujet des affaires de Sicile et inciter de nouveau Louis XI à la croisade. Théodore de Feltre fut spécialement envoyé par le pape, Ludovisiis par les cardinaux[117]. Ce sont eux qui apportèrent la bulle contre les suppôts de l'Université et ils proposèrent au roi, au cas où il serait disposé à marcher contre le Turc, une trêve de trois ou cinq ans pour le royaume de Naples[118]. Mais avant d'être admis à remplir leur mission ils durent, suivant la coutume, déclarer qu'ils n'avaient aucune charge qui fut préjudiciable au roi, à ses sujets, aux droits de sa couronne, et que s'ils en avaient, ils y renonçaient. Ces lettres de renonciation furent enregistrées par le Parlement[119].

Les ambassadeurs pontificaux, auxquels se joignit bientôt Angelo de Rieti, paraissent aussi avoir eu pour mission d'empêcher Louis XI de se liguer contre le pape avec Podiébrad de Bohème[120]. Ces différentes ambassades n'eurent aucun résultat.

La question bretonne qui surgit à ce moment envenima les relations entre les deux souverains et une rupture s'en suivit.

Cette querelle bretonne est connue[121]. Le duc François II ayant peur de voir le roi devenir trop puissant chez lui, refusa tout d'abord, ce qui mécontenta Louis XI, de mettre en possession de l'abbaye de Redon Arthur de Montauban, frère de l'amiral de France, qui en avait été pourvu par bulle pontificale[122]. De plus, il défendit de reconnaître Amaury d'Acigné comme évêque de Nantes et il fit saisir son temporel parce qu'il voulait se rendre indépendant et qu'il prétendait que l'église de Nantes ne relevait que du Saint-Siège. Louis XI intervint dans la question lorsque l'évêque se fut adressé à l'archevêque de Tours. Celui-ci ayant condamné le duc, qui n'en persista pas moins dans sa politique, Amaury, par l'intermédiaire de son grand vicaire, Antoine de Bazvalen, en appela au roi. Louis XI nomma immédiatement une commission présidée par le duc du Maine pour connaitre de l'affaire. Par lettre du 11 septembre 1463, datée de Poissy, il donnait pour mission au duc, en énumérant tous les griefs qu'il avait contre François II — refus d'hommage, alliance anglaise —, d'affirmer d'une façon très nette les droits de la royauté[123].

Louis XI fit en effet de la querelle bretonne un vaste procès, plus qu'un procès, une révolution. Ce fut la reprise de la vieille guerre gallicane contre la papauté. Il commença par réclamer la régale dans tout le royaume. Il demanda à la Chambre des comptes de Paris d'extraire de ses registres ou du trésor de noz chartes tout ce qu'ils trouveront concernant les droits du roi sur cette matière[124]. En même temps il prie l'évêque d'Arras d'impectrer du Saint-Père le pape une bulle contraignant tous les clercs bretons à faire devant les officiers royaux la preuve de leurs droits sur leurs bénéfices sous peine d'excommuniement, car le roi a le droit de régale partout[125].

Le duc de Bretagne se refusa à admettre la compétence de la commission royale, arguant que les ducs avaient toujours joui de la régale. Il en appela non point au roi, mais au pape auquel il envoya des ambassadeurs. En môme temps il établit dans un long mémoire que ses conseillers, le chambellan Antoine de Beauveau et le président Jean Loisel, portèrent au tribunal arbitral de Tours, ses droits à la possession de la régale dans les évêchés vacants du duché.

Le pape s'empressa tout naturellement d'intervenir dans le conflit. Il commit, pour arranger le roi et le duc, Jean Cesarini, auditeur des causes du palais sacré, qu'il nomma légat et orateur pontifical en Bretagne[126].

Le roi, furieux de voir le pape s'immiscer dans une affaire entre souverain et vassal — il accusait le duc d'avoir prétendu en cour de Rome qu'il n'était pas sujet du roi —, chargea l'un de ses familiers, le maître des requêtes, Langlée, de s'assurer de la personne du légat dont il fit saisir les papiers[127]. De nouveau le temporel du cardinal d'Avignon fut séquestré et Louis XI signifia à Cesarini qu'il trouvait fort mauvais que le pape s'ingérât dans certaines affaires sans y être invité[128]. C'était la rupture.

Louis XI s'apercevait un peu tard qu'il avait fait un marché de dupe et que malgré toute sa finesse il avait été joué. Dans son impatience à prendre le contre-pied des actes de son père, il avait voulu, au sortir de cet exil que Pie II appelle quelque part un bienfait des dieux[129], satisfaire son tempérament autoritaire. Par l'abolition de la Pragmatique il avait cru devenir le maitre de l'Eglise de France et n'avait réussi qu'à rendre à la papauté son ancienne influence. Le pape, non seulement s'était bien gardé de partager avec le roi, mais encore il s'était opposé à tous ses projets en Italie. Il n'avait rien fait pour la reprise de Gènes, il avait employé l'argent français à consolider Ferrand sur son trône, il était même intervenu dans les affaires intérieures du royaume, essayant et ce dut être là sa pensée de derrière la tête de contrecarrer le roi et de lui créer des embarras pour l'empêcher d'intervenir dans la péninsule.

Louis XI avait joué au plus fin, mais il avait trouvé son maître dans ce vieillard qui ne s'était pas laissé émouvoir par ses changements d'humeur. Le roi s'était en pure perte montré tour à tour souple et arrogant. Quoique fort au courant des finesses de la diplomatie italienne, Louis XI s'était laissé duper. La papauté avait tout pris et ne lui avait rien donné.

Aussi n'est-il pas étonnant qu'il en ait ressenti un dépit très vif. Cette colère le roi n'étant pas encore parvenu à se maîtriser comme il le fera plus tard se traduisit immédiatement par des actes.

Il commença la guerre religieuse.

 

 

 



[1] Lettres. II, 1.

[2] Legrand. Histoire, I, 282.

[3] Michelet. Louis XI.

[4] Pastor. Histoire des papes, III, passim.

[5] Pii II. Commentarii, VI, 165.

[6] Pii II. Commentarii, VII, 183.

[7] Mantova. Archivio Gonzaga. Potenze estere : Roma, 9 ottobre 1461. B. Bonatto au marquis.

[8] Pii II. Commentarii, VI, 165.

[9] Dom Lobineau. Hist. de Paris, II, 847.

[10] Michelet. Louis XI.

[11] Basin. Histoire de Charles VII et de Louis XI, I, 13.

[12] Pithou. Preuves des libertés de l'Eglise gallicane, I, 39.

[13] On peut s'en rendre compte d'après une lettre adressée au cardinal Camerlingue qui s'excusait auprès de Pie II d'être obligé, à cause de sa goutte, de refuser la légation de Sicile. Le pape lui répondit qu'il n'était pas pour cela nécessaire d'avoir de bons pieds. Il suffisait d'une bonne intelligence. (A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, f° 140b. 18 sept. 1460.)

[14] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, 203. Mantoue, 10 janvier 1460.

[15] Fierville. Jean Jouffroy : passim.

[16] Jean Jouffroy (1412-1473) fut successivement prieur d'Anegray, professeur de droit canon à Pavie, doyen de Vergy, prieur de Château-Salins et d'Arbois, abbé de Luxeuil, évêque d'Arras en 1453, cardinal de Saint-Sylvestre et de Saint-Martin-aux-Monts (1461), enfin évêque d'Albi.

[17] Berthier. Histoire de l'Eglise gallicane, XVII, 47.

[18] A. du Vatican. Pii II. Reg. 505, f° 190a. (Tibur, 13 des kalendes de sept. 1461.)

[19] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXII, n° 22, f° 250. (Tibur, 13 des kalendes de sept. 1461.)

[20] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, f° 241a. (Tibur, 18 août 1461.)

[21] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, f° 242b. (Datum... etc., (sic.))

[22] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, f° 242b.

[23] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, f° 242b.

[24] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, f° 244b (Datum... III octobris.)

[25] A. du Vatican. Pii II. Arm XXXIX, n° 9, f° 233.

[26] Legrand. Histoire, I, 309.

[27] A. du Vatican Pii Il. Arm. XXXIX, n° 9, f° 241 (Datum...).

[28] A du Vatican. Pii II. Arm XXXIX, n° 9, f 223 (Datum Rome, XX oct., an. IV).

[29] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, f° 243.

[30] D'Achery. Spicilège, III, 823.

[31] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, f° 244.

[32] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXII, n° 26, f° 172.

[33] Legrand. Histoire et pièces hist., IX, 212.

[34] Legrand. Histoire, I, 310.

[35] Legrand. Pièces hist., IX, 11, et Ordonnances, XV, 193.

[36] Legrand. Pièces hist., IX, 9.

[37] Pii II. Commentarii, VII, 184.

[38] Pii II. Com., VI, 160.

[39] Desjardins. oc, I, 125 et Mantova. Arch. Gonzaga Potenze estere : Roma. Bonatto au marquis. 28 décembre 1461.

[40] Mathieu. Hist. de Louis XI, II, 63.

[41] Ordonnances, XV, 305.

[42] Mathieu. Histoire, V, 171.

[43] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, n° 128a. Cette lettre nous apprend aussi que le duc de Bourgogne avait déjà sollicité la pourpre pour Jouffroy.

[44] Lettres, II, 26.

[45] Roma. Bibliotheca Angelica. Pii II, n° 1415, f° 48a et 53a.

[46] Roma. Bibliotheca Angelica. Pii II, n° 1416, f° 65a (Bulla aurea).

[47] Roma. Bibliotheca Angelica. Pii II, n° 1415, f° 74a.

[48] A. du Vatican. Pie II. Arm. XXXIX, n° 9, f° 145a.

[49] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, f° 202a, 209a, 90, 112a, 131b, 123a, 158a ; et Reg. 504, f° 36 ; 507, f° 423a ; 514, f° 72b.

[50] Lecoy de la Marche. Le roi René, I, 335.

[51] Michelet. Louis XI.

[52] Buser, oc, 105.

[53] Lettres, II, 10.

[54] Lettres, II, 12.

[55] Legrand. Histoire, I, 337.

[56] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, f° 128a (ut supra).

[57] Pii II. Com., VII, 184.

[58] Mantova. Arch. Gonzaga. Potenze estere : Roma, 6 janvier 1463. Bonatto au marquis.

[59] Pii II. Com., VII, 186 et Legrand. Histoire, I, 325.

[60] Desjardins oc, I, 125.

[61] Legrand. Pièces hist., IX, 23.

[62] Mantova Arch. Gonzaga. Potenze estere : Roma. Gia Ortal à Barbara.

[63] Pithou. Preuves, I, 167. — Cette plus grande submission que le roi fit au pape Pie second ne fut pas, semble-t-il du goût de ses sujets, car les plaintes furent unanimes aux états généraux de Tours dont se peut voir reste ès-cayers lors présentés par Me Jean de Rély, docteur en la faculté de théologie et chanoine de l'église de Paris député des dits états.

[64] Roma. A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXII, t. I, f° 6.

[65] Pastor. oc, III, 142.

[66] Legrand. Histoire, I, 33.

[67] Duclos. oc, II, 144. II prétend que l'ambassade d'obédience aurait emporté avec elle l'original de la Pragmatique. Les documents contemporains que nous possédons ne permettent pas de se prononcer pour ou contre cette hypothèse.

[68] Mantova. A. Gonzaga. Potenze estere. Roma, 30 mars 1462.

[69] A. du Vatican. Pii II. Arm. XI, t. 52, f° 57b.

Jean Carvajal, Espagnol évêque de Plaisance, cardinal de Saint-Ange, puis de Sainte-Croix-de-Jérusalem (1446), évêque de la Sabine et de Porto, mort en 1469.

[70] Jacques Ammanati dit Piccolomini, né aux environs de Lucques, en 1422, protégé de Pie II, évêque de Pavie, cardinal de Saint Chrysogone en 1461, légat en Ombrie sous Sixte IV, évêque de Fracasti en 1437, puis évêque de Lucques, mort en 1439.

Berard Herulo de Narni, auditeur de rote, évêque de Spolète, cardinal prêtre de Sainte-Sabine (1460), mort en 1479.

Nicolas Fortiguerra de Pistoie, évêque de Theano, cardinal prêtre de Sainte-Cécile (1460), mort en 1473.

[71] Arch. du Vatican. Pii II. Arm. XXXII, t. I, f 35b. (Pièces justificatives n° III. Extraits).

[72] Lettres, II, 41.

[73] Desjardins. oc, 134.

[74] Desjardins. oc, 127.

[75] Le cardinal avait en effet demandé à Pie II, comptant bien ne pas se les voir refuser, de cumuler ces deux bénéfices importants, l'archevêché de Besançon et l'évêché d'Albi, qui étaient venus à vaquer en même temps. Mais le pape lui donna seulement le choix de l'un d'eux, demeurant inflexible dans sa résolution de ne jamais donner deux évêchés la même personne, d'où animosité du cardinal.

[76] Mantova. Arch. Gonzaga. Potenze estere Roma, 12 avril 1462. Bonatto au marquis.

[77] Roma. Bibliotheca Barberini, XXVII, n° 5, f° 18b.

[78] Legrand. Pièces hist., X, 71.

[79] Lecoy. oc, I, 337.

[80] Buser. oc, Documente, 411.

[81] Buser. oc, Documente, 406.

[82] Milano. Arch. di Stato. Potenze estere : Roma, 19 Luglio 1462.

[83] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXII, n° 26, f° 167.

[84] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXIX, n° 9, f° 223b.

[85] Legrand. Pièces hist., IX, 20.

[86] Mantova. A. Gonzaga. Potenze estere Roma (15 mai 1462).

[87] Jacobi Papiensis. Epistolæ, 464.

[88] Pastor. oc, III, 184.

[89] Mantova. A. Gonzaga. Potenze estere Roma (23 mai 1462. François de Gonzague au marquis).

[90] Mantova. A Gonzaga. Potenze estere (Roma 9 mai 1462. Bonatto au marquis.)

[91] Legrand. Histoire, I, 339.

[92] Mantova. A. Gonzaga. Potenze estere Roma, 23 mai 1462.

[93] Milano. A. di Stato. Potenze estere Roma, 19 juillet 1462.

[94] Legrand. Pièces hist., X, 126.

[95] Milano. A. di Stato, Potenze estere Roma. 2 décembre 1462. Otho au duc.

[96] A. du Vatican. Pii II. Arm. XXXV, t. 33, p. 127. AA. Invest. Lib. 18, p. 47. Vicariatus Nicolaï V, Calixti III, Pii II. Arm. XXXV, t. 33, p. 130.

[97] Mantova. A. Gonzaga. Potenze cstere Roma (Viterbe, 4 juin 1462). François de Gonzague au marquis.

[98] Berthier. oc, XVIII, 58.

[99] Legrand. Histoire, I, 493.

[100] Picot. oc, I, 424.

[101] A. du Vatican. Pii II. Reg. 483, f° 256a (oct. 1461).

[102] A. du Vatican. Pii II. Reg. 507, f° 297b (juillet 1462).

[103] Legrand. Pièces hist., X, 205.

[104] A. du Vatican. Pii II. Reg. 484, f° 326b (avril 1462).

[105] Lettres, III, 58.

[106] Lettres, III, 324.

[107] A. du Vatican. Pii II. Reg. 491, f° 13b (mai 1463).

[108] A. du Vatican. Pii II. Reg. 487, f° 52a (juin 1462).

[109] Laborie, oc. passim. Pierre Berland, d'humble origine, entra dans les ordres et devint secrétaire de l'archevêque de Bordeaux, François de Couzié. Après un voyage à Pise, il visita la Terre-Sainte. A son retour, il est nommé (1430) chanoine à la cathédrale de Bordeaux. Sa charité, sa sainteté, sa modestie le firent élire archevêque (1430). Il se prononça en 1438 contre quelques articles de la Pragmatique, mais il s'y soumit après la conquête de la Guyenne. Il se démit de ses fonctions en 1456 et mourut avec la réputation d'un saint Les miracles qui eurent lieu sur son tombeau firent demander sa canonisation. Louis XI appuya la demande en faisant valoir la sainteté du prélat et son opposition à la Pragmatique Le roi fut aussi poussé par sa grande piété et sa religiosité. Enfin, l'archevêque étant très populaire en Gascogne, Louis XI insista vivement auprès du pape pour se gagner les populations de l'Aquitaine qui penchaient encore beaucoup vers l'Angleterre,

[110] A. du Vatican. Pii II. Reg. 508, f° 38a (mars 1462).

[111] A. du Vatican. Pii II. Reg. 488, f° 97 (oct. 1462).

[112] Alain de Coetivy, évêque de Cornouailles, évêque d'Avignon en 1440, cardinal du titre de Sainte-Praxède en 1448, évêque de la Sabine en 1467, mourut à Rome en juillet 1474.

[113] Berthier, oc, XVII, 65.

[114] A. du Vatican. Pii II. Reg. 509, f° 49a (fév. 1462).

[115] Pii II. Com. XII, 324.

[116] Mantova. A. Gonzaga. Potenze estere : Roma (Viterba, 3 juin 1462. Le cardinal au marquis).

[117] A. du Vatican. Pie II. Reg. 512, f° 169b (juillet 1463).

[118] Legrand. Hist., I, 553.

[119] Legrand. Pièces hist., XI, 108.

[120] Perret. oc, passim.

[121] Dom. Morice. Hist. de Bretagne, II, 83 et sq.

[122] Dupuy. oc, I, 45 et sq.

[123] Legrand. Pièces hist., XI, 379.

[124] Lettres, II, 84.

[125] Lettres, II, 86.

[126] A. du Vatican. Pii II. Reg. 509, f° 48b (31 mai 1463).

[127] Pii II. Com., XIII, 330.

[128] Duclos. oc, I, 311.

[129] A. du Vatican. Pii II. Arm., XXXII, t. I, f° 6.