IV. — A travers les Alpes. Nous apprenons par Polybe qu'Annibal est arrivé sur la crête des Alpes le neuvième jour ; mais où compte-t-il le premier jour ? Il ne le dit pas. Il est assez probable que c'est à l’entrée en montagne ; mais cette entrée s'est faite progressivement : deux camps successifs avant le défilé, puis un jour de combat, puis un jour de repos ou de pillage dans la ville allobroge. De ces quatre journées, quelle est la première du passage des Alpes ? Bien hardi qui ose le préciser. Mais ils sont beaucoup qui ont eu cette hardiesse, et ils sont loin de tomber d'accord. Il n'est pas plus facile de s'entendre pour l'emploi des journées suivantes. Les indications de Polybe sont très-vagues ; il conduit Annibal jusqu'à la ville des Allobroges, et ajoute : Ayant campé là, et s'y étant arrêté un jour, il repartit. Les jours suivants, jusqu'à un certain
point, il conduisit son armée en sûreté ; mais dès le quatrième jour, il recommença à courir de grands dangers. Ceux
qui habitaient le long de sa route vinrent au-devant de lui.... Annibal s'y fia dans une certaine mesure, au point de s'en
servir comme guides à travers les pays difficiles de ce côté. Ces gens
marchent en tête pendant deux jours,
puis les naturels, s'étant rassemblés et ayant côtoyé la marche de l'armée,
l'attaquent comme elle traversait une gorge aux flancs escarpés et
inaccessibles.... Annibal fut obligé de passer la nuit avec ses soldats sur
une roche nue très forte, séparé de ses chevaux et de ses bêtes de somme,
mais veillant sur eux, qui parvinrent à peine à défiler hors de ces gorges en
toute la nuit. Le lendemain, les ennemis s'étant éloignés, il rejoignit les
chevaux et les bêtes de somme, et repartit vers les passages situés tout en haut
des Alpes.... Le neuvième jour, il arriva sur le col, campa, et s'arrêta deux jours.... Le lendemain, il
leva le camp et commença la descente.... Annibal
fit bivouaquer sur la crête....
Un seul jour
suffit pour faire un chemin praticable aux chevaux..... Après trois jours de souffrances, il fit passer les éléphants.... Annibal, ayant rassemblé toute son armée au même endroit,
descendait, et le troisième jour à
partir du susdit précipice, il atteignit les plaines.... ayant fait la traversée des Alpes en quinze jours. Tels sont les renseignements que nous donne Polybe sur la chronologie de l'expédition ; ils prêtent fort à la discussion. Ce qu'il y a de positif, c'est qu'Annibal arrive au col le neuvième jour ; mais ce jour-là est-il le même que le lendemain du combat ? On peut admettre, et c'est le plus vraisemblable, que le lendemain du combat Annibal ait repris sa marche vers le col, et que ce soit le surlendemain seulement, neuvième jour, qu'il y soit parvenu. M. Osiander pense que le lendemain du combat et le neuvième jour sont deux jours distincts ; Je lieutenant Azan les confond en un seul. Nous ne voyons guère d'argument décisif pour ou contre Tune des deux opinions. D'après le lieutenant Azan, le fait que, le lendemain du combat, Annibal se dirige vers les passages les plus élevés, doit indiquer que, ce jour-là, il quitte la vallée principale pour s'engager dans le vallon où s'élève le chemin du col. Cette interprétation parait très raisonnable ; mais comme toujours, il ne faut pas tout prendre au pied de la lettre, et vouloir que cette étape commence exactement à l'entrée du vallon, M. Azan nous a d'ailleurs soutenu que πρός Νήσον excluait l'idée d'entrer dans l’Île, et il veut maintenant que πρός τάς ύπερβολάς nous conduise jusqu'au col. En vérité, nous ignorons si le combat s'est produit le septième ou le huitième jour. D'autre part, nous ne savions pas davantage si le séjour dans la ville des Allobroges avait lieu le deuxième ou le troisième jour depuis l'entrée dans les Alpes. Que penserons-nous donc de l'intervalle entre le séjour dans la ville et le second combat ? Le quatrième jour, Annibal retombe dans de grands dangers, ou recommence à courir de grands dangers. Expression bien vague ! S'explique-t-elle au jour où éclate le danger, c'est-à-dire au jour du combat, ou à l'arrivée des faux ambassadeurs[1] ? De plus, si nous comptons quatre marches entre le séjour dans la ville et le second combat, à quel moment au juste sont arrivés les ambassadeurs ? Les deux jours pendant lesquels ils marchent en tête de la colonne comprennent-ils celui de leur arrivée où celui du combat ? Autant de questions pour lesquelles on a fourni des réponses diverses et également soutenables. M. Osiander veut que le combat ait lieu le quatrième jour depuis le départ de la ville, et il donne de très bonnes raisons, mais malgré ce que ses explications ont de plausible, il semble que Tite-Live lève nos doutes dans le sens opposé. Il a puisé à la même source que Polybe et paraît rendre l'original d'une manière plus explicite. Après avoir quitté la ville, Annibal, dit l'historien romain, marcha tranquillement trois jours, pendant lesquels il fit beaucoup de chemin. C’est le quatrième jour que les ambassadeurs gaulois se présentent à lui. Nous croyons donc pouvoir présenter comme la plus probable la chronologie suivante, mais sous toutes réserves :
Il y a 70 à Les ambassadeurs médulles abordent Annibal le soir du cinquième jour ou le matin du sixième jour, à Chamousset ou à Aiguebelle, c'est-à-dire au moment où il sort du territoire Allobroge pour entrer chez les Médulles. Le sixième et le septième jour, les Médulles guident
l'armée. On campe peut-être à Jusqu'auprès de Saint-Michel, la vallée est large et
facile ; de loin en loin elle se resserre pendant 500 ou Le colonel Perrin juge la vallée de l'Arc si difficile à
parcourir, qu'il ne veut pas admettre qu'Annibal en ait suivi le fond. Entre
Chamoux et Aiguebelle, où le chemin de la vallée a existé de tout temps, et
passait seulement pour impropre aux charrois de l'artillerie[2], il fait passer
les Carthaginois au col de Montandry, à Ainsi, le fond de la vallée serait toujours impraticable,
et l'on n'aurait jamais ouvert de chemin au pied des pentes, abruptes ou non,
de Il est vrai qu'on nous montre au-dessus de Saint-Michel un
sentier que les naturels appellent, dit-on, Lorsqu'on remonte la vallée de Une barrière nette, brutale, infranchissable, sépare les
deux parties de la région : c'est le rocher de Les montagnards, dit Polybe, assaillent l'armée comme elle traverse un précipice aux parois escarpées et inabordables. Heureusement cette attaque se produit après le passage de la tête de colonne, composée de la cavalerie et des mulets ; les barbares chargent sur les flancs et les derrières. L'infanterie carthaginoise, qui se trouvait placée derrière la cavalerie, se déploie et tient tête aux assaillants pendant que chevaux et mulets continuent la marche. Ils défilèrent toute la journée et toute la nuit, l’infanterie combattant toujours sur place. Dans Tite-Live, ce dernier point s'explique mieux encore : la colonne à cheval pénètre dans les gorges, dont l'infanterie couvre l’entrée en combattant ; mais, tant que dure la bataille, Annibal n'ose pas rompre en colonne et engager l'infanterie à son tour dans le défilé. Le précipice, au passage duquel l'attaque a commencé, paraît être le Pas-du-Roc. Les gorges, où la cavalerie carthaginoise a marché tout le
jour et toute la nuit, nous ne croyons pas exagérer en leur donnant 15, 20 ou
C'est là que s'engagea la cavalerie carthaginoise en sortant
du camp qu'elle avait occupé entre Saint-Jean-de-Maurienne et Quoi qu'il en soit, le rocher de Vigny ou de On a indiqué divers rochers très blancs et très nus
auxquels on voulait attribuer ce rôle. Ce sont généralement des roches trop
peu considérable, pour l’avoir bien rempli, et pour avoir attiré l'attention
d'un historiographe généralement peu prolixe. Nous reprocherons en outre à
ces positions d'avoir été choisies à proximité du col, vers Aussois ou l’Esseillon
; il faut pourtant se rappeler que, pendant le combat d'arrière-garde soutenu
par Annibal, la cavalerie filait, filait toujours, devant le danger ; elle
prit une telle avance que le contact fut perdu entre elle et l'infanterie. Il
y a donc, dans la nuit qui suit le combat, toute la longueur de la colonne
d'armée entre le point où s'arrête la tête de la cavalerie, et celui où
Annibal continue à combattre. Ce n'est pas trop de 20 à Le lendemain matin, à la première heure, Annibal remet l’arrière-garde en marche et, de sa personne, double toute sa colonne, à laquelle il veut maintenant servir de guide. Il rejoint la cavalerie bivouaquée entre Modane et Bramans et l'engage sur le chemin du Clapier. Cette tête de colonne fera le jour même, si nous en croyons le lieutenant Azan, ou en deux jours, d'après M. Osiander, l'ascension du col. Annibal s'arrêtera deux jours au col pour laisser à la queue de la colonne le temps de serrer sur la tête. L'infanterie, que les barbares avaient cessé d'attaquer avec autant de vigueur, s'était engagée à son tour dans le défilé. Elle ne put arriver que dans la journée au bivouac de la cavalerie, et elle resta d'une marche en retard sur la tête de colonne. Au moment où celle-ci débouche au col Clapier, l'infanterie ne doit atteindre que Bramans ou le Planais, et c'est seulement le dixième jour qu'elle a dû camper au col. D'après l'hypothèse que nous venons de présenter, les étapes auraient été les suivantes :
Mais tout ceci, nous le répétons, n'est qu'une hypothèse, car nous ne trouvons pas dans les textes des éléments de certitude suffisante pour rien affirmer sur ce point. |
[1] MARKHAUSER, p. 34 : Polybs Kapitalsünde-häufige Stileigentümlichkeit.
[2] C'est une situation identique à celle du bec de l'Échaillon.
[3]
A environ
[4] Colonel PERRIN, p. 46 et 47.
[5] On trouve dans Polybe, X, 30 : πρός γάρ τά παρακείμενα τών όρών ούχ όΐον τ'ών τοΰτοις προσβαλεΐν, άλλά τοΐς φιβοΐς καί τοΐς εύζώνοις ούκ άδύνατος ήν ή δί αύτών τών λευκοπέτρων άναβολή.
Larauza (III) suppose que λευκοπέτρα désigne ici une partie spéciale des montagnes. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce n'est pas la blancheur de la pierre qui en rend l'ascension pénible.