ANNIBAL EN GAULE

 

CHAPITRE III. — LE PASSAGE DU RHÔNE.

 

 

I. — D'Emporion au Rhône.

 

Partir de l’ancien Emporion, suivre la route qui conduit au Rhône, et marquer l'endroit où l'on a achevé de parcourir 1.600 stades, voilà une opération très simple si l'on connaît l'itinéraire ; elle se complique à peine s'il n'y a que deux on trois variantes bien définies, comme c'est le cas pour la traversée des Pyrénées ; mais on ne peut plus arriver à un résultat bien déterminé si l'on trouve une zone praticable un peu large où l'on pourrait tracer la roule à son gré. Qu'on choisisse alors le chemin jugé le plus vraisemblable, et l'on s'exposera aux pires inconvénients : les critiques auxquels la conclusion finale du travail déplaira nous accuseront d'avoir pris un tracé trop court ou trop long, sans examiner de combien nos chiffres pouvaient être augmentés ou diminués en mettant toutes choses à l'extrême. Pour établir malgré tout des conclusions positives, fournir des chiffres inattaquables, il nous faut fixer d'abord un minimum et un maximum entre lesquels la longueur de la route soit forcément comprise. Dans le cas présent, ces deux limites seront assez rapprochées pour déterminer encore avec quelque précision l'extrémité du parcours.

Deluc et Larauza n'ont pas eu conscience des difficultés que nous signalons ; ils ont pris simplement, pour le chemin d'Annibal, le tracé de la Via Domitia, qui donne, comme nous le verrons, le minimum de tous les itinéraires possibles ; moyennant quelques erreurs, ils sont même descendus sensiblement au-dessous de ce minimum pour le trajet total d'Emporion au Rhône.

Reprenons pour base de notre étude cette voie domitienne, tracée par longs segments rectilignes ; il est nécessaire de la connaître et de la mesurer le plus exactement possible pour discuter les conclusions de Deluc et de Larauza, les plus sérieux de nos prédécesseurs, pour fixer ce minimum qui sera notre garantie, et pour examiner comment la solution la plus probable peut s’en écarter.

Nous ne pouvons pas nous en tenir aux travaux antérieurs, et renvoyer le lecteur, par exemple, au tome IV d'E. Desjardins (Géographie de la Gaule romaine), qui présente d'assez nombreuses erreurs et ne donne pas la partie espagnole. Si l'on veut reprendre les calculs sur les textes originaux, on trouvera les renseignements nécessaires dans les itinéraires[1] ou (en partie seulement) dans les fac-similé que donne E. Desjardins des 1er et 2e vases gaditains et de la Table de Peutinger[2].

Les documents qui nous renseignent sur les stations de la voie domitienne et leurs distances sont les suivants :

1° Les quatre vases gaditains ou apollinaires, cylindres d'argent sur lesquels sont gravés les noms et distances des stations successives de Gadès à Rome. Ces vases datent du Ier ou IIe siècle de notre ère[3] ;

2° L'itinéraire d'Antonin, compilation de date et d’origine incertaines, mais qui ne paraît pas avoir été faite avant le IVe siècle, nous est connu par des manuscrits postérieurs au VIIe. Il contient les principales routes de l’empire romain présentées de la même manière que sur les vases gaditains : une liste de stations, et en face de chacune d'elles la distance depuis la précédente, donnée en milles pour la partie qui nous intéresse. Le trajet d'Espagne en Gaule figure à deux reprises sur l'itinéraire d'Antonin ; une fois pour la route de Gap à Léon, et une seconde fois pour celle d'Arles à Tarragone. Les stations nommées sur ces deux itinéraires ne sont pas toutes les mêmes ;

3° L'itinéraire hiérosolymitain, donnant la route de Bordeaux à Jérusalem, date de l'an 333 après J.-C. Nous n'en parlerons pas davantage, car il ne fait quo confirmer ce que nous savons déjà de la section Narbonne-Nîmes, la mieux connue de toute la voie domitienne ;

4° La table de Peutinger est une carte routière de l'empire romain, dont on ne possède qu'une copie datant du XIIIe siècle. Les noms et les distances se suivent sur chaque route, par exemple :

Illiberre VII Ruscione VI Narbone XVI Beteris, etc.

Tous ces documents, et même les vases gaditains, présentent d'assez nombreuses erreurs et se contredisent sur certains points. De plus, ils ne donnent pas tous les mêmes stations. Nous avons intérêt, pour serrer de plus près le tracé de la voie domitienne, à identifier toutes les stations contenues dans les divers itinéraires, et à déterminer aussi exactement que possible les distances de l'une à l’autre. Le moyen le plus simple est de réunir les différentes listes en un tableau unique. Nous ne rappellerons pas ici, pour l'itinéraire d'Antonin, les variantes présentées par les divers manuscrits, car elles offrent peu d'intérêt. On les trouvera dans E. Desjardins, t. IV, p. 64 et 65. Nous adoptons aussi pour les noms des différentes stations, sans citer de variantes, la leçon qui a prévalu[4].

D'après ce tableau, les distances de Juncaria à Deciana, de là à In Pyrenæo, puis de In Pyrenæo à Ad Centuriones, de ce dernier point à Ruscino, à Combusta, sont bien déterminées. De même celle de Narbo à Bæterræ et toutes les suivantes.

Il est évident que, sur le 4e vase gaditain, on a omis le nom de Sextantio et le chiffre XV correspondant ; que sur la table de Peutinger il manque de même Combusta XXXIV entre Ruscino VI et Narbo.

Le 3e vase gaditain donne XIII au lieu de XII pour la distance de Bæterræ à Cessero, celle de Narbo à Bæterræ est écrite, par erreur, XII et XXI au lieu de XVI sur l'itinéraire d'Antonin (Arles à Tarragone) et sur la table de Peutinger.

La distance de Combusta à Narbo, d’après les vases gaditains, peut être de XXXII, XXXIII ou XXXIV milles ; nous adoptons le chiffre XXXIV pour concorder avec l'itinéraire d’Antonin.

Sur la table de Peutinger, nous croyons devoir compter VIII au lieu de VII entre Illiberris et Ruscino, pour que cette distance, ajoutée aux XII milles de Ad Centuriones à Illiberris, donne les XX milles indiqués par les autres itinéraires pour la distance de Ad Centuriones à Ruscino. Cette combinaison nous paraît, à après la carte, préférable à celle également admissible, qui compterait XIII milles de Ad Centuriones à Illiberris, et VII de Illiberris à Ruscino[5].

Deux stations restent à déterminer : ce sont celles de Salsulæ et de Ad Stabulum. La première a été identifiée depuis longtemps, et sans aucun doute possible, avec Salses, qui se trouve bien à XXX milles de Narbonne, comme l'indique l'itinéraire d'Antonin (Gap à Léon). D'après le même itinéraire, Ad Stabulum serait à XLVIII milles de Salsulæ, et à XVI milles de In Pyrenæo. Ces chiffres, pris tels qu'ils sont, ne peuvent se concilier avec ceux des autres itinéraires. E. Desjardins n'a pas craint de supposer qu'ils se rapportaient à un chemin détourné passant près du Canigou. Mais, outre que cette hypothèse paraît bien étrange, étant donné le caractère des itinéraires romains, il est matériellement impossible, à moins de franchir le Canigou lui-même, et d'aller chercher Ad Stabulum sur la crête des Pyrénées, de trouver place pour les 71 kilomètres qui devraient exister entre Salsulæ et Ad Stabulum, et pour les 24 kilomètres portés encore entre Ad Stabulum et In Pyrenæo, Aussi nous paraît-il beaucoup plus simple de supposer une erreur de copiste, et de remplacer XVI par VI et XLVIII par XXVIII. C'est ce que d'Anville a déjà fait dans sa Notice de la Gaule (p. 615), identifiant ainsi Ad Stabulum avec le Boulou.

La voie domitienne ne passe pas par Emporion. C'est seulement à partir de Juncaria qu'elle aurait pu être suivie par Annibal. L'analogie de noms a entraîné presque tous les géographes à identifier Juncaria avec la Junquera, qui est à 6 kilomètres du Perthus. Mais l'examen des itinéraires prouve qu'il ne peut en être ainsi : les XXV ou XXVII milles de Gerunda (Girone) à Juncaria, et les XVI milles de Juncaria à In Pyrenæo, placent formellement Juncaria à Figuières, comme Cellarius l’avait reconnu il y a deux cents ans[6]. C’est la station de Deciana, située à IV milles (6 kilomètres) du Perthus, qui coïncide avec la Junquera moderne ; la seule présence de cette station intermédiaire interdit l'identification de Juncaria avec la Junquera, qui est à 6 kilomètres du Perthus.

Les distances entre les stations successives de la voie domitienne étant ainsi fixées, nous allons en suivre le tracé sur la carte.

De Figuières jusqu'au Boulou, on ne peut guère s’écarter de la route moderne.

Du Boulou à Elne, il faut suivre le chemin de Brouillet et Ortaffa. Le centre de l'ancienne Illiberris se trouvait à peu près à égale distance d'Elne et de la Tour Bas-Elne, vers le mas Berges. Il y a environ 46km,800 du Boulou au mas Berges par nos chemins modernes ; nous réduisons ce chiffre à 16km,500, admettant que la voie romaine pouvait éviter quelques petits détours.

Ruscino se trouvait un peu a l’ouest de Castel-Roussillon. Il existe un chemin qui y conduit à peu près en ligne droite depuis la Tour Bas-Elne, par les mas Ignace, Bongarre, Blanc, Hugonnet, Roquebrune et Villeneuve. Nous traversons la route de Perpignan à Canet près de la cote 4i, et nous nous arrêtons sur la Tet. De là, nous trouvons encore un chemin rectiligne, ébauché par Saint-Sauveur, le mas Lagrange, le moulin Durand, jusqu'à Salses. Nous y placerons Combusta à hauteur du mas Bruyères[7].

De Salses à Narbonne, il n'y a qu'à suivre la route nationale, en l'abandonnant toutefois pour prendre par les hauteurs entre les Cabanes et Sijean. Ad Vicesimum tombe un peu au nord du Pont de Treilles.

Entre Narbonne et Béziers, on croit connaître la voie romaine : on en trouve des vestiges au Pont-Serme, situé au sud de l’étang de Capestang, à VII milles de Narbonne, puis entre le Pont-Serme et Béziers. Mais la route ainsi définie a 3 kilomètres de plus que n'en indiquent les itinéraires romains. La longueur donnée par ceux-ci (XVI milles, 23km,700) est un peu inférieure à la distance des deux villes à vol d’oiseau (24km,500), de sorte que la voie romaine des itinéraires devait suivre la ligne droite entre Narbonne et Béziers. Si l'on tient à écarter cette hypothèse, il faut admettre que le chiffre des itinéraires est inférieur de II milles à la réalité.

La carte jointe au Corpus de Hirschfeld trace bien la voie romaine en ligne droite de Narbonne à Béziers, comme nous supposons qu'elle devait l’être, et non par le Pont-Serme, mais on ne sait ce qui a fait adopter cette solution.

A partir de Béziers, la voie domitienne subsiste presque entièrement et passe à Saint-Thibéry, Loupian, Montbazin, Castelnau, puis au Pont-Romain sur le Vidourle, à l'ouest de Grand-Gallargues, Les chiffres de l'itinéraire conduisent à placer Frontiana à 1 kilomètre à l’ouest de Loupian sur le ruisseau des Pallas[8] ; les autres stations romaines correspondent à peu près exactement aux localités modernes que nous venons de nommer.

A une lieue environ à l'est de Saint-Thibéry, la voie romaine se dédouble : outre le chemin que nous venons d'indiquer, il en existe un autre, dit chemin de la reine Juliette, mieux conservé que le précédent, et qui gagne Montbazin en ligne droite sans se détourner pour passer à Loupian. Cette coexistence de deux routes anciennes nous rend plus vraisemblable l'hypothèse que nous avons émise au sujet de la section de Narbonne à Béziers.

Il résulte du tableau que nous avons établi plus haut que l'on a environ 293 kilomètres de Girone à Nîmes, en gardant les chiffres des itinéraires romains. Si l'on trace la voie romaine sur une carte à 1/80.000e, on trouvera, en allant de Narbonne à Béziers directement, 296 kilomètres pour la distance de Girone à Nîmes, et 298 si l'on passe par le Pont-Serme.

La distance de Figuières à Nîmes sera de 255 kilomètres d'après les itinéraires, 259 ou 261 en mesurant sur la carte. Prenons, en chiffres ronds, 260 pour celle seconde mesure.

De Figuières au Pont-Romain sur le Vidourle, on aura 233 kilomètres d'après les itinéraires, 238 d'après les mesures directes sur la carte.

La voie romaine, comme on l'a vu, ne passait pas à Emporion. Pour l'employer à partir de Juncaria, en venant d'Emporion, il fallait aller d'abord d'Emporion à Juncaria (Ampurias à Figuières, 20 kilomètres). D'après le tableau précédent, on voit qu'il y avait ainsi 233 kilomètres d'Emporion au passage du Vidourle, en prenant les chiffres des itinéraires, et 258 en prenant directement les mesures sur la carte au 1/80.000e. Si l'on marchait sur Nîmes, on franchissait le Vidourle à Ambrussum (Pont romain) ; si l'on se rendait directement à Arles, on le passait près de Marsillargues, dont la distance à Montpellier est la même que celle du Pont romain (Ambrussum).

Depuis le passage du Vidourle jusqu'au Rhône, il y a 35 ou 36 kilomètres par Saint-Gilles et Fourques, 47 par Nîmes et Beaucaire, Ou aurait ainsi 289 à 294 kilomètres d'Emporion à Fourques, 300 à 305 kilomètres d'Emporion à Beaucaire. Or, les 1.600 stades de Polybe donnent 284 kilomètres. La distance d'Ampurias à Fourques diffère de ce nombre d'une quantité admissible, 5 à 10 kilomètres ; la distance d'Ampurias à Beaucaire, qui a 16 à 21 kilomètres de plus que Polybe n'en indique, serait à peine acceptable.

La conclusion qui s'impose est que : Si Annibal a suivi le tracé de la future voie romaine depuis Figuières jusqu'aux environs de Montpellier, il est plus que probable qu’il a passé le Rhône à proximité de Fourques ; tout au plus peut-on relever quelque peu le point de passage entre Fourques et Beaucaire.

Si, contre toute vraisemblance, on veut compter seulement 8 stades au mille, les 1600 stades de Polybe font 296 kilomètres, chiffre compris entre les distances d'Emporion à Fourques et à Beaucaire. Le point de passage reste à déterminer entre Fourques et Beaucaire. En poussant jusqu'à Avignon, la distance serait inadmissible.

Peut-on imaginer un chemin plus rapide que la voie romaine entre Ampurias et le Rhône ? L'examen de la carte prouve aisément que non. La seule abréviation possible serait celle que fait la route moderne entre le Boulou et Salses, prenant en ligne droite par Perpignan et Rivesaltes au lieu d'aller passer à Elne ; mais précisément le récit de Tite-Live nous fait savoir qu’Annibal a passé à Illiberris et Ruscino, et sur ce point, son témoignage très précis ne peut être écarté.

Nous allons voir tout à l'heure, en étudiant les passages des Pyrénées, que tous les chemins d'Ampurias à Elne sont au moins aussi longs que celui de Figuières et du Perthus.

De Salses à Narbonne, nous avons tracé la voie romaine à travers les collines dans les parties où c'était possible ; pour aller plus directement encore, il faudrait s'engager tout à fait dans les montagnes par un itinéraire qu'aucune route n'a jamais pu suivre.

A partir de Narbonne, par Béziers et Montpellier, la voie romaine est tracée en ligne droite. De Montpellier à Nîmes ou de Montpellier à Arles, nous avons choisi les tracés les plus rapides, comme il est facile de s'en assurer. Impossible de couper court entre Montpellier et Beaucaire ou Arles.

La voie romaine nous donne donc, sans aucun doute possible, le minimum de tous les parcours imaginables entre Ampurias et Beaucaire ; et le plus court chemin d'Ampurias au Rhône s'obtient en quittant la voie romaine près de Montpellier pour gagner Arles par l'itinéraire que nous avons indiqué.

Ces deux tracés nous donnent, on l'a vu :

289 ou 294 kilomètres d'Ampurias à Fourques ; 300 ou 305 kilomètres d'Ampurias à Beaucaire.

Si l'on ne peut pas abréger la distance ainsi comptée, il est facile de l'augmenter.

Prenons par exemple les routes modernes qui s'en rapprochent le plus ; nous y trouverons quelques détours motivés par le désir d'éviter les pentes et de faciliter aux voitures les allures vives que permettent leur organisation perfectionnée et le mode de construction de nos routes.

Nous trouvons ainsi 70 kilomètres d'Ampurias à Elne, où la route moderne se confond avec l’ancienne ; 208 d'Elne à Marsillargues, 37 de Marsillargues à Fourques ; total, 315 kilomètres. Il y en a 325 d'Ampurias à Beaucaire[9].

Géométriquement parlant, ce n’est pas là le maximum des trajets qu'on peut imaginer entre Ampurias et Fourques ou Beaucaire ; mais nous pouvons nous en contenter, et considérer ces chiffres de 315 et 325 kilomètres comme des maxima pratiques. Nous constatons surtout qu'il est aisé, en s'écartant quelque peu du tracé de la voie romaine de manière à rendre le parcours plus facile, d'arriver à une augmentation de 20 kilomètres.

Quel que fût le chemin suivi par Annibal, il avait une longueur comprise entre 289 et 315 kilomètres s'il le conduisait à Fourques ; de 300 à 325 s'il le conduisait à Beaucaire.

Cela posé, il nous reste à étudier l'itinéraire le plus probable qu'ait pu choisir Annibal et à en mesurer la longueur. Examinons donc les différences qui peuvent exister entre le tracé de la Via Domitia et celui de l’itinéraire d'Annibal.

Entre Emporion et Illiberris. — Nous ne nous occupons pas de déterminer l'emplacement où fut campée l’armée carthaginoise dans l’Ampurdan, ainsi que fait le colonel Perrin : Polybe nous donne une distance comptée à partir d'Emporion ; il s'agit donc de trouver une route qui, à partir d'Emporion, ait la longueur voulue, et les données du problème ne sont pas susceptibles d'interprétation. Le texte est absolument formel. Une fois déterminée la route que Polybe a mesurée, on pourra faire zigzaguer l’itinéraire des colonnes autour d'elle, et proposer toutes les hypothèses que l'on voudra ; mais ce serait nous engager dans un dédale inextricable que de ne pas prendre les points et les distances indiqués par Polybe.

Annibal, dit le colonel Perrin, établit son camp vers le 15 août sur la rive droite du Llobrégat, à 4 milles de Figuières, sur le plateau situé entre Pont-de-Molins, Capmany, Saint-Clément et Perelada.... Annibal ne campa point à Ampurias, petite ville maritime sur le bord du Clodiano.... Les Romains n'eussent-ils pas été maîtres de la mer, que plusieurs motifs s’opposaient à ce que l'armée carthaginoise y établît son camp :

1° Une plaine marécageuse et insalubre, formée des alluvions de la Muga, qui ont 6ni par envahir le golfe et réduit Ampurias à l'état où nous le voyons aujourd'hui ;

2° Une série de torrents entre elle et le pied des montagnes, torrents que les pluies et les orages font déborder, et inonder la plaine au moment où l'on s'y attend le moins ;

3° Enfin elle revenait de soumettre les montagnards des bords du Ter, et n'avait pas suivi le littoral.

Que les Romains fussent maîtres de la mer, ce n'était pas suffisant pour empêcher les Carthaginois d'occuper Ampurias, n'ayant pas de bombardement à craindre. D'ailleurs, les flottes romaines n'avaient pas quitté l’Italie. — Qu'Annibal revînt précisément du Ter au moment où il partit d'Ampurias, voilà ce que nous ignorons. — Que les marais de la Fluvia l'aient empêché de faire séjourner ses troupes sous les murs d'Ampurias, c'est bien possible ; mais le colonel Perrin est le premier à nous dire qu'il y a une grande différence entre l'Emporion d'autrefois, ville de 100.000 habitants sous l'empire romain, et le pauvre village ruiné d'aujourd'hui, que les fièvres paludéennes ont fait abandonner. Il est aisé d'en conclure que les alluvions déposées depuis vingt siècles ont graduellement empiré la situation, laquelle ne devait pas être bien mauvaise au temps où Emporion comptait 100.000 habitants. De Marca (Hisp. 1688) mentionne les traces d'un camp punique très apparentes près d'Ampurias[10].

Mais admettons un instant l'exactitude de toutes ces observations, qu'en résulterait-il pour la mesure' des distances parcourues d'après Polybe ? Est-ce qu'entre Carthagène et Emporion nous avons tenu compte des parcours effectués pendant deux mois dans toute la vallée de l'Èbre ?

C'est donc d'Ampurias, où nous sommes venus directement de Carthagène, que nous repartons vers le Rhône.

Il y a une infinité de chemins qui traversent les Pyrénées entre le Perthus et la mer ; mais deux seulement méritent d'être retenus, ceux de la Carbassère (confondu quelquefois avec le col de la Massanne) et de Banyuls.

On n’aurait pas eu l'idée de citer le col de la Carbassère parmi ceux que les anciens employaient, si l'on n'avait trouvé des traces de pavage entre les baraques Couloumates et le col de la place d'Armes, par où l'on descend sur Argelès. La Carbassère est à 918 mètres d'altitude, tandis que les cols de Banyuls et du Perthus sont à 364 et 290 mètres seulement.

On suppose qu'une voie romaine passait au col de la Carbassère. On a même, un peu légèrement, conclu aussitôt que cette voie était la grande Via Domitia, définie par les itinéraires. Cette opinion est inadmissible, les diverses stations de la Via Domitia ne pouvant se placer sur la route de la Carbassère aux dis’ tances indiquées.

Le colonel Perrin appelle Via Salanca la route qui passe au col de la Carbassère. Elle remonte de Perelada sur Espolla, gagne le col en faisant un détour à l'Ouest, puis descend dans le ravin de la Massanne, remonte sur le contrefort des baraques Couloumates pour éviter un trop long détour, redescend franchir le torrent, remonte assez vite vers le col de la place d'Armes, passe au pied de la tour de la Massanne, et descend presque en ligne droite sur Argelès. Il y a 7 kilomètres de Figuières à Perelada, 25 de Perelada au col, et 18 ou 20 du col à Elne par Argelès ; en tout 50 à 52 kilomètres. S'il ne s'agissait que de relier Illiberris à Gérone ou à Emporion, le chemin de la Carbassère serait aussi long el plus pénible de beaucoup que celui du Perthus, En allant directement d'Ampurias à Perelada par Castellon-de-Ampurias, au lieu de Figuières, on gagne 2 ou 3 kilomètres.

Pour aller d'Emporion à Illiberris (Ampurias à Elne), Annibal n'avait aucun avantage à passer par la Carbassère : les vallées, moins ouvertes, devaient au contraire rendre la subsistance de son armée plus difficile.

On peut supposer que celte Via Salanca n'est autre que l’ancienne voie Héraclée ; il resterait à prouver quel intérêt les Phéniciens et tes Grecs auraient eu a emprunter un col moins facile que celui du Perthus, pour ne pas abréger la route.

Nous croyons que les traces de pavage retrouvées entre te col de la Carbassère et les baraques Couloumates se rapportent à un chemin d'exploitation ou à une route secondaire, établie dans un temps où le pays était beaucoup plus riche qu'aujourd'hui, et il n'est guère vraisemblable qu'Annibal ait passé là.

Le col de Banyuls est à peine plus élevé que celui du Perthus, et le chemin qui l’utilise passant plus près de la mer, dessert Banyuls, Port-Vendres, Collioure. Sans s’exagérer l'importance de ces trois villes au temps d'Annibal, elles pouvaient cependant lui procurer quelques ressources. Il y a 37 kilomètres d'Ampurias au col de Banyuls, 10 du col à Banyuls, 23 de Banyuls à Elne ; au total, d'Ampurias à Elne, la distance est à peu près la même que par les deux autres cols.

Le col de Banyuls présentait donc quelques avantages sur celui du Perthus.

Quant à la route du littoral, nous dit le colonel Perrin (p. 18), elle a été de tous temps impraticable. Le chaînon qui, à la tour de Caroigt, se détache des Pyrénées pour se diriger vers la mer, ressemble à une immense muraille en ligne droite, où ne se distinguent que des brèches insignifiantes, qu'on appelle le col de Los Frayles et le col de Balistre. C'est par ce dernier que passe le sentier, mais il est impraticable le long de la côte.

Peut-être un chemin muletier passait-il autrefois sur les derniers contreforts des Albères, mais, outre les difficultés signalées par le colonel Perrin, ce chemin aurait compté 15 kilomètres de plus que celui du Perthus, entre Ampurias et Elne, passant par Rosas, Llansa et Port-Bou.

D'Ampurias à Castellon, 15 kilomètres ; à Perelada, 7 ; à Llansa, 15 ; à Elne, 45. Total 82 kilomètres, en négligeant une partie des anfractuosités de la côte, et sans doute 85 à 90 en tenant compte de tous ces détours.

Ces 15 kilomètres, ajoutés à la longueur déjà trouvée pour le trajet d'Ampurias au Rhône, donneraient un chiffre de beaucoup supérieur à celui que Polybe nous a transmis. II faut donc écarter l'hypothèse d'un passage sur le bord de la mer, et l'on ne peut guère hésiter qu'entre les cols du Perthus et de Banyuls.

Nous nous déciderions en faveur de ce dernier, si nous avions la certitude qu'aucune de ces routes n'était pavée ou régulièrement entretenue. Mais notre ignorance irrémédiable sur ce dernier point nous oblige à ne rien affirmer[11].

Depuis Elne jusqu'à Narbonne, Annibal a pu suivre le tracé de la voie romaine ; s'il s'en est écarté, ce n'a été que pour contourner les hauteurs au sud de Sijean au lieu de les traverser. Il aurait fait ainsi, entre Salses et Narbonne, 52 kilomètres au lieu de 46, soit une augmentation de 6 kilomètres. Cette variante devait être prise en considération, mais rien ne plaide en sa faveur. Les suivantes sont plus importantes.

3° Il est à peine admissible qu'au IIIe siècle avant l’ère chrétienne, une armée ait pu aller en ligne droite de Narbonne à Béziers. Les étangs qui entouraient Narbonne à l'Est et au Nord, et qui couvraient la vallée de l'Aude en aval de Cuxac ou de Sallèles, devaient l'obliger à se détourner vers l'Ouest, et à passer par Cuxac ou Sallèles, puis par Capestang. Le détour par Cuxac porte à 32 kilomètres la distance de Narbonne à Béziers ; le détour par Sallèles le porte au moins à 36 kilomètres, soit une augmentation, très probable celle-ci, de 6 à 10 kilomètres.

4° De même, à partir de Béziers, il n'est pas vraisemblable qu'Annibal ait pu se diriger par le chemin le plus court vers l'emplacement où se trouve aujourd'hui Loupian. L'intervention des ingénieurs romains était nécessaire aussi bien pour tracer des alignements de 30 et 40 kilomètres à travers coteaux et vallons, que pour franchir des étangs et des marais sur des chaussées et des ponts en maçonnerie.

De plus, il est naturel que les Carthaginois se soient tenus plus près de la mer. Il est bon d'aller vite, mais une armée de 60.000 hommes a surtout à s'assurer la subsistance. Ils ont dû se diriger de Béziers vers Agde, colonie marseillaise, c'est-à-dire ennemie, dont ils ne pouvaient négliger les ressources ; à partir d'Agde, ils auront longé le rivage des étangs jusqu'à Lunel.

Peut-on croire qu'ils aient été à Nîmes ? c'était peu de chose au point de vue des ressources, à côté des comptoirs grecs ou phéniciens qui bordaient la côte. C'est bien plutôt vers Heraclea (Saint-Gilles ?) que le chemin et leur intérêt les conduisaient, et de là vers Thèlinè (ou Arelate).

Ce chemin d'Hercule qui, depuis plus d'un siècle, reliait les établissements de la côte, devait passer près de toutes les villes grecques ou phéniciennes, et non dans l'intérieur du pays. Il avait un tracé absolument différent de celui de la voie domitienne, route militaire, instrument de conquête, puisqu'il répondait à un tout autre but. Ce chemin, aussi bien que l’itinéraire d'Annibal, devait, nous le répétons, se tenir à portée des villes commerçantes, et nous le supposerons volontiers passant près d'Agde, puis de Loupian, gagnant Lattes, longeant ensuite le rivage des étangs et des marais pour arriver à Saint-Gilles et à Arles, toutes villes de commerce et de ressources.

Ce parcours nous donnerait les distances suivantes :

 

De Béziers à Vias, en face de l'Ile d'Agde

17 km 000

De Vias à Loupian, en ligne droite

20 km 400

De Loupian à Lattes, suivant la route moderne jusqu'à Fabrègues, puis en ligne droite jusqu’à Lattes

30 km 300

De Lattes au Vidourle, au sud de Marsillargues, par Mauguio et Saint-Just

25 km 300

Du Vidourle à Franquevaux

12 km 000

De Franquevaux à Saint-Gilles

7 km 500

De Saint-Gilles au Rhône, à 4 kilomètres en amont de Fourques

15 km 400

 

127 km 900

 

Cette route est à peine plus longue que la voie romaine pour le parcours de Béziers au Vidourle (93 kilomètres au lieu de 89 ou 90) ; et elle présente les avantages militaires que nous avons dit.

En résumé, Annibal a dû prendre un chemin un peu différent de la voie Domitia, et parcourir quelques kilomètres de plus que nous n'en avons comptés en suivant exactement celle-ci. Il n'est pas exagéré d'admettre qu'il aura fait 295 à 300 kilomètres pour aller d'Ampurias à Fourques. Il en aurait fait 305 à 310 pour aller à Beaucaire. Or, les 1600 stades de Polybe valent 28i kilomètres. Nous sommes donc amenés à conclure qu'il est impossible d'accepter un autre trajet que celui d'Ampurias à Fourques, si les chiffres de Polybe ont ici la même exactitude que dans les parties bien déterminées de l'itinéraire.

La plupart des historiens placent le point de passage beaucoup plus haut que nous, vers Roquemaure. En acceptant les chiffres des itinéraires romains jusqu'à Nîmes, et ajoutant 48 kilomètres de Nîmes à Roquemaure, on obtient un total de 324 kilomètres. Si l'on mesure directement sur la carte, on en a 329. Il y a donc, d'Ampurias à Roquemaure, par le chemin le plus court, 40 à 50 kilomètres de plus que Polybe n'en a mesuré. Une pareille différence est absolument inadmissible ; on en trouverait une plus grande et moins acceptable encore, si l'on ne faisait pas suivre aux Carthaginois la Via Domitia, mais un chemin plus conforme à leurs intérêts et à leur situation, et plus long de 5 à 10 kilomètres. La différence atteindrait alors 50 kilomètres sur 284, soit 1/5 ou 1/6, erreur qu'on ne commettrait pas avec les procédés les plus grossiers. Elle serait de 60 kilomètres si l'on faisait suivre aux Carthaginois le tracé de la route moderne.

On nous objectera peut-être, comme nous l'avons supposé plus haut, que le stade de Polybe a pu être compté à raison de 8 au mille, et que la phrase : Ce chemin a été mesuré et jalonné par les Romains de 8 en 8 stades n'est pas une interpolation. Dans ce cas, en effet, les 1.600 stades de l'historien grec valent non plus 284, mais 296 kilomètres. Bien que ce chiffre soit un peu moins éloigné que le précédent des 324 kilomètres compris entre Ampurias et Roquemaure, la différence (28 kilomètres) est devenue moins admissible encore, car cette fois le chiffre de Polybe est un chiffre officiel, qui ne peut s'écarter de la réalité : on sait qu'il n'y a jamais que des différences très faibles entre les mesures des itinéraires romains et celles que nous prenons sur les cartes d'état-major, quand le tracé des voies romaines est parfaitement connu. Ici 5 kilomètres de différence sont un maximum.

Quelle que soit l’importance que l'on accorde à l’à peu près de Polybe, peut-on admettre qu'il aille jusqu'à donner 1.600 stades pour 1.800 à 2.000 stades ?

Nous ne le pensons pas, et il nous semble tout à fait inacceptable, par conséquent, de faire remonter Annibal jusqu'en face de Roquemaure, quelque hypothèse que fort fasse sur son itinéraire.

Beaucaire est admissible si l'on adopte le stade de 185 mètres ; il l’est encore, à la rigueur, si l'on s'en lient au stade de 177m,50, mais pourvu que l'on suppose la voie domitienne tracée plus de deux cents ans avant l'ère chrétienne, à travers marais, étangs, coteaux et vallons, et sans rapport avec les comptoirs de la côte.

Si l'on pense, comme nous, que le travail d'alignement et de construction de cette voie n'a pu être fait avant la conquête romaine, et qu'Annibal s'est tenu très près de la côte, le passage près de Fourques s'impose d'une manière absolue. Il nous donne, en ne négligeant aucun détour, 300 kilomètres d'Ampurias au Rhône, et c'est déjà beaucoup en comparaison des 284 kilomètres de Polybe.

A moins de n'accorder absolument aucune valeur au chiffre de Polybe (car c'est n'en accorder aucune que de prendre 1.600 environ pour 1.800, 1.900 ou 2.000), tandis que nous avons pu constater ailleurs sa très grande précision, il nous faut placer le passage du Rhône par Annibal entre Arles et Beaucaire. Encore ne peut-il être relevé jusqu'à Beaucaire que si l’on admet qu'Annibal ait pu suivre un chemin tracé en ligne droite comme la Via Domitia. En écartant cette solution peu vraisemblable, on se trouve obligé de placer le point de passage entre Fourques et Soujean.

 

 

 



[1] Le P. GARRUCI, Dissertationi archeologiche, Roma, 1864, pour les vases gaditains. — PARTHET et PINDER, Itinerarium Antonini Augusti et Hierosolymitanum ex libris manuscriptis, Berlin, 1848. — E. DESJARDINS, La Table de Peutinger, d'après l'original conservé à Vienne, Paris, 1874.

[2] Géographie de la Gaule romaine, t. IV, p. 10, 12 et 74.

[3] Voir la preuve de cette assertion dans E. Desjardins, t. IV, p. 11.

[4] Rappelons toutefois que la station située au pied des Pyrénées, sur le versant français, près des bains du Boulou, est appelée Ad Centuriones dans l'Itinéraire d'Antonin, et Ad Centenarium sur la Table de Peutinger, sans que rien décide en faveur de l'une ou de l'autre appellation.

[5] Cette observation avait déjà été faite par d'Anville, Notice de la Gaule, art. Illiberris, p. 380.

[6] Notitia orbis antiqui, t. I, p. 145. — M. Lenthéric est, à notre connaissance, le seul écrivain contemporain qui ait identifié Juncaria avec Figuières. Avant lui, Mannert et quelques autres avaient admis la même opinion. E. Desjardins confond Juncaria avec la Junquera.

[7] Cette solution est conforme à l'observation très juste adressée par d'Anville aux auteurs qui placent Combusta à Rivesaltes, Notice de la Gaule, p. 234. Une borne milliaire a été trouvée au moyen âge, non loin de Combusta, et déposée dans l'église de Saint-Hippolyte, la plus voisine du lieu que nous indiquons.

[8] La localité ainsi placée, si elle s’étendait un peu au sud de la voie romaine, devait avoir un port sur l'étang de Thau ; ce port aura été comblé par les atterrissements du ruisseau et aura été supplanté par le port très voisin de Mèze, où passe notre route nationale.

[9] Chiffres mesurés sur la carte d’état-major et vérifiés sur la carte des étapes et sur une carte cycliste.

[10] Colonel HENNEBERT, III, VI.

[11] Le colonel Fervel dit simplement qu’Annibal a dû passer à l’est du Perthus. M. Henri le conduit par le col de la Massanne, qu'il juge plus favorable que celui du Perthus : La route, dit-il, y est large et au moins aussi accessible que celle du Perthus.