II. — Le point de passage. Il n'y a rien là qui doive surprendre, et si l'on n'avait pas été d'abord sous l'influence de quelques écrivains du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui, sans preuves et même sans arguments solides, ont choisi les environs de Roquemaure, c'est la région d'Arles et de Beaucaire qui aurait dû s'imposer. On ne voit pas trace, dans l'antiquité, d'un passage du Rhône entre Beaucaire et Montélimar. Toutes les voies décrites par les itinéraires passent à Arles ou à Beaucaire, même lorsqu'elles doivent ensuite rebrousser vers le Nord. La route définie par les vases gaditains va de Nîmes à Beaucaire, descend la rive droite du Rhône pour le passer à Arles, et remonte ensuite la rive gauche vers Saint-Gabriel et Cavaillon. L'itinéraire de Bordeaux à Jérusalem va directement de Nîmes à Arles par Bellegarde, et remonte de là par Saint-Gabriel vers Avignon. L'itinéraire d'Antonin va de Nîmes à Arles, de là à Saint-Gabriel et Cavaillon[1]. C'est dans les documents postérieurs seulement que l'on voit une route de Nîmes à Beaucaire passer immédiatement le Rhône pour gagner Saint-Gabriel et bifurquer alors vers Avignon, Cavaillon et Arles (Table de Peutinger et Anonyme de Ravenne). Un siècle environ après le passage d'Annibal, les Cimbres
et les Teutons envahissent Que nous dit d'ailleurs Polybe : Annibal, ayant toujours la mer de Sardaigne à sa droite, parvint au passage du Rhône (III, 41) ; et quelques lignes plus loin : Annibal étant arrivé dans le voisinage du fleuve, tente aussitôt d'exécuter le passage, en raison de ce que le fleuve n'avait là qu'un seul bras. Nous n'attribuons pas à ces deux phrases un très-grand caractère de précision : Polybe, nous l'avons dit, parle simplement et sommairement de tout ce qui n'a pas une importance politique ou militaire sérieuse. L'expression tenir la mer de Sardaigne à sa droite peut n'être qu'une indication très vague ; il faudrait pourtant s'en écarter beaucoup pour admettre qu'Annibal a été à Roquemaure, tournant le dos à la mer depuis le passage du Vidourle. Pour nous, l'impression que donnent les deux phrases que nous venons de citer est favorable à l'idée que le passage a eu lieu près du delta. L'argument le plus sérieux qu'on pourra nous opposer sera
tiré de l'état du sol dans cette région à cette époque reculée : Arles, nous
dira-t-on, était entouré d'étangs et de marais, et depuis cette ville jusqu'à
Nous avons expliqué plus haut pourquoi nous ne partagions pas complètement cette opinion. Répétons seulement ici que les arguments historiques nous semblent infiniment plus solides et plus probants en pareille matière que les conjectures géologiques. Il y a ici des faits incontestables : c'est autour de Rhodanusia, d'Heraclea, de Thélinè, d'Ugernum, d'Avenio, de Cabellio, d'Arausio, que s'est développée la plus grande activité agricole et commerciale de la région rhodanienne avant et immédiatement après l'époque dont nous nous occupons. C'est là que toutes les voies romaines importantes ont traversé le Rhône ; c'est là que les Cimbres, plus dépourvus de moyens qu'Annibal, sont venus le passer. Le terrain était donc praticable le long du Rhône, de Saint-Gilles à Fourques et à Beaucaire, et aussi de Fourques à Bellegarde. Où les Cimbres ont passé, Annibal a pu et dû passer. L'endroit s'imposait pour diverses raisons, les unes physiques, les autres stratégiques. Le courant du Rhône, en amont d'Avignon, était trop fort pour des radeaux ou des bateaux improvisés, d’informes pirogues montées par des soldats ignorants de toute navigation. On y résiste avec des pontons ou des barques bien conduits, mais point avec des troncs d'arbre creusés et montés par des hommes inexpérimentés. Au contraire, après la brusque expansion qui se produit au sud de Beaucaire, entre Soujean et le Mas-des-Tours, le courant tombe à 0m,75, et on peut lui résister sans beaucoup d'efforts et d'habileté. D’autre part, était-il avantageux d'aller passer, comme le
dit Napoléon, entre Pour se diriger sur Roquemaure ou Pont-Saint-Esprit, Annibal aurait tourné le dos à la mer pendant une durée qui n'était pas négligeable vis-à-vis de son parcours : le Vidourle coupe par moitié le trajet de Narbonne à Pont-Saint-Esprit. Sans vouloir trop prendre Polybe au pied de la lettre[2], il serait difficile de prétendre que le voyage de Narbonne à Pont-Saint-Esprit se fait en longeant la mer. Le colonel Perrin l’a parfaitement reconnu en écrivant : Ayant appris à Nîmes que Publius était arrivé avec sa flotte à la première embouchure du Rhône, il obliqua vers le Nord, ne voulant point combattre au milieu des Gaulois qui, sous l’influence de Marseille, rivale de Carthage, lui étaient hostiles, et prendraient parti pour l’armée romaine (p. 20). Il faut observer : 1° Qu'Annibal n'a connu l'arrivée des Romains qu'après avoir passé le Rhône. Il ne pouvait en être avisé plus tôt, par la seule raison qu'elle n'avait pas encore eu lieu. Mais il pouvait s'y attendre, et agir en conséquence. Or, 2° il ne semble pas qu'il ait trouvé un point de passage où les populations lui fussent bien favorables ; 3° il valait beaucoup mieux aller combattre les Romains au milieu de peuples dont l'esprit était douteux, que d'attendre l’arrivée des légions pour passer le Rhône devant elles. Pour aller de Nîmes à Roquemaure ou à Pont-Saint-Esprit,
il fallait franchir le Gardon, puis parcourir pendant deux jours un petit
plateau rocailleux, couvert de maigres forêts, sans ressources, peut-être
sans chemins tracés. On aurait fini par trouver le Rhône plus vif à
Roquemaure qu'à Beaucaire, et pourquoi ? Pour éviter Polybe nous dit encore qu'Annibal a passé le Rhône dans un endroit où le fleuve n’avait qu'un seul bras. Il laisse entendre que c'était un avantage. Comme on ne voulait songer qu'à la partie du Rhône comprise entre Montélimar et Avignon, l'indication de Polybe a été interprétée de manière à faire chercher un endroit où il n'y eût pas d'îles. On ne s'est pas aperçu que cette interprétation conduisait à un non-sens militaire. Il n'y a pas besoin d'être un professionnel pour comprendre qu'il est beaucoup plus facile, en général, de franchir un fleuve en s'aidant d'une île, qui coupe et diminue l'obstacle, et dissimule les préparatifs. Imagine-t-on Napoléon évitant l'île Lobau ? Le Rhône, surtout dans la saison des basses eaux, rend les îles plus précieuses encore que d'habitude, car il est bien rare que le ou les bras secondaires ne soient pas alors tout à fait guéables. Ils l'auraient été, en tout cas, pour les éléphants, dont le passage s'y serait effectué sans aucune difficulté. Qu'on se figure Annibal à Roquemaure : il aurait, devant
lui, un bras unique de 200 à On a cherché, on a trouvé sans trop de peine des parties où le Rhône ne forme pas d'îles. C'était, de toute façon, un travail bien superflu, car les îles d'aujourd'hui ne sont pas celles d'autrefois, et l'endroit choisi n'aurait peut-être pas présenté les mêmes caractères il y a vingt siècles. Le mieux était de ne pas entrer dans un pareil détail, et de ne pas tenir compte de cette indication. Mais la préoccupation attribuée à Annibal était absurde, nous croyons l'avoir montré. Le texte même de Polybe prouvait que le passage avait eu
lieu dans un endroit extrêmement large : on avait construit une estacade de Ne faut-il pas, d'ailleurs, un endroit assez voisin de la côte pour y rencontrer ces grands bateaux dont parle Polybe, qui faisaient le commerce avec les ports maritimes ? En trouverait-on à Roquemaure ou à Pont-Saint-Esprit ? C'est aux environs d'Arles seulement qu'on a pu en obtenir un assez grand nombre pour le passage de 8.000 chevaux et autant de mulets. C'est là aussi que s'adressa César (De bello civili, I, 36) lorsqu'il voulut avoir douze grands navires en trente jours. Il y établit une colonie militaire (Julia Paterna), et Arles était déjà une ville considérable, car on n'envoyait pas de colonies dans des bourgades ; elle fut, après Narbonne, la première ville des Gaules à laquelle cet honneur fut accordé ! Elle avait déjà été célèbre comme colonie grecque sous le nom de Thèlinè (F. Avienus, v. 679) et ses faubourgs s'étendaient jusqu'à Fourques, comme le montrent les rues découvertes lors de la construction du chemin de fer d'Arles à Lunel[4]. C'est là qu’Annibal a pu trouver les moyens de passage, qui eussent manqué partout ailleurs. Annibal, venant de la côte, a atteint le petit Rhône près de Saint-Gilles, puis a continué jusqu'à Fourques. Il n'a pas voulu traverser le petit Rhône et le grand Rhône, mais, dès qu'il a trouvé un fleuve unique, c'est-à-dire en amont du delta, il a passé, pour ne pas donner le temps aux Romains de le devancer sur un point plus éloigné. A partir de Beaucaire» d'ailleurs, la rive droite du Rhône serait devenue moins praticable que l'autre. Tel est le sens qu'il faut donner, selon nous, aux deux phrases de Polybe. Il nous parait bien difficile de faire concorder le
passage d'Annibal à Roquemaure ou Pont-Saint-Esprit avec les opérations de P.
Cornélius Scipion. Tout le récit de Polybe ou de Tite-Live, en ce qui
concerne la reconnaissance des cavaliers romains, leur combat contre les
Numides, leur retour, est écrit de manière à faire penser que ces événements
tiennent dans un espace de terrain et de temps très restreint. On croirait
presque que le tout s'est passé dans une seule journée. Imaginons le point de
passage entre Roquemaure et Pont-Saint-Esprit, à 50 kilomètres de la mer :
Scipion envoie une reconnaissance de 300 chevaux, qui pousse jusqu'à une pareille
distance, et que l'armée laisse s'éloigner indéfiniment sans la suivre le
moins du monde ; c'est au moins étonnant ! Ces cavaliers, ayant battu les 500
Numides d'Annibal, viennent jusqu'au camp de celui-ci, et repartent. C'est le
lendemain matin qu'Annibal lève le camp, et c'est quatre jours plus tard que
Scipion arrive avec son armée en carré. Polybe nous a dit qu'il y avait
quatre marches de la mer au point de passage ; s'il fait arriver Scipion trois
jours après le départ d'Annibal, il suppose donc qu'il aura levé son camp en
même temps que lui. Si le passage avait eu lieu à Roquemaure, les cavaliers
romains, qui avaient fait Si l'on veut bien se donner la peine d'étudier les
mouvements des armées anciennes, on y trouvera les pratiques dont le XVIIe et
le XVIIIe siècle nous fournissent les derniers exemples : les armées marchent
très vite quand elles sont loin de l'ennemi : Condé, allant d'Alsace en
Flandres, ou César, de Milan à Lyon, font près de Tout s'explique très bien, au contraire, si l'on place le
point de passage près de Fourques, à 50 ou Scipion a rembarqué ses bagages le soir même, et a
commencé à marcher ; il a pu faire 10 ou On s'est fondé principalement, pour soutenir le point de
Roquemaure, sur ce que Polybe place le passage à environ quatre jours de
marche de la mer. Il est assez plaisant de voir les mêmes historiens qui ont
traité si gaillardement les 1.600 stades de l'écrivain grec, se montrer
intransigeants sur la valeur de ces quatre marches. Il importe peu, dirait-on,
de prendre 2.000 stades au lieu de 1.600, mais on ne saurait admettre moins
de D'ailleurs, la journée de marche n'est pas une unité
susceptible d'une valeur bien définie, et quand un auteur évalue une distance
en journées de marche, c'est forcément une mesure très vague qu'il nous
donne. S'il ajoute, par surcroît de précaution, un à
peu près, comme le fait Polybe, nous n'avons plus qu'une indication
presque insignifiante. S'agit-il ici d'une journée de marche conventionnelle
? S'agit-il d'une journée moyenne de l'armée d'Annibal ? Il serait bien
audacieux d'affirmer l'un ou l'autre. S'il s'agit d'une marche moyenne
d'Annibal, nous savons qu'elle est d'environ Or, la voie romaine, qui ne fait pas volontiers de détours
inutiles, mais qui est obligée de contourner les marais, a un développement
de Il n'est pas question, en tout cas, de distance à vol d'oiseau, car il serait par trop singulier de choisir alors la journée de marche comme unité de mesure. Polybe ne donne jamais que des distances itinéraires, et c'est une source de reproches incessants de la part de Strabon. Ce n'est pas dans un pays qui lui était complètement inconnu' comme le delta du Rhône, qu'il aurait pu estimer une distance à vol d'oiseau d'après les éléments qu'y possédait par ouï-dire. Selon nous, les 4 jours de marche qu'il indique ici ne lui ont même pas été indiqués par les habitants : ils ont été déduits du récit de Fabius, d'après lequel P. Cornélius Scipion est arrivé au point de passage trois jours après le départ d'Annibal, bien qu'il se fût mis en marche en même temps que lui. Polybe a fait le calcul inverse de celui que nous avons fait un peu plus haut. Quoi qu'il en soit, nous ne croyons pas qu'on puisse attribuer une valeur bien précise aux quatre marches environ indiquées par Polybe, et surtout nous nous refusons à faire passer ce renseignement vague avant la donnée très rigoureuse du parcours effectué depuis Ampurias et malgré l'incompatibilité absolue de certains détails du passage avec le site de Roquemaure. Ce qu'il faut se dire ici, c'est que s'il y avait
contradiction entre cette seule donnée des 4 jours de marche et toutes les
autres, il faudrait choisir : ou bien on prendra exactement les 1.600 stades
de Polybe depuis Ampurias, en longeant la mer, en passant le Rhône aussitôt
qu'on l'atteint, dans un endroit où il ne forme qu'un bras, assez large pour
qu'on ne jette pas de pont, pour que les éléphants soient transportés à
partir d'une estacade de On choisira. A notre avis, le doute n'est pas possible. On nous excusera de tant insister sur la question du passage du Rhône : c'est que, pour nous, tout le problème est là. C'est sur ce point que les erreurs les plus graves ont été commises, et avec une unanimité presque complète ; et c'est de là que proviennent toutes celles qu'on a faites sur le reste du parcours. Il faut à toute force reconnaître ici la valeur et la concordance des renseignements fournis par Polybe. Nous avons essayé de montrer comment l'adoption de Roquemaure pour le passage du Rhône ne répondait pas aux données de Polybe (et de Tite-Live) ; mais on est en droit d'exiger davantage : on nous demandera comment il se fait que tant d'historiens se soient trompés ; on voudra savoir s'il est bien vrai qu'ils n'avaient pas d'excellentes raisons pour choisir un point aussi différent de celui que nous proposons. Nous allons donc reprendre sommairement les calculs de nos prédécesseurs et montrer ce qui en fausse les conclusions. On a fait passer le Rhône par Annibal : 1° Près d'Arles (Quiqueran de Beaujeu, Doujat, le P. Fabre) ; 2° Près de Tarascon (De Marca, Mandajors) ; 3° Près d'Avignon (H. Bouche, Cambis, Imbert Desgranges) ; 4° Près de Roquemaure et d'Orange (Martin de Bagnols, Rollin, Napoléon, Giraud, Du Puy, Fortia d'Urban, Deluc, Larauza, Letronne, A. Thierry, Lavalette, Hennebert, Azan, etc.) ; 5° Près de Pont-Saint-Esprit (Rogniat, Saint-Simon, de Vaissète, colonel Perrin, Osiander ; 6° A Loriol (Whitaker.) La plupart des historiens que nous ne citons pas adoptent Roquemaure ou Pont-Saint-Esprit, de confiance. Larauza fait suivre à l'armée carthaginoise la voie
romaine de Figuières à Nîmes. Il commet sur la longueur du trajet quelques
petites erreurs, comptant XIII milles au lieu de XIV entre Illiberris et Combusta,
confondant Juncaria avec Deluc a trouvé des chiffres inférieurs encore à ceux de
Larauza, en suivant le même tracé : il a pris Castellon-de-Ampurias pour
point de départ, au lieu d'Ampurias, et il compte seulement 31km,600
d'Emporion au col au lieu de 43km,700. Il prend des chiffres assez exacts
depuis le col jusqu'à Nîmes, mais la longueur qu'il attribue au trajet de
Nîmes à Roquemaure est trop faible de quelques kilomètres ; au total, il
trouve un chiffre trop faible de Tous deux ont été (inconsciemment ou non) attirés vers Roquemaure et Pont-Saint-Esprit par l'influence de Rollin[5], de d'Anville, de Saint-Simon, de Folard[6], etc., et pourtant, sans les erreurs qu'ils ont commises, ils n'auraient jamais trouvé an écart admissible entre leur mesure et celle de Polybe. Larauza nous révèle très naïvement le préjugé qui le guidait lorsqu'il écrit (p. 16) : De Nîmes, la voie romaine allait passer le Rhône devant Arles, d'où elle remontait par Cavaillon vers Gap, Embrun et le mont Genèvre ; mais on doit nécessairement supposer qu'ici Annibal la quitta et alla traverser ce fleuve sur un point plus éloigné de la mer. Ainsi, le consciencieux écrivain nous avoue que tout semblait lui conseiller de prendre un point plus bas sur le Rhône, mais qu'il a volontairement cherché un passage plus au Nord. Il invoque à l'appui de ce raisonnement la nécessité impérieuse où se trouvait Annibal d'éviter les Romains. Nous avons expliqué pourquoi l'approche des Romains l'obligeait, au contraire, à presser son passage. Tite-Live nous a rapporté, en outre, qu'Annibal a pris la résolution d'éviter les Romains deux jours après le passage du Rhône, et que jusque-là il était dans l'hésitation. Larauza insiste enfin sur l'obligation de placer le point de passage à mi-chemin entre la mer et l’Île, et il nous prévient que celle-ci se trouvera au confluent de l’Isère. C'est un procédé bien vicieux que d'asseoir une hypothèse sur une autre, et cela quand tout jusque-là semblait devoir l'écarter[7]. Nous nous contenterons donc d'avoir déterminé provisoirement le point de passage en partant de données certaines, et nous verrons plus tard si le point que nous avons fixé s'accorde mal avec ce qui suit. Nous avertissons dès maintenant le lecteur que c'est le contraire qui aura lieu, le récit et les chiffres suivants de Polybe ne pouvant pas plus que les précédents se concilier avec le passage à Roquemaure, Le colonel Perrin, pour le trajet de Carthagène au Rhône, a presque entièrement abandonné les textes. Il emploie pour l'Espagne une carte dressée en 1823-1824 par Damas, et grossièrement inexacte, qui lui donne : Des Colonnes à Carthagène, 3.776 stades au lieu de 3.000 ; De Carthagène à l’Èbre, 2.464 stades au lieu de 2.200 ; De l’Èbre à Perelada, 1.752 stades au lieu de 1.600. Ces chiffres sont très éloignés de ceux de Polybe ; le colonel Perrin s'en contente néanmoins. Il ne veut pas que l’historien grec ait pris un point de repère à Emporion, et il marque un arrêt à Perelada, de sorte que la distance comptée par Polybe d'Ampurias au Rhône sera comptée par le colonel Perrin de Perelada au Rhône. On conçoit qu'il remonte ainsi plus haut que nous. M. de Bagnols a écrit dans M. Osiander, le plus savant des historiens d'Annibal, commence par déclarer que les chiffres de Polybe sont la base de toute étude sur ce sujet, le fil d'Ariane qui doit nous guider à travers toutes les difficultés ; il ne cessera pas, dans la suite, de les traiter de Turc à More. Ici, il juge que la distance de 1600 stades entre Ampurias et Je Rhône n'est pas suffisante, et il veut en ajouter 800. Il s'appuie sur ce que Polybe compte à peu près (σχεδόν) 8.000 stades des Colonnes d'Hercule aux Pyrénées, tandis qu'il y en a seulement 7.200 (3.000 + 2.600 + 1.600) des Colonnes à Ampurias, et qu'Ampurias ne s'écarte pas sensiblement des Pyrénées. Ce raisonnement ne nous paraît pas irrésistible. Nous trouvons, en effet, dans Polybe, les chiffres suivants : Des Colonnes à Emporion[8], 3.000 + 2.600 + 1.600 = 7.200 stades ; Des Colonnes à la pointe des Pyrénées[9] dans Des Colonnes à Narbonne[10], un peu moins de 8.000 stades ; Des Colonnes à Marseille[11], un peu plus de 9.000 stades. Tous ces chiffres nous semblent parfaitement d'accord si nous appelons chaque chose par son nom, et si nous ne remplaçons pas les Pyrénées par Emporion. Il y a, en effet, de cette ville à la pointe des Pyrénées, près du cap Cerbère, par le chemin, 300 stades environ. Il y a d'Emporion à Narbonne, par la route, 540 stades. De Narbonne à Marseille, 1.660 stades. Les égalités précédentes deviennent donc : Des Colonnes à Emporion, 7.200 stades ; Des Colonnes à la pointe des Pyrénées, 7.200 + 300 = 7.500, un peu moins de 8.000 stades ; Des Colonnes à Narbonne, 7.200 + 540 = 7.740, un peu moins de 8.000 stades ; Des Colonnes à Marseille, 7.740 + 1.660 = 9.400, un peu plus de 9.000 stades. Il n'y a rien là qui ne paraisse très normal, et l'on ne voit guère le moyen de modifier l'un des chiffres sans fausser l’une ou l’autre des égalités. Il est vrai que Strabon met Ampurias à 40 stades des Pyrénées, mais ceci est une erreur qui lui appartient en propre, et qu'il ne faut pas mêler aux chiffres de Polybe. M. Osiander remarque encore qu'Annibal, arrivé dans les Pyrénées, n'aurait pas fait, au dire de Polybe, la moitié du trajet de Carthagène à la sortie des Alpes, Nous nous permettrons de renvoyer au texte, où l’on verra qu'au moment où Polybe dit qu'Annibal n'a pas fait la moitié du parcours, celui-ci n'est pas encore parvenu aux Pyrénées. Il est près d'y arriver ; mais n'est-ce pas M. Osiander lui-même qui plaçait naguère Emporion au pied des Pyrénées ? Pour peu que Polybe suppose Annibal à 400 stades des montagnes, il n'a pas fait la moitié du trajet. Il y a d'ailleurs, dans la remarque du savant allemand, une interprétation que nous ne saurions accepter : de ce que Strabon traduit, une fois par hasard, le σχεδόν de Polybe par un peu moins de, M. Osiander veut que les deux expressions soient équivalentes. C'est une conclusion un peu légère. On sait que la racine σχεδ exprime une idée de course, de rapidité ; σχεδόν signifie en courant, à vue de pays, et non pas presque, un peu moins de. Aussi, au lieu de lire, comme M. Osiander, qu'Annibal, arrivé dans les Pyrénées, avait fait un peu moins de la moitié du trajet, nous lisons qu'arrivé près des Pyrénées, il avait fait environ la moitié du trajet. La différence, on le voit, est sensible. M. Osiander trouve aussi περί (XXXIV, 7) remplacé dans Strabon (II, 106) par un peu moins de. Alors que nous restera-t-il pour signifier simplement à peu près, puisque σχεδόν et περί voient leur sens restreint de la même façon ? Ne donnera-t-on jamais de chiffre approché par excès ? Nous l’avons dit dans un précédent chapitre : il ne faut pas demander à Polybe une extrême précision au cours de son récit ; il sacrifie tout à la clarté. Il aime mieux laisser dans l'esprit du lecteur un chiffre facile à retenir, tel que 8.000, 9.000 stades, que de se montrer inutilement exact. Il y en a un exemple bien frappant dans le Xe livre, où il place Carthagène à moitié chemin entre les Colonnes et Emporion, ce qui donnerait 3.000 = 7.200 / 2. Et c'est après un exemple pareil qu'on voudrait changer un chiffre parce que 7.500 stades sont donnés pour un peu moins de 8.000 ! Nous n'admettons donc pas les deux raisons pour lesquelles M. Osiander croit devoir ajouter un sixième nombre à la série donnée par Polybe. M. Schmidt, dans sa Dissertatio inauguralis philologica de Polybii geographia (Berlin, 1873) voulait ajouter 600 stades d'Emporion à Narbonne, et en laisser 1600 de Narbonne au Rhône. M. Osiander lui oppose les raisons suivantes : 1° On ne trouvera jamais 1.600 stades de Narbonne au Rhône ; 2° Narbonne n'est pas une limite naturelle comme Emporion (!). Il propose donc d'ajouter simplement : De la ville d'Emporion jusqu'au cap précité, par le rivage, environ 800 stades, mais en franchissant les Pyrénées 600. Comment expliquer que ce membre de phrase manque dans tous les manuscrits de Polybe qui nous restent ? Ces manuscrits ne sont pas de la même famille ; M. Hultsch les a divisés en quatre ou cinq groupes d'après certaines variantes, mais ici, tous sont d'accord ; quelques-uns, il est vrai, sont un peu abîmés à l'endroit même qui nous intéresse, mais pas de manière à laisser supposer la disparition de toute une phrase. On ne met pas en doute leur parfaite concordance pour le paragraphe III, 39. Voudra-t-on supposer que tous les copistes se sont entendus pour supprimer le membre de phrase que M. Osiander vient rétablir ? Cette addition ne nous paraît ni simple, ni utile ; et un chiffre de 600 ou 800 stades est bien petit pour prendre place dans la série de Polybe ; on sent qu'il s'agit surtout de fournir un appoint. M. Osiander est trop habile homme pour se permettre des erreurs grossières comme celles de Larauza ou Deluc, et pourtant il faut bien qu’il aille à Roquemaure comme les autres. Il fait donc des mesures exactes, et il y ajoute un nombre arbitraire. Nous avons analysé les quatre auteurs qui ont procédé à la détermination la plus sérieuse du point de passage d'Annibal sur le Rhône, en se servant de à distance d'Emporion au Rhône, et nous avons vu comment ils arrivaient à Roquemaure : l’un commet une erreur de mesure ; le second y joint une erreur d'identification pour Ampurias ; le troisième refuse de prendre le point de départ indiqué par Polybe ; le quatrième ajoute une quantité arbitraire au chiffre de l’historien grec. Le lecteur sera désormais édifié, nous l'espérons, sur les motifs qui ont fait adopter le point de passage de Roquemaure ou de Pont-Saint-Esprit, et il n'aura sans doute plus de scrupule à redescendre jusqu'en aval de Beaucaire. |
[1] On doit remarquer, à ce propos, que la carte donnée par E. Desjardins (chap. IV, p. 38) pour l'itinéraire d'Antonin, est inexacte sur ce point.
[2] OSIANDER, 92.
[3] Il existait au confluent de l’Isère et du Rhône un pont de bateaux, qui permettait le passage de l’une à l'autre rive du Rhône. Bituit en fit construire un second.
[4] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, II, p. 417.
[5] ROLLIN, IV, p. 418, note.
On croit que ce fut entre
Roquemaure et Pont Saint-Esprit. Rollin (page 427, note) nous indique la
valeur de ses sources : Le texte de Polybe, tel que
nous l’avons, et celui de Tite-Live, mettent cette île entre
[6] M. de Mandajors publia, dans les Mémoires de l'Académie, deux dissertations sur ce point de critique... Son opinion ayant été adoptée par Rollin dans son Histoire romaine, IV, 305, et par le célèbre géographe d'Anville, qui a dressé les cartes de cet estimable ouvrage, est devenue en quelque sorte classique. Ils placent le passage du Rhône entre Roquemaure et Pont-Saint-Esprit. J'ai cru devoir adopter cette opinion dans un ouvrage publié il y a quelques années. Je l'ai fortifiée de nouvelles preuves.
Les disputes occasionnées par la recherche de l'endroit où Annibal a passé le Rhône, paraissent donc à présent terminées. On convient assez généralement que ce fut à Roquemaure, en face d'une petite ville appelée dans ce temps-là Aeria, devenue depuis le château de Lers. (Deluc, p. 9.)
[7] M. Osiander (p. 93) procède de même lorsqu'il écrit :
L'endroit était à environ quatre jours de marche de la mer, à 600 stades de l'embouchure de l'Isère ; si nous avons le droit d'admettre qu'il faut compter les 1.600 stades depuis le versant nord des Pyrénées jusqu'au passage du Rhône, l'emplacement est à environ 5i milles au nord de Nîmes, etc. Toutes ces données concordent pour placer le point de passage à Pont-Saint-Esprit, comme l'ont déjà fait Niebuhr, Peter et bien d'autres.
On remarquera que de toutes ces données, il n'y en a qu'une seule qu'on retrouve dans Polybe, c'est celle des quatre jours de marche. Il n'y est pas question un instant de 600 stades entre le point de passage et l'Isère, non plus que de 1.600 stades entre les Pyrénées et le Rhône. Ces trois hypothèses qui se prêtent un mutuel appui forment le faisceau le plus fragile, et nous ne connaissons pas de science où une pareille méthode conduise à autre chose qu'à des erreurs. Il n'y a pas deux logiques.
[8] Polybe, III, 39.
[9] Polybe, III, 39, et Strabon, II, 105-106.
[10] Strabon, II, 105-106.
[11] Strabon, II, 105-106.