V. — Les textes perdus. Les seuls témoins oculaires qu'ait eus la marche d'Annibal en Gaule sont ses compagnons mêmes, puis les barbares dont il a traversé le pays. C'est à ces deux sources que tous les historiens auront puisé, directement ou indirectement. Les chroniqueurs carthaginois ont pu raconter tous les incidents de la marche. Les Gaulois n'en avaient qu'une notion plus restreinte ; ce qu'ils pouvaient bien indiquer, c'était l'itinéraire et les points remarquables où s'étaient produits les grands combats, mais leur souvenir n'étant pas fixé, ne devait pas se conserver longtemps. Il est hors de doute que Polybe, parcourant le chemin d'Annibal soixante ans environ après les événements, se sera fait montrer les localités où l'armée carthaginoise avait passé et combattu. Il y avait encore des survivants, si vieux fussent-ils, et cette immense caravane de guerre, avec ses Nègres, ses Numides, ses espagnols, avec les trente-sept éléphants conduits par des Hindous, avait dû laisser un souvenir très vif. Nul, à cette époque, n'aurait pu se tromper sur la route de l'armée carthaginoise. Un siècle plus tard, il n'en était plus de même ; non seulement plusieurs générations s'étaient succédé, mais la tradition devait s'être perdue ; tant d'ouragans avaient balayé les Alpes, que la trace des Carthaginois ne s'y retrouvait plus. Après Annibal, Asdrubal ; puis les Cimbres, Marins, Pompée, César, etc., etc. Quel montagnard gaulois ou ligure pouvait être en état, après tant d'années, de distinguer les uns et les autres, de désigner le col pratiqué par Annibal, celui d'Asdrubal, celui des Cimbres, de Pompée ? Aussi, quand vient le siècle d'Auguste, n'y a-t-il plus moyen de fixer exactement l'itinéraire d'Annibal d'après la tradition. La polémique a commencé. Les chroniqueurs carthaginois, ou plutôt les Grecs qui suivaient Annibal, ont laissé, au contraire, des manuscrits que l'on consultait encore dans les derniers temps de l'Empire romain. Ils étaient nombreux, à en croire Cornélius Nepos[1], et il y en a trois dont les noms nous sont parvenus : Silenos, Sosilos et Chæreas. Le lacédémonien Sosilos avait enseigné la langue grecque à Annibal ; Silenos et lui accompagnèrent le héros carthaginois tant que la fortune lui permit d'avoir une suite. Cicéron raconte le songe d'Annibal, en citant Silenos comme son auteur[2]. Tite-Live donnant à peu près exactement le même récit, il faut en conclure que le texte de Silenos a été connu de lui, directement ou par un intermédiaire. Cet intermédiaire pourrait être Cælius Antipater, que Tite-Live cite très souvent, et qui, d'après Cicéron, a suivi Silenos. Polybe ne nomme pas Silenos, mais il se répand en invectives contre les crétins qui racontent des anecdotes comme celle du songe d'Annibal (III, 47). Polybe est aussi, comme nous l'avons vu, très dur pour Fabius, à qui il reproche de donner des causes inexactes à la seconde guerre punique ; il s'emporte (III, 20) contre Sosilos et Chæreas pour le même motif, les traitant de menteurs, indignes de porter le beau nom d'historiens. Il ne faut pas s'exagérer l'importance de ces insultes, à une époque où la vie politique animait tous les citoyens au lieu d'être concentrée dans quelques assemblées. Polybe n'est pas du même avis que Fabius, Sosilos et Chæreas sur les causes de la deuxième guerre punique, et voilà tout. Ce dissentiment passager ne l'empêche pas de suivre fidèlement Fabius pour le récit des événements auxquels celui-ci a été mêlé, et il doit en être de même pour Sosilos et Chæreas. S'il avait rejeté Fabius, Silenos, Sosilos et Chæreas, qui donc aurait trouvé grâce devant lui, et où aurait-il puisé ses renseignements ? Cicéron et Cornélius Nepos, dans des temps où l'on connaissait à la fois Polybe et les autres auteurs dont nous parlons ici, donnent Silenos et Sosilos comme les meilleurs historiens originaux d'Annibal ; parleraient-ils de même si Polybe en avait préféré un autre ? Cincius Alimentus, que Tite-Live mentionne[3] (XXI, 38), est un annaliste romain qui, fait
prisonnier par les Carthaginois en Italie, a pu fournir quelques
renseignements sur eux ; mais il est de nulle valeur pour ce qui concerne la
marche dans Après les chroniqueurs de l'armée carthaginoise sont venus quelques écrivains comme Cælius Antipater et Polybe, qui ont mis à profit les textes primitifs. Lucius Cælius Antipater, sensiblement plus jeune que
Polybe, semble avoir résumé ou du moins fondu les œuvres des précédents. Il
avait, dit Cicéron, traduit Silenos, et le citait dans son ouvrage. Il avait profité
aussi des travaux de Cincius Alimentus, mais il est aisé de voir, par le
texte de Tite-Live, que l'un et l'autre étaient bien mal renseignés sur le
passage des Alpes : Combien de troupes Annibal
avait-il encore lorsqu'il entra en Italie ? Les auteurs ne sont nullement d'accord
sur ce point : ceux qui lui en donnent le plus écrivent qu'il avait 100.000
fantassins, 20.000 chevaux ; ceux qui lui en donnent le moins, 20.000
fantassins et 6.000 chevaux. L. Cincius Alimentus, qui dit avoir été
prisonnier d'Annibal, est celui que je croirais le plus volontiers, mais il
comprend dans son évaluation de l'armée les Gaulois et les Ligures qui
vinrent s'y ajouter. En les comptant, il rapporte que 80.000 fantassins et
10.000 cavaliers ont été conduits en Italie. Il est vraisemblable qu'il y en
eut davantage, et certains auteurs en font foi. Cincius raconte avoir entendu
dire par Annibal lui-même, qu'après le passage du Rhône il avait perdu encore
36.000 hommes et un très grand nombre de chevaux et autres animaux, avant
d'entrer en Italie chez les Taurins, le peuple le plus voisin des Gaulois. Ce
dernier point étant admis d'un accord unanime, je m'étonne d'autant plus de
voir discuter l'endroit où Annibal a passé les Alpes, et croire souvent qu'il
a franchi le Peninus (Grand
Saint-Bernard), auquel il aurait valu ce nom.
Cælius prétend qu'il a passé par le col Crémon (Petit Saint-Bernard), mais l'un et
l'autre de ces cols l'auraient amené, non pas chez les Taurins, mais chez les
Gaulois Libuens, en traversant le pays des montagnards Salasses. Il n'est
guère vraisemblable que ces passages fussent accessibles de Cincius et Cælius seraient donc tous deux d'une faible ressource pour établir l'itinéraire d'Annibal, puisqu'ils ne résistent même pas à la critique de Tite-Live. Cælius Antipater méritait plutôt les éloges des rhéteurs que ceux des historiens et c'est surtout par Cicéron que nous le connaissons. Bien que ce dernier lui reproche, à un moment donné, de ne pas arrondir assez élégamment ses périodes, il le loue d'avoir abandonné la sécheresse des premiers chroniqueurs romains pour donner de plus beaux accents à l'histoire[4] Quelques fragments de Cælius ont été retrouvés et publiés, mais ils n'intéressent pas notre sujet. Un écrivain récent a voulu classer Brutus parmi les
historiens que Tite-Live aurait pu consulter, et par l'intermédiaire desquels
il aurait connu Polybe. Mais c'est aller bien loin. Plutarque dit simplement,
dans sa Vie de Brutus (ch. IV),
que, la veille de Pharsale, pendant que les autres
dormaient, ou pensaient et songeaient à ce qui arriverait le lendemain, lui
étudiait et écrivait tout le long du jour, jusqu'au soir, composant un
sommaire de Polybe. Ces notes ou ce résumé, écrits dans une journée de
crise, d'après les idées plutôt que d'après le récit de Polybe, est-ce bien
là ce qu'on voudrait nous donner pour une traduction, grâce, à laquelle
Tite-Live aurait connu l'historien grec ? C'est jouer sur les mots. Le texte
de Plutarque ne nous semble pas permettre de classer Brutus parmi les
historiens d'Annibal. Polybe n'est pas le seul qui ait essayé de compléter les
relations par des renseignements pris dans le pays ; plusieurs historiens ou
géographes assez obscurs se sont occupés de Né 25 ans avant Tite-Live, ce rhéteur alexandrin, fils du
maître de la monnaie égyptienne, avait été fait prisonnier et esclave par
Gabinus. Cuisinier, puis conducteur de litières, il parvient à gagner la
faveur d'Auguste, et il écrit une histoire de Les écrivains anciens qui ont traité des origines primitives des Gaulois en ont donné une connaissance imparfaite ; mais le grec Timagène est venu qui, avec un soin et une éloquence dont il y avait peu de modèles, a rassemblé ce qui était épars dans différents ouvrages. Nous suivrons sa parole en faisant disparaître toute obscurité, et nous redirons clairement et intelligiblement ce qu'il a raconté. Là commence dans Ammien la citation (ou résumé) de Timagène, qui remplit deux chapitres (XV, 9 et 10), et sert de préambule aux opérations de Constance en Gaule. La citation terminée, Ammien la clôt en disant : le me suis écarté un peu de mon sujet, mais j’y reviens enfin. Le passage de Timagène cité ou résumé par Ammien comprend
en premier lieu des renseignements généraux sur les Celtes, leur origine,
leurs mœurs, l'arrivée des Phocéens, etc. Suit une description physique de P. Cornélius Scipion, père du premier Africain, devait aller en Espagne au secours des Sagontins, célèbres par leur infortune et leur constance, et que les Africains assiégeaient avec une fureur opiniâtre. Il mit à la voile avec une flotte qui portait une armée nombreuse ; mais déjà l'ennemi, très supérieur en forces, avait détruit la ville. Scipion dut même renoncer à suivre Annibal, qui avait traversé le Rhône depuis trois jours et marchait vers l'Italie : il reprit donc la mer et fit rapidement un trajet assez court ; puis, se postant près de Gênes, ville de Ligurie, il épiait les ennemis qui allaient descendre des montagnes, dans l'intention d'attaquer en plaine leurs troupes fatiguées par la marche dans ces régions difficiles, si l'occasion s'en présentait. En même temps, dans l'intérêt général, il invita son frère Cn. Scipion à se porter en Espagne pour arrêter Asdrubal, qui voulait en sortir sur les traces d'Annibal. Ce dernier, renseigné par des
déserteurs et bien servi par un esprit adroit et vigoureux, prit des guides
de la nation des Taurins, traversa le pays des Tricastins et vint à l'extrême
limite des Voconces, vers les gorges des Tricoriens ; puis il se mit à gravir
un chemin qui était impraticable avant lui. Il entailla un rocher qui se
dressait à une hauteur immense, en le calcinant avec un feu des plus intenses
et le désagrégeant avec du vinaigre ; enfin, franchissant Nous trouvons ici deux paragraphes, dont le premier, écrit au point de vue purement romain, doit reproduire un passage de Fabius. Le second paragraphe, qui résume non pas la marche, mais l'itinéraire d'Annibal, se retrouvera isolément et un peu modifié dans Tite-Live, Quelle en est l'origine ? Faut-il remonter plus haut que Timagène pour la découvrir, ou ces indications géographiques, Tricastins, Voconces, Tricoriens, Druentia, sont-elles de son crû ? Géographe de profession, connaissait-il assez la région des Alpes pour y tracer de lui-même la route d'Anibal ? L'a-t-il copiée dans Fabius ? Autant de questions auxquelles nous ne pouvons pas répondre. |
[1] Vie d'Annibal, chap. XIII. Cf. Diodore de Sicile, XXV, 14.
[2] Hoc idem in Sileni, quem Cælius sequilur, græca historia est ; isantem diligentissime res Hannibalis persecutus est. (De Divinatione, I, 24.)
[3] Arnobe et Aulu-Gelle le citent également ; il fut préteur en Sicile en l’an 152. Il a donc pu rencontrer Polybe.
[4] De Oratore, 2, 54 : Ex jejunitate veterum et serpente humi simplicitate, paululum se erexit et addidit historiæ majorem sonum vocis. Cf. Orator, 227 ; De Divinatione, I, 48, 49, 55, 56.
[5] Cf. Mémoires de l'Académie des inscriptions, t XIII (in-4°) ou t. XIX (in-12°), et Histor. græc. Fragm.. Édition Didot, t. III.