ANNIBAL EN GAULE

 

TRADUCTION DES TEXTES.

 

 

I. — RELATION DE POLYBE.

 

III, 34. — Quand Annibal eut pourvu de toute façon à la sécurité de l'Espagne et de l'Afrique, il demeura dans l'expectative : il attendait les députés que devaient lui envoyer les Celtes. Il lui fallait des renseignements positifs sur la richesse des pays qui avoisinent les Alpes et le Pô, sur le nombre des habitants, sur l'ardeur guerrière des hommes, et, avant tout, sur le ressentiment qu'ils gardaient de leur dernière guerre contre les Romains, dont nous avons parlé dans le livre précédent pour préparer nos lecteurs à ce qui va suivre.

Annibal avait l'ardent espoir de fondre sur l'Italie et d'y combattre les Romains, et il l'avait promis formellement aux chefs celtes établis sur le chemin ou au cœur même des Alpes, dans les messages qu'il avait eu soin de leur adresser ; seulement il fallait d'abord qu'il pût franchir les obstacles qui l'en séparaient, et que les Celtes lui fournissent des contingents et des secours de toute espèce pour son entreprise.

Enfin, les messagers arrivèrent : ils affirmèrent les bonnes dispositions des Celtes et leur impatience. Le passage des Alpes, d'après eux, devait être fatigant et difficile, mais point du tout impossible.

Au printemps[1], Annibal rassemble donc ses troupes, qui étaient dispersées en quartiers d'hiver. Il avait aussi des nouvelles récentes de Carthage, en sorte que, plein d'ardeur et de confiance dans les sentiments de ses compatriotes, il exhorte ouvertement ses troupes à la guerre contre les Romains : il rappelle comment ils avaient essayé de demander qu'il leur fût livré avec tous les chefs de l'armée ; il vante la richesse des pays où il va marcher, ainsi que la sympathie et l'alliance des Celtes. Les troupes sont transportées d'enthousiasme pour lui ; il les félicite, leur indique le jour fixé pour le départ, et fait rompre les rangs.

35. — Tout ce que nous venons de raconter se fit pendant l’hivernage ; la défense de l’Espagne et de l'Afrique fut suffisamment organisée et, au jour dit, Annibal partit. Il avait 90.000 fantassins et 12.000 cavaliers.

Il passa l’Èbre, et soumit les Ilergètes, les Bargusiens, les Érénésiens et les Andosiens, jusqu'aux montagnes appelées Pyrénées. Il les vainquit tous et enleva de vive force quelques villes, plus vite même qu'il ne l’espérait, mais au prix de plusieurs grands combats et de pertes considérables. Il laissa Annon pour gouverner la région de l’Èbre et maîtriser les Bargusiens, plus particulièrement suspects à cause de leur amitié pour les Romains. Il détacha de son armée, avec Annon, 10.000 fantassins et 1.000 cavaliers, ainsi que les bagages de ceux qui repartaient avec lui. Il en renvoya à peu près autant dans leurs foyers pour les maintenir dans de bonnes dispositions, et pour entretenir l'espoir du retour au pays chez tous les autres, non seulement chez ceux qui servaient sous ses ordres, mais aussi chez les Ibères demeurés dans leur patrie, de façon que tous ceux-ci partissent volontiers s'il avait besoin de leur demander des renforts.

Annibal reprit son armée ainsi allégée, comptant 50.000 fantassins et environ 9.000 cavaliers, pour se porter vers le passage du fleuve appelé le Rhône, en franchissant lesdites montagnes des Pyrénées. Son armée était forte, non pas tant par le nombre que par l'excellente qualité des soldats, qui étaient merveilleusement entraînés par ces combats répétés contre les Ibères.

[Nous passons les paragraphes 36 à 38, qui forment une description sommaire du monde connu de Polybe, et ne se rattachent qu’indirectement à la marche d'Annibal.]

39. — Les Carthaginois possédaient alors toutes les parties de l'Afrique situées près de la mer intérieure, depuis les autels de Philénos jusqu'aux colonnes d'Hercule. La longueur de cette côte dépasse 16.000 stades (2.840 km.). Ils avaient en outre franchi les colonnes d'Hercule et conquis toute l'Espagne jusqu'aux éperons rocheux où les monts Pyrénées se terminent sur notre mer, et qui séparent les Ibères des Celtes. Ce point est à environ 8.000 stades (1.420 km.) de l'ouverture des colonnes d'Hercule. Il y a en effet 3.000 stades (533 km.) des colonnes à la Ville neuve, d'où Annibal partit pour l'Italie. (Certains écrivains appellent cette Ville neuve la nouvelle Carthage.) De cette ville jusqu'au fleuve Èbre, il y a 2.600 stades (462 km.) ; de celui ci jusqu'à Emporion, 1.600 stades (284 km.) ; et de là jusqu'à la traversée du Rhône, environ 1.600 (ces distances ont été mesurées et marquées avec soin par les Romains de 8 en 8 stades). Depuis le point de passage du Rhône, en remontant le fleuve comme pour aller vers ses sources, il y a 1.400 stades (248 km.) jusque vers l'entrée des Alpes par où l'on va en Italie[2]. Reste la traversée des Alpes, environ 1.200 stades (213 km.). Après les avoir franchies, Annibal devait être arrivé dans les plaines de l'Italie voisines du Pô. Il y a ainsi en tout, depuis la Ville neuve, bien près de 9.000 stades (1600 km.) qu'il avait à parcourir. Il avait déjà franchi à peu près la moitié de cette distance, mais au point de vue de la difficulté, il lui restait la partie la plus considérable.

40. — Annibal se dispose donc à franchir les monts Pyrénées, redoutant la rencontre des Celtes dans des localités d'une bonne défense.

Les Romains, cependant, apprirent par les sénateurs qu'ils avaient envoyés à Carthage ce qu'on y pensait et les propos qu'on y tenait, et ils surent, plus tôt qu'ils ne s'y attendaient, qu'Annibal avait passé l'Èbre avec ses troupes. Ils résolurent d'envoyer Publius Cornélius en Espagne et Tiberius Sempronius en Afrique avec des armées... (Le reste de ce paragraphe traite des affaires d’Italie, ainsi que tes premières lignes du suivant : les Gaulois attaquent Modène ; l’armée destinée d’abord à l'Espagne est envoyée contre eux, et Publius Cornélius en lève une autre, avec laquelle il s'embarque sur soixante navires à Pise, au commencement de l’été.)

41. — ... Publius, longeant la côte de Ligurie, arrivait, cinq jours après son départ de Pise, dans les parages de Marseille ; ayant mouillé près de la première bouche du Rhône, qu'on appelle bouche marseillaise, il débarquait ses troupes ; il avait appris qu’Annibal avait déjà franchi les monts Pyrénées, mais était persuadé qu'il était encore loin, à cause des difficultés du terrain et de la puissance des peuples.

Or, Annibal, si extraordinaire que ce fût, ayant acheté les uns et battu les autres, arrivait avec son armée, tenant la mer Sardonienne à sa droite, vers le passage du Rhône.

Publius, informé du voisinage de l'ennemi, et ne pouvant croire à une arrivée aussi prompte, mais voulant avoir une certitude, laissait ses troupes se reposer de leur traversée et délibérait avec ses chiliarques sur le parti à tirer du terrain et sur la manière d'attaquer l'ennemi. Il envoya 300 de ses cavaliers les plus courageux en reconnaissance, leur adjoignant comme guides et comme auxiliaires des Celtes qui étaient à la solde des Massaliotes.

42. — Annibal, arrivé sur les bords du fleuve, entreprenait aussitôt d'opérer son passage, le fleuve n'ayant là qu'un seul bras ; il y avait environ quatre jours de marche pour aller de son camp à la mer.

S'étant concilié par tous les moyens les populations riveraines, il leur acheta tout ce qu'elles avaient de nacelles d'une seule pièce et de grands bateaux ; il y avait un nombre suffisant de ceux-ci parce qu'on en employait beaucoup pour le commerce des riverains du Rhône avec la mer. Il se procura aussi des bois propres à la construction des nacelles, et en deux jours il se trouva là une quantité innombrable de moyens de passage, chacun s'arrangeant pour n'avoir pas recours au voisin et ne compter que sur soi pour son passage.

Pendant ce temps-là, une foule de barbares se rassembla sur l'autre rive pour s'opposer au passage des Carthaginois. Annibal les observe et juge, d'après ce qu'il avait sous les yeux, qu'il serait impossible de passer de vive force en présence de tant d'ennemis, ni de s'arrêter sans risquer d'en avoir d'autres sur les bras, de tous les côtés. La troisième nuit arrivant, il détache une partie de ses troupes, avec des guides indigènes, sous les ordres d'Annon, fils du roi Bomilcar. Ce détachement remonta le fleuve pendant 200 stades (35 km.) et, arrivé à un endroit où le fleuve se divise autour d'un terrain qui forme ainsi une lie, s'y arrêta. Avec des bois pris dans les forêts voisines, tantôt l's assemblant, tantôt les liant, ils firent en peu de temps beaucoup de radeaux, qui suffisaient à leurs besoins, et sur lesquels ils passèrent aisément, puisque personne ne s'y opposait. S'étant établis dans une forte position, ils y restèrent tout le jour, se reposèrent des fatigues précédentes, et se préparèrent en même temps à remplir leur mission conformément aux ordres. Annibal en faisait autant de son côté avec le reste de ses troupes. Ce qui le gênait le plus, c'était le passage des éléphants, car il y en avait 37.

43. — Après la cinquième nuit, à l'aube, le détachement qui était déjà passé sur l'autre rive s'avançait le long du fleuve vers les barbares postés en face d'Annibal ; celui-ci, dont les soldats étaient prêts, s'occupait de son passage et faisait embarquer sa cavalerie cuirassée sur les bateaux, son infanterie la plus légère sur les nacelles. Les gros bateaux avaient leur place en amont, contre le courant, et au-dessous d'eux les nacelles plus frêles, afin que les bateaux, en brisant la première force du courant, pussent faciliter la traversée des nacelles. On avait eu l'idée de traîner les chevaux à la nage derrière la poupe des bateaux, trois ou quatre d'entre eux étant conduits à la fois, au moyen de leurs longes, par un homme de chaque côté du bateau. Un assez grand nombre de chevaux se trouveraient ainsi transportés sur l'autre rive dès le premier voyage.

Les barbares, voyant le mouvement de leurs adversaires, sortaient en désordre et par essaims de leurs retranchements, persuadés qu'ils arrêteraient facilement le passage des Carthaginois. Mais Annibal voyait en même temps approcher sur l'autre rive ses soldats à lui, qui signalaient leur présence par de la fumée, selon ses ordres, et il commandait à tout son monde d'embarquer en même temps, et à ceux qui étaient rangés au-dessus des barques de lutter contre le courant. L'ordre fut exécuté vivement ; les hommes montés sur les bateaux criaient à qui mieux mieux, et luttaient énergiquement contre le courant ; les deux armées, sur chaque rive, se tenaient au bord du fleuve ; celle d'Annibal partageait les émotions de ceux qui passaient, et les accompagnait de ses cris ; les barbares d'en face hurlaient leur chant de guerre et provoquaient au combat ; le tout était effrayant et produisait une violente impression.

En ce moment, les barbares ayant quitté leur camp, les Carthaginois de la rive gauche leur tombèrent dessus tout à coup de la manière la plus imprévue ; quelques-uns incendièrent le camp, le plus grand nombre assaillit ceux qui observaient le passage. Les barbares, dont cet événement dérangeait toutes les prévisions, couraient à la défense de leur camp ou se défendaient et soutenaient le combat contre les assaillants. Annibal, voyant les événements tourner à son gré, ralliait et reformait vivement les premiers qui venaient de passer' et se jetait avec eux dans la mêlée contre les barbares. Quant aux Celtes, leur désordre et la surprise causée par l’événement les mirent vile en déroute, et ils prirent la fuite.

44. — Le général carthaginois, maître du passage, et vainqueur de ses adversaires, s'occupait sans retard défaire passer les hommes laissés de l'autre côté. Il fit passer toutes ses troupes en peu de temps, et campa cette nuit-là près du fleuve.

Le lendemain, il apprit que la flotte romaine était mouillée près de l'embouchure du fleuve ; il choisit 500 cavaliers numides et les envoya reconnaître où et combien étaient les ennemis, et ce qu'ils faisaient. En même temps, il fit préparer le passage des éléphants par les ouvriers spéciaux[3].

Il réunit alors son armée et lui présenta les chefs de l'entourage de Magil, venus à elle des plaines du Pô, et il fit transmettre leurs pensées à l’armée par un interprète. De tout ce qui fut dit, ce qui eut le plus de force pour inspirer confiance à la multitude, ce fut d'abord l'évidence même de la présence de ces gens, venus exprès pour appeler les Carthaginois et réclamer d'eux de combattre ensemble contre les Romains ; puis, ce qui rendait la mission intéressante, que l'armée serait conduite à travers des régions où elle ne manquerait de rien, et ferait route vers l'Italie sans danger ni longueur ; en outre, la fertilité du territoire, où elle arriverait, son étendue, le grand nombre des guerriers avec lesquels elle combattrait les troupes romaines. Les Celtes, ayant ainsi parlé, se retirèrent, mais Annibal, s'avançant alors lui-même, rappela aux troupes ce qu'elles avaient déjà fait ; il leur dit qu'elles avaient accompli beaucoup de tâches hardies et périlleuses sans échouer dans aucune, en se conformant à ses idées et à ses volontés. U les engageait donc à avoir confiance, considérant que la plus grande partie de leurs travaux était faite, puisqu'elles avaient réussi à passer le fleuve et qu'elles avaient constaté par leurs propres yeux de bonnes dispositions et l’ardeur de leurs alliés. Il pensait, par conséquent, qu'elles devaient être parfaitement tranquilles pour ce qui les concernait, qu'elles devaient exécuter ses ordres, se montrer braves et dignes de leurs actions précédentes.

Les soldats ayant montré, avec des manifestations bruyantes, beaucoup d'ardeur et d'entrain, il les félicita, et après avoir prié les dieux pour eux tous, il les congédia en leur recommandant de se soigner et de se préparer activement, car le départ devait avoir lieu le lendemain.

45. — Au moment où l'assemblée venait de se séparer, on voyait revenir les Numides qui avaient été envoyés en reconnaissance ; le plus grand nombre avait péri, et le reste n'avait trouvé son salut que dans la fuite. Ils étaient tombés, à peu de distance de leur camp, sur les cavaliers romains qui avaient reçu de Publius une mission analogue, et ils avaient mis, les uns et les autres, une telle ardeur au combat, que 140 des cavaliers romains et celtes avaient été tués, et plus de 200 des Numides. Sur ces entrefaites, les Romains» dans leur poursuite, s'approchèrent du retranchement des Carthaginois ; ils l'examinèrent, puis s'empressèrent bien vite de retourner, pour informer leur général de la présence de l'ennemi, et ils lui en rendirent compte en rentrant à leur camp.

Aussitôt Publius, ayant remis tous ses bagages sur les navires, leva le camp avec toute son armée, et partit en remontant le fleuve, pressé d'en venir aux mains avec ses ennemis.

Annibal, le lendemain de rassemblée, au point du jour, disposa toute sa cavalerie comme pour aller vers la mer en arrière-garde ; il faisait sortir sa troupe d'infanterie des retranchements et la mettait en marche. Quant à lui, il attendait les éléphants et les hommes laissés avec eux.

Le passage des éléphants se fit de la manière suivante :

46. — On construisit solidement un grand nombre de radeaux ; on en assembla deux, qu'on fixa fortement en bas de la rampe d'accès. Ils avaient ensemble une largeur d'environ 50 pieds. A ceux-là on en joignit d'autres sur le côté extérieur, et on les assembla, prolongeant cette série d'assemblages vers le milieu du fleuve. Le côté d'amont était retenu à la terre par des amarres attachées aux arbres qui se trouvaient sur la rive, de manière à fixer le tout en préservant cette construction d’être emmenée à la dérive. Ayant donné environ 2 plèthres (60 mètres) de longueur à tout l'appareil de cette jetée, on ajouta à ces radeaux, après les deux derniers, deux autres extrêmement solides, les plus grands de tous, fortement unis entre eux, mais rattachés aux autres par des liens faciles à couper. A ces radeaux furent attachés de nombreux cordages, par lesquels des bateaux devaient les remorquer et les empêcher d'être emportés à la dérive, les maintenir de force contre le courant, les conduire de l'autre côté, et faire traverser ainsi les animaux qu'ils portaient.

On mettait, en outre, beaucoup de terre sur ces radeaux, et on l'y jetait de manière à les rendre tous pareils, de forme et de couleur, au chemin qui menait de la terre ferme à l'embarcadère. Les éléphants sont habitués à obéir toujours à leurs Indiens jusqu'à ce qu'ils rencontrent de l'eau, mais ils n'osent jamais entrer dans l'eau. On conduisait donc sur la jetée deux femelles en avant, les autres les suivaient docilement, et quand ils étaient sur les derniers radeaux, on coupait les liens par lesquels ceux-ci tenaient aux autres, tandis qu'on tirait les câbles sur les bateaux ; les radeaux et les bêtes qu'ils portaient furent ainsi séparés de la jetée. Alors les animaux, épouvantés, commencèrent par s'agiter et se tourner en tous sens ; mais le flot les entourait de tous côtés, et il fallait rester en place. Deux radeaux étant toujours rattachés à la jetée de la même manière, le plus grand nombre des éléphants fut transporté avec eux. Quelques-uns, à force de peur, se jetèrent au milieu du fleuve ; les Indiens qui conduisaient ceux-là périrent tous, mais les animaux eux-mêmes furent sauvés, car, grâce à la force et à la longueur de leurs trompes, ils les élevaient au-dessus de l'eau, respiraient par là et rejetaient en même temps l'eau qu'ils avaient avalée. Ils tinrent bon ainsi, ayant pied pendant une grande partie de leur trajet dans le fleuve.

47. — Les éléphants ayant passé, Annibal partait avec eux, et la cavalerie derrière ; il remontait le fleuve, marchant dans la direction de l'Orient prise depuis la mer, comme pour aller vers l'intérieur de l'Europe. Le Rhône, en effet, a ses sources au-dessus du golfe Adriatique, tournées vers l'Occident, dans la partie des Alpes qui est inclinée vers le Nord ; il coule vers le couchant d'hiver et se jette dans la mer Sardonienne. Il coule le plus longtemps dans une vallée qu'habitent, du côté du Nord, les Celtes Ardyes ; le versant méridional touche sur toute sa longueur aux régions des Alpes inclinées vers le Nord. Les plaines du Pô, dont nous avons déjà beaucoup parlé, sont séparées de la vallée du Rhône par ces montagnes très élevées, qui commencent près de Marseille et vont jusqu'au fond même du golfe Adriatique. C'est elles qu'Annibal franchit alors, venant des pays voisins du Rhône, et se précipitant sur l'Italie.

Quelques-uns des historiens qui ont raconté ce passage veulent étonner leurs lecteurs par des récits merveilleux sur ces régions, et ils tombent sans s'en douter dans deux fautes des plus contraires à toute- espèce d'histoire : ils se trouvent obligés ainsi d'écrire des choses fausses et de se contredire. Ils dépeignent Annibal comme un général inimitable à la fois pour l'audace et pour la prudence, et en même temps ils le font agir comme le plus déraisonnable ; car, ne pouvant trouver d'issue ni de conclusion qui s'accorde avec leurs fausses assertions, ils introduisent les dieux et les enfants des dieux dans une histoire positive. Ils partent de cette première donnée, que les escarpements et les aspérités des Alpes étaient telles que non seulement des chevaux et des armées pourvues d'éléphants, mais même des fantassins légers ne pouvaient les franchir aisément ; ils nous dépeignent aussi ces lieux comme une sorte de désert, de telle façon que, si un dieu ou un héros n'était pas surgi pour montrer le chemin aux compagnons d'Annibal, ils se seraient tous égarés et auraient été anéantis.

De là, ils tombent naturellement dans les deux fautes que nous avons indiquées.

48. — D'abord, y aurait-il un général plus déraisonnable qu'Annibal, et plus maladroit, qui, commandant une armée aussi nombreuse, et plaçant en elle le plus grand espoir d'anéantir l'ennemi, ne connaîtrait le moins du monde, au dire de ces gens, ni les routes, ni les localités, ni par où il passerait, ni chez quels peuples il irait, et ne saurait pas, en un mot, s'il n'entreprend pas quelque chose de tout à fait impossible ? Ce que des gens réduits au désespoir, sans aucune voie de salut, n'entreprendraient pas, c'est-à-dire de se jeter avec leurs troupes dans des régions inconnues, ces historiens le font faire à Annibal, qui garde encore intactes les plus grandes espérances de succès. Ce qu'ils ont dit de la solitude de c's lieux, comme de leurs escarpements et de leurs difficultés, rend leur fausseté manifeste. Ils n’avaient pas appris que les Celtes riverains du Rhône avaient franchi les Alpes avec de grandes armées, non pas une fois ou deux avant le passage d’Annibal, et non pas anciennement, mais naguère encore, pour combattre les Romains et se joindre aux Celtes établis dans la vallée du Pô, ainsi que nous l’avons raconté plus haut. Ils ne savaient pas non plus que des populations nombreuses habitent dans les Alpes mêmes. Ignorant tout cela, ils disent qu’un héros a paru pour montrer la route aux Carthaginois. Ils se mettent ainsi dans le même embarras que les poètes tragiques, lesquels ont besoin, pour tous les dénouements de leurs drames, de dieux et de machines, parce qu'ils ont pris pour leur début des données fausses et déraisonnables. Les historiens se trouvent forcément dans le même embarras, et font paraître des héros et des dieux, quand ils sont partis de données fausses et incroyables. Comment pourrait-on aboutir d'un début déraisonnable à une fin raisonnable ?

En réalité, Annibal ne fut pas tel qu'ils l'ont raconté : il était, en cette circonstance, extrêmement pratique dans l'exécution de son projet. Il s'était renseigné avec certitude sur la richesse du territoire où il voulait aller, sur l'hostilité des peuples à l'égard des Romains. Quant aux régions difficiles qu'il aurait à traverser, ii avait pris des guides et des conducteurs du pays, qui devaient partager ses sentiments et ses espérances.

Nous nous exprimons avec assurance à ce sujet, parce que nous tenons nos renseignements de témoins oculaires, que nous avons visité le pays, et que nous avons fait nous-mêmes le voyage à travers les Alpes pour les voir et les connaître.

49. — Publius, le général romain, étant arrivé au point de passage du fleuve trois jours après le départ des Carthaginois, et ayant trouvé que les ennemis étaient partis, fut aussi surpris qu'il est possible. Il était convaincu qu'ils n'oseraient pas continuer leur chemin par là jusqu'en Italie, à travers des populations puissantes et trompeuses ; mais, voyant qu'ils l'avaient osé, il revint vite, et en arrivant il rembarqua ses troupes. Il envoyait son frère s'occuper des affaires d'Ibérie, et pour lui, revenant en arrière, il faisait voile vers l'Italie, puis il s'efforçait d'atteindre les ennemis vers le passage des Alpes, en traversant la Thyrrhénie.

Annibal, ayant marché quatre jours de suite à partir du passage[4], arrivait à ce qu'on appelle l'Ile, pays très peuplé et fertile en blé, ainsi nommé à cause de l’analogie suivante : ici le Rhône, là la rivière appelée Scaras (ou Scoras) coulent de chaque côté, terminant son contour en pointe à leur confluent. Cette Ile est comparable, pour la forme et la grandeur, à ce qu'on appelle en Egypte le delta, sauf que dans ce dernier la mer forme un côté, entre les deux bras du fleuve, tandis que dans l'Ile ce sont des montagnes d'accès et d'ascension difficiles, on pourrait presque dire impossibles. Arrivé là, il y trouva deux frères qui se disputaient la royauté et se faisaient face avec deux armées, et dont l'ainé l'appelait en lui demandant son assistance pour s'emparer du pouvoir ; Annibal y consentit, car l'avantage qu'il y trouverait était presque évident. Aussi, s'étant joint à lui, et ayant chassé l'autre, il reçut du vainqueur l'assistance la plus complète. Non seulement celui-ci fournit les troupes de blé et des autres provisions nécessaires, mais aussi, ayant changé les armes vieilles et hors de service, il remit ainsi toute l'armée à neuf très à propos. De plus, ayant pourvu la plupart des soldats de vêtements et de chaussures, il leur rendit de grands services pour la traversée des montagnes. Surtout, comme ils songeaient avec inquiétude à leur marche à travers les Gaulois appelés Allobriges, il se mit en route à leur suite avec ses propres troupes, et garantit la sécurité de leur route jusqu'à l'approche de la traversée des Alpes.

50. — Annibal, ayant fait en dix jours 800 stades le long du fleuve, commença la montée vers les Alpes, et il lui arriva de courir de grands dangers. En effet, tant qu'ils furent d'ns la plaine, tous les chefs particuliers des Allobriges se tenaient loin d'eux, craignant les chevaux et les barbares qui les accompagnaient ; mais après que ceux-ci furent retournés dans leurs foyers, les soldats d'Annibal commencèrent à avancer dans les passages difficiles. Alors les chefs des Allobriges, ayant rassemblé un nombre d'hommes suffisant, occupèrent les positions favorables par lesquelles il fallait nécessairement que les compagnons d'Annibal fissent leur entrée. S'ils avaient caché leurs intentions, ils auraient anéanti complètement l’armée carthaginoise ; ayant été découverts, ils firent encore beaucoup de mal aux soldats d'Annibal, mais ils n'en éprouvèrent pas moins.

En effet, le général carthaginois, sachant que les barbares tenaient les positions favorables, campa lui-même près du passage, s'y arrêta, et envoya quelques-uns des Gaulois qui le guidaient s'enquérir des idées de l'ennemi et de toutes ses intentions. Ceux-ci s'acquittèrent de leur mission, et le général apprit que les ennemis se rangent et gardent les positions soigneusement pendant le jour, mais se retirent la nuit dans une ville voisine. Il prit ses dispositions d'après cette donnée de la manière suivante : reprenant son armée, il la remit en marche ostensiblement, se rapprocha des endroits difficiles, et établit son camp non loin des ennemis. La nuit venue, il fit allumer les feux, laissa au camp la plus grande partie de son armée, et ayant équipé très légèrement ses meilleures troupes, il traversa les défilés' pendant la nuit et occupa les positions que les barbares avaient occupées : ceux-ci s'étaient retirés, selon leur habitude, dans leur ville.

51. — Sur ces entrefaites, le jour venu, les barbares s'apercevant de ce qui s'était passé, renoncèrent d'abord à leur projet ; mais ensuite, voyant la masse des bêtes de somme et les chevaux parcourir longuement et péniblement le passage difficile, ils furent excités par les circonstances à attaquer la colonne en marche. Comme ils le faisaient, et fondaient sur elle en plusieurs points, beaucoup de Carthaginois, et surtout des chevaux et des bêtes de somme, furent tués, non pas tant du fait des ennemis qu'à cause des localités mêmes. En effet, l'endroit n'était pas seulement étroit et raboteux, mais aussi escarpé[5], et nombre d'animaux étaient jetés avec leur charge du haut en bas de l’escarpement à chaque mouvement et à chaque agitation.

Et c’était surtout les chevaux blessés qui causaient ces agitations ; car les uns, effrayés par leurs blessures, se rejetaient à l'envers sur les bêtes de somme, et les autres, poursuivant leur course vers l’avant, refoulaient dans le défilé tout ce qu'ils rencontraient, et causaient ainsi un immense désordre. Ce que voyant, Annibal réfléchit qu'il n'y aurait même pas de salut pour ceux qui auraient échappé au danger, si les convois étaient perdus ; il prit donc les hommes qui avaient occupé les positions d'avance la nuit précédente, et il courut au secours de la colonne engagée sur le chemin. En cette occasion, beaucoup d'ennemis furent tués, parce qu'Annibal se jetait dessus de haut en bas, mais les pertes n'étaient pas moindres dans son armée, le tumulte dans la colonne étant accru des deux côtés par les cris et le choc des nouveaux venus. Après avoir tué le plus grand nombre des Allobriges, et mis les autres en fuite, il les obligea à fuir dans leurs demeures. Alors la foule des bêles de somme et des chevaux qui restaient arriva avec peine et laborieusement au bout du mauvais pas ; Annibal, ayant soustrait tout ce qu'il avait pu au danger, marcha sur la ville d'où les ennemis étaient partis pour l'attaquer. L'ayant trouvée presque vide, parce que tous les habitants avaient été attirés au dehors par l'espoir du butin, il en resta maître. Il en tira beaucoup de ce qui lui était nécessaire pour le présent et pour l'avenir, car il y prit un grand nombre de chevaux et de bêtes de somme, ainsi que les hommes qui avaient été pris avec eux, et pour l'avenir il trouva du blé et des bestiaux pour la subsistance de deux ou trois jours ; et qui plus est, il inspira de la crainte à ceux d’ensuite, au point qu'aucun de ceux qui se trouvaient le long de la montée n'osa l'attaquer à la légère.

52. — Ayant campé là, et s'y étant arrêté un jour, il repartit. Les jours suivants, jusqu'à un certain point, il conduisit son armée en sûreté ; mais, dès le quatrième jour, il recommença à courir de grands dangers. Ceux qui habitaient près de sa roule, s'étant entendus pour le tromper, vinrent au-devant de lui avec des rameaux et des couronnes, car c'est le symbole d’amitié chez presque tous les barbares, comme le caducée pour les Hellènes. Disposé à la méfiance à l’égard de cette protestation d'amitié, Annibal sonda activement leurs pensées et toutes leurs intentions. Ils dirent qu'ils connaissaient parfaitement la prise de la ville et la ruine de ceux qui avaient essayé de lui nuire, et affirmèrent qu'ils étaient venus pour cela : ils ne voulaient faire ni supporter aucun mal, et promettaient de donner des otages. Annibal resta longtemps méfiant, ne voulant pas se fier à eux ; mais il réfléchit qu'en acceptant leurs offres, il rendrait peut-être plus doux et plus conciliants ceux qui étaient venus à lui, tandis qu'en ne les recevant pas, il en ferait des ennemis déclarés ; il consentit donc à ce qu'ils proposaient, et feignit de conclure amitié avec eux. Les barbares ayant donné des otages, et fournissant du bétail en abondance, se mettant d'ailleurs tout à fait entre ses mains sans précaution, Annibal s'y fia dans une certaine mesure au point de s'en servir comme guides à travers les pays difficiles de ce côté. Ces gens marchent en tète pendant deux jours, puis les naturels, s'étant rassemblés et ayant côtoyé la marche de l'armée, l'attaquent comme elle traversait un précipice aux flancs escarpés et inabordables.

53. — Dans celte circonstance, il aurait pu arriver que tous les compagnons d'Annibal fussent détruits de fond en comble, s'il n'avait craint, dans une certaine mesure, un événement critique, n'avait prévu ce qui allait arriver, et n'avait placé les équipages et la cavalerie en tète de colonne, les Hoplites à la queue. Ceux-ci étant aux aguets, le mal fut moindre, car ils arrêtèrent le choc des barbares. Néanmoins, beaucoup d'hommes, de chevaux et de bêtes de somme périrent. Les ennemis tenant les points les plus élevés , et attaquant ce qui était au pied, faisaient rouler des rochers sur les uns, lançaient des pierres aux autres ; ils les mettaient ainsi dans une déroute complète et dans un tel péril qu'Annibal fut obligé de passer la nuit avec son armée sur une roche nue très forte, séparé de ses chevaux et de ses bêtes de somme, et veillant sur eux, qui parvinrent à peine à défiler hors des gorges[6] en toute la nuit.

Le lendemain, les ennemis s’étant éloignés, il rejoignit les chevaux et les botes de somme, et s'avança vers les passages situés tout en haut des Alpes'. Il n’eut plus affaire à aucune attaque générale des barbares, mais combattit contre eux par parties et par endroits ; tantôt à la queue, tantôt à l’avant-garde, ils enlevaient quelques bêtes de somme, escarmouchant à propos. Annibal tira le plus grand avantage de ses éléphants, car dans les endroits où ils ouvraient la marche, les ennemis n'osaient pas attaquer, effrayés qu'ils étaient par l'étrange apparence de ces animaux.

Le neuvième jour, il arriva sur le col, campa, et s'arrêta deux jours, il voulait faire reposer ceux qui s'étaient échappés avec lui, et attendre les retardataires. En cette circonstance, il arriva que beaucoup de chevaux, qui avaient pris peur et s'étaient échappés, et beaucoup de bêtes de somme qui avaient jeté bas leurs charges, suivirent merveilleusement les traces, montèrent au col et rejoignirent le campement.

54. — La neige s'amoncelait déjà sur les sommets, car on approchait du coucher de la Pléiade. Voyant ses gens disposés au découragement à cause de leurs souffrances passées et de celles qu'ils attendaient encore, Annibal fit sonner l'assemblée, ayant une occasion unique pour voir l'Italie ; car ces montagnes sont disposées de telle sorte que les spectateurs aperçoivent les Alpes dans la situation d'une double citadelle encadrant toute l'Italie. Il montra à ses hommes les plaines du Pô, leur rappela les bons sentiments de toute nature des Gaulois qui les habitaient, et en même temps leur indiqua la situation de Rome elle-même ; il leur rendit ainsi quelque confiance.

Le lendemain, il leva le camp et commença la descente, pendant laquelle il ne rencontra pas d'ennemis, si ce n'est des individus qui se glissaient furtivement pour venir lui faire quelque dommage ; mais les localités et la neige lui firent perdre presque autant de monde qu'il en avait perdu dans la montée. Le chemin était étroit et rapide ; la neige empochait chacun de distinguer la piste, et tout ce qui posait le pied à côté et glissait était entrainé dans le précipice.

Cependant ils supportèrent bien cette épreuve, accoutumés qu'ils étaient à de pareilles difficultés. Mais on arriva à un endroit tel que ni éléphants ni bêtes de somme ne pouvaient passer, à cause de l'étroitesse du chemin. Un escarpement (ou un éboulis[7]) qui existait déjà sur une longueur d'environ 3 demi-stades venait récemment de s'ébouler encore davantage. La troupe se reprit à se décourager et à se débander. Pour commencer, le général carthaginois songea à tourner ce passage difficile ; mais la neige qui était tombée rendant aussi le détour impossible, il abandonna ce projet.

Ce qui se produisait là était tout particulier et extraordinaire. Sur la neige ancienne, restée depuis l'hiver précédent, celle de l'année venait de tomber depuis peu ; elle était facile à entamer, parce qu'ayant commencé récemment, elle était molle et n'avait pas encore beaucoup d'épaisseur ; mais lorsqu'après l'avoir traversée, les pieds atteignaient celle qui était dessous, très consistante, ils ne l'entamaient plus. On glissait des deux pieds et on coulait, comme il arrive sur la terre quand on marche sur un sol fangeux. Ce qui suivait était plus pénible encore : les hommes ne pouvaient entamer la neige inférieure, et s'ils voulaient, en tombant, s'accrocher des mains et des genoux pour se relever, ils glissaient plus encore, parmi tous les appuis, sur ces pentes généralement raides. Quant aux bêtes de somme, quant elles tombaient, elles entamaient bien la neige inférieure et se redressaient, mais après l'avoir percée, elles restaient comme fichées avec leurs fardeaux, par leur poids et par la compacité de la neige ancienne. Annibal abandonna donc cette espérance et fit bivouaquer sur la crête[8], après en avoir balayé la neige ; puis il donna des instructions à sa troupe et remblaya[9] l’escarpement à grand'peine.

Un seul jour suffît pour faire un chemin praticable aux chevaux et aux bêtes de somme ; il les y fit passer tout de suite, puis ayant établi son camp dans des lieux qui échappaient déjà à la neige, il envoya les animaux au pâturage, et fit aller des Numides au travail de terrassement[10] par fractions. C'est à grand'peine qu'après trois jours de souffrances il fit passer les éléphants, qui avaient cruellement pâti de la faim, car les sommets des Alpes et les abords des cols sont absolument sans arbres et dénudés, à cause du séjour de la neige, été comme hiver ; mais au-dessous du milieu des pentes, des deux côtés, elles sont couvertes d'arbres, de forêts, et sont habitables.

55. — Annibal, en somme, ayant rassemblé toute son armée sur un même point, descendait, et le troisième jour à partir du susdit précipice, il atteignait les plaines. Il avait perdu beaucoup de ses soldats du fait des ennemis et des cours d'eau, durant tout le trajet, et il avait perdu aussi dans les ravins et les endroits difficiles des Alpes, non seulement beaucoup d'hommes, mais beaucoup de chevaux et de bêtes de somme. Enfin, ayant fait tout son voyage depuis la Ville Neuve en cinq mois, et la traversée des Alpes en quinze jours, il entra hardiment dans les plaines du Pô et chez le peuple des Insubres. Il avait sauvé environ 42.000 fantassins de ses troupes africaines, 8.000 Ibères, et tout au plus 5.000 cavaliers, comme il l'explique lui-même dans l'inscription qui donne le relevé de ses troupes au cap Lacinien....

[Mouvements de P. C. Scipion en Italie et considérations générales sur l’histoire et la géographie.]

60. — Nous avons indiqué plus haut le nombre des troupes avec lesquelles Annibal entra en Italie ; en débouchant, il campa à l'entrée de la plaine qui borde le pied des Alpes, et pour commencer il rassembla ses troupes et les laissa reposer. Les montées et les descentes, les difficultés rencontrées dans le passage du col avaient horriblement fait souffrir toute l'armée ; en outre, elle avait été très abîmée par le manque du nécessaire et l'absence de soins matériels. Beaucoup d'hommes étaient tombés au dernier degré de la démoralisation par leur misère et leurs souffrances incessantes. On n’avait pas pu porter dans de pareils endroits des vivres en abondance pour le nombre de milliers qu'ils étaient, et ce qu'on en avait avec la colonne avait été perdu en grande partie avec les bêtes de somme. Aussi, après avoir franchi le Rhône avec 38.000 fantassins et plus de 8.000 chevaux, il en perdit à peu près la moitié, comme nous l’avons dit plus haut, dans les défilés. Les survivants avaient une telle figure et un tel aspect général, par suite de ces souffrances incessantes, qu'ils semblaient tous être retombés à l'état sauvage. Annibal pourvut alors à beaucoup de choses pour leur entretien, ranima les esprits et remit les corps de ses hommes en bon état, ainsi que les chevaux.

Cela fait, l'armée se trouvant déjà bien rétablie, il essaya de lier amitié et alliance avec les Taurins, qui habitent au pied des montagnes, lesquels étaient ennemis des Insubres[11] et se défiaient des Carthaginois. Les Taurins ayant repoussé ses avances, il enleva en trois jours leur ville la plus importante et tua ceux qui lui avaient été opposés, ce qui inspira une telle crainte aux peuples voisins que tous vinrent à lui pour se mettre à sa discrétion.

 

II. — RELATION DE TITE-LIVE.

 

XXI, 23. — Annibal, joyeux de cette apparition[12], fit passer l’Èbre à son armée en trois divisions ; il avait envoyé en avant des gens chargés de lui concilier, par des présents, les Gaulois dont il voulait traverser le territoire et de reconnaître les passages des Alpes. Il fit franchir l'Èbre à 90.000 fantassins et 12,000 cavaliers, il soumit ensuite les Ilergètes, les Bargusiens, les Ausetaniens et la Lacétanie, qui se trouve aux pieds des Pyrénées. Il donna le gouvernement de toute cette marche à Hannon, pour rester maître des passages qui font communiquer l'Espagne et la Gaule. Pour occuper cette région, il donna à Hannon 40.000 fantassins et 1000 cavaliers. Quand l’armée eut commencé de s'engager dans le passage des Pyrénées, le bruit que l'on marchait contre les Romains prit consistance parmi les barbares, et aussitôt 3.000 fantassins carpétans rebroussèrent chemin. Ils n'étaient pas effrayés, en réalité, par la guerre, mais par la longueur de la route et la traversée impraticable des Alpes. Annibal, ne voulant ni les rappeler ni les faire revenir de force, pour ne pas exaspérer l’humeur farouche des autres, renvoya dans leurs foyers plus de 7.000 hommes, qui lui avaient paru inquiets de cette expédition, et il feignit d'avoir aussi renvoyé lui-même les Carpétans.

24. — Sans laisser le temps aux autres d'être ébranlés par l'arrêt ou l'inaction, il passe les Pyrénées avec le reste de ses troupes, et vient camper près de la ville d'Illiberris. Les Gaulois avaient bien entendu dire qu'il portait la guerre en Italie ; pourtant, comme ils avaient appris que les Espagnols, de l'autre côté des Pyrénées, avaient été soumis par la force, et que des contributions leur avaient été imposées, quelques peuples, craignant d’être asservis, prennent les armes et se réunissent à Ruscino. Annibal, à cette nouvelle, et craignant un retard plus que la guerre, envoya des parlementaires à leurs rois, pour leur dire : qu'il voulait avoir une entrevue avec eux ; qu’ils s'approchassent d’Illiberris, ou que lui s'avancerait près de Ruscino, pour faciliter leur rencontre. Il sera heureux de les recevoir dans son camp, et n'hésitera pas non plus à se rendre dans le leur. Il est venu en Gaule comme un hôte, non comme un ennemi ; et il ne tirera pas l’épée, si les Gaulois le veulent, avant d'être parvenu en Italie. Tel fut le langage de ses émissaires. Les chefs gaulois portèrent aussitôt leur camp près d'Illiberris, et vinrent volontiers chez le Carthaginois ; gagnés par ses présents, ils laissèrent passer son armée en toute tranquillité à travers leur territoire, au delà de Ruscino.

25. — On ne connaissait encore en Italie que le passage de l’Èbre par Annibal, qui avait été signalé à Rome par des envoyés de Marseille ; néanmoins, comme s'il eût déjà franchi les Alpes, les Boii, entraînant les Insubres, s'étaient soulevés... [Récit de la guerre dans la Cisalpine.]

26. — Cette nouvelle alarme étant portée de Rome, les sénateurs apprirent ainsi qu'à la guerre punique il fallait en joindre une contre les Gaulois ; ils ordonnent que le préteur C. Atilius ira secourir Manlius avec une légion romaine et 5.000 alliés, levés par un décret récent des consuls. Atilius parvint à Tanetum sans combat, les ennemis ayant eu peur et s'étant retirés. P. Cornélius leva une nouvelle légion à la place de celle qui avait été envoyée avec le préteur ; il partit à Rome avec 60 vaisseaux longs, suivit le rivage d'Étrurie, celui des Ligures et les montagnes des Salyens, parvint à Marseille et alla camper à l'embouchure la plus voisine du Rhône (ce fleuve se jette dans la mer par plusieurs bras). Il croyait qu'Annibal en était à peine à franchir les Pyrénées. En constatant qu'il était déjà occupé de passer le Rhône, ne sachant où il le rencontrerait, et ses hommes n'étant pas encore assez remis du mal de mer, il envoya 300 cavaliers choisis, conduits par des Marseillais et des auxiliaires gaulois, pour tout reconnaître et observer l'ennemi sans s'exposer.

Annibal, ayant immobilisé les autres peuples par la crainte ou par des indemnités, était parvenu sur le territoire des Volques, nation puissante. Ils habitent les deux rives du Rhône ; mais, désespérant de repousser le Carthaginois de la rive droite, ils se mirent à couvert du fleuve et firent passer presque tous les leurs au delà du Rhône, dont ils occupèrent la rive en armes. Annibal paya les autres habitants riverains du fleuve, et ceux des Volques qui étaient demeurés dans leurs foyers, pour lui amener de toutes parts et lui fabriquer des bateaux ; ils avaient hâte, d'ailleurs, que l’armée eût passé, et que leur pays fût débarrassé de cette foule énorme qui l'accablait. Aussi réunirent-ils une immense quantité de bateaux et de nacelles qui se trouvaient préparées pour l'usage des riverains. Les Gaulois en fabriquèrent de nouvelles en creusant pour chacune un tronc d'arbre, puis les soldats eux-mêmes, encouragés par l'abondance des matériaux et la facilité du travail, firent à la hâte des pirogues informes pour eux et leur équipement, ne leur demandant que de pouvoir flotter et porter leur paquetage.

27. — Tout étant prêt pour le passage, les ennemis se tenaient menaçants sur l'autre rive, toute couverte d'hommes et de chevaux. Pour les en détourner, Annibal ordonne à Hannon, fils de Bomilcar, de partir à la première veille de la nuit avec une partie des troupes, surtout des Espagnols, pour remonter le fleuve à une journée de marche, le traverser dès qu'il pourra, le plus secrètement possible, et tourner avec sa colonne de manière que, le mouvement terminé, il attaque les Gaulois à revers. Des guides gaulois, qu'on lui donne pour cette manœuvre, lui indiquent pour le passage, à environ 25 milles en amont, une petite ile autour de laquelle le fleuve se divise, plus large à cet endroit, et par suite moins profond ; là, ils abattent du bois à la hâte, fabriquent des radeaux pour transporter hommes, chevaux et matériel. Les Espagnols traversent aisément le fleuve à la nage, ayant placé leurs vêtements sur des outres, et se couchant sur leurs boucliers. Le reste du détachement, ayant assemblé les radeaux, passe et campe près du fleuve. Fatigué par celte marche de nuit et ce travail, il prend un seul jour pour se reposer, son chef tenant à accomplir sa tâche en temps opportun. Le lendemain, en quittant leur campement, ils annoncent leur passage et leur voisinage à Annibal par de la fumée ; celui-ci, à ce signal, et pour n'être pas en retard, donne l'ordre de passer. Les fantassins avaient déjà préparé et disposé leurs nacelles ; la flottille des bateaux, portant les cavaliers près de leurs chevaux qui nageaient, se trouvait en amont pour briser le courant du fleuve et procurer la tranquillité aux nacelles qui passaient en aval. Une grande partie des chevaux nageaient, traînés parleurs longes de la poupe des navires ; d'autres étaient embarqués tout sellés et bridés pour que les cavaliers pussent s'en servir en débarquant.

28. — Les Gaulois s'empressent sur la rive en poussant diverses clameurs et chantant selon leur habitude, agitant les boucliers au-dessus de leurs tètes, et brandissant leurs javelots. Néanmoins, ils étaient intimidés par l’énorme quantité de bateaux qui venaient de l'autre rive, par le grand bruit de l’eau qui les frappait, et par les cris divers des mariniers et des soldats, de ceux qui essayaient de passer le fleuve comme de ceux qui, restés sur l'autre rive, encourageaient les leurs parleurs cris, ils étaient déjà assez effrayés, quand une clameur plus terrible encore s'élève derrière eux : c'est Hannon qui a pris leur camp. Il apparaît presque aussitôt, et un double danger les menace, les bateaux débarquant une si grande quantité de combattants, et une armée inattendue les prenant à dos. Les Gaulois, après avoir essayé de faire face des deux côtés, sont repoussés. Ils se précipitent du côté où semble s'offrir l'issue la plus large et s'enfuient épouvantés, en tous sens, dans leurs villages. Annibal fait passer tranquillement le reste de ses troupes, et sans souci du rassemblement tumultueux des Gaulois, établit son camp.

Je crois qu'on imagina divers procédés pour faire passer les éléphants ; ce qu'il y a de certain, c'est que les récits sont différents : les uns rapportent que les animaux furent rassemblés sur la rive, et que le plus violent d'entre eux, excité par son cornac, le suivit dans l'eau où celui-ci s'était jeté à la nage, entraînant le' reste du troupeau ; dès qu'un éléphant perdait pied et s'épouvantait de la profondeur du fleuve, le courant le portait à l'autre rive.

Au reste, il est plus vraisemblable qu'on les fit passer sur des radeaux. Comme ce procédé était le plus sûr qu'on put choisir avant l'action, il est celui auquel on croit le plus volontiers.

Un premier radeau, long de 200 pieds, large de 50, est placé contre la rive, s'avançant dans le fleuve ; pour qu'il ne soit pas entraîné par le courant, on le fixe au sol en amont par plusieurs cordages assez forts, et on Je couvre de terre pour que les éléphants s'y avancent résolument comme sur le sol naturel. Un autre radeau de même largeur, et long de 100 pieds, capable de traverser le Rhône, fut attaché au premier Les éléphants étaient conduits sur le radeau fixe comme sur un chemin, les femelles en tête, et passaient sur le radeau moins grand attaché au premier. Aussitôt les liens qui réunissaient les deux radeaux étaient coupés, et le radeau entraîné vers l'autre rive par quelques bateaux légers. Les premiers étant transportés ainsi, on revint chercher les antres et on les fit passer à leur tour.

Ils n'avaient aucune crainte tant qu'ils étaient conduits sur cette espèce de pont continu. Ils commençaient à avoir peur quand le radeau se détachait du reste et les emportait au large. Alors ils se pressaient les uns contre les autres ; ceux qui étaient au bord s’éloignant de l'eau, et ils produisaient quelque agitation. Enfin la peur même les faisait tenir tranquilles en regardant l'eau. Quelques-uns, plus, agités, tombèrent dans l'eau, où leur poids même les maintint. Débarrassés de leurs cornacs, ils cherchèrent le fond et prirent pied, pais gagnèrent le rivage.

29. — Pendant que l'on faisait passer les éléphants, Annibal avait envoyé 500 cavaliers numides vers le camp des Romains pour découvrir où et combien ils étaient, et quelles étaient leurs intentions. Cette troupe rencontre 300 cavaliers romains envoyés, comme nous l'avons dit, de l'embouchure du Rhône. Ils se livrent on combat plus sérieux que leur nombre ne le comportait, car, sans parler de nombreux blessés, les morts furent en quantité à peu près égale de part et d'autre. La fuite et l’effroi des Numides donna la victoire aux Romains, déjà presque épuisés. Les vainqueurs perdirent environ 160 hommes, non pas tous Romains, mais comprenant des Gaulois ; les vaincus en perdirent plus de 200. Ce début de la guerre en était comme le présage, et promettait aux Romains l'avantage définitif, mais une victoire précédée de bien des alternatives, et achetée par des flots de sang. L'affaire ainsi terminée, les deux détachements rejoignirent leurs généraux ; Scipion ne pouvait prendre d'autre parti que de régler ses opérations sur les projets et les entreprises de l'ennemi. Quant à Annibal, il se demandait s il allait continuer sa route vers l'Italie, ou s'il combattrait la première armée romaine qui s'offrait à lui ; l'arrivée des ambassadeurs boïens et du petit roi Magalus lui fit écarter le projet de combattre sur-le champ j ceux-ci venaient affirmer qu'ils seraient ses guides pendant la route et ses compagnons dans le danger, mais ils pensaient qu'il fallait entrer en Italie» avec son armée encore intacte, et sans avoir entamé les hostilités. La masse des soldats, du reste, redoutait l'ennemi, car le souvenir de la dernière guerre n'était pas encore effacé, mais ils redoutaient surtout l'immense longueur de la route et les Alpes, dont la renommée leur avait fait, dans leur ignorance, une chose épouvantable.

30. — Annibal, quand il eut pris le parti de poursuivre sa route et de gagner l’Italie, rassembla les troupes et excita en elles des sentiments divers par ses reproches et ses exhortations. Il s’étonnait de cette terreur subite qui avait envahi des cœurs jusqu'alors intrépides ; il y avait tant d'années qu’il les menait à la victoire ! Et ils n'étaient sortis d'Espagne qu’après avoir soumis à Carthage toutes les terres et tous les peuples que les deux mers opposées embrassent entre elles. Indignés de ce que le peuple romain avait osé demander comme des criminels tous ceux qui avaient assiégé Sagonte, ils avaient passé l’Èbre pour détruire le nom romain et délivrer l'univers. Personne alors ne trouvait trop longue la route du couchant extrême jusqu'au levant. Et maintenant, quand ils voient la plus grande partie du chemin parcourue, qu'ils ont traversé les gorges des Pyrénées et les populations les plus sauvages, et le Rhône, ce fleuve immense que défendaient tant de milliers de Gaulois, qu'ils ont vaincu la puissance même de ce courant, qu'ils ont devant eux les Alpes, de l'autre côté desquelles se trouve l'Italie, c'est maintenant qu'ils s'arrêtent épuisés, aux portes mêmes de l'ennemi ? Que croient-ils donc qu'il y ait d'extraordinaire dans les Alpes, en dehors de leur altitude ? Ils n'ont qu'à se figurer les Pyrénées en plus haut. Il n'y a pas de terres qui touchent le ciel, ni qui soient insurmontables pour des hommes. Du reste les Alpes sont habitées et cultivées ; des êtres vivants y subsistent et s'y nourrissent. Praticables pour des individus, peuvent-elles être impraticables pour des armées ? Ces ambassadeurs, qu'ils voient là, n'ont probablement pas franchi les Alpes avec des ailes. Leurs ancêtres n'étaient pas originaires de l'Italie : ils y sont venus s'établir, franchissant souvent en toute sûreté ces mêmes Alpes en d'immenses colonnes, avec leurs femmes et leurs enfants, à la manière des émigrants. Qu'y a-t-il d'impraticable ou d'insurmontable à des soldats armés et qui ne portent que les instruments de guerre ? Que de dangers, que de peines il a fallu pendant huit mois pour prendre Sagonte ! Maintenant qu'ils marchent sur Rome, la capitale du monde, y a-t-il quelque chose qui puisse leur sembler dur ou difficile, au point d'arrêter leur élan ? Les Gaulois l'ont prise, cette ville dont le Carthaginois désespère d'approcher. Il faut, ou s'avouer inférieur en courage et en ardeur à ces Gaulois, qu'ils ont battus si souvent en quelques jours, ou se fixer comme terme de la marche la plaine qui s'étend entre le Tibre et les murs de Rome.

31. — Après les avoir excités par ces paroles, il les renvoie s'occuper de leurs personnes et leur ordonne de se préparer au départ.

Le lendemain, il se met en route, remontant le Rhône pour gagner l’intérieur de la Gaule, non que ce fût le chemin le plus court pour gagner les Alpes, mais parce que, plus il s'éloignerait de la mer, moins il risquerait de rencontrer les Romains, et il n’était pas dans ses intentions de combattre avant d'arriver en Italie. En quatre marches il parvint à l’Île. Là le Saras et le Rhône, descendant des Alpes dans deux directions différentes, entourent, avant de se réunir, un certain espace de terrain. On a donné le nom d'Ile au territoire qu'ils comprennent entre eux : non loin de là habitent les Allobroges, nation qui n'était alors inférieure en richesse et en réputation à aucune autre nation de la Gaule ; ils étaient alors divisés, deux frères se disputant la couronne : l'aîné, qui avait régné d'abord, et s'appelait Brancus, était repoussé par le plus jeune, et par une troupe de jeunes gens qui n'avaient pas le droit, mais la force pour eux. L'intervention d'Annibal dans ce différend ayant été sollicitée très à propos, il se trouva maître des destinées de cet État. Suivant le vœu des sénateurs et des chefs, il rendit le pouvoir à l'ainé ; en reconnaissance, il reçut des vivres et une grande quantité d'objets de toute espèce, surtout des vêtements, que les froids bien connus des Alpes rendaient indispensables.

Le différend des Allobroges étant réglé, et comme il reprenait son chemin vers les Alpes, il ne prit pas par le plus court, mais tourna à gauche chez les Tricastins ; de là il se dirigea vers les Tricoriens en longeant l'extrême frontière des Voconces ; il ne rencontra aucun obstacle, avant d'arriver à la rivière Druentia[13]. C'est une rivière alpine, de beaucoup la plus difficile à franchir de tous les cours d'eau de la Gaule ; car, bien qu'elle roule une énorme masse d'eaux, elle n'est pas navigable : elle n'est pas limitée par des berges, et coule à la fois dans plusieurs lits, qui ne restent pas les mêmes, et elle fait sans cesse de nouveaux gués et de nouveaux gouffres, qui rendent le passage incertain pour les piétons ; elle roule des cailloux boueux, n'offrant aucun point d'appui solide ou assuré pour la marche. Elle se trouvait alors gonflée par les pluies, et causa un immense désordre dans les troupes troublées en outre parleur frayeur et par leurs clameurs confuses.

32. — Le consul P. Cornélius, avec son armée disposée en carré, arriva au camp d'Annibal près de trois jours après que celui-ci avait quitté le bord du Rhône il ne voulait pas tarder à combattre, mais voyant le camp évacué, et jugeant impossible de suivre l’ennemi à une telle distance, il retourna vers la mer et vers ses navires, pour rencontrer plus sûrement et plus facilement Annibal à la descente des Alpes.

Pour que l’Espagne ne fût pas dégarnie de troupes romaines, comme il était chargé de cette province, il envoya son frère Cn. Scipion avec la plus grande partie des troupes contre Asdrubal. Il n’y avait pas seulement à protéger d'anciens alliés, et à s’en faire de nouveaux, mais aussi à chasser Asdrubal de l'Espagne. Quant à lui, avec ses troupes désormais peu nombreuses, il revint à Gènes, voulant aller défendre l’Italie avec son armée dans la région du Pô.

Annibal, marchant le plus souvent en plaine[14] partir de la Druentia, parvint jusqu'aux Alpes en ayant de bons rapports avec les habitants de ces contrées. Alors, quoique la chose fût déjà annoncée par la renommée, qui grossit généralement les objets inconnus, les terreurs reprirent en voyant de près la hauteur de ces montagnes, et les neiges qui se confondaient avec le ciel, les huttes informes perchées sur les rochers, les bestiaux et les chevaux engourdis par le froid, les hommes hirsutes et sauvages, tous les êtres vivants et les objets figés dans la glace, et beaucoup d'autres choses plus lamentables à voir qu'à décrire.

Comme la colonne gravissait les premières pentes, apparurent des montagnards établis sur les hauteurs dominantes. S'ils s'étaient postés dans des vallées plus cachées pour se ruer au combat à l’improviste, ils auraient produit une grande panique et fait un carnage complet.

Annibal fait arrêter la colonne, et envoie des Gaulois reconnaître les lieux ; informé qu'on ne pouvait passer par là, il établit son camp dans la vallée la plus large qu'il peut trouver parmi ces escarpements et ces ravins. Grâce aux mêmes Gaulois, dont la langue et les mœurs diffèrent peu de celles des montagnards, et qui ont pu se mêler à leurs entretiens, il apprend que la défilé est gardé seulement pendant le jour, mais que la nuit, chacun regagne son foyer.

Au petit jour, il se plaça devant les hauteurs, comme s'il voulait s'ouvrir un chemin dans le défilé de vive force et ouvertement. La journée est employée ensuite à simuler autre chose que ce qu'il préparait ; on avait fortifié le camp à l’endroit où l'on s'était arrêté. Dès qu'il apprit que les montagnards étaient descendus des hauteurs en retirant leurs postes, il fit allumer, pour faire illusion, des feux plus nombreux qu'il ne fallait pour les hommes restés au camp ; puis laissant les chevaux et le convoi avec la plus grande partie de l’infanterie, il traversa vivement le défilé avec un corps léger, formé de ses meilleurs soldats, et il s'établit sur ces hauteurs que les ennemis avaient occupées.

33. — Au point du jour, on lève le camp, et le reste de la colonne commence à s'avancer. Déjà les montagnards, au signal donné, revenaient de leurs repaires vers leur poste accoutumé, quand ils aperçoivent une partie de leurs ennemis qui l'a occupé et qui les domine, tandis que d'autres cheminent sur la route. Ce double spectacle, frappant leurs yeux et leurs esprits, les tient quelque temps immobiles ; mais bientôt ils voient la colonne s'agiter dans le défilé, et se mettre en désordre par ses propres mouvements, les chevaux surtout prendre peur, et ils pensent que ce qu'ils pourraient ajouter de frayeur à l'état de cette colonne suffirait pour la perdre. Ils parcourent en gens très exercés les endroits les plus impraticables le long des rochers à pic. Les Carthaginois avaient à lutter à la fois contre l'ennemi et contre le terrain, et ils combattaient plus entre eux que contre l'ennemi, chacun cherchant à se dérober au danger le plus vite possible. C'était surtout les chevaux qui jetaient le désordre dans la colonne et qui piétinaient, épouvantés par les cris discordants que les bois et les rochers répercutaient en les augmentant ; s'ils étaient frappés ou blessés, ils prenaient peur à tel point, qu'ils écrasaient une foule d'hommes et d'objets de toute espèce, et ce trouble précipita un grand nombre de victimes d'une hauteur immense, car ce défilé était escarpé et à pic de chaque c6té ; il y tomba beaucoup d'hommes en armes, mais surtout des animaux avec leurs charges. Malgré ce que ce spectacle avait de pénible, Annibal sut pourtant se contenir et garder son détachement immobile pour ne pas augmenter le désordre et la confusion. Mais voyant que sa colonne était coupée, et qu'il y avait à craindre que l'armée, privée de convoi, ne pût plus continuer sa route en bon état, il dévala des endroits élevés, et son attaque, culbutant l'ennemi, augmenta aussi quelque peu le désordre dans sa troupe ; mais ce tumulte cessa dès que le chemin fut dégagé par la fuite des montagnards ; bientôt tout le monde reprit sa marche, non seulement en toute tranquillité, mais presque en silence.

Annibal prend ensuite l'oppidum, qui était la capitale de cette région, ainsi que les villages voisins, et il nourrit son armée pendant trois jours avec les troupeaux des captifs : n’étant plus gêné, ni par les montagnards, écrasés du premier coup, ni par le terrain, il fit pas mal de chemin dans ces trois jours.

34. — On arriva ensuite chez un peuple très nombreux pour un pays de montagnes ; là il ne fut pas attaqué ouvertement, mais faillit être pris par ses propres armes, la ruse et le mensonge, et dans des embuscades. Les chefs les plus âgés de leurs villes se rendent auprès de lui et lui disent : le malheur des autres leur a été un exemple utile ; et leur a montré qu'il valait mieux accueillir les Carthaginois avec amitié qu'avec violence ; ils feront docilement ce qu'il commandera. Qu'il accepte des vivres, des guides pour sa marche, et des otages pour garants de leurs promesses. Annibal ne les croyait pas trop légèrement, et ne voulait pas les repousser, de crainte de s'en faire des ennemis déclarés. Il leur répondit avec bienveillance qu'il acceptait les otages proposés ; il profita des vivres qu'ils avaient rassemblés eux<mêmes sur sa route, mais sans suivre du tout l'usage adopté en pays ami, de rompre la colonne, et il suivit leurs guides.

Les éléphants et la cavalerie étaient en tête de la colonne. Il venait ensuite, lui-même, avec le gros de l'infanterie, examinant tout et songeant à tout. On arriva dans un chemin plus étroit, dominé d'un côté par une montagne à pic ; alors les barbares surgirent de tous côtés, de leurs embuscades, sur le front, sur les derrières, de près et de loin. Ils font rouler d'énormes rochers sur la colonne. C'est à l'arrière que le plus grand nombre assaillit la colonne ; l'infanterie leur fait face, et si elle n'avait pas été là pour constituer solidement la queue de la colonne, nul doute que l'armée n'eût éprouvé un immense désastre dans ces gorges. Malgré cela, elle courut encore les plus grands dangers, et fut près de sa perte ; Annibal hésitait à engager sa troupe dans les gorges, rien ne couvrant les derrières de l'infanterie comme elle couvrait ceux de la cavalerie, et les montagnards, se précipitant par des chemins détournés, percèrent la colonne en son milieu et coupèrent la route. Annibal dut passer une nuit sans cavalerie et sans convoi.

35. — Le lendemain, les barbares attaquaient déjà plus mollement ; les troupes se rejoignirent, et sortirent des gorges non sans pertes, mais en perdant plutôt des bêtes de somme que des soldats. Alors les montagnards, devenus moins nombreux, attaquent plutôt en brigands qu'en combattants, tantôt sur la tête, tantôt sur la queue de la colonne, suivant que le terrain s’y prêtait, ou que des traînards leur en donnaient l’occasion. Les éléphants, ouvrant la marche et conduits très lentement dans ce chemin étroit, procuraient une entière sécurité à la colonne aux points où ils passaient, car les montagnards n'osaient s'approcher de ces bêtes inconnues[15].

Le neuvième jour, on atteignit la crête des Alpes après s'être fourvoyé plusieurs fois dans des impasses, et s'être égaré, soit à cause de la mauvaise foi des guides, soit au contraire qu'on s'en méfiât et qu'on s'engageât d'autorité dans des vallons où l'on se croyait sur la bonne voie. On s'arrêta deux jours sur le col, et un repos fut donné aux soldats fatigués par les travaux et les combats ; quelques animaux, qui s'étaient échappés dans les rochers, parvinrent au camp en suivant les traces de la colonne. La neige se mit à tomber, car les Pléiades en étaient déjà à leur coucher, et elle vint ajouter de grandes craintes à l'épuisement dont les hommes étaient accablés après tant de maux. C'est sur un sol tout couvert de neige que, la colonne ayant rompu au point du jour, avança lentement ; la nonchalance et le découragement se peignaient sur tous les visages. Alors Annibal, devançant les enseignes, se porte sur un certain promontoire dont la vue s'étendait au loin et largement, y fait arrêter la troupe et lui montre l'Italie et les plaines du Pô s'étalant au pied des Alpes : ce n'était pas seulement les murailles de l'Italie, mais celles de Home même qu'ils franchissaient ; il n'y aurait plus que des plaines faciles à parcourir ; encore un combat, deux au plus, et ils tiendraient dans leurs mains, en leur puissance, la citadelle de l'Italie !

La colonne se remit en marche ; les ennemis ne l'inquiétaient plus que par des coups de main insignifiants, quand ils en trouvaient l’occasion. Au reste, la descente fut beaucoup plus difficile que n’avait été l'ascension, car le versant italien des Alpes est le plus court, et par suite le plus escarpé. Presque tout le chemin était raide, étroit, glissant : on ne pouvait éviter une chute, et si l'on chancelait tant soit peu, impossible de rester sur ses pieds ; bêtes et gens tombaient les uns sur les autres.

36. — On trouva ensuite à un rocher qui resserrait beaucoup le chemin et tellement lisse que c’est à peine si un soldat légèrement armé qui essaierait d'y descendre, y parviendrait en s’accrochant aux broussailles et aux arbustes qui en jaillissent. L'endroit était déjà naturellement escarpé, mais un récent éboulement l'avait encore entaillé sur une hauteur d'environ 1000 pieds. Les cavaliers s'arrêtent là, comme si le chemin n'allait pas plus loin. Annibal, étonné, demande ce qui fait arrêter la colonne : on lui répond que le chemin devient impraticable. Il descend voir par lui-même, et se convainc qu'il faut faire passer la colonne, au prix d'un long détour, par des endroits presque impraticables, où nul n'a encore passé. Mais il s'y trouva encore des obstacles insurmontables : sur l'ancienne neige qui avait persisté, se trouvait une couche mince de neige nouvelle, où le pied s'enfonçait mollement et sans peine ; mais quand un grand nombre d'hommes et d'animaux l'avaient piétinée et fait disparaître, on marchait sur la glace polie et dans la boue liquide de la neige fondue. C'était alors des efforts surhumains : cette glace unie ne donnait aucune prise[16], les pieds glissaient plus vite sur les pentes, et si l'on voulait s'aider des mains et des genoux pour se relever, ces supports même se dérobaient, et la chute recommençait, sans qu'il y eût à proximité aucune broussaille, aucune racine auxquelles on pût se raccrocher par le pied ou par la main. On ne faisait que rouler sur cette glace unie et cette neige liquide. De temps à autre, les animaux brisaient même la neige inférieure qu'ils foulaient, et projetant leurs pieds plus violemment pour se retenir lorsqu'ils se sentaient glisser, ils traversaient la glace de part en part ; la plupart se trouvaient alors comme pris au piège dans la neige durcie et profonde.

37. — Enfin, après avoir fatigué inutilement les hommes et les animaux, Annibal fit camper sur la montagne dans un endroit qui fut débarrassé à grand'peine, tant il y avait de neige à creuser et à enlever, puis il conduisit les soldats travailler au rocher qui pouvait seul offrir un passage. Comme il fallait entamer la pierre, des arbres immenses furent abattus et dépouillés pour fournir une grande masse de bois qu’on alluma sous un vent très propice à l’action du feu, puis la pierre brûlante fut arrosée de vinaigre pour la pulvériser. La roche chauffée par cet incendie est attaquée à coup de pic, et l'on adoucit les pentes par quelques détours, pour les rendre praticables, non seulement aux chevaux, mais aussi aux éléphants. On passa quatre jours autour de ce rocher ; les bêtes étaient presque mortes de faim, car les sommets sont presque entièrement dénudés, et s'il y a un peu de gazon, les neiges le recouvrent.

Les parties inférieures ont des vallons et certaines collines exposées au soleil, et des ruisseaux bordés de bois, et des endroits déjà plus dignes d’être habités. Là les animaux furent envoyés au pâturage, et un repos de trois jours fut accordé aux hommes pour les remettre de leurs fatigues. Puis on descendit à la plaine, par des localités qui étaient plus agréables, ainsi que l’esprit des habitants.

38. — C'est ainsi, en résumé, qu'Annibal parvint en Italie. Il y avait cinq mois qu’il avait quitté Carthagène, au dire de certains auteurs, et il avait mis quinze jours à traverser les Alpes. Combien avait-il de soldats en arrivant en Italie ? C'est un point sur lequel on n'est nullement d'accord. La plus forte évaluation est de 100.000 fantassins et 20.000 chevaux ; la plus faible, 1.000 fantassins et 600 cavaliers. L. Cincius Alimentus, qui dit avoir été prisonnier d'Annibal, me semblerait devoir faire autorité, s'il n'avait embrouillé la question en comprenant dans l'effectif des Gaulois et des Ligures. Si on les compte, en effet, il y eut 80.000 fantassins et 10.000 chevaux lors de l'entrée en Italie ; mais tout fait supposer, et plusieurs historiens l'affirment, que cet effectif est le résultat de l'addition de troupes nouvelles. Cincius, il est vrai, affirme avoir entendu dire à Annibal lui-même qu'après le passage du Rhône, il avait perdu 36.000 hommes, ainsi qu'un grand nombre de chevaux et bêtes de somme, avant de descendre en Italie chez les Taurins, le peuple le plus voisin des Gaulois.

Ce dernier point est admis d'une manière unanime ; je suis donc d'autant plus surpris de voir discuter le point où il a franchi les Alpes, et croire souvent qu'il ait passé au mont Peninus, qui aurait tiré son nom de là. Cælius dit qu'il a passé par le col de Cremon ; l'un ou l'autre de ces cols l'aurait conduit, non pas chez les Taurins, mais par les Salasses chez les gaulois Libici, Et il n’est pas vraisemblable que l'on pût alors passer en Gaule par là. Les régions voisines du Peninus étaient occupées par des peuples à moitié germains ; les Veragri, qui habitent là, ne se doutent certes pas que ces montagnes aient pris leur nom d'un passage des Carthaginois (si cela peut influencer quelqu’un), mais ils l'appellent Peninus, du nom d'un Dieu adoré sur le sommet.

 

 

 



[1] Ύπό τήν έαρινήν ώραν. Ύπό indique le commencement de la saison, de même que ύπό νύατα signifie à l'entrée de la nuit ; mais il n'y a rien là de bien précis.

[2] Πρός signifie vers ou devant ; άναβολή, d'après les dictionnaires les plus récents (Bailly, Chassang), a le sens de montée, mais on ne donne guère comme exemple que le passage de Polybe dont nous nous occupons. Les dictionnaires plus anciens (Danim, Planche, etc.) donnent seulement le sens de commencement (avec d'autres qui n'ont rien à voir ici). Le verbe άναβάλλεσθα signifie à la fois monter, et commencer, s'engager dans ; ce dernier sens est le plus commun. Nous croyons donc qu'άναβολή τών Άλπεων signifie le commencement ou l'entrée des Alpes. On pourrait traduire aussi la montée des Alpes ; l'examen des distances et de l'itinéraire nous fixera.

[3] Τούς έπιτηδείους. Quelques traducteurs ont compris les cornacs des éléphants, mais, outre que ces 37 hommes n'auraient pas été capables d'accomplir un pareil travail, nous voyons, par le récit du passage du Pô, que ces έπιτηδειοί sont des spécialistes pour les travaux de pontage, des pontonniers ou des ouvriers d'art.

[4] Certains critiques ont voulu entendre par là qu'Annibal s'était tracé sa marche pour quatre jours ; mais la tournure identique donnée plus haut pour la marche d'Annon prouve qu'il faut traduire : ayant marché jusqu'à concurrence de quatre jours.

[5] Les dictionnaires ne donnent pas un sens satisfaisant unique pour προσβολή, qu'ils traduisent : action de lancer, d'appliquer, ou de s’élancer, élan impétueux, attaque, atteinte, impression, point d'attaque, action de débarquer, lieu de débarquement, tranchant, ce qui est aminci, aiguisé. Polybe veut-il dire ici le point d'attaque, le chemin d'accès, ou la crête ? Tite-live a adopté ce dernier sens ; le second nous paraîtrait préférable.

Quant à κρημνώδους, il ne signifie pas que la pente du chemin soit raide ; Polybe aurait employé άνωφέρης ou κατωφέρης, comme il le fait à propos de la descente du col ; κρημνώδης s'applique aux passages à flancs escarpés, à pic, soit en descendant, soit en remontant, comme on le voit un peu plus loin à propos du précipice que les Carthaginois suivent pendant quelques instants : φάραγξ κρημνώδης.

[6] Il y a ici χαράδρα et non plus φάραγξ comme plus haut. Le précipice était très court ; on ne fit que le traverser, mais les gorges se prolongeaient assez loin et on y marcha toute la nuit.

[7] En grec άπορρώξ, de άπορρήγνυμι, rompre, casser, arracher, s'ébouler ; ce substantif peut signifier soit l’escarpement, soit l’éboulis, produits par suite de l’écroulement d'un pan de montagne. Nous ne faisons pas choix ici entre les deux sens, afin de ne pas influencer le lecteur pour le tracé de l'itinéraire.

[8] 'Ράχις, crête, épine dorsale.

[9] Έξωκοδόμει, signifie à la fois bâtit et démolit, c'est-à-dire ici remblayer ou entailler.

[10] Οίκοδομία, construction. Il s'agit donc de remblayer et non d'entailler le rocher.

[11] Στασιαζόντων μέν πρός τούς Ίνσομβρας signifie ennemis des Insubres, et non en état de guerre active contre eux, ainsi qu'on l'a souvent traduit. Les Insubres étant Gaulois, et alliés des Carthaginois, les Taurins ligures, qui sont ennemis des Insubres, se méfient d'Annibal.

[12] D'après Tite-Live, Annibal avait vu en songe une créature divine, qui se disait envoyée par Jupiter pour le conduire en Italie.

[13] ... Sed ad lœvam in Tricastinos flexit ; inde per extremam Vocontiorum oram tetendit in Tricorios, haud usquam impedita via priusquam ad Druentiam flumen pervenit.

[14] Campestri maxime itinere.

[15] Elephanti, sicut prœcipites per aretas vias magna mora agebantur, ita tutum ab hostibus quacumque incederent (quia insuelis adenudi propius melus erat) agmen prœbebant. Nous avons traduit prœcipites par ouvrant la marche, bien que ce sens ne soit admis nulle part ; mais il nous parait qu'il est le seul admissible : 1° parce que prœcipites traduit le ύπάρχοι de Polybe ; 2° parce que le sicut... ita... indique une relation de cause à effet, et que, si les éléphants assurent le libre passage à la colonne, c'est qu'ils sont en tête. Il faut donc, ou bien que prœcipites agebantur ait le sens de étaient poussés en avant, ou bien que prœcipites ait été copié par erreur pour prœcipientes, prœcipui, ou tout autre mot ayant le sens que nous indiquons ; 3° il s'agit ici d'une troupe qui monte ; il n'est pas possible qu'on applique aux chemins l'épithète de prœcipites qui indique une descente rapide, comme l'a fait par exemple, M. Gaucher dans sa traduction de Tite-Live.

[16] Textuellement : ne prenant pas d'empreinte, lubrica glacie non recipiente vestigium.