ANNIBAL EN GAULE

 

CHAPITRE IV. — LA TRAVERSÉE DES ALPES.

 

 

II. — Les bords du Rhône. - L’Île.

 

Avant de suivre Annibal sur les bords du Rhône, jusqu'à l'entrée des Alpes, il convient de bien définir sa situation militaire et ses projets. Polybe n'en dit mot ; mais Tite-Live en parle de la manière la plus sensée et la plus vraisemblable. Annibal, après le passage du Rhône, sait que les Romains ne sont pas loin, et qu'ils lui sont inférieurs en nombre. Il a encore sa vieille et solide armée d'Espagne ; il est certainement plus sûr de vaincre qu'il ne le sera plus tard en Italie. Pourquoi donc a-t-il évité le combat ?

Il a longtemps hésité, nous dit Tite-Live, et il est probable qu'il allait marcher à l'ennemi, si les Gaulois cisalpins, avec leur chef Magil, n'avaient insisté pour qu'il passât d'abord les Alpes. Dans l’antiquité, comme aux XVIIe et XVIIIe siècles, une bataille pouvait causer de longs retards ; Annibal ne savait pas si les Romains l’accepteraient sur-le-champ ; il y aurait peut-être quinze jours de manœuvres préalables, de mouvements de tiroir et de contremarches, avant la journée décisive. Pendant tout ce temps, les Cisalpins pouvaient être anéantis par les Romains, et Annibal ne trouverait plus en eux les auxiliaires indispensables. Si désireux qu'il fût d'écraser la première armée romaine rencontrée sur son chemin, il fallait donc, non pas la fuir, comme ou Ta trop répété, mais l’abandonner à son sort. Annibal devait remonter la vallée du Rhône, non pas à toute allure comme s'il fuyait devant l’ennemi, mais a pas lents ; son armée bien formée et prête au combat, dédaignant de s'écarter de son chemin pour chercher la bataille, mais heureux de l'accepter si on la lui offrait. Tite-Live nous dit que l'armée de Scipion marchait en carré ; celle d'Annibal devait avoir aussi une formation massive, préparatoire au combat, et, comme l’armée romaine, elle ne devait pas aller bien vite.

C'est ainsi qu'elle parvint à l’Île.

Annibal marche quatre jours de suite à partir de l'endroit où il a passé le Rhône. Le quatrième jour, il arrive à l’Île[1].

Aucun géographe ancien n'a parlé de cette île ; elle n'est mentionnée que dans le récit de la marche d'Annibal. Où la placerons-nous ?

Les distances nous apprennent peu de chose à ce sujet. Quand Polybe nous a dit que le passage du Rhône était à environ quatre marches de la mer, nous avions là, du moins, une valeur approchée, si grossière que fut l’approximation. Ici, ce n'est plus la même chose : Annibal a marché quatre jours, mais nous ne savons pas s'il a fait dans ces quatre jours l’équivalent de quatre marches moyennes. Il a pu aussi bien n'en faire que la moitié. Certains historiens veulent lui faire parcourir plus de 100 kilomètres, sous prétexte qu'il fuit devant les Romains ; nous venons de montrer que cet argument était sans valeur. En tout cas, le chiffre de 100 kilomètres en quatre jours est un maximum, dont Annibal a dû rester loin. Il a fait le long du Rhône, va nous dire Polybe, 800 stades en dix jours ; soit 80 stades (14 kilomètres) par jour. On peut donc admettre comme première approximation, pour les quatre marches qui l'ont amené à l'Île, 56 kilomètres[2].

Si l'on veut bien réfléchir qu'il avait l'ennemi à proximité, qu'il s'engageait dans l'inconnu, qu'il franchissait les divers bras de la Durance, de la Sorgues, de l'Eygues, etc., il est bien vraisemblable qu'il a marché lentement. Nous trouverons donc l'Île à une cinquantaine de kilomètres du point de passage.

Il y a, de nos jours, 50 kilomètres d'Arles à Bédarrides par le chemin de fer, ce qui nous donne à supposer que nous trouverons l'Île dans les environs de Bédarrides, capitale des Cavares.

Beaucoup d'historiens cherchent à mettre de la précision dans les indications de Polybe en disant : il y a 1.400 stades depuis le passage du Rhône jusqu'à l'entrée des montagnes ; de plus, Annibal parcourt 800 stades le long du fleuve entre l'Île et l'entrée des montagnes ; il y a donc 600 stades entre le passage du Rhône et l’Île[3]. Mais les prémisses de ce raisonnement sont inexactes : Polybe n’a dit nulle part qu'il y eût 800 stades entre l’Île et l'entrée des Alpes. Il conduit Annibal, avec son escorte de cavaliers gaulois, jusqu'à l'endroit où il s'éloigne du Rhône pour monter vers les Alpes, et il compte 800 stades le long du fleuve.

Ceux qui veulent confondre le commencement de la montée vers les Alpes (ήρξάτο τής άναβολής πρός τάς Άλπεις) avec l'entrée des Alpes (άναβολή τών Άλπεων) au lieu de placer celle-ci à la fin de la montée, sont obligés d'admettre que l'entrée se trouve sur le bord même du cours d'eau, et comme le Rhône ne passe pas à proximité immédiate des montagnes, il faut que les 800 stades indiqués par Polybe comme parcourus le long du fleuve, παρά τόν πόταμον, aient été faits en tout ou en partie le long d'un affluent. Rien ne peut autoriser une pareille interprétation : nous entendons bien que πόταμος signifie une rivière aussi bien qu'un fleuve ; mais ό πόταμος, avec l'article défini, est un cours d'eau déjà nommé, dont il a été question. Or, Polybe ne nous a parlé que du Rhône, nous a mis en marche le long du Rhône, et quand il dit alors ό πόταμος, il s'agit du fleuve Rhône et non d'une rivière innommée, dont il n'a encore jamais été fait mention.

Nous estimons donc que les 800 stades sont à compter le long du Rhône, soit depuis l’endroit où l'on a passé le fleuve, soit depuis l'Île, mais qu'ils laissent encore entre le Rhône et l’entrée des Alpes une certaine distance, longueur de la montée vers les Alpes. Si l'on pouvait affirmer que les 800 stades sont comptés à partir du passage du Rhône, la longueur de cette montée serait de 600 stades ; mais ils sont peut-être à compter à partir de l’Île. Les 600 stades restants pour parfaire la distance entre le passage du Rhône et l'entrée des Alpes seraient alors à scinder en deux parties, dont l’une en aval de l’Île, et l'autre entre le Rhône et les Alpes.

Jusqu'ici les chiffres ne nous ont pas fixés sur la position de l'Île. Remarquons pourtant que les Carthaginois seront escortés, à partir de l'Île, par une troupe de cavaliers gaulois, qui les abandonnera au moment où ils pénétreront chez les Allobroges. A cette époque, l'armée d'Annibal sera tout près de l'entrée des Alpes, et aura parcouru environ 1400 stades depuis le passage du Rhône. Or, la limite des Allobroges sera rencontrée sur la Bourne, près de Saint-Nazaire-en-Royans, si l'on remonte la vallée du Rhône et celle de l’Isère. C'est là que l'escorte fournie par les habitants de l’Île quitte les Carthaginois. Ils ont fait alors un peu plus ou un peu moins de 800 stades (142 kilomètres) depuis l'Île. Descendons l'Isère et le Rhône à partir de Saint-Nazaire ; 142 kilomètres nous amènent aux environs de Bédarrides, comme les 50 kilomètres comptés en remontant depuis le passage du Rhône.

Voilà deux indications dont chacune est assez vague, mais dont la concordance est intéressante.

C'est donc aux environs de Bédarrides qu'il faut chercher l’Île. Comment nous est-elle définie ?

D'après Polybe, c'est un pays très peuplé, fertile en blé, tirant son nom de l'analogie suivante : ici le Rhône, là la rivière appelée Scaras (ou Scoras) coulent de chaque côté, terminant son contour en pointe à leur confluent Cette Île est comparable, pour la forme et la grandeur, à ce qu'on appelle en Egypte le Delta, sauf que dans ce dernier la mer forme un côté, entre les deux bras du fleuve, tandis que dans l’Île ce sont des montagnes d'accès et d'ascension difficiles, on pourrait presque dire impossible.

Tite-Live dit simplement : Là, le Sarar (ou Saras) et le Rhône, descendus des Alpes dans deux directions différentes, entourent, avant de se réunir, un certain espace de terrain (aliquantum ou aliquantulum agri). On a donné le nom d'Île au territoire qu'ils comprennent entre eux.

Si nous connaissions le Scaras ou Scoras de Polybe, le Sarar ou Saras de Tite-Live, la question serait résolue ; mais nous ne les connaissons pas[4]. D'autre part, comme chaque rivière de cette région a deux ou trois noms très différents, rien ne nous permet de trouver le Scaras ou Saras par exclusion. Il est bien possible aussi que Scoras, comme le moderne Scourillo, soit un nom commun dans la vallée du Rhône, et que Polybe ait compris : le Scoras, quand on lui disait : la rivière ou le canal. L'assimilation au Delta du Nil est troublante, car il n'y a pas, dans toute la vallée du Rhône, un seul confluent qui fournisse une analogie complète. Le delta du Nil a 163 kilomètres de côté le long des branches de Canope et de Péluse, et 200 à 210 sur sa base maritime. Pour trouver en France un territoire équivalent, il faudrait prendre le Rhône depuis Valence jusqu'à son embouchure, et la mer jusqu'à Cannes ; ou le Rhône de Lyon à Orange, et une ligne menée d'Orange jusqu'aux Alpes, puis joindre de Valence à Cannes ou de Lyon à Barcelonnette pour former le troisième côté[5].

Quelque désir que nous ayons de ne jamais nous écarter du texte de Polybe, nous nous trouvons ici en face d'une impossibilité. Quoi que nous fassions, nous ne trouverons pas le long du Rhône une plaine triangulaire qui approche des dimensions du delta égyptien. Il faut admettre, de toute nécessité, que Polybe n'ayant jamais été en Egypte, n'ayant nommé ce pays que trois fois dans son histoire, s'en faisait une idée fort inexacte. Ce que nous savons de ses connaissances géographiques nous permet de le supposer. S'il avait eu à écrire spécialement sur l'Egypte, il aurait pris soin de se renseigner exactement sur les dimensions du delta, mais nous n'avons affaire ici qu'à une comparaison formulée en passant, et pour laquelle il s'en est tenu à ses connaissances naturelles.

Nous avons, sur la rive gauche du Rhône, quatre ou cinq affluents que nous pouvons chercher à identifier avec le Scoras ou Scaras. Notre passage du Rhône étant fixé près de Fourques, nous ne pouvons songer qu'à la Durance, à la Sorgues, à l'Eygues ou tout au plus à la Drôme ; la Durance est à 28 kilomètres du point de passage, la Sorgues à 35 ou 40, l'Eygues à une cinquantaine de kilomètres, ce qui répond bien à une marche de quatre jours. La Drôme se trouve à 140 kilomètres, ce qui exigerait quatre marches de 35 kilomètres, chose bien invraisemblable. Nous examinerons pourtant la possibilité de confondre le Scaras avec la Drôme et même avec l'Isère, puisqu'il ne faudrait pas manquer l'occasion de renverser toutes nos conclusions du début si nous trouvions ici un argument bien net en faveur du passage à Roquemaure. Nous sommes même obligé de discuter une interprétation toute particulière en faveur de l’Isère qui, on ne sait comment, a été adoptée par bon nombre d'historiens.

La première condition que doive remplir le territoire identifié avec l’Île, c'est de se prêter à une comparaison avec le Delta d'Egypte. Un moderne, le nez sur ses cartes, peut découvrir une relation de similitude entre les contours de deux régions toutes différentes : il peut comparer le Cantal à la mer d'Aral, que sais-je ? Une idée pareille ne pouvait germer dans le cerveau d'un ancien, surtout à propos d'un pays inconnu, dont il n'existait ni carte ni description.

Si Polybe, au spectacle de cette île, a eu l'idée de la comparer au Delta d'Egypte, c'est que son aspect l'y invitait. Il a vu une plaine basse, marécageuse peut-être, bordée et sillonnée par des cours d'eau, et dans le fond, une haute muraille montagneuse : c'est Vaucluse et le Ventoux. L'impression ressentie par Polybe est tellement naturelle que nous la retrouvons chez tous ceux qui ont vu et décrit la région. Voici ce que disait le prédécesseur d'Adolphe Jeanne à propos de Vaucluse :

Le territoire de ce département, renfermé d'un côté dans l'angle obtus produit par la jonction du Rhône et de la Durance, offre sur tous les autres points opposés des montagnes plus ou moins élevées, dont les unes bordent le cours du Rhône, les autres celui de la Durance, et qui semblent tout à coup s'éloigner, s'enfoncer au loin, et se creuser en demi-cercle au-devant du confluent des eaux impétueuses de ces deux rivières[6].

N'est-ce pas là le triangle défini par Polybe ? Et quant à la description de ce pays fertile en blé, où Annibal a trouvé quinze jours de vivres pour 60.000 hommes, tous les géographes nous la donneront, avec le contraste des plaines et de la muraille montagneuse, et aussi avec l’indication des marais qui complètent la ressemblance avec le Delta d'Egypte.

Le nom même de l’Isle s'y est perpétué ; on le retrouve à chaque instant sur la carte, et principalement près des rives de la Sorgues. L'ancien petit bourg de Saint-Laurent s'appelait dans le principe Insulæ, les Îles ; et aujourd'hui c'est la jolie petite ville de l’Isle-sur-Sorgues. M. Lenthéric, chez qui nous relevons ce renseignement, décrit ainsi le pays de Vaucluse :

On dit la Huerta de Valence ; on pourrait dire aussi bien la Huerta d'Avignon. La plaine qui côtoie le Rhône, et qui s’étend jusqu'à la montagne de Vaucluse, est en effet un véritable jardin. Enfermée entre le grand fleuve, la Durance, et la petite rivière de l’Ouvèze, traversée par la Sorgues et ses ramifications, sillonnée par un nombre considérable de canaux et de filioles, cette plaine privilégiée, tour à tour échauffée par le soleil de Provence, rafraîchie, colmatée, nourrie par des eaux d'arrosage, est devenue une sorte de terre promise. La banlieue d'Avignon, en particulier, est une oasis d'une fertilité, d'une fraîcheur, d'une richesse incomparables.

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La Sorgues, ou mieux les Sorgues — car la rivière se divise en une foule de bras, — divaguaient autrefois dans cette plaine et formaient un peu partout des marécages insalubres. Les désignations locales nous ont conservé le souvenir de la physionomie paludéenne de la région. La belle église du Thor porte le nom de Notre-Dame-du-Lac, et rappelle ainsi une statue de la Vierge Marie retrouvée, dit-on, miraculeusement par un taureau dans les étangs qui entouraient la ville, et qui sont aujourd'hui transformés en prairies de première valeur. L'ancien petit bourg de Saint-Laurent s'appelait dans le principe Insulæ, les Iles, et n'était, jusqu'au IXe siècle, qu'une agglomération informe de misérables cabanes de pêcheurs construites sur pilotis dans la plaine noyée par les eaux stagnantes de la Sorgues. Aujourd'hui, c'est la jolie petite ville de l’Isle-en-Venaissin, ou l'Isle-sur-Sorgues, traversée par plusieurs canaux appelés, suivant leurs dimensions, des sorgues ou des sorguettes.

Presque en face d'Orange, à l'Ouest, du côté des Alpes, au milieu de cette grande plaine historique dont nous venons de parler, une montagne étrange émerge de la plaine. C'est le mont Ventoux. L'énorme masse s'aperçoit à plus de 50 kilomètres avant d'arriver à Avignon ; elle grandit à mesure qu'on en approche, et finit par cacher presque une moitié de l'horizon. Il n'existe ni en France, ni même en Europe de montagne de pareille dimension aussi complètement isolée.... Elle sort tout d'une pièce de la plaine et la domine tout entière....

Le Ventoux surgit brusquement de la plaine du Rhône qui n'a que quelques mètres d'élévation au-dessus de la mer, et son sommet atteint 1911 mètres.

Vue de loin, à certaines heures du jour, dans la radieuse atmosphère de Provence et au milieu de cette fertile plaine du Comtat qui ne le cède en rien au ciel et aux campagnes de l’Italie et de l’Espagne, la grande silhouette brune du Ventoux se détache sur l’horizon avec une majesté paisible....

Les flancs à peu près dénudés du Ventoux donnent au premier abord l’impression d'une stérilité et d'un abandon complets[7].

A. Jeanne (Provence, XIII) nous dit de son côté :

Au sud de l’Ouvèze, la masse imposante du mont Ventoux est d'une apparence à peine moins grandiose que le Canigou et l’Etna. Les monts de Vaucluse et le Luberon, aux plateaux froids, aux croupes nues, aux rochers arides, déchiquetés, coupés à pic, forment un contraste frappant avec les plaines qu'ils dominent. Ces plaines, grâce à l'innombrable réseau de canaux qui les sillonnent, ont une fécondité surprenante, et dans une région brûlée par le soleil, rappellent, par la verdure foncée qui les couvre, les fraîches et riantes campagnes du nord de la France.

Pour nous, il n'y a plus de doutes : l’Île de Polybe, c'est le pays qui environne l’Isle-sur-Sorgues et les Iscles de la Durance, de la Sorgues, de l'Ouvèze. Ce pays peuplé, c'est celui d'Avignon, de Cavaillon, d'Apt, d'Orange, de Bédarrides, d'Aeria, de Carpentras ; ce pays riche, fertile en blé, marécageux comme le delta du Nil, c'est la belle plaine de Vaucluse, qui fut avec celle d'Arles le grenier des légions romaines. Les montagnes qui à dominent, c'est le Ventoux, c'est la montagne de Vaucluse, et si Polybe s'est exagéré l'étendue de cette plaine, c'est qu'il voyait s'enfoncer au loin les montagnes, comme nous le disait l'auteur du Guide pittoresque. Quant au Scaras ou Scoras, est-ce un bras de la Durance, est-ce le Calavon ou la Sorgues, est-ce un nom commun ou défiguré, nous n'en savons rien.

En tout cas, nous ne trouverons plus, en remontant le Rhône, de territoire comparable au delta du Nil.

Quelques écrivains ont voulu, avec Fortia d'Urban, placer l’Île au confluent de l'Eygues et du Rhône. C'est tenir trop peu de compte de la description de Polybe, et donner trop de valeur à l’aliquantulum de Tite-Live.

Le plus grand nombre des historiens ont placé l'Île au confluent de l'Isère et du Rhône : cette solution, à laquelle on ne peut pas songer quand on a fixé le passage du fleuve près d'Arles, était à peu près la seule qui se présentât quand on admettait le passage entre Roquemaure et Pont-Saint-Esprit. Il est vrai qu'il y a 100 kilomètres de Roquemaure à Valence ; mais, comme on l'a vu, les historiens de cette école acceptent volontiers l'approximation par excès.

Il est vraiment incompréhensible que la région bornée par le Rhône et l'Isère ait jamais pu être assimilée à l'Île de Polybe et de Tite-Live. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que des historiens qui prétendaient suivre le seul Polybe, 'et n'accorder aucun crédit à Tite-Live, se soient laissé inspirer toute leur solution par ce dernier. Polybe, très net et très précis comme peut l'être un homme qui a vu les localités, spécifie que les habitants de l'Île étaient des barbares quelconques, non des Allobroges, et qu'Annibal a fait environ 800 stades le long du fleuve, avant d'atteindre les Allobroges. Il faut donc bien compter 100 à 140 kilomètres entre l'Île et les Allobroges. Ce seul fait nous obligeait à placer l'Île chez les Cavares, et non au nord de l'Isère, où sont les Allobroges mêmes. Mais Tite-Live avait placé les Allobroges dans l'Île ou près de l'Île, et' tout en le dédaignant, on le croyait. On le croyait si bien qu’on finissait par imputer à Polybe l'expression d'Île des Allobroges, qui est en contradiction absolue avec tout ce qu'il dit de l'Île et des Allobroges.

Pour rendre leur opinion acceptable, ces auteurs prétendent, les uns que les peuples de la Narbonnaise, Allobroges, Voconces, Tricastins, etc., se sont déplacés entre l'an 218 et l'an 126 av. J.-C. ; les autres, que le nom d'Allobroges se donnait indifféremment à tous les barbares de la région[8]. Or, nous avons vu qu'on ne pouvait imaginer un déplacement des Allobroges entre le temps d'Annibal et le voyage de Polybe (218-150), ni entre le voyage de Polybe et la conquête (150-125). Quant à l'emploi du terme Allobroge pour désigner des barbares quelconques de la région alpine, on ne le trouvera chez aucun écrivain de l'antiquité. Tous définissent très exactement le domaine des Allobroges, et César, Plancus, Strabon, Pline, etc., ne nous permettent pas de supposer que ce nom ait été généralisé. Nous voyons dans Polybe la distinction très nette entre les barbares appelés Allobroges et les autres, et elle s'accorde parfaitement avec le point de passage du Rhône que nous avons déterminé, ainsi qu'avec les distances données par le même Polybe, si l'on identifie l’île avec la plaine de Vaucluse, et l'entrée en montagne avec le bec de l'Échaillon.

Mais, laissant de côté ces questions de distances, il est facile de voir que le pays compris entre le Rhône et l'Isère ne pouvait avoir aucune analogie avec l'Île de Polybe et de Tite-Live.

L'Île, d'après Polybe, a une forme triangulaire ; deux côtés du triangle sont tracés par le Rhône et le Scaras ; le troisième, par des montagnes en apparence inaccessibles. L'Île elle-même est une plaine, comparable au delta du Nil, riche, peuplée, fertile en blé.

La région comprise entre le Rhône et l'Isère, si on la limite à Lyon et à Voiron, est bien triangulaire ; mais où se trouve la chaîne de montagnes inaccessibles qui forme le troisième côté du triangle ? Si on prend celle-ci dans les montagnes de la Grande-Chartreuse (auxquelles on accède d'ailleurs insensiblement par l’Ouest), il n'y a plus de triangle, mais un polygone de forme innommable compris entre Valence, Lyon, Yenne, Culoz, Chambéry, Montmélian, Grenoble et Voiron[9]. Est-ce là ce triangle, si bien vu par Polybe, dont deux cours d'eau forment deux côtés, et les montagnes le troisième ? Qui donc aurait pu donner à Polybe des notions de géographie assez étendues pour lui permettre de se figurer le contour de cette région ?

Il est vrai que, selon quelques-uns, le Rhône aurait eu un bras passant par Chambéry, Montmélian et Grenoble, pendant que l'autre allait à Lyon. Mais ceci n'est plus de la géographie ; c'est du rêve.

Quoi qu'il en soit du contour de cette prétendue Île des Allobroges, ce qu'il y a de plus contraire à la description de Polybe, c'est le sol. Nous cherchons une plaine marécageuse et extrêmement fertile : nous trouvons des plateaux caillouteux et pauvres, où l'industrie moderne a seule appelé une population nombreuse, et où l'on récolte des noix, des châtaignes et du seigle.

E. Reclus (p. 341) parle des plaines caillouteuses qui s'élèvent de degré en degré vers la base des monts depuis les environs de Vienne. M. Vidal de la Blache en donne le tableau peu enchanteur que voici :

En avant du débouché des rivières alpines dans la vallée du Rhône, entre ce fleuve et l'Isère, un énorme plateau de débris s'élève, haut en moyenne de 400 à 500 mètres, dominant par un brusque ressaut le niveau de l’Isère au coude de Voreppe. C'est une masse de poudingues, encore en voie de décomposition, qui résulte d'une phase antérieure de destruction des Alpes. La décomposition a engendré une sorte de glaise qui couvre en nappe ces plateaux. Ce limon imperméable et décalcifié, çà et là recouvert de terrains de transport, en a fait un sol de forêts, d'étangs, de terres froides. Il est raviné par des vallées étroites et parallèles. L'une d'elles, celle des Bièvres, étonne par sa largeur. Semée de galets, elle est presque sans eau à la surface ; mais l'eau n'est pas loin, elle filtre en dessous et nourrit les racines des arbres.... Ces plateaux sylvestres n'ont été peuplés que tard ; ils ne le sont encore que faiblement[10].

Si nous voulons une description plus détaillée, nous trouvons la suivante dans le Guide pittoresque' que nous avons déjà cité ; on y verra que les céréales, sans manquer tout à fait dans la région qui nous occupe, ne s'y rencontrent en abondance que sur deux ou trois points particuliers ;

Département de la Drôme.Arrondissement de Valence. Le sol ne se prête que difficilement aux moyens de grande culture : il est maigre, sablonneux, et naturellement peu fertile ; une grande partie même ne serait pas susceptible d'être cultivée sans les canaux d'arrosage....

Productions : Céréales en quantité insuffisante pour la consommation des habitants....

La partie méridionale de l’arrondissement de La Tour-du-Pin, connue sous le nom de Terres-Froides, est entrecoupée de vallées étroites. La partie septentrionale n'offre que des coteaux de moyenne hauteur entremêlés de petites plaines, quelquefois humides et marécageuses....

L'arrondissement de Vienne offre dans sa partie nord une vaste plaine aride et sablonneuse, où l'on cultive beaucoup de seigle. Le centre est couvert de collines, dont les parties basses sont riches et bien cultivées, tandis que les sommets sont couronnés de bois. Le midi présente une plaine extrêmement fertile, connue sous le nom de la Valloire. Outre le grain et le vin, cet arrondissement produit en abondance des laines, des huiles, et l'on s'y livre avec succès à l'élevage des vers à soie....

L’arrondissement de Saint-Marcellin présente au nord une vaste plaine connue sous le nom de plaine de Bièvre et de la Côte-Saint-André. Les terres en sont généralement graveleuses et privées d'eaux courantes ; aussi toutes les prairies dont on y fait usage sont-elles des prairies artificielles ; il est fort rare d'en trouver de naturelles, si ce n'est quelques parties basses au pied des coteaux. Le centre est couvert de collines, dont toutes les sommités sont garnies de bois ou de broussailles. Les coteaux, ainsi que les vallons, sont cultivés avec soin ; la plupart des terres y sont de bonne qualité, et rapportent du froment. Une autre partie de cet arrondissement est couverte de hautes montagnes.... Enfin, une quatrième partie est connue sous le nom de vallée de Tullins, qui n'est autre chose que le prolongement de celle de Grésivaudan, à laquelle elle ne le cède ni en fertilité ni en beauté. L’aspect que présente ce vaste bassin est le plus pittoresque que l'on puisse s'imaginer : la vue, bornée par une montagne dont la partie basse est extrêmement fertile, se prolonge sur des monceaux de neige presque toujours permanents. Au pied de ces montagnes coule l’Isère, divisée en plusieurs parties, formant des îles qui semblent dessinées par l'art plutôt que par le cours naturel des eaux. Partout les terres sont cultivées avec un soin particulier, et fournissent au moins deux récoltes. On trouve dans presque tous les fonds des mûriers, des noyers, des vignes, du chanvre, du blé ou du trèfle, sans qu'aucune de ces plantes nuise à la qualité ou à l'abondance des autres[11].

Nous empruntons les notes suivantes à M. Ardouin-Dumazet (Voyage en France, 9e série : bas Dauphiné, Viennois, Grésivaudan, Oisans, Diois et Valentinois. — Paris, 1896). Nous y avons recueilli, sans exception, tous les passages relatifs aux productions de la prétendue Île des Allobroges :

Page 23.

Ces collines sont sèches et perméables ; cependant les habitants les cultivent avec soin. Dans les vallons que traverse le petit chemin de fer, les récoltes sont superbes ; il y a du mérite à présenter de telles cultures sur ces cailloux roulés.

Page 24.

Le pays jusqu'à Grand-Lemps est sans caractère, mais les paysans tirent un excellent parti de leur sol en apparence aride. De grands bois, au Sud, couvrent la partie la plus pauvre : c'est un vaste plateau criblé de mares et d'étangs endormis entre les taillis et portant le nom de forêt de Bonnevaux.

Page 26.

Pays peu habité où les maisons sont abritées de noyers.

Le Grand-Lemps, bâti à la marge de l'immense et mélancolique plaine de Bièvre, dans laquelle on récolte la paille de seigle recherchée pour les articles communs de Saint-Georges-d'Espérancbe. Tout autre est le pays en allant à Lature : autant la plaine de Bièvre est sèche, autant ces collines sont fraîches ; leur pente et leur base forment une zone riante où la vigne croit en hauteur, où les blés sont drus, les noyers vigoureux.

Page 44.

Le fond de la vallée est une véritable forêt, mais une forêt cultivée, soignée avec amour ; ces grands arbres, au dôme de verdure régulier, sont la fortune du bas Grésivaudan.

Page 52.

Les hautes collines boisées qui portent la forêt de Chambaraud ; la plaine de l’Isère, large, verte, opulente, et les collines couvertes de vignes, de mûriers, de châtaigniers et de noyers.

Page 215.

A l’Ermitage, le vignoble est en pente raide, la terre est rare, elle doit être précieusement contenue par des terrasses.

Page 212.

La vallée du Rhône est faite d'incessants contrastes : après les hardis promontoires tapissés de vignes et d'arbres fruitiers, couronnés de burgs de fière mine ou de vieux châteaux aux murs croulants, s'ouvrent les vastes plaines caillouteuses, évidents témoins de cataclysmes formidables ; lacs dont les barrages ont cédé, déluges glaciaires qui ont formé ces plans d'alluvions semés de galets. Ce sont autant de craus sur lesquelles ont crû des forêts qui ont donné une couche d'humus suffisante pour quelques cultures. Les habitants ont aménagé les eaux ; ils ont transformé ainsi en prairies une partie de ces mornes espaces. Cependant le sol est trop peu fertile pour les céréales, trop sec aussi ; mais les cultures arbustives ont permis de tirer parti de ces terres pauvres : la vigne, avant le phylloxéra, couvrait de vastes espaces partout où l'exposition te permettait ; le noyer, qui fournit l'huile, ombrage de vastes étendues ; le mûrier est plus répandu encore.

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Quelques-unes de ces craus du Dauphiné ont cependant conservé un triste aspect ; ainsi, bien morose est la plaine aux abords de l’Isère. Il faudrait là des eaux abondantes pour permettre de tirer parti de ces masses profondes de cailloux enrobés dans des alluvions maigres. Après les sites merveilleux traversés dans le Grésivaudan, l’Isère finit au sein d’un paysage qui serait lugubre sans la clarté du soleil, la limpidité des horizons et le beau cercle des collines et des montagnes.

Nous avons exposé sans réserve les motifs pour lesquels l'Île ne pouvait pas se trouver entre le Rhône et l’Isère ; nous ne voulons pas dissimuler davantage les arguments qu'on nous oppose.

L'analogie de l'Île avec le Delta, sa physionomie, sa forme, sa fécondité, voilà ce que nous ne retrouvons pas dans la région comprise entre le Rhône et l'Isère ; en revanche, ce qu'on reproche au comtat Venaissin de ne pas avoir, c'est la grandeur du Delta. Mais entre cette qualité unique et les autres, il faut choisir : il n'y a pas, dans toute la vallée du Rhône, de territoire répondant complètement à la définition ; que doit-on négliger de préférence ? A notre avis, ce sont les dimensions et au besoin la forme géographique, deux choses dont Polybe ne pouvait avoir aucune connaissance. Il faut bien se figurer notre historien parcourant la route d'Annibal et examinant le terrain au passage : il jette un regard sur l'Île, en évalue la grandeur, en imagine la forme, avec plus ou moins d'illusions, mais ce qu'il voit sans erreur possible, c'est la physionomie de cette plaine, les deux cours d'eau, la chaîne escarpée qui la bornent. C'est là ce que nous tenons à retrouver d'abord dans le territoire que nous identifions avec l'Île ; nous y voulons cette fertilité, ces terrains bas et humides qui justifient la comparaison avec le Delta, et cette chaîne de montagnes, d'apparence si impressionnante, qui ferme l'horizon. Les qualités géographiques, la grandeur surtout, sont ce que Polybe a pu mal apprécier[12] ; nous ne les faisons passer qu'après les autres, et c'est elles que nous sacrifions, puisqu'il faut nécessairement sacrifier quelque chose.

Qu'on ne soutienne pas, du moins, que le pays des Allobroges, entre le Rhône et l'Isère, a les qualités requises pour répondre à la description de Polybe : il nous faut une plaine marécageuse et fertile, et voilà des plateaux rocheux, à surface caillouteuse, terminés sur le Rhône par des escarpements, et s'élevant de 300 à 800 mètres quand on avance vers l'Est. 11 nous faut un territoire fertile, et nous trouvons un sol en grande partie misérable, où poussent noyers et châtaigniers entre des champs de seigle ; ce n'est qu'au fond des vallées, près du Rhône et dans la Valloire, que le blé abonde. Imagine-t-on Annibal à Valence ou à Saint-Nazaire, attendant que de Vienne, de la Tour-du-Pin, de Lyon, de Culoz, on lui envoie les vivres dont il a besoin ? Quant à cette chaîne qui forme le troisième côté du triangle, où la prend-on ? Si l'on tient à la forme triangulaire, il n'y a pas de montagnes entre Lyon et Voiron ; si l'on veut que les montagnes indiquées par Polybe soient celles de la Grande-Chartreuse, que reste-t-il de l'analogie avec le Delta ? Non seulement nous n'avons ni les marais, ni la fertilité, mais nous n'avons même plus la forme géographique du Delta, et nous sommes bien loin encore d'en avoir la grandeur.

On nous reproche aussi de faire faire 50 kilomètres tout au plus en quatre jours par Annibal. On tient à ce qu’il ne s'écarte jamais en moins de la moyenne qu'on veut lui imposer ; on se soucie peu, au contraire, des indications fermes de Polybe, comme les 800 stades le long du fleuve, παρά τόν ποταμόν, que l'on reporte le long de l'Isère. Si on les comptait le long du Rhône, il serait impossible de placer l'Île ailleurs que dans le Comtat Venaissin.

Il faut dire, pour expliquer l'assurance de nos prédécesseurs, qu'avant même d'avoir entrepris aucune étude, le doute n'était plus possible pour eux. M. Osiander pose pour entrée de jeu un certain nombre de points indiscutables qui lui ont paru ressortir de la première lecture de Polybe, et on y voit sous le n° 3 (p. 27), qu'Annibal arrive, le quatrième jour après le passage du Rhône, à l’embouchure de l’Isère, ou à l’Île des Allobroges. Polybe serait bien étonné de lire cette observation, lui qui n'a jamais nommé l'Isère et qui place les Allobroges à 800 stades de l’Île !

Nous croyons pouvoir affirmer que Larauza, Deluc, et leurs successeurs, étaient résolus, a priori, à placer l'Île au nord de l'Isère, comme à placer le passage du Rhône entre Roquemaure et Pont-Saint-Esprit.

Reprenons le récit de Polybe à partir du passage du Rhône : Annibal marche quatre jours, arrive à l'Île, et s'y arrête pour régler le différend des deux princes rivaux ; il s'y ravitaille en vivres, en munitions, se fournit d'armes, de vêtements, de chaussures. Une escorte de cavalerie gauloise l'accompagne ensuite, et il fait en tout 800 stades (142 kilomètres) le long du Rhône ; puis il commence à s'écarter du fleuve, et à monter vers les Alpes. A ce moment, il entre sur le territoire des Allobroges, qui se retirent devant lui en appelant toute leur nation aux armes. L'escorte gauloise prend congé du Carthaginois, qui va bientôt, à l'entrée en montagne, se trouver aux prises avec les Allobroges.

Tout cela s'explique très bien si l'on place le passage du Rhône près d'Arles, et l'Île chez les Cavares, dont la capitale est Bédarrides. L'escorte cavare accompagne Annibal jusqu'à Saint-Nazaire-en-Royans, puis il s'avance seul vers le défilé du bec de l'Échaillon.

Lorsqu'on place le passage du Rhône en amont du Comtat Venaissin, il n'y a plus d'Île possible qu'au Nord de Valence. Elle n'aura aucune analogie avec le Delta d'Egypte ; mais on ne peut s'arrêter à ce détail, car on n'a pas le choix. On ne peut pas se montrer plus exigeant pour les 800 stades à faire le long du fleuve, puisqu'on ne remontera pas le Rhône au delà de cette Île.

Ce qui est plus grave, c'est qu'il faut laisser l'Île en dehors du trajet d'Annibal, ou le faire passer au nord de l'Isère, Alors on ne sait qu'imaginer pour expliquer la solution choisie : tantôt on vous démontre que πρός Νήσον exclut formellement l'idée de pénétration dans l’île[13], et qu'Annibal y a rétabli l’ordre sans y entrer, en agissant à distance ; ou bien qu'il a laissé son infanterie au sud de l'Isère, et a passé au nord avec sa cavalerie, etc., etc.

Mais cette lie, on l’a mise en plein territoire Allobroge ; jusqu'à Chamousset, on sera donc en territoire allobroge, et c'est le moment que les Carthaginois choisissent pour exprimer leur crainte d'avoir à pénétrer plus tard chez les Gaulois appelés Allobroges ? Et c'est justement à l'heure où, d'après la carte, on sort du domaine allobroge, que Polybe nous y ferait entrer ? Singulière solution ! Elle est la plus commune. Il va sans dire que, pour l'étayer, on nous affirme que les Allobroges habitaient alors la Maurienne ; on ne nous dit pas quelle nation occupait le territoire qui leur est attribué généralement, et comment la migration de ce peuple puissant, survenue forcément après le voyage de Polybe (150), n'a pas attiré l'attention des Romains. On ne nous explique pas non plus comment on retrouve dans la région viennoise des monnaies allobroges, dont il n'y a pas trace en Maurienne[14].

 

 

 



[1] FORTIA D'URBAN a écrit, p. 22 :

M. Letronne a fort bien observé (Journal des Savants, janvier 1819, p. 26, note 1) que la phrase grecque de Polybe a été mal comprise jusqu'à présent, parce que l'on n'a pas fait attention au mot έξής dans la phrase Άννιβάς δέ ποιησάμενος έξής έπί τέτταρας ήμερας τήν πορείαν... la phrase doit être rendue mot à mot : Mais Annibal ayant ordonné à son armée une marche de quatre jours de suite... Il savait que son armée ne pouvait marcher de front le long de l'Eygues ; il la partagea donc en quatre portions, qui exigeaient quatre journées pour qu'elle fût déplacée tout entière.

Cette interprétation est inexacte ; on s'en convaincra en lisant un peu plus haut, à propos de la marche d’Hannon le long du Rhône : όι ποιησάμενοι τήν πορείαν άντίοι τώ ρέύματι παρά τόν ποταμόν έπί διακόσια στάδια.

[2] On trouvera bien rarement, dans l'histoire militaire, des exemples d'armées faisant plus de 50 kilomètres en quatre jours, en dehors des périodes de crise qui précèdent les batailles modernes.

[3] LARAUZA, p. 20.

Après avoir porté à 1.400 stades la distance parcourue par Annibal depuis le passage du Rhône jusqu’à l'entrée des Alpes, il ajoute un peu plus loin qu’il fit 800 stades à partir de l'Île jusqu'à son entrée dans ces montagnes ; reste donc depuis l'Île jusqu'au point où il traversa le Rhône 600 stades, qu'il fit en quatre jours en marchant le long du fleuve.

[4] FORTIA D’URBAN, p. 6 :

La marche naturelle de l’esprit humain est d’associer ensemble les idées qui lui sont les plus familières. Annibal a passé le Rhône ; Lyon est la plus considérable des villes situées sur le bord de ce fleuve ; donc Annibal a passé le Rhône à Lyon. Telle est aussi la plus ancienne opinion qui fut adoptée après la renaissance des lettres... Donat Acciaiuoli, savant florentin né en 1428, consigna cette opinion dans sa Vie d'Annibal, Cet auteur fut sans doute trompé par une mauvaise correction qui faisait lire Arar dans les textes de Polybe et de Tite-Live, sans être appuyée sur aucun manuscrit. Il semble dire qu'Annibal remonta le Rhône jusqu'à Lyon avant de passer ce fleuve, pour le descendre ensuite, traverser le pays des Allobroges et passer la Durance Quelque peu vraisemblable que fût une pareille marche, personne, pendant fort longtemps, n'éleva de doute sur cette assertion.

DELUC, p. 70 :

Le mot Araros ne se trouve que dans l'édition de Casaubon qui, de son chef, l'a substitué à celui de Scoras. Dans une des dernières éditions de Polybe, celle de Schweighæuser, de Strasbourg, publiée à Leipzig en 1789, on lit Isaras, et l’auteur, dans une note de la page 495, dit qu'il a adopté cette opinion d'après les conjectures des savants.

Rollin, dans son Histoire romaine, embrasse la même opinion.

FORTIA D’URBAN : M. de Mandajors a lu Isara dans les textes de Polybe et de Tite-Live, qu'il a corrigés sans le secours d'un seul manuscrit, et d'Anville a suivi son opinion. Elle a été adoptée par M. Deluc' qui forme de l'Île le territoire des Allobroges. Mais Polybe dit, au contraire, que ce fut après être sorti de cette île qu'Annibal entra sur le territoire des Allobroges, et qu'il y entra en tremblant.

LARAUZA, p. 23 :

Nous commencerons par reconnaître que la leçon τή δέ ό Ίσάρας, que Schweighæuser a admise dans son texte, n'a pour elle l'autorité formelle d'aucun manuscrit. M. Deluc dit bien que le général Melville, étant à Rome, consulta sur le nom de cette rivière un ancien manuscrit de Polybe qu'il trouva dans la bibliothèque du Vatican, et qu'il y vit, à sa grande satisfaction, le mot Isar ou Isaras. Mais de quel manuscrit veut-on parler ? Me trouvant à Rome en 1823, et voulant vérifier ce passage, je consultai le savant bibliothécaire du Vatican, M. Angelo Mai, qui m'assura, d'après les recherches qu'il avait faites lui-même à ce sujet dans divers manuscrits de la bibliothèque, n'avoir trouvé dans aucun la version ό Ίσάρας. Le général Melville ne désignant point le manuscrit dont il parle, nous sommes obligés de regarder son assertion comme nulle dans la question.

Si maintenant nous examinons ce que portent les divers manuscrits de l’historien grec, nous remarquerons avec M. Schweighæuser et M. Letronne qu'ils présentent tous avec de légères modifications τή δέ Σκάρας, τή δέ Σκόρας, τή δέ Σκώρας, c'est-à-dire un nom de fleuve entièrement inconnu, et qui ne se rencontre dans aucun géographe ancien. Il faut donc supposer que ce mot aura été altéré par les copistes, ou que Polybe l’aura écrit tel qu'il l'avait entendu prononcer par les habitants... On peut fort bien supposer que les Gaulois prononçaient Ίσάρας ainsi accentué, quoique les Grecs l'aient accentué sur l'antépénultième, ό Ίσαρ, τοΰ Ίσαρος.

FORTIA D'URBAN : Strabon appelle l'Isère Ισαρ, Ισαρος acc. Ισαρον, et non Ισαρας. On pourrait conjecturer que le nom de Bisarar ou Bisaras est à peu près le même que Bicarus, et c'est ce nom que donne à l'Eygues le docte Suarès, évêque de Vaison, qui connaissait parfaitement bien son pays.

Bullet, qui a donné de volumineux mémoires sur la langue celtique, dit que Car y signifie embouchure.

[5] FORTIA D'URBAN, p. 32 :

Si l'on veut prendre à la lettre le texte de Polybe, on pourra croire que son delta avait la grandeur de celui de l’Égypte ; mais Tite-Live nous dit que ce n'était qu'un petit espace de terrain, agri aliquantum, comme écrit M. Dureau de la Malle, qui traduit une certaine étendue de plaines, ce qui ne conviendrait nullement à la prétendue ile des Allobroges, presque entièrement formée de terrains montueux et peu fertiles. D'autres éditions écrivent agri aliquantulum, et comme les copistes sont plutôt portés à retrancher qu'à ajouter, il parait que c'est la véritable leçon et qu'il ne s'agit ici que d'une petite étendue de plaines. L'écrivain grec, qui avait fait la route d'Espagne à Turin par Arles comme on la faisait ordinairement, et qui n'avait conséquemment pas vu les lieux comme Trogue Pompée, a donc ici un peu exagéré, contre son ordinaire, et nous serions fort embarrassés de trouver dans l'endroit dont il est ici question, une ile aussi étendue. Il me semble que nous devons préférer ici l'assertion de Tite-Live, qui observe que cette ile n'embrassait qu'un petit espace de terrain, aliquantum, et même, suivant les meilleures éditions, aliquantulum agri.

Cette première difficulté vaincue, il en reste une seconde qui n'est pas moins embarrassante ; c'est de trouver la rivière appelée Scaras par Polybe, Bisarar par Tite-Live, et l'ile qu'elle a servi à former. C'est ici que les critiques modernes se sont donné carrière. Ils ont altéré le texte de Tite-Live, et même celui de Polybe, pour faire insérer la Saône, Arar, dans le texte de ces historiens, et cette opinion a longtemps été celle de tous les savants. Isaac Casaubon qui, dans sa préface, assure avoir consulté plusieurs manuscrits, fait dire à Polybe τή μέν γάρ ό 'Ροδάνος, τή δέ ό Άράρος, et c'est d'après lui que Dom Thuillier a traduit la Saône. Mais pour cela il fallait faire aller Annibal jusqu'à Lyon... Mandajors avait détruit cette opinion en lisant Isara dans Tite-Live : il n'en a pas coûté davantage aux critiques modernes de créer un nouveau nom, en lisant ό Ίσάρας dans Polybe, afin de favoriser l'opinion de Mandajors, qui me parait absurde, en faisant une ile de ce qui n'a certainement jamais été appelé ainsi par personne, et en plaçant au centre des Allobroges cette ile que Tite-Live dit seulement être voisine des Allobroges.

[6] Guide pittoresque du voyageur en France, Paris, Hachette et Didot, 1837.

[7] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, II, 175-194.

[8] Larauza (p. 76-81) place les Tricastins à Saint-Nazaire, les Voconces à Grenoble, et les Tricoriens dans le Grésivaudan. Il juge que dans Polybe l'expression Allobroge est collective, et que Tite-Live est plus précis.

[9] LARAUZA, p. 27 :

Ce canton, où sera-t-il si on ne le voit pas dans cette presqu'île comprise entre l’Isère au Sud et au Sud-Est, et le Rhône à l'Ouest et au Nord, présentant une espèce de triangle ou de delta dont le sommet est au confluent de ces deux fleuves, et dont la base est formée par cette longue chaîne de montagnes escarpées qui, sur une ligne d'environ 30.000 toises, s'étendent du Sud au Nord depuis Grenoble, où coule l’Isère, jusqu'à Yenne sur le Rhône ?

[10] Vidal de la Blache, p. 257.

[11] Guide pittoresque du voyageur en France, Paris, Hachette et Didot, 1837, t. II, Département de l’Isère, p. 5.

[12] Qu'on veuille bien monter sur les collines qui entourent Avignon, ou sur celle de Bédarrides, et estimer à vue les dimensions de la plaine. On jugera de la précision que Polybe a pu mettre dans cette mesure.

[13] Les mêmes historiens traduiront plus tard πρός τάς ύπερβολας par jusqu'au col.

[14] Larauza, p. 83 :

Ainsi nous laisserons avec Polybe la dénomination d’Allobroges aux diverses tribus gauloises occupant du temps d’Annibal tout le pays qui s'étend depuis le Rhône, au-dessous de l'Isère, jusqu'à l'entrée des Alpes et au delà ; et nous placerons avec Tite-Live, dans ce même pays, d'abord les Tricastini à la suite de la nation à laquelle il applique exclusivement le nom d'Allobroges, et qui se trouvait habiter alors le pays occupé par les Cavares du temps de Strabon, et par les Segalauni du temps de Ptolémée. Séparés de cette nation, quelle qu'elle fût, par la petite rivière de Saint-Nazaire, les Tricastini s'étendront le long de l'Isère jusqu'au Drac. Après eux viendront les Vocontii, occupant les vallées que parcourt le Drac jusqu'à son embouchure. Enfin, après les Vocontii, nous placerons les Tricorii dans la vallée du Grésivaudan, et, comme les Tricastini, le long de l'Isère... Ces faits une fois établis (!), nous pouvons nous expliquer comment Tite-Live, après avoir nommé les Allobroges comme habitant près de l'Île, les quitte ensuite pour nous faire entrer chez les Tricastins, les Voconces et les Tricoriens, et n'en reparle plus, tandis que dans Polybe nous les voyons reparaître attaquant l'armée carthaginoise à son entrée dans les Alpes. Parmi les divers mémoires que l'historien latin aura pu consulter, en ayant rencontré dans lesquels on présentait les Allobroges comme s'étendant depuis le Rhône jusqu'aux Alpes, d'autres où on lui disait qu'Annibal avait traversé le territoire des Tricastins, des Voconces et des Tricoriens ; ne connaissant pas la signification de la plupart de ces mots celtes, et n'ayant pas vu que le nom d'Allobroges était une dénomination générale comprenant les diverses peuplades qui habitaient ce pays, il aura conclu que les Allobroges se trouvaient seulement vers les bords du Rhône, et que les Tricastins, les Voconces et les Tricoriens étaient des peuples distincts des premiers, et placés après eux.