ANNIBAL EN GAULE

 

CHAPITRE II. — LES TEXTES.

 

 

VIII. — Comparaison des textes.

 

Polybe commence son livre III par un aperçu général du sujet qu'il va traiter ; il n'aborde l'histoire de la deuxième guerre punique que dans le paragraphe III, 6. L'exposé des causes et prétextes de cette guerre est assez développé (III, 6 à III, 12) et il est évident que cette discussion est l'œuvre personnelle de l'auteur. Il a consulté Fabius, Sosilos et Chæreas, qu'il cite et dont il combat l'opinion ; il u disposé, en outre, d'un auteur carthaginois ou gréco-carthaginois que ses successeurs ont ignoré ou négligé, puisqu'il expose les préliminaires de la guerre d'après une version toute différente de celle que nous trouvons chez les autres historiens.

Remarquons en passant que Polybe, dès qu’il trouve l'occasion de s'appuyer sur des textes officiels et authentiques, s'empresse d'en profiter : il a copié dans les archives romaines les traités passés entre Rome et Carthage. Tite-Live, tout romain qu'il est, n'en a cure.

C'est avec le paragraphe 13 de Polybe, et le XXI, 5 de Tite-Live, que commence le récit des événements.

Annibal combat les peuples riverains du Tage et de l’Èbre. Celte guerre est rapportée en termes analogues par les deux historiens, mais, par une singularité que nous retrouverons plusieurs fois, quelques-uns des noms propres sont différents.

 

Polybe

 

Tite-Live

Annibal, ayant pris le commandement, s'empressa de conquérir le peuple des Olcades ; il se porta devant Althée, la plus forte de leurs villes, l'assiégea, et par des attaques vigoureuses, terribles, il s'en empara très vite. Là-dessus les autres villes, épouvantées, se rendirent aux Carthaginois. Il leur imposa des contributions, et ayant réuni une somme considérable, il revint hiverner près de la Ville-Neuve. Ayant paye généreusement ses subordonnés, régir la solde et promis plus encore, il excita l'ardeur et les espérances de la troupe. L’été revenu, il repartit en toute hâte chez les Vaccéens, et enleva Helmantika par une attaque de vive force. Arbucala, par sa grandeur, le nombre et le courage de ses habitants, résista longtemps à un siège, et fut prise d'assaut. En revenant, Annibal courut un danger immense et imprévu : Les Carpésiens, qui étaient le peuple le plus puissant de cette région, prirent les armes contre lui ; les peuples voisins s'étaient joints à eux, excités surtout par les réfugiés olcades et par les habitants échappés d'Helmantika. Si les Carthaginois avaient été forcés do recevoir leur choc en bataille rangée, ils auraient infailliblement succombé ; mais Annibal eut l’idée pratique et sage de se dérober en battant en retraite, et s'étant fait un rempart du fleuve appelé Tage, il réduisit le danger au passage du fleuve. Il se donnait le fleuve comme auxiliaire, ainsi que les éléphants qu'il avait au nombre de quarante, et ce projet réussit tout à fait d'une manière extraordinaire et conforme à son calcul. Les barbares s'efforcèrent de franchir le fleuve de vive force en plusieurs endroits, mais le plus grand nombre fut écrasé en débarquant, car les éléphants se promenaient le long du rivage et prévenaient toujours les assaillants ; beaucoup de ceux-ci furent massacrés dans le fleuve même par la cavalerie, qui surmontait plus facilement le courant, et combattait les fantassins de haut en bas. Enfin les troupes d’Annibal passèrent le fleuve à leur tour, et tombant sur les barbares, leur tuèrent plus de 100.000 hommes. Ceux-là vaincus, il n’y eut plus personne, en deçà de l’Èbre, qui osât avoir la légèreté de tenir tête aux Carthaginois, si ce n’est les Sagontins.

 

Il conduisit d’abord son armée sur le territoire des Olcades (ce peuple, situé au delà de l’Èbre, était plutôt dans la zone d’influence de Carthage, que sous son autorité), pour ne pas attaquer les Sagontins, mais être conduit par la suite naturelle des choses, ayant soumis tous les peuples voisins, et limitrophes de ceux-ci, à leur faire la guerre. Il emporte et pille Carteïa, ville riche, capitale des Olcades. Les villes plus faibles, frappées de terreur, payent une contribution, et acceptent le joug des Carthaginois. L'armée victorieuse, et riche de butin, revient à Carthagène pour hiverner. Là, par une large distribution du butin, et un règlement exact de la solde, Annibal se concilie les sentiments de tous ses concitoyens et alliés. Au printemps, il porte la guerre chez les Vaccéens. Hermandica et Arbocala sont enlevées d'assaut ; Arbocala, par le courage et le nombre de ses habitants, prolonge longtemps sa défend.

Les fuyards d'Hermandica, et des exilés olcades dont la nation avait été soumise l'année précédente, se réunissent et excitent les Carpetani. Ils attaquent Annibal à son retour de chez les Vaccéens, et inquiètent son armée, encombrée de butin, non loin du Tage.

Annibal refusa la bataille, établit son camp sur la rive. Dès qu’il y eut un peu de tranquillité et de silence chez les ennemis, il passa le fleuve à gué ; il construisit son retranchement de façon que les ennemis eussent l’espace nécessaire pour passer ; il décide de les attaquer au passage. Il ordonne à ses cavaliers de charger les Espagnols quand ils les verraient entrer dans l'eau.

Il dispose la colonne d’infanterie sur la rive, avec les éléphants (il y en avait quarante). Les Carpetani, avec leurs renforts de Vaccéens et d'Olcades, étaient au nombre de 100.000 ; c’était une armée invincible, si l'on avait combattu en plaine. Naturellement braves, confiants dans leur nombre, et croyant que l’ennemi avait reculé par frayeur, que l’obstacle du fleuve retarde seul leur victoire, ils poussent une immense clameur, et se jettent dans le fleuve partout, sans aucun ordre, chacun allant au plus près. De l’autre côté, une grande troupe de cavalerie se jette dans le fleuve, et au milieu de celui-ci a lieu un combat très inégal. Le fantassin perdant l'équilibre, se fiant à peine au gué, pouvait être renversé par un cavalier, même sans armes, poussant vivement son cheval ; le cavalier, sur son cheval qui avait largement pied jusqu'au milieu du fleuve, était libre d'agir où et comme il voudrait avec son corps et ses armes.

Le fleuve emporta une grande partie des assaillants ; quelques-uns, entraînés vers l’ennemi par le courant, furent écrasés par les éléphants ; les derniers, jugeant plus sûr de regagner la rive de leur côté, commençaient à se rallier en une seule troupe, mais avant que leurs esprits fussent remis d'une telle frayeur, Annibal avait formé son armée en carré et franchi le fleuve, et il les mettait en fuite. Il ravagea leurs champs, et en peu de jours les Carpetani se soumirent aussi. Dès lors tout le pays au delà de l’Èbre, excepté Sagonte, appartint aux Carthaginois.

 

La comparaison des deux textes donne lieu aux remarques suivantes :

1° La ville que Polybe appelle Althée se nomme Carteïa dans Tite-Live ;

2° Le récit de Tite-Live présente une foule de détails, de phrases même, qui se retrouvent exactement dans Polybe ; mais il est beaucoup plus long, quoique Polybe, comme le dit Nissen, soit assez prolixe. La différence ne tient pas à de simples développements littéraires, mais à des détails matériels, à de menus faits que Polybe a négligés. L'identité de certaines parties nous donne la certitude que les deux historiens ont suivi le même modèle, et que l’auteur grec l’a réduit plus que l’auteur latin ; Tite-Live, en expliquant qu'Annibal a placé son retranchement à quelque distance du Tage, nous paraît simplement avoir lu trop vite et traduit son original à contresens ; mais il est un point où il doit avoir raison contre Polybe : c'est quand il évalue l'effectif, et non les pertes, des Espagnols à 100.000 hommes.

Le commencement des paragraphes III, 15 et XXI, 6 montre encore une grande analogie entre les deux textes, celui de Polybe étant toujours le plus bref : Les Sagontins, épouvantés des succès d'Annibal, et se sentant menacés, envoient des ambassadeurs à Rome pour solliciter l'intervention des Romains pendant qu'il en est encore temps. Une mission vient de Rome pour examiner sur place la situation de l'Espagne et agir selon les circonstances.

A partir de là, nos deux historiens divergent : selon Polybe, les ambassadeurs romains trouvent Annibal en quartiers d'hiver à Carthagène ; selon Tite-Live, le siège de Sagonte est déjà commencé quand la mission quitte Rome. Suivant le premier, Annibal accueille les ambassadeurs, leur explique les motifs de la guerre qu'il a entreprise ; suivant le second, il leur fait dire de ne pas débarquer, n'ayant pas le temps de les entendre. Polybe a dû copier un historien carthaginois, et Tite-Live un latin.

Le siège de Sagonte est raconté par Tite-Live avec une foule de détails remplissant les paragraphes 7, 8, 9, 11, 12, 14,15. Polybe se borne à dire qu'Annibal y déploya la plus grande activité. Ici, plus encore que dans le passage déjà cité, il est impossible d'admettre que l’historien grec soit suivi par le latin.

Quant aux ambassades romaines à Carthage, elles ne sont pas rapportées de la même manière dans l'ensemble : d’après Polybe, il y en aurait eu deux ; d'après Tite-Live, une seule. Celle-ci, qui correspond à la seconde de Polybe, est rapportée en termes analogues par les deux historiens, (III, 20-21 et XXI, 18), mais Polybe veut qu'il y ait eu deux ambassadeurs seulement, et Tite-Live en nomme cinq.

Après à déclaration de guerre, Polybe passe immédiatement aux préparatifs de l'expédition d'Annibal (III, 33) ; Tite-Live, au contraire, nous rapporte (19 et 20) divers incidents relatifs au retour des ambassadeurs romains par l'Espagne et la Gaule. Ces détails sont assez importants au point de vue politique pour qu'on s'étonne de les voir négligés par Polybe. Il semble bien, ici, que Tite-Live ait employé des auteurs latins ignorés de ce dernier[1].

Les efforts des Romains pour détourner Ibères et Gaulois de l'alliance carthaginoise, l’attitude de ces peuples, et notamment des Volciani (sans doute les Volques, bien que Tite-Live les mette en Espagne), importaient singulièrement à l'historien politique. Au passage des ambassadeurs à Marseille, ils reçoivent cette nouvelle importante qu'Annibal avait déjà gagné les Gaulois. Polybe n'aurait certainement rien passé de tout cela s'il en avait eu connaissance.

Les paragraphes XXI, 21 et 22, de Tite-Live, contiennent quelques détails sur les derniers préparatifs d'Annibal ; on peut les comparer au III, 33 de Polybe. Ce dernier ne fait mention ni du voyage à Gadès, ni du songe d'Annibal ; il n'y a de ressemblance entre les deux que pour l’énumération des troupes laissées en Afrique et en Espagne, mais les chiffres ne sont pas tout à fait les mêmes, ni présentés dans le même ordre.

Le nombre des fantassins envoyés en Afrique est évalué de part et d'autre à 13.850 ; mais les frondeurs baléares, dont Polybe ne donne pas le compte, sont au nombre de 870 d'après Tite-Live. Dans les troupes destinées à Asdrubal se trouvent, d'après Tite-Live, 200 Ilergètes ; Polybe en donne 300 ; Tite-Live compte 400 cavaliers liby-phéniciens et Polybe 450. Tite-Live attribue à Asdrubal 14 éléphants, Polybe 21. Ce ne sont pas là des différences provenant d'une erreur de copiste. L'ordre dans lequel ces troupes sont énumérées n'est d'ailleurs pas le même dans les deux ouvrages. Comment Tite-Live se serait-il imposé tant d'interversions s'il avait copié Polybe ? Pourquoi compliquer inutilement son travail de copie ? Ici, comme le remarque Bötticher, on ne saurait même admettre de source commune : l'analogie provient de ce que les uns et les autres ont une connaissance assez exacte des faits.

Les chiffres de Polybe, nous le savons par lui-même, ont été copiés sur l’inscription du cap Lacinien. Tite-Live aura suivi un auteur bien informé, qui avait recueilli ses renseignements à l'époque même du départ d'Annibal, et les avait ainsi plus complets, plus rigoureux.

C'est avec les paragraphes III, 34 et XXI, 23 que commence la marche d'Espagne en Italie, qui fait l'objet de notre travail.

La ressemblance entre les deux textes commence au moment où Annibal va passer l’Èbre : l'un et l’autre auteur indiquent, pour la force de l’armée, 90.000 fantassins et 12.000 cavaliers, mais Tite-Live ajoute qu'Annibal en a formé trois divisions pour le passage de l’Èbre[2], et Polybe n'en dit mot. La conquête du pays au nord de l'Èbre est racontée en termes presque identiques par les deux auteurs, mais Tite-Live a remplacé les noms des Æronisii et Andosini par ceux des Aucetani et Lacetani, et il donne, sur le renvoi de 10.000 Espagnols dans leurs foyers, des renseignements plus circonstanciés que Polybe. L'origine de ces deux récits est évidemment la même, tant la ressemblance est grande, mais Polybe a plus abrégé que Tite-Live.

Ici apparaît, dans Polybe, cet important paragraphe III, 39, où il donne la longueur du trajet depuis les Colonnes d'Hercule jusqu'au débouché des Alpes, en six sections. Rien d'analogue dans Tite-Live.

D'où viennent ces chiffres donnés par Polybe pour les distances des Colonnes d'Hercule à Carthagène, de Carthagène à l’Èbre, de l’Èbre à Ampurias, d'Ampurias au Rhône, du Rhône à l'entrée des Alpes, et enfin de l’entrée à la sortie des Alpes ? Il est impossible de le dire. On admet presque unanimement que l’explication insérée dans le texte après la quatrième de ces longueurs a été interpolée. Si elle était bien de Polybe, elle nous expliquerait comment il a pu avoir ses quatre premiers nombres, sans nous éclairer sur les deux derniers. Si elle a été interpolée, notre ignorance porte sur tous les chiffres donnés là par Polybe. Nous pouvons faire deux hypothèses : ou bien Polybe a trouvé ces mesures dans le travail d'un bématiste d’Annibal, ce qui est très possible ; ou bien, revenant d'Espagne avec Scipion, il a pu être accompagné par UQ bématiste romain, ce qui serait également très admissible. On sait que les anciens possédaient des odomètres d'un usage commode pour la mesure de ces grandes distances, et que des voitures parcouraient les chemins gaulois.

Sur quoi s'est-on appuyé pour affirmer que la phrase : Les Romains ont mesuré et marqué cette route de huit en huit stades était une interpolation ? Sur ce que l'Espagne et la Gaule n'étaient pas encore provinces romaines lorsque Polybe écrivit son histoire, et sur ce qu'il n'y existait pas de voies romaines. Nous ne demandons pas mieux que de considérer cette phrase comme une interpolation ; mais il faut remarquer : 1° qu'elle figure sur tous les manuscrits connus ; 2° qu'elle exclut formellement l'idée qu'une voie romaine a été construite sur le parcours en question, et qu'elle signale simplement le travail des bématistes romains sur une route parcourue sans cesse par des fonctionnaires romains ; ce travail pouvait s'être accompli sous les yeux mêmes de Polybe, s'il revint d'Espagne avec Scipion en l’an 151 ou 150. On dit également que le mille romain ne valait pas 8 stades, mais 8 stades 1/3. Cet argument ne nous paraît pas non plus devoir être pris en considération, car il est conforme à l'esprit de Polybe d'avoir écrit, pour simplifier : de huit en huit. Il faut songer à la longueur de l'expression grecque qui rendrait exactement : de 8 1/3 en 8 1/3. Quoi qu'il en soit, Polybe est seul à connaître et à donner ces chiffres ; Tite-Live les ignore. Comme la longueur du trajet parcouru par l'armée carthaginoise était un élément essentiel de cette histoire, ne fût-ce que pour frapper l'imagination du lecteur, on ne saurait admettre que Tite-Live ait passé sur ce paragraphe sans en tirer au moins le total des distances énumérées par Polybe, s'il avait lu l'ouvrage de celui-ci.

Tite-Live, de son côté, a donné dans le paragraphe XXI, 23, le récit de la rencontre d'Annibal avec les habitants du Roussillon, que Polybe a ignoré ou supprimé.

Après ces deux passages tout différents, les deux historiens en viennent aux affaires d'Italie, et ici l'emploi d'un même original est évident. Tite-Live se montre, comme dans les passages précédents, plus minutieux que Polybe : il nous apprend les noms des trois magistrats envoyés à Modène, tandis que Polybe en nomme un seul ; Tite-Live précise qu'il a été perdu 800 soldats et 6 enseignes, et Polybe n'en parle pas ; ces deux détails, et quelques autres de moindre importance, font toute la différence entre les deux textes : l’ordre suivi est le même, et certaines phrases tout a fait identiques. Là encore, Polybe a suivi le même original que Tite-Live, mais en l'abrégeant davantage. Cet original, nous savons par P. Orose que c'est Fabius.

Les deux historiens repassent en Gaule avec Scipion (XXI, 26 et fin de III, 41) et présentent encore de grandes analogies pour tout ce qui concerne le débarquement de celui-ci et le passage du Rhône, mais avec de sérieuses différences, que voici :

Tite-Live donne plus d'indications sur la route suivie par Scipion ; en revanche, il ne dit pas que la bouche du Rhône près de laquelle se fait le débarquement s appelle bouche des Marseillais. Il parle de l'envoi de 300 cavaliers en reconnaissance avant de revenir à Annibal. Dans Polybe, c'est le contraire.

Une différence plus sensible, c'est que, d'après Polybe (III, 42), Annibal avait acheté ou battu tous les peuples rencontrés jusqu'au Rhône ; les Gaulois qui essayent de l'arrêter au passage du fleuve viennent de la rive gauche, et se rassemblent seulement à la vue de ses préparatifs : ce sont donc des Salluvii. D'après Tite-Live, ce seraient des Volques qui auraient franchi le Rhône devant Annibal. Disons tout de suite combien cette seconde version paraît invraisemblable : il était plus difficile encore de franchir le fleuve avec toute la population des Volques Arecomices qu'avec une armée de 60.000 hommes, et on ne comprendrait pas que ce passage eût laissé sur la rive droite les bateaux, assez nombreux, dont se sont servis les Carthaginois.

Polybe ajoute aussi, dans les premières lignes de III, 42, qu'il y avait près de quatre jours de marche du camp à la mer. Tite-Live n'en parle pas.

Il y a encore une légère différence dans la manière dont les deux historiens racontent la formation de la flottille. Polybe, toujours attentif aux questions politiques, observe que les grands bateaux sont nombreux dans cette partie du Rhône, à cause des relations commerciales avec les ports de la côte ; quant aux nacelles monoxyles, il dit qu'on en trouva un certain nombre, et qu'on en fabriqua beaucoup. Tite-Live, plus pittoresque, et peut-être moins exact, nous montre les mariniers improvisant pour cette occasion des nacelles creusées dans des troncs d'arbre, etc.

Le passage du Rhône commence, d'après les deux historiens, par l'apparition d'une foule de barbares sur l'autre rive, et le mouvement tournant d'Hannon. Le passage de ce dernier est raconté avec plus de détails par Tite-Live, qui nous dépeint les Espagnols passant le Rhône sur leurs boucliers avec leurs vêtements sur des outres (le contraire serait peut-être plus vraisemblable). Le combat sur la rive, bien que les deux relations ne présentent aucune différence quant au fond, n'est pas décrit en termes identiques, ni en suivant le même ordre.

Pour le passage des éléphants, la divergence est encore plus notable : Tite-Live le place aussitôt après le combat contre les Gaulois, avant l'arrivée de la mission cisalpine et l'apparition des cavaliers romains ; Polybe, au contraire, ne fait traverser les éléphants que le lendemain, au moment de reprendre la marche vers les Alpes. D'après Tite-Live, une partie des éléphants aurait passé à la nage, tandis que Polybe ne donne que le procédé des radeaux, que Tite-Live décrit aussi pour finir.

Tite-Live a négligé de nous dire à quel moment Annibal avait été prévenu du débarquement de Scipion. D'après Polybe, ce fut après 5on combat contre les Gaulois. Quoi qu'il en soit, tous deux placent ici l'envoi d'une reconnaissance vers la mer (XXI, 29 et III, 44) ; mais Polybe, qui raconte les événements comme ferait un chroniqueur carthaginois, ne passe pas aussitôt au récit de la rencontre entre les deux cavaleries : il cite auparavant l'arrivée de la mission cisalpine (Magil) et l'assemblée où Annibal prend la parole. Tite-Live, au contraire, veut en finir avec la cavalerie, et pour plus de clarté, raconte immédiatement le combat des deux reconnaissances. Il le raconte, du reste, en supprimant ce détail caractéristique, soigneusement conservé par Polybe, que les cavaliers romains ont poussé jusqu'au camp.

La reconnaissance romaine, dans Tite-Live, rentre sans avoir rien reconnu.

Les discours tenus par les Cisalpins et par Annibal (III, 45 et XXI, 30) sont assez différents dans les deux auteurs. Celui que prononce Annibal mérite un examen particulier.

Polybe ne paraît pas supposer que le moral de la troupe fut déprimé, au contraire. Il fait donc parler Annibal sur un ton de joyeuse confiance, et après quelques mots, il termine brièvement son allocution, en véritable chef, par un ordre. Dans Tite-Live, le tableau est poussé au noir, les troupes démoralisées ; Annibal éclate en reproches. Toutefois, pour commencer, les arguments sont les mêmes, il n'y a qu'une transposition d’un mode majeur à un mode mineur.

Annibal, dans l'histoire de Polybe, rappelle à ses hommes ce qu'ils ont déjà fait ; il leur dit qu'ils ont réussi dans toutes leurs entreprises, et que, pour la marche vers l'Italie, le plus fort est fait. — Dans Tite-Live, Annibal s'étonne de cette terreur subite : Il y a tant d'années qu'il les mène à la victoire ! Et ils ne sont sortis d'Espagne qu'après avoir soumis à Carthage toutes les terres et tous les peuples de la péninsule... Là, Tite-Live reproduit le discours que Polybe a placé avant le départ de Carthagène (III, 34) : Indignés de ce que le peuple romain avait osé demander, etc.

Tite-Live continue : Que croient-ils donc qu'il y ait d'extraordinaire dans les Alpes ?... » et ici, nous retrouvons, non plus un discours, mais les observations de Polybe (III, 48) quand il reproche à certains historiens d'avoir donné des Alpes une idée exagérée : le développement est le même, les propositions se succèdent dans le même ordre.

Certes, si quelque chose pouvait nous faire supposer que Tite-Live s'est servi du texte de Polybe, ce serait cette partie du discours d'Annibal où il reproduit des observations qui nous paraissaient personnelles à l'historien grec. Nous croyons plutôt que Polybe emprunte les éléments de ses observations aux historiens originaux.

Quoi qu'il en soit, il semble bien que le discours d'Annibal ait été composé par Tite-Live comme nous venons de le dire, au moyen de trois fragments distincts, et que son œuvre littéraire se soit bornée à choisir et à polir ces trois fragments. Le résultat, du reste, n'est pas heureux, car autant le discours reproduit par Polybe est bien en situation, digne d'un chef, capable de produire l'effet voulu, autant celui qu'a composé Tite-Live, malgré toute son éloquence, est invraisemblable et incapable d'intéresser le soldat.

Polybe entre dans d'assez grands détails sur les préparatifs de départ d'Annibal et sa formation de marche. Tite-Live passe sous silence ces renseignements d'ordre militaire.

Polybe place en cet endroit (III, 49) l'arrivée de Publius au point de passage. Tite-Live n'en parle que plus tard, mais dans les mêmes termes.

Annibal se met en marche : Tite-Live commence cette partie du récit (XXI, 31) par six lignes qui ne se trouvent pas dans Polybe et où il spécifie qu'Annibal ne prend pas le chemin le plus court. Rappelons-nous que dans la conférence avec Magil, Tite-Live a déjà parlé des hésitations d'Annibal, se demandant s'il combattrait Scipion ou s'il éviterait la bataille, et a fait ressortir que le parti d'éviter les Romains était pris à la demande expresse des Cisalpins. Polybe n'a pas dit mot de tous ces faits, importants au point de vue stratégique et même politique ; Tite-Live a donc disposé de sources carthaginoises qui manquaient à Polybe.

Nous arrivons à l’Île, Insula, Νησος. Elle est mentionnée par les deux auteurs, mais en termes assez différents : la rivière qui la borne est, dans Polybe, Scaras ou Scoras ; dans Tite-Live, elle s'appelle Sarar ou Saras. D'après Polybe, l'Île est grande comme le delta d'Egypte, et limitée par une montagne ; Tite-Live dit seulement : un certain espace, ou un petit espace de terrain (aliquantum ou aliquantulum), il ne parle pas d'analogie avec le delta, ni de montagne fermant l'espace entre les deux cours d'eau. En revanche, il cite le nom du roi Brancus, que Polybe ignore ou omet.

Ce qu'il y a de plus grave, c'est que Tite-Live place les Allobroges à côté de l'Île, tandis que Polybe ne les nommera que beaucoup plus loin, au moment de l'entrée en montagne. Matériellement, c’est une distance de 800 stades (140 kilomètres), que cette différence établit entre les deux positions de l'Île.

Que disait l'auteur original ? Si c'est Polybe, nous le savons : il place les Allobroges à environ 800 stades de l’Île. Si c'est Silenos ou un autre, nous ne le savons pas ; mais Polybe est venu sur les lieux, a vu l'Île et ses habitants, traversé le pays des Allobroges : il est donc certain que s'il ne place pas ces derniers à proximité de l'Île, ni dans l'Île, c'est qu'ils n'y sont pas. C'est Tite-Live, ou peut-être Cælius Antipater' qui a inventé de parler des Allobroges â propos de l'Île. Cælius était partisan du passage par le Petit Saint-Bernard ; il a dû, pour faire concorder cette hypothèse avec le reste du parcours, relever sensiblement vers le Nord les différents points mentionnés dans le récit. Il a pu prendre la dangereuse initiative de placer l’Île près des Allobroges ; puis, comme le fait remarquer Deluc, quand il a fallu parler de ces peuples que Polybe appelle Allobroges à l'exclusion de tous autres, il a dû se borner à les qualifier de montagnards.

Au moment où Annibal quitte l'Île, son armée a été pourvue de tout par le souverain de ce petit pays, et elle est escortée par lui. Tite-Live passe ces quelques lignes, et il le faut bien puisque cette escorte, selon Polybe, va conduire les Carthaginois jusque chez les Allobroges, dont ils ont peur, et que l'historien latin a déjà qualifié d'Allobroges les peuples qui fournissent l’escorte.

Voici Annibal mis en route. C'est alors que Tite-Live se permet la plus redoutable interpolation que présente aucun texte historique, interpolation qui rend son récit complètement inintelligible.

Pour en bien comprendre la nature et la valeur, nous reprenons ici littéralement les textes : nos deux historiens ont raconté les aventures d'Annibal dans l’Île, et terminent par la même phrase :

 

Polybe

 

Tite-Live

Ayant pourvu la plupart des soldats de vêtements et de chaussures, il (le roi de l'Île) leur rendit de grands services pour la traversée des montagnes.

 

Il (Annibal) reçut des vivres et une grande quantité d'objets de toute espèce, surtout des vêtements, que les froids bien connus des Alpes rendaient indispensables.

 

Si nous passons à peu près une page, la ressemblance reprend pour l'entrée dans les montagnes et le premier combat :

 

Polybe

 

Tite-Live

Alors les chefs des Allobroges, ayant rassemblé un nombre d'hommes suffisant, occupèrent les positions favorables par lesquelles il fallait nécessairement que les compagnons d’Annibal fissent leur entrée. S'ils avaient caché leurs intentions, ils auraient anéanti l’armée carthaginoise, etc.

 

Comme la colonne gravissait les premières pentes, apparurent des montagnards établis, sur les hauteurs dominantes. S'ils s'étaient postés dans des vallées plus cachées pour se ruer au combat à l'improviste, ils auraient produit une grande panique et fait un carnage complet.

 

A partir de là, jusqu'à la fin du récit, l'analogie persiste, plus ou moins complète, et le parallélisme se soutient.

Qu'y a-t-il entre les deux passages que nous venons de citer ? Du côté de Polybe, l'indication de l'escorte qui accompagne Annibal depuis l'Île jusqu'à l'entrée des montagnes.

Ce parcours est de 800 stades, le long du fleuve, et il est fait en dix jours.

Voilà tout.

Du côté de Tite-Live, il y a bien autre chose :

Le différend des Allobroges étant réglé, Annibal reprit son chemin vers les Alpes. Il ne prit pas par le plus court, mais tourna à gauche chez les Tricastins ; de là, il se dirigea vers les Tricoriens en passant le long de l'extrême frontière des Voconces, et il ne rencontra aucun obstacle avant d'arriver à la rivière Druentia.

Ce passage, nous le reconnaissons : c'est à peu près textuellement celui qu'Ammien a copié dans Timagène, et que nous avons reproduit plus haut, mais Tite-Live en a tout à fait changé le caractère. Dans Timagène, c’était un résumé en quatre lignes de tout le parcours d'Annibal entre le Rhône et l'Italie péninsulaire ; aucun combat n'y était mentionné.

Le géographe grec montrait l’armée carthaginoise franchissant le Rhône, puis les pays des Tricastins, des Voconces, des Tricoriens, passant les Alpes, et arrivant enfin sur cette Druentia dont parle Strabon, laquelle croise la route de Turin à Plaisance et doit être le Tanaro.

Comment Tite-Live a-t-il été amené à insérer ici ce passage de Timagène ? Pour bien le comprendre, il faut se rappeler où en était la question à l'époque où il écrivait. Comme il le dit lui-même, et comme Sénèque le répétera quelques années plus tard, la discussion est ouverte : les historiens originaux, Silenos et autres, n'ont pas défini par des noms propres les localités traversées par Annibal. Seul, Ci3Dlius a soutenu que le col franchi par les Carthaginois était le Petit Saint-Bernard, et il est aisé de réfuter cette opinion puisqu'il est avéré qu'Annibal est entré en Italie par le pays des Taurins. Voici donc Tite-Live fort empêché de donner quelque renseignement positif ; il a dû se borner, comme les autres, à un récit très vague, où il est question d'une île mystérieuse et d'un col anonyme. Tout d'un coup, il trouve dans Timagène (ou dans l'auteur qui a servi de modèle à celui-ci) un fragment où les noms abondent : Tricastini, Vocontii, Tricorii, Druentia ! Il s'en saisit aussitôt ; mais où le placer ? Les Romains du siècle d'Auguste connaissent à peu près remplacement des divers peuples gaulois ; ils savent que les Tricastini sont voisins des Allobroges, et ont les Voconces au-dessus d'eux en s'éloignant du Rhône. Il faut donc faire passer Annibal chez les Tricastins avant qu'il entre dans les montagnes, c'est-à-dire dès la sortie de l’Île. Et voilà le fragment placé !

Mais Tite-Live ne tarde pas à supposer que son nouvel auteur a dû se tromper : n'a-t-il pas mis en Italie la Druentia, que chacun sait bien être en Gaule, et près des Tricorii ? Tite-Live va donc intervertir le passage de la Druentia et celui des Alpes.

Tite-Live a modifié le texte de Timagène pour l'intercaler dans son récit : il supprime la traversée des Alpes entre les Tricorii et la Druentia, car il ne connaît sans doute le Drouentias de Timagène et de Strabon que sous le nom de Tanarus ; pour lui, il y a une ou deux Druentia en Gaule. Il a, du reste, de faibles notions de géographie sur la région alpine : la Durance, l'Isère, le Drac, les Tricoriens, les Voconces, les Allobroges, les Tricastins, sont dans un pêle-mêle inextricable. Un jour, on lui dit que la Druentia passe près d'Avignon ; une autre fois, on lui apprend qu'il y a une Druentia chez les Tricorii ; peut-être même lui dit-on que la même Druentia qui passera près d'Avignon a coulé d'abord près des Tricorii. En possession de ces importants renseignements, il rectifie Timagène : cette Druentia dont parle le géographe grec, ce ne peut être que celle qui coule près des Tricoriens. Elle n'est pas dans la Cisalpine. Et d'ailleurs, Tite-Live en a une description en portefeuille, qu'il s'empresse de placer. Ce qu'il nous peint, c'est la Durance de Cavaillon ou d'Orgon. Aucun géographe moderne ne s'y est trompé, tous ont cité la description de Tite-Live pour la basse Durance. Les historiens n'ont pas pu admettre un instant que Tite-Live fit passer la basse Durance à Annibal après l'avoir promené chez les Tricorii, et ils ont eu raison de leur côté ; pour eux, la Druentia est ou bien la haute Durance, ou bien le Drac. A vrai dire, nul ne sait ce qu'elle a été dans l'esprit de Tite-Live : il ne devait en avoir qu'une idée très vague, car il possédait bien mal la carte du pays alpin.

Si l'on a deux opinions différentes sur cette Druentia, suivant que l'on est géographe ou historien, c'est une troisième opinion que fait naître la critique du texte : la Druentia mentionnée dans le passage que Tite-Live a reproduit n'était ni la Durance, ni le Drac, mais bien le Tanaro, et il importe peu de savoir sur quel objet l'historien latin a voulu mettre cette étiquette. Il n'y a rien là qui nous doive surprendre, après l'analyse faite par Nissen des 4e et 5e décades. Deux relations différentes d'un même événement, qui se suivent et se contredisent, c'est ce que nous avons trouvé souvent dans la i’ décade, pour des faits bien connus, qui se déroulaient dans une région familière à tous. Des erreurs géographiques, il y en a sur la Grèce, et l'on voudrait qu'il n'y en eût pas sur les Alpes, dont la description reste si vague et si embrouillée dans Strabon ? Tite-Live se trompe donc sur la Druentia comme sur les Thermopyles.

Après le malencontreux fragment de Timagène (ou d'un auteur copié par Timagène), Tite-Live reprend le récit tel que le lui donnait son auteur principal.

Il ne souffle pas mot des 800 stades (142 kilomètres ou 96 milles) que Polybe fait parcourir à Annibal le long du fleuve entre l'île et l'entrée dans les montagnes, mais il déclare que l'armée carthaginoise marcha presque toujours en plaine, et il écrit (ceci de lui-même, à coup sûr, et sans copier qui que ce soit) un morceau descriptif, de pure invention, sur les montagnes et l'impression produite par ce spectacle nouveau sur les troupes d'Annibal.

A partir de là, comme nous l'avons dit, Tite-Live suit à peu prés exactement Polybe, ou l'auteur original reproduit par ce dernier. Il n'en est que plus intéressant de noter les différences légères que présentent les deux textes.

Dans le récit du combat contre les Allobroges, que Polybe a soin de désigner par leur nom (III, 50 et 51), Tite-Live appelle les adversaires d'Annibal : les montagnards. Il décrit le sentier suivi par l'armée comme étant escarpé et à pic de chaque côté ; s'il entend par là que c'est un chemin de crête entre deux précipices, il n'en existe pas de semblable dans la réalité ; de plus, cette description serait difficile à concilier avec le reste du récit, où l'on parle des positions dominantes occupées par Annibal, et d'où il dévale sur le chemin. Ou bien Tite-Live s'est trompé, ou bien le double escarpement dont il parle doit être, d'un côté en descendant du chemin, de l'autre en remontant ; en d'autres termes, le chemin est en corniche.

Tite-Live n'est pas absolument d'accord avec Polybe sur les mouvements des montagnards. D'après l'historien grec, les Allobroges rentraient le soir dans une ville voisine ; d'après Tite-Live, ils retournaient dans des villages fortifiés (castella), et la ville que prit Annibal après le combat est la capitale de la région.

Après le séjour dans cette ville, Annibal marche, dit Polybe, jusqu'à un certain point ; Tite-Live, plus affirmatif, déclare que, pendant ces trois jours, Annibal fît beaucoup de chemin.

Le récit du second combat contre les montagnards (III, 53 et XXI, 34) est exactement le même dans Polybe et dans Tite-Live. Le premier déclare pourtant qu'Annibal avait prévu la forme de l'attaque qui allait se produire et avait placé en conséquence son infanterie à la queue de la colonne. Tite-Live ne voit là qu'une heureuse coïncidence. A dire vrai, on ne saisit pas trop sur quels indices Annibal pouvait juger qu'on l’attaquerait plutôt en queue.

Les indications de Polybe sont des plus sommaires pour la marche depuis le second combat jusqu'au col. Il a évidemment laissé de côté quelques indications que Tite-Live a reproduites plus soigneusement. Son per invia pleraque et errores est intéressant, et la phrase où il se trouve n'a pas pu être inventée par l'historien latin.

Arrivé au col, Annibal y séjourne (III, 54, et XXI, 35). C'est pendant ce séjour que Polybe lui fait montrer la plaine du Pô à ses soldats. D'après Tite-Live, au contraire, c'est seulement au départ de la colonne, au commencement de la descente.

Un peu plus loin, on arrive à un endroit où le chemin, en corniche, a été enlevé par un éboulement. D'après Polybe, le chemin est écorné sur une longueur de 3 demi-stades ; d'après Tite-Live, ce chiffre exprime la hauteur de l’escarpement.

Le travail accompli en cet endroit n'est pas le même suivant que l'on se fie à l'un ou à l'autre historien. D'après Tite-Live, on le sait, Annibal a employé, pour entamer la roche, le procédé, assez commun dans l'antiquité, de chauffer fortement la partie que l’on voulait détacher, et d'y verser ensuite de l'eau froide et acidulée pour la faire éclater, Polybe, au contraire, fait rétablir le chemin par un travail de remblai. Les deux procédés ont pu être employés en même temps pour aller plus vite.

D'après le texte latin, ce travail aurait duré quatre jours et les chevaux n'auraient passé qu'à la fin. D'après Polybe, il a fallu un jour pour rendre le sentier praticable aux chevaux et trois jours pour donner passage aux éléphants.

Le passage des Alpes une fois achevé, Polybe donne, d'après l'inscription du cap Lacinien, le nombre des soldats parvenus avec Annibal jusqu'en Italie, L'origine de ce renseignement ne permet pas d'élever le moindre doute sur son exactitude. Tite-Live, au contraire, a compulsé divers auteurs, et cite plusieurs chiffres, parmi lesquels il ne se décide pas à faire un choix. C'est là, nous semble-t-il, la preuve la plus décisive que Tite-Live n'a ni copié, ni même lu Polybe dans cette partie.

Essayons de conclure.

Laissons de côté, pour commencer, les passages particuliers à chacun des deux auteurs, comme le III, 39, où Polybe donne les distances parcourues par Annibal, et le XXI, 31, où Tite-Live résume, après Timagène, l’itinéraire des Carthaginois depuis le Rhône jusqu'aux Alpes. Ne nous occupons que des parties communes aux deux auteurs, de celles où ils présentent une ressemblance indéniable.

Il s'y trouve, nous l'avons remarqué, des différences tantôt insignifiantes, tantôt assez sérieuses entre les deux relations. Chacune d'elles contient des particularités qui ne se rencontrent pas dans l'autre. Si Polybe nous donnait plus de détails que Tite-Live, et surtout s’il n y avait dans ce dernier qu'un très petit nombre de faits étrangers au texte grec, nous admettrions volontiers que Tite-Live a copié Polybe ; mais c'est le contraire qui a lieu. Qu'il s'agisse des opérations en Espagne, dans la Narbonnaise, sur le Rhône, dans les Alpes, c'est toujours la relation de Tite-Live qui est la plus longue, la plus circonstanciée ; de plus, les détails qu'elle contient en plus de ceux que nous donne Polybe font bien corps avec le récit, et il y en a sans cesse. Ils ne se présentent pas isolément, mais pour ainsi dire à chaque phrase. Il faudrait donc supposer, si l’historien latin a traduit Polybe, qu'il a incorporé constamment dans son original, tout en traduisant, des circonstances empruntées à un autre auteur. Or, c'est là un travail absolument étranger aux habitudes des écrivains anciens, et surtout à celles de Tite-Live. Nissen, qui l'a vu à l'œuvre lorsqu'il traduit Polybe, n'a pas là-dessus un instant de doute, et ses conclusions s'imposent : Tite-Live n'a pas traduit Polybe, mais il a suivi les même originaux que lui, Polybe n'a conservé que les faits intéressants à son point de vue pragmatique ; Tite-Live n'en a éliminé qu'un petit nombre, et cela, nous dit Nissen, par négligence plutôt que de parti pris.

Les effectifs et les distances donnés par Polybe et qui manquent dans Tite-Live nous prouvent que celui-ci, non seulement n'a pas pris Polybe pour auteur principal, mais même ne l’a pas lu.

Y a-t-il un ou plusieurs auteurs principaux, communs à nos deux historiens ? Il ne paraît pas douteux qu'il n'y en ait deux, un Romain et un Carthaginois. L'histoire de la campagne en Cisalpine est empruntée, nous le savons, à Fabius. Celle des mouvements de P. Cornélius Scipion, des levées faites par lui, de m. navigation et de son débarquement, semble bien provenir de la même source, car elle est liée intimement à l'autre ; Timagène nous donne le tout en un récit unique, bien homogène, que Polybe et Tite-Live reproduisent par parties, en le coupant de manières différentes.

Pour ce qui concerne spécialement Annibal et l’armée carthaginoise, il est impossible d'admettre que l'auteur original soit un Romain. Le récit de Polybe (et celui-ci de Tite-Live), selon l'observation de Bötticher, est non seulement d'un témoin oculaire, mais d'un témoin particulièrement bien placé, admis dans l'intimité d'Annibal. Ce peut être Silenos ou Sosilos, mais nous sommes portés comme Nissen et Bötticher, à admettre que c'est Silenos, dont l’œuvre était la plus complète et la plus vaste, et à qui Tite-Live a fait de nombreux emprunts. La relation de Silenos, semble-t-il, était presque un journal de marche ; Polybe a su lui conserver ce caractère, qu'elle présente moins nettement dans la version de Tite-Live. Celui-ci ne paraît pas, comme nous l'avons dit plus haut et comme le montre surtout le travail de Posner, avoir suivi directement Silenos ; c'est par Cælius qu'il l’a connu. Nous avons vu comment on pouvait attribuer à Cælius une opinion fausse sur le point de passage des Alpes, et le déplacement du nom des Allobroges dans le récit original.

Nous admettons donc, avec une assez grande probabilité, que le fond des deux relations provient de Silenos et de Fabius. Si l’on y ajoute les deux fragments importants interpolés, l'un par Polybe (énumération des distances, III, 39), d'après un bématiste carthaginois ou romain, et l'autre par Tite-Live d'après Timagène ou Fabius (?), on connaît à peu près la composition des deux ouvrages dans la partie qui nous intéresse.

Cela dit, quelles conclusions en tirerons-nous pour l’usage à faire des deux relations ?

La première, c'est que Polybe doit être employé avec la plus grande confiance. En comparant son récit à celui de Tite-Live, nous avons constaté qu'il avait un peu réduit le texte original, mais sans presque rien y ajouter. Nous n'y trouverons rien d'important qui ne soit dans Silenos, témoin oculaire des événements.

Soldat de profession, il a compris à demi-mot et bien exposé toutes les opérations. Surtout, il a refait le chemin d'Annibal dans un temps où le souvenir de celui-ci était encore présent à tous les esprits, puisqu'il restait quelques survivants de la génération d'Annibal. Il a donc vu par lui-même les localités et les peuples mentionnés par Silenos ; il a vu le point de passage du Rhône, l'Île, les Allobroges, les deux Refilés où avaient eu lieu les combats, le col et la descente vertigineuse en Italie. Il a vérifié l'exactitude des descriptions, les a corrigées au besoin en changeant ou ajoutant un mot. Comme il est plus intelligent que Silenos, sa relation a plus de valeur peut-être que l'original perdu pour nous.

Quant aux distances données par lui pour le trajet depuis les Colonnes jusqu'à la sortie des Alpes, nous avons déjà dit que nous en ignorions la provenance. En tout cas, ces mesures, qu'elles proviennent d'un bématiste carthaginois ou d'un Romain ayant accompagné Scipion, ne devaient pas se trouver dans l'auteur principal, Silenos ou un autre, que Polybe et Tite-Live ont suivi. Polybe les présente à part, groupées, sans trouver moyen de les fondre dans le récit des événements. Tite-Live les ignore. Il ne faut donc pas s'attacher, croyons-nous, à retrouver dans le texte des indications faites pour concorder strictement avec celles de cette énumération. Il semble que Polybe, par exemple, a pris dans le travail du bématiste l’indication άναβολή τών Άλπεν qui signifie l'entrée des Alpes, et dans le texte de Silenos celle d'άναβολή πρός τάς Άλπεις, montée vers les Alpes, sans que ces deux expressions, assez peu différentes, se rapportent rigoureusement à un même point. Il est très vraisemblable que, dans son récit, le chroniqueur a fait commencer la montée vers les Alpes au point où l’on quittait le Rhône pour gagner les montagnes ; le bématiste, au contraire, a pris pour limite de deux sections du parcours l'entrée des Alpes, qui est toute autre chose. Il ne faut pas que l'emploi du mot άναβολή dans les deux expressions fasse croire à une concordance dont Polybe se souciait peu.

Il est assez difficile, également, de faire tenir dans une durée de quinze jours la traversée des Alpes, en plaçant le neuvième jour au col, si l’on veut que cette traversée conduise jusqu'à la plaine. Le bématiste a mesuré la distance depuis l'entrée jusqu'à la sortie des montagnes ; mais il semble que le chroniqueur n'a compté les jours que jusqu'au bas de la descente da col, où l'intérêt cesse avec les fatigues.

Quelque confiance que mérite Polybe, il ne faut pas considérer et traiter sa relation comme une œuvre personnelle, composée et rédigée. Si les sutures sont mieux dissimulées que dans Tite-Live, elles existent néanmoins, et les divers fragments doivent être étudiés à part.

Tite-Live, ayant suivi les mêmes originaux que Polybe, avec moins d'intelligence et d'exactitude, semblerait d'abord inutile. Mais il faut songer à cette foule de détails que Polybe a supprimés dans son récit, et que Tite-Live a conservés soigneusement. Certes, il faut les examiner un à un, en discuter la valeur avant de les employer ; mais c'est là l'œuvre propre de l'historien ; et l'on sait qu'une erreur, dans ce cas particulier, aurait peu de conséquences, puisque les grandes lignes de la question seraient déjà établies d'après Polybe. Peut-on douter, d'ailleurs, de l'exactitude de certains faits comme la rencontre d'Annibal avec les habitants du Roussillon, le passage des soldats espagnols sur des outres et des boucliers, etc. ? Nous dirons même que, pour quelques détails où Polybe et Tite-Live ne sont pas absolument d'accord, il peut arriver que le dernier reste plus près de la vérité !

Il y a, dans le texte de Tite-Live, deux taches, deux taches énormes qui gâtent tout le tableau : la première, c'est l'introduction des Allobroges dans l'Île ou près de l'Île, et leur suppression dans la région où se livre le premier combat. Ici le doute n'est pas permis : Polybe, nous l'avons répété et nous le répétons encore, est venu dans le pays, a vu l'Île et les Allobroges, visité le lieu du combat et la ville pillée par Annibal. Aucune erreur ne serait admissible de sa part sur ce point. Tite-Live, qui est resté à Rome, et qui, serait-il allé dans les Alpes, n'aurait plus retrouvé de tradition exacte sur Annibal, n'a aucune autorité en pareille matière.

L’ignorance de son siècle sur cette partie de l’histoire et sur la géographie de la région alpine loi a fait commettre sa seconde erreur, l'interpolation du fragment déjà reproduit par Timagène. Les historiens ont toujours traité le récit de Tite-Live comme s'il formait un tout homogène, et ils se sont évertués à placer les Tricastins, les Voconces, les Tricoriens, entre les Allobroges et la Druentia ; mais la présence d'un passage identique dans Timagène ne laisse pas de doute sur l’interpolation opérée par Tite-Live. Il y a donc lieu d'étudier ce fragment à part.

Il est d'origine douteuse, d'allure peu rassurante, soit dans la forme où nous le présente Timagène, soit dans celle que Tite-Live lui a donnée. S'il confirme les conclusions générales tirées du récit de Polybe, nous l’admettrons (séparément) ; s'il les contredit, nous le rejetterons, car en présence du récit de Silenos, il n'a aucune valeur historique.

Ainsi nous étudierons le parcours d'Annibal d'après Polybe et d'après Tite-Live, après avoir rayé dans ce dernier le nom des Allobroges, et supprimé le fragment dont nous venons de parler. Nos deux textes se réduisent alors à deux versions presque identiques d'un même récit, et il est aisé de les accorder pour en tirer un travail plus complet.

 

 

 



[1] Dion, 169, écrit ce qui suit :

Tous les peuples qui habitaient en deçà des Alpes passèrent du côté des Carthaginois, non qu'ils préférassent les avoir pour maîtres au lieu des Romains ; mais ils haïssaient l’empire de ces derniers, et préféraient ceux dont ils n'avaient pas encore essayé.

Dion nous donne une autre version non moins intéressante :

Les Romains demandèrent aux Narbonésiens leur alliance ; mais ceux-ci dirent qu'ils n'avaient jamais été traités assez mal par les Carthaginois, ni assez bien par les Romains, pour combattre ceux-là et défendre ceux-ci ; ils étaient tout à fait irrités contre eux, leur reprochant d'avoir fait souvent beaucoup de mal à des peuples de leur race.

[2] Nous disons : trois divisions et non trois colonnes. Le tripartito du texte latin indique seulement la division en trois parties, sans préciser si elles se suivent ou si elles marchent à même hauteur.