IX. — Les connaissances géographiques des anciens. Polybe, comme historien, mérite une confiance absolue ;
mais ses notions sur la géographie sont celles de son temps, peu étendues et
très erronées, et chaque fois qu'il les fait intervenir, elles jettent une
lumière fausse sur le récit. Quand, par exemple, M. Montanari dit qu'Annibal
a remonté le Rhône vers l'Orient, cette contradiction le frappe ; il aime
mieux croire à une erreur sur l'identité du fleuve que sur sa direction, et il
conclut qu'il s'agit de Au point de vue de l'étendue, c'était peu de chose que le
monde connu des anciens. A l'époque où Polybe écrit son histoire, les Grecs
ont parcouru quelques rares chemins à travers Ce qu'on connaissait, on le connaissait mal. L'usage des cartes est tellement entré dans nos mœurs ; l'homme moderne, qu'il soit militaire, ingénieur, marin, savant, commerçant, et lors même que ses fonctions ne l'obligent pas à manier journellement des cartes géographiques, y est si bien accoutumé depuis l’enfance, qu'il ne conçoit plus la possibilité de se tromper sur la grandeur, la forme, l’orientation des lignes du terrain ou des régions. Il nous est presque impossible, sans un violent effort, de nous placer dans l'état d'esprit d'un ancien, tenu sous l'empire de nombreuses erreurs fondamentales, avec lesquelles il accorde toutes les observations qu'il fait sur les pays qu'il visite. Les anciens savaient, depuis longtemps, que la terre est ronde, et ils en avaient mesuré la circonférence avec assez de précision. Partant de là, ils avaient inventé les coordonnées géographiques, longitude et latitude, et en avaient fixé la relation avec les longueurs mesurées sur la sphère. Le principe était posé, mais l'application laissait à désirer. On obtenait les latitudes avec une précision suffisante pour dresser le canevas d'une carte générale, mais il n'en était pas de même dés longitudes. Au IIIe siècle avant J.-C, Ératosthène détermine les latitudes de Syène et d'Alexandrie en mesurant la longueur de l'ombre portée par un gnomon, et il ne commet qu'une erreur de quelques minutes (24° au lieu de 24° 5' 23" à Syène, et 31° 8' 34" au lieu de 31'°12' 53" à Alexandrie). Hipparque, à peu près contemporain de Polybe, avait étudié les phénomènes célestes et indiqué tous ceux qu'on pouvait utiliser pour la détermination des latitudes. Il avait dressé des tableaux indiquant les apparences célestes pour tous les parallèles sur le méridien de Rhodes. Il indiquait sans doute pour chacun la longueur du gnomon, la hauteur maximum du soleil au-dessus de l'horizon, la longueur du jour solstitial, etc. C'est du moins ce qui semble, résulter du passage assez obscur que Strabon consacre à ce travail[1]. Mais il paraît que ces divers renseignements furent rarement utilisés. Peut être faut-il l’attribuer à l’impossibilité de faire le point complètement, car on n'avait pas la moindre précision dans la détermination des longitudes. Celles-ci devaient être obtenues en enregistrant les heures auxquelles se produisait un même phénomène céleste dans différentes localités. L'observation d'une éclipse ou d’une occultation était aisée à faire, mais on n'appréciait l'heure que très grossièrement. Ptolémée dit qu'une éclipse de lune qui avait commencé à Arbelles à 5 heures, avait commencé à 2 heures à Carthage. On en concluait donc trois heures d'intervalle ou 45 degrés de longitude entre ces deux villes. Des connaissances plus exactes ont fait voir depuis qu'elles n'étaient pas éloignées Tune de l'autre de plus de 33° 45' ; d'où il résulte qu'on s'était trompé, soit à Carthage, soit à Arbelles, de 45 minutes de temps sur le commencement de cette éclipse[2]. On se contente par conséquent d'estimer la position des localités d'après les mesures itinéraires. En procédant ainsi, Hipparque commet de très fortes erreurs. Il augmente de 6 degrés la longitude du Cap Sacré d'Ibérie (cap de Saint-Vincent) et de 3° 45' celle de Gibraltar, d'où une erreur de 2° 15' sur un intervalle qui né dépasse pas 3° 10', etc. Polybe, moins savant encore en astronomie et en géographie mathématique, déformera bien davantage le contour des continents. Les anciens connaissaient à coup sûr les procédés
élémentaires de l’arpentage, qui permettent de lever la carte d'un pays par
petites parcelles, en évitant toute mesure d'angle, et en chaînant des lignes
droites. Ces procédés avaient pu être étendus à des régions considérables,
comme la vallée du Nil, car Eratosthène paraît avoir évalué la distance de
Syène à Alexandrie au moyen du cadastre égyptien. Si grandes que fussent les
erreurs totales que pouvait entraîner la généralisation de l'arpentage, on
aurait eu ainsi des cartes moins inexactes qu'en se privant de tout lever
régulier. Mais de toute façon, il ne fallait pas songer à faire la carte de
pays vastes, accidentés, médiocrement peuplés et quelquefois encore barbares,
comme Ces mesures d'itinéraires, multipliées, réitérées, recoupées
durant des siècles, avaient Fini par donner une connaissance à peu près suffisante
du bassin oriental de Les renseignements fournis sur ces derniers sont toujours très exacts. Si l'on tient compte, en outre, du soin avec lequel Polybe choisissait ses auteurs, on doit accepter en toute confiance les longueurs qu'il donne. L'exemple le plus intéressant pour nous, à cet égard, sera celui que nous offre le paragraphe III, 39, où sont énumérées les distances de Gibraltar à Carthagène, de Carthagène à l’Èbre, de l’Èbre à Ampurias, etc. Des Colonnes d'Hercule à Carthagène, il y a, selon Polybe,
3.000 stades, soit De Carthagène au passage de l'Èbre, Polybe donne 2.600
stades, soit De l’Èbre à Emporion, Polybe donne 1600 stades, c’est-à-dire
En résumé, les chiffres donnés par Polybe pour les trajets
de Gibraltar à Carthagène, de Carthagène à Amposta, et d'Amposta à Ampurias,
diffèrent de 2 à Dans sa thèse sur la géographie de Polybe, M. Schmidt a rassemblé toutes les mesures données par ce dernier ou citées d'après lui par Pline et Strabon. Elles sont ordinairement d'une très grande exactitude, et la vérification pèche surtout par l'insuffisance de nos moyens. Pour l'Afrique et l'Asie, nous ne disposons que de cartes à trop petite échelle pour atteindre à la précision voulue.
D'une manière générale, les géographes postérieurs à Polybe le tiennent dans une très grande estime, et quand ils rencontrent plusieurs chiffres différents pour une même distance, c'est toujours à celui de Polybe qu'ils donnent la préférence. Polybe, de son côté, paraît avoir emprunté ses chiffres à de très bons auteurs, et surtout à Eratosthène. Strabon, qui est grec et postérieur de deux siècles seulement à Polybe, convertit ses stades en milles à raison de 8 stades 1/3 par mille, Pline à raison de 8 stades par mille ; car, depuis Artémidore, le stade a été modifié pour faciliter la réduction en milles. C'est une erreur dont il faut tenir compte dans l'évaluation des longueurs indiquées par Pline d'après Polybe. Nous avons pu vérifier une trentaine de mesures fournies par Polybe, et nous les avons trouvées généralement exactes. Il va de soi que les distances données pour les parcours maritimes ne sont pas susceptibles d'une vérification très précise, mais la différence entre le chiffre de Polybe et celui que nous lisons sur nos cartes ne dépasse jamais 1/25 de la distance. Il faut faire exception, cependant, pour certaines régions reculées sur lesquelles les renseignements des navigateurs paraissent inexacts. Polybe a dû se trouver victime, comme la plupart de ses contemporains, d'une confusion d'unités. Il a bien vu le danger, et s'est efforcé quelquefois de l'éviter, en réduisant les chiffres d'Eratosthène, mais il l’a fait d'une manière insuffisante. Les Grecs donnaient le nom de stades à toutes leurs mesures itinéraires. Les marches d'Alexandre et le périple de Néarque sont évalués avec un stade égal à notre hectomètre (1111 + 1/9 au degré, ou 1/400.000 du méridien). Dans une course de 433 lieues marines, dit à ce sujet Gosselin[8], la précision la plus scrupuleuse trouverait à peine 6 à 7 lieues de différence. Le stade d'Ératosthène est de 700 au degré ; celui de Ptolémée sera de 500 ; celui de Polybe, qui est le stade grec ordinaire, est de 625 au degré, etc. En remarquant l'inégalité des diverses mesures qui étaient présentées sous la dénomination générale de stades, on concevra, dit Gosselin, que leur emploi a dû produire chez les anciens les mêmes méprises que les expressions de lieues ou de milles ne cessent de produire parmi nous quand on néglige d'énoncer la valeur qu'on y attache. De là sont nées les contradictions apparentes entre la plupart des voyageurs anciens, les accusations d'imposture que leur ont prodiguées les géographes grecs, et que les modernes n'ont cessé de répéter après eux[9].... Nous sommes autorisés à conclure que les périples particuliers qui ont servi à dresser la carte du monde connu ont été construits avec des mesures différentes. Nous n'aurions pas besoin de prouver autrement que l'usage de ces mesures a existé chez les anciens, puisque leur existence est démontrée par l'emploi même qui en a été fait sur de longues étendues de côtes, et pour des séries de distances qui se suivent sans interruption, mesurées avec le même modèle[10]. Censorinus dit qu'il y a diverses
espèces de stades, et il cite l’olympique, l'italique, le pythique, de 600,
625 et Ce grand nombre d'unités nous explique les erreurs de
Polybe sur le périple du Pont-Euxin, par exemple, sur la distance de Rhodes à
Chypre, et quelques autres de la môme région ; dans Mais, si les distances itinéraires données par Polybe sont exactes, les formes qu'il en déduit pour les continents sont des plus fausses. L'absence de toute mesure angulaire désoriente complètement les grandes lignes du terrain. De plus, il est un fait qui paraîtra surprenant, de la part d'un homme aussi soucieux de vérité que Polybe ; c'est qu'il n'a jamais cherché à dresser une carte générale au moyen des différentes distances qu'il connaissait. L'espèce de triangulation ainsi exécutée lui aurait peut-être fait apercevoir et redresser quelques-unes de ses erreurs. Il n'est pas douteux, dit
M. Schmidt (p. 18), qu'il a commis de nombreuses erreurs, parce qu'il ne s'est
jamais avisé de se placer sous les yeux le tableau de toutes ses distances.
Il a décrit de nombreux territoires, recueilli une quantité de mesures, mais
ne les a jamais rassemblés pour tracer une carte ; et il n'a jamais dessiné
une image d'ensemble de la terre. C'est ainsi qu'il rejette avec tant de
passion le chiffre donné par un autre géographe, sans s'apercevoir que
lui-même soutient ici un nombre tout différent de celui qu'il a donné
ailleurs. Polybe écrit en effet, dans un passage cité par Strabon,
que la distance des Colonnes d'Hercule est d'environ 8.000 stades, et celle
de Narbonne au détroit de Messine de 11.200 stades, chiffres exacts si on
mesure les distances par les routes. Le triangle Gibraltar-Narbonne-Messine
est, d'après lui, très aplati : la distance d'Ostie à Carthage étant de 3.000
stades (chiffre exact), celle de
Narbonne à la côte d'Afrique ne lui semble pas devoir être beaucoup plus
grande ; les deux tiers seulement de cette distance, soit 2.000 stades,
donnent approximativement la hauteur du triangle considéré, de sorte que la
base Gibraltar-Messine aura environ 18.800 stades (on peut la calculer comme
Or, dans un autre passage, cité par Pline, Polybe donne
pour cette même distance Gibraltar-Messine un peu plus de 10.000 stades, ou Polybe traite donc les données numériques des explorateurs et des bématistes comme les historiens de son temps traitent les chroniques : il les cite isolément et ne parvient pas à les combiner. De plus, il n'imagine pas que les distances mesurées suivant les chemins puissent différer sensiblement des distances à vol d'oiseau. Quiconque a fait tant soit peu de topographie sait à
quelles singulières illusions, à quelles désorientations énormes on est
exposé si Ton n'enregistre pas sans cesse, et avec le plus grand soin, les
angles que font les côtés successifs d'un cheminement. Polybe en vient à
défigurer complètement les continents et les territoires. Il donne à l'Italie
ainsi qu'à la plaine du Pô, une forme triangulaire, et le triangle paraît
être une figure de prédilection à laquelle il ramène tous les contours. C'est
le résultat du développement rectiligne auquel il soumet les itinéraires. On
s'étonnera davantage des erreurs qu'il commet sur les dimensions de la plaine
du Pô. De Séna (Sinigaglia) au fond de
l'Adriatique, il admet plus de 2,500 stades ( Il évalue à 3.600 stades ( Revenons à Toute la côte, de Gibraltar à Narbonne, est à peu près en
ligne droite, selon Polybe ; il en est de même de Narbonne à Messine ;
l'angle formé à Narbonne par ces deux lignes est extrêmement obtus, et la
ligne Gibraltar-Messine va exactement de l'Ouest à l'Est. La côte de Le Rhône coule le long des Alpes. Or, les Alpes forment le côté Nord-Ouest du triangle cisalpin, dont nous venons de parler ; le Rhône coule donc du Nord-Est au Sud-Ouest. Polybe est peu renseigné sur son cours supérieur : il place la source du Rhône immédiatement au nord de la mer Adriatique, chez les Gaulois Ardyes, qui pourraient bien être, dans son esprit, les Ardiens de l’Illyrie[11]. Les Alpes et l'Apennin se rencontrent à l'extrémité occidentale de la plaine cisalpine, aux sources du Pô, qui sont assez voisines de Marseille. Qu'on ne s'étonne pas de voir ainsi supprimer tout le territoire compris entre le mont Viso et Marseille : où il n'y a pas d'itinéraires, Polybe ignore tout, et il a horreur du vide, il le supprime. La région confuse, difficile des Basses-Alpes n'a jamais été explorée avant lui ; il ne la connaît pas et là réduit à néant. Dans les deux siècles qui suivront Polybe, la géographie fera de grands progrès ; on croira cependant toujours que les Pyrénées courent du Sud au Nord[12] ; mais on rectifiera le cours du Rhône, on reconnaîtra les Alpes Cottiennes. Après les victoires d'Auguste, on établira la liste des peuples alpins. Malgré tout, si nous regardons de près le texte de
Strabon, nous voyons que ses notions sur les Alpes sont encore très confuses
: le passage qu'il consacre aux Voconces, aux Médulles, aux sources de C'est sous l'Empire que, les voies romaines une fois construites et mesurées, les itinéraires reportés sur la grande carte d'Agrippa, l'on commence à voir clair dans la géographie des Gaules. Presque tous les passages de la chaîne des Alpes sont utilisés. La cosmographie d'Honorius[13], qui date du Ve ou du VIe siècle après J.-C, et paraît suivre les indications d'une carte plus ancienne, distingue cinq cols dans les Alpes Cottiennes : Madrone, Cottidie, Marciane, Iule, Emingaulo. Nous savons que Madrone, c'est-à-dire Mons Matrona, est le col du mont Genèvre. Cottidie semble
désigner le col où passait une voie romaine, entre la vallée de Nevache et
celle de Bardonnèche (sans doute le col de l’Échelle,
le plus bas de la chaîne) ; Marciane
ou Martianæ (ad Martis) désigne
évidemment, un chemin aboutissant à Oulx, c'est-à-dire le col de Fréjus ou le
col de Nous conclurons de ce qui précède que Polybe, lorsqu'il a
parcouru avec Scipion. le chemin d'Annibal, sans doute un peu vite, à cheval
ou dans une voiture légère, possédait sur la géographie générale de Tite-Live, venu un siècle et demi après Polybe,
connaissait des noms que celui-ci devait ignorer, mais il ne savait pas la
position respective des peuples et des cours d'eau de cette région alpine ;
il avait atteint l’âge mûr quand Auguste soumit les peuples des Alpes et
éleva le monument de |
[1] II, p. 131-135.
[2] GOSSELIN, I, p. 5.
[3] Chez les anciens comme chez les modernes, dit Walckenær, ce n'est point par les observations astronomiques que l'on est parvenu à déterminer, assez approximativement, la longitude et la latitude d'un nombre de lieux suffisant pour asseoir les bases à un système géographique, mais par les itinéraires. (III, p. XX.)
[4] Livre X, chap. IX (ancien XIV) : Qua ratione rheda vel navi vecti peractum iter dimetiantur.
[5]
En suivant cet itinéraire sur la carte des étapes au 1/500.000e on constate que
les distances sont augmentées à deux ou trois reprises par un trajet de 1, 2 ou
[7] Le total des trois chiffres est d'ailleurs rigoureusement identique à celui que nous donne la mesure sur la carte. Il semble que Polybe ait pris une liste où les distances étaient comptées uniformément depuis l’origine.
[8] Recherches sur la géographie systématique et positive des anciens, Paris, 1813, t. IV, p. 304.
[9] IV, 313.
[10] WALCKENÆR, t. III, préf.
[11]
OSIANDER (p. 5)
expose ainsi
De Narbonne au Tanaïs, terre
inconnue ;
Alpes et Apennins se soudant
près de Marseille ;
Sources du Rhône au-dessus du
golfe Adriatique ;
Le Rhône coulant au Sud-Ouest
;
Le Pô coule Nord-Est puis
Ouest-Est ;
Triangle de la plaine du Pô.
Forme de l'Italie d’après les données de Ptolémée, III, 1 :
Au Nord, la côte de
A l'Est, du monte Gargano à Hydruntum, etc.
[12]
César (p. 6), I,
Pyrénées, frontière
occidentale de
[13] Citée par Osiander, p. 168.
[14]
Osiander nous paraît avoir rendu très probable, sinon absolument certain, que
Modane s’est appelée Forum Julii, comme
Aime s'appelait Forum Claudii. Une
inscription de Narbonne (4533 de Hirschfeld) nomme un habitant de Forum Julii, de la tribu Voltonia ; il ne peut
donc pas être question du Forum Julii
(Fréjus) de Provence, qui dépendait de la tribu Aniensis. Or,