ANNIBAL EN GAULE

 

CHAPITRE II. — LES TEXTES.

 

 

IV. — Polybe.

 

On trouve à tout instant dans Polybe l'affirmation de ses devoirs d'historien, de son culte pour la vérité, etc. Il va là un peu d'affectation, et ce ne serait pas assez pour nous garantir qu'il tient tout ce qu'il promet ; cette préoccupation constante est pourtant de bon augure, et il est bien difficile de croire qu'il parlerait si souvent de la vérité, s'il ne la plaçait pas réellement au-dessus de tout. Le caractère de l'homme et celui de l'œuvre sont plus faits encore pour nous rassurer : Une justesse d'esprit peu commune dans son siècle et dans son pays, dit Gibbon, réunie à une sécheresse d'imagination qui y était encore plus rare, lui faisait facilement préférer le vrai, qu'il connaissait â fond, aux agréments qu'il méprisait d'autant plus qu'il en était incapable.... Dans Polybe, tout est raisonné, tout est simple et sans parure[1].

L'imagination est-elle aussi pauvre chez Polybe que Gibbon nous l'affirme ? Il a une véritable faculté de reconstitution des scènes réelles dont il trouve l'indication brève ou faussée chez d'autres écrivains ; mais ce qui lui manque, incontestablement, c'est l'imagination créatrice. Il n'y a pas de grec moins apte que lui à être poète ou romancier.

Son mépris des agréments est extrême. Il faut voir comme il traite Phylarque, chroniqueur fort apprécié de son temps, mais qui n'omet rien pour exciter la compassion du lecteur ; parle de femmes qui s'embrassent, de cheveux arrachés, de seins découverts ; représente les pleurs, les sanglots des hommes, femmes, enfants et vieillards, enlevés pêle-mêle, etc. ; tout ce mélodrame, cette émotion de pacotille, Polybe ne peut les souffrir. C'est, selon lui, une manière basse, efféminée, qu'il faut mépriser pour s'attacher exclusivement à ce qui constitue l'histoire et en fait toute l'utilité.... Il ne faut pas non plus qu'un historien ait recours au merveilleux pour émouvoir ses lecteurs, ni qu'il imagine des discours qu'on a pu tenir. Il faut laisser tout cela aux poètes tragiques, et borner à ce qui s'est vraiment dit et fait, si maigre que ce soit en apparence. La tragédie et l'histoire ont chacune leur but, et ces buts sont très différents, La tragédie doit provoquer l'admiration des spectateurs, leur procurer de' impressions agréable ? par des discours qui donnent le plus possible l'illusion de la vie ; l'histoire, au contraire, n'a qu'à instruire et à démontrer par des discours et des relations véridiques. La tragédie ne visant qu'à divertir le spectateur, emploie’ le faux sans scrupule, pourvu qu'il reste vraisemblable ; mais, dans l'histoire, il s'agit d'être vrai (II, 56).

Polybe se montre plus farouche encore, lorsqu'il reproche à Zénon de s'être beaucoup moins attaché à la recherche et à la filiation des événements qu'à l'élégance et à la richesse du style.... Pour moi, ajoute-t-il, je crois qu'il faut s'efforcer de donner à l'histoire tous les ornements qui lui conviennent, et qui la rendront plus utile en la faisant plus intéressante ; mais un homme sensé ne doit pas faire de cela son objet principal, son premier but. Il y a, dans l'histoire, d'autres parties plus dignes d'attention, et où il est plus glorieux d'exceller. C'est du moins ainsi qu'en jugeront les écrivains compétents dans les questions politiques....

.... Il faut faire ses efforts pour réussir dans toutes les parties de l'histoire ; maie, si l'on ne peut pas, c'est d'abord aux plus importantes et aux plus nécessaires qu'il faut s'appliquer. Si je fais cette observation, c'est que dans les autres arts et dans les sciences comme en histoire, on néglige le vrai et l'utile pour rechercher ce qui brille et frappe l'imagination (XVI, 7).

Ainsi, les détails émouvants, les anecdotes piquantes, les ornements du style ne contribueront pas à écarter Polybe du droit chemin et de la stricte vérité. La superstition, les sentiments religieux ne l'influencent pas davantage. C'est un esprit libre, comme le fait remarquer Valeton, et en outre, selon l'expression moderne, tout à fait rationaliste. Il n'admet que le raisonnement humain, la logique normale, pour l'explication et la liaison des phénomènes historiques, et il veut que tout se tienne, que tout s'explique. Ce perpétuel souci d'interprétation, de contrôle des événements les uns par les autres, sera un excellent agent critique, et aidera très efficacement à écarter l'erreur.

Epicurien, disciple d'Evhémère[2], Polybe ne pratique pas le culte des Dieux ; il admet que les vertus humaines se sont formées par l'usage et l'expérience des générations, il pense que la crainte et le culte des divinités ont été établis pour réprimer les caprices de la foule ; et il est d'avis que, pour cette seule raison, il y a lieu d'entretenir la piété, qui se lie étroitement à la probité et aux bonnes mœurs ; personnellement, il croit pouvoir s'en passer[3]. II déclare n'avoir foi en aucune tradition, car elles portent toutes la marque du mensonge et de l'erreur. Où la superstition n'est pas à dédaigner, c'est comme moyen de gouvernement, et elle a rendu de grands services aux Romains : tous les citoyens ne pouvant pas être également intelligents, il vaut mieux que les esprits de la multitude soient sous le coup de quelques vaines terreurs[4].

Avec de telles opinions, on peut penser que Polybe n'acceptera pas comme explications historiques celles qui consistent à dire qu'un Dieu a fait telle ou telle chose ; il n'admet pas même le hasard, lequel dissimule toujours une cause cachée qu'un bon historien doit découvrir[5].

Non seulement Polybe échappe aux vaines superstitions, mais il se tient en garde, dans son sacerdoce d'historien, contre les sentiments les plus honorables : Il est d'un honnête homme, dit-il, d'aimer ses amis et sa patrie, de haïr ceux que ses amis haïssent, et d'aimer ceux qu'ils aiment ; mais ces sentiments sont incompatibles avec le rôle de l'historien. Il faut louer ses amis quand leurs actions le méritent, et blâmer sans ménagement les plus chers d'entre eux quand ils ont commis une faute. La vérité est à l'histoire ce que les yeux sont aux animaux : Un animal à qui l'on enlève les yeux n'est plus bon à rien, et si l'on retire la vérité à l'histoire, elle devient inutile.

Inutile, voilà pour lui le défaut essentiel : il n'aime pas tant la vérité pour elle-même, que pour les leçons profitables à tirer de l'histoire véridique.

En écrivant l'histoire, il veut composer un véritable traité de politique et de stratégie expérimentales. La science du gouvernement, et celle de la guerre, qui d'ailleurs en fait partie, ne peuvent pas s'étudier par la seule spéculation : elles ont des objets trop variables, trop peu soumis au raisonnement mathématique, pour être atteints avec certitude par voie de synthèse, Platon s'est étendu longuement sur la question de l'organisation des États, mais peu de gens sont capables de l'entendre ; aussi Polybe en écrira-t-il un résumé qui puisse trouver place au milieu de son histoire, et qui soit à la portée de toutes les intelligences. Ce court exposé théorique éclairera les exemples historiques et sera complété, interprété par eux[6]. Pour le commun des mortels, c'est l'histoire qui fournit les données expérimentales nécessaires à l'édification d'une doctrine exacte et complète.

Pour le cas particulier où se place Polybe, c'est-à-dire pour la partie de l'histoire qui touche de plus près ses lecteurs dans le temps et dans l'espace, il leur donnera, non seulement des principes généraux, mais des indications appropriées aux circonstances où ils se trouvent. Ce sont leurs voisins, leurs ennemis et leurs alliés d'hier et de demain, c'est eux-mêmes qu'il leur montre dans son histoire, et la situation où ils se trouvent, les intérêts, les ambitions, les qualités et défauts de tous n'auront pas tellement changé qu'on ne puisse deviner l'événement prochain par les exemples d'un passé récent.

Si l'homme, dans quelque circonstance que ce soit, pouvait se suffire à lui-même, la connaissance du passé ne serait peut-être que curieuse, et point du tout nécessaire. Mais il n'y a pas d'homme, pas de nation qui puisse se vanter d'en être là.... Il n'est donc pas seulement beau, mais bien nécessaire de connaître ce qui s'est passé avant nous (III, 25).... Les sciences et les autres arts ne s'apprennent pas uniquement pour en avoir la connaissance. On cherche, en tout ce que l'on fait, ou l'agréable, ou l'honnête, ou l'utile. Cet ouvrage ne sera donc parfait et accompli que s'il apprend quel fut, après la conquête du monde entier par les Romains, l'état de chaque peuple en particulier, jusqu'au temps où de nouveaux troubles se sont élevés, et qu'il s'est fait un nouveau changement dans les affaires. C'est sur ce changement que je me suis proposé d'écrire. L'importance du sujet et les choses extraordinaires qui s'y sont passées, m'y ont engagé ; mais la plus forte raison, c'est que j'ai contribué à l'exécution de certaines choses, et dirigé beaucoup d'entre elles.

Tel est le premier des motifs qui l'ont décidé à choisir pour sujet de son histoire la période d'un demi-siècle, qui se terminait au moment où il écrivait.

Il trouvait, en outre, dans le sujet lui-même, un très puissant intérêt et une grande unité : Faire voir comment, en quel temps et pourquoi toutes les parties de la terre connues ont été réduites sous l'obéissance des Romains, événement dont le point initial est connu, le temps déterminé, le succès avoué et reconnu de tous (III, 1), voilà ce qu'il se propose. Impossible de trouver un champ plus riche, plus favorable à an enseignement expérimental de Tordre le plus élevé ; il a donc tout pour lui, sans oublier surtout l'intérêt immédiat, direct, de ces questions pour les compatriotes et contemporains de Polybe, ainsi que la documentation plus facile et plus sûre.

Nous avons déjà dit pourquoi et comment Polybe écrivait l'histoire : Cette manière, dit-il, n'a pas seulement toujours été, mais est surtout de nos jours, la plus utile de toutes : nous sommes dans un siècle où les sciences et les arts ont fait de si grands progrès que ceux qui les aiment, en quelque circonstance qu'ils se trouvent, peuvent en tirer des règles de conduite. Aussi, songeant moins au plaisir qu'à l'utilité des lecteurs, nous n'avons voulu mettre dans cette histoire que des affaires politiques, Je sens bien que cette manière d'écrire l'histoire a quelque chose d'ennuyeux, et que son uniformité ne la fera convenir qu'à une seule espèce de lecteurs. Les autres historiens, ou du moins la plupart, traitent toutes les parties de l'histoire, et disposent ainsi un plus grand nombre de personnes à lire leurs ouvrages. Tel, qui ne cherche dans cette lecture qu'une distraction, lit avec plaisir les généalogies des dieux et des héros. Le savant, qui veut tout approfondir, étudie avec intérêt les fondations de colonies, de villes, les relations des peuples entre eux, telles qu'Éphore les a décrites ; mais le politique, lui, s'attache aux actions des peuples, des villes et des gouvernements. Nous nous sommes borné à l'exposé de cette dernière catégorie de faits, et nous y avons vu l'unique objet de notre ouvrage ; les lecteurs sérieux y trouveront seuls quelque attrait (XI, fragm. Mai).

Il va de soi que l'histoire, ainsi comprise, ne peut se borner au récit des événements : il faut que l'historien en indique la suite, qu'il fasse ressortir les causes et les conséquences de chaque fait important, qu'il développe non seulement l'exposé des faits matériels, apparents, mais celui des agents invisibles, des forces naturelles, morales ou intellectuelles, qui mènent le monde. C'est à ce prix que son histoire sera un traité de politique et de stratégie, et non un récit de pure curiosité :

Ceux qui lisent ou écrivent l'histoire ne doivent pas tant s'appliquer au récit pur et simple des faits importants qu'à ce qui s'est fait avant, pendant et après. Otez de l'histoire les raisons pour lesquelles tel événement est arrivé, les moyens que l'on a employés, le succès dont ils ont été suivis ; le reste n'est plus qu'un exercice de l'esprit, dont le lecteur ne pourra rien tirer pour son instruction (III, 25). Quelle utilité peut-il trouver dans des récits de guerres, de combats, de sièges et prises de forteresses, avec des habitants réduits en servitude, si on ne lui révèle pas en même temps les causes qui, dans chaque circonstance, ont déterminé les succès des uns et les revers des antres ? L'issue des événements et des actions n'inspire au lecteur qu'un intérêt frivole, tandis que l'examen critique des pensées qui ont dirigé les actes est fructueux pour l'homme qui veut s'instruire ; c'est surtout l'explication minutieuse de la manière dont chaque affaire a été conduite, qui peut servir de leçon au lecteur attentif (XI, fragm.).

Cette manière de comprendre l'histoire nous donne de sérieuses garanties d'exactitude : à relier ainsi les événements, à les expliquer, à les contrôler l'un par l'autre, on obtient des vérifications incessantes, on dispose d'un instrument critique excellent. Rien de meilleur, pour s'assurer de l'exactitude d'une assertion, pour la rectifier au besoin, que de s'attacher à comprendre comment les faits se sont déroulés ; toute lacune dans la série des événements ou dans leur liaison fera soupçonner l'erreur. Or Polybe, dès qu'il y a cloute, se garde bien de rien affirmer sur la foi d'autrui :

Quant aux choses dont je doute, qu'en dirai-je ? Raconter hardiment et en tous détails des incidents mal connus... ce serait une faute, et périlleuse ; taire complètement ce qui a dû se faire, selon moi, dans une guerre, et a engendré les malheurs qui ont suivi, ce serait faire acte de paresse et de timidité. Je me résous à n'écrire que sommairement ce qui est douteux, en indiquant les apparences, les probabilités qui m'ont guidé. Je consulterai les dates et surtout les faits en tous détails (XXIX, 12).

L'histoire, telle que l'a conçue Polybe, ne se borne point à raconter ni à peindre, ni même à suggérer des réflexions utiles. La recherche approfondie des causes qui ont engendré les événements, la mise en lumière des occasions qui les ont déterminés, des circonstances où ils se sont produits, des effets qui en ont été tes conséquences, voilà ce que se propose essentiellement cette histoire, que Polybe appelle pragmatique, d'un terme employé à l'école péripatéticienne, et qui servait à désigner les sciences d'application pratique et particulièrement les sciences morales. L'historien contemple les faits historiques, il les explique, il les juge ; il disserte, il enseigne, en même temps qu'il peint ou qu'il raconte. II fait une pragmatie, comme Polybe nomme maintes fois son œuvre, c'est-4-dire un traité de politique et de morale à propos du spectacle des choses humaines. Il travaille à former l'expérience du lecteur, à l'initier an maniement des affaires, à élever sa pensée, à développer en lui les germes de l'homme d'état[7].

La liaison des événements, les relations de cause à effet, chacun croit pouvoir les comprendre, les élucider convenablement. Cependant il faut bien reconnaître que l'histoire traitant surtout de questions politiques et militaires, il y a là une certaine part de métier où la compétence des professionnels n'est pas illusoire :

Combien n'est-il pas important d'entendre le récit des combats de terre et de mer, et des sièges, de la bouche de ceux qui y ont assisté, et d'avoir soi-même l'expérience de ces terribles événements et de tous les travaux militaires ? (XII, 30)

Il est impossible de bien écrire sur les questions de guerre, si l'on n'a soi-même aucune notion d'art militaire, de même qu'il est impossible de bien discuter les affaires politiques si on ne les a pas étudiées et pratiquées. Il ne peut rien sortir de bien conçu et de parfaitement vrai, en pareille matière, d'un homme qui s est borné à lire des livres, et l'œuvre qu'il produira sera sans fruit pour ses lecteurs. Si on prive l'histoire de l'utilité qu'elle peut nous offrir, ce n'est plus qu'une compilation misérable, indigne d'un homme intelligent. J'ajoute que, si l'on veut écrire quelque chose où il soit fait mention de certaines villes ou certaines régions, on s'expose au même genre d'erreurs si l'on ignore la géographie[8]. C'est ce qui est arrivé à Timée, comme à tous ceux qui se sont fiés exclusivement aux connaissances puisées dans les livres. Leurs récits manquent de cette sève, de cette vie réelle qu'on ne saurait trouver que chez les historiens ayant réellement manié les affaires. Ces derniers seuls peuvent produire sur le lecteur des effets utiles et durables (XII, 26, 19).

Nous aurons plusieurs fois à constater, dans l'histoire d'Annibal, la grande supériorité que Polybe tire de ses connaissances professionnelles et géographiques. Dans la traduction ou le résumé des documents, un mot juste peut avoir une influence décisive sur le sens d'une phrase ; il établit une différence radicale entre le texte de Polybe et celui de Tite-Live.

Mais la connaissance du pays, telle que Polybe l'entend, ne doit pas avoir pour objet de fournir une foule de noms propres à l'historien : elle lui sert à placer exactement le tableau dans son cadre, à tenir compte de la situation réciproque et de la distance des diverses localités où se déroulent les événements. Polybe élague les détails qui ne pourraient que satisfaire la curiosité ; tout ce qu'il rapporte doit concourir à l'objet final de son œuvre, c'est-à-dire à l'instruction politique et militaire du lecteur. De là une grande clarté dans le récit, mais de là aussi les difficultés que nous rencontrons quand nous voulons, par simple curiosité historique, reconstituer l'itinéraire d'Annibal d'après les écrivains anciens. Quelle que soit la route suivie, il faut bien admettre qu'elle traversait des peuples et des villes, qu'elle franchissait des cours d'eau ; Polybe lui-même nous fera savoir (III, 56) que les passages de rivières ont coûté beaucoup d'hommes aux Carthaginois ; mais c'étaient des torrents inconnus des Grecs, dont les noms importaient peu ; la description en aurait été longue et sans grand intérêt : il suffisait de les comprendre en bloc dans l'indication sommaire des difficultés de la route. A peine le nom du mystérieux Scoras et celui des Allobroges auront-ils échappé.

Multiplier des noms inconnus de ses lecteurs, ce serait, selon Polybe, faire un étalage de science vaine ; ce serait une sorte de charlatanisme. A son avis, autant les noms sont utiles pour soutenir la narration et fixer l'imagination du lecteur, lorsqu'il s'agit de localités connues, autant ils sont superflus quand on ne les connaît pas : On pourrait aussi bien prononcer des mots vides de sens ou jouer d'un instrument pour se distraire (III, 36). Polybe ne craint rien tant que cette accusation de charlatanisme, et dès qu'il entre dans quelques détails, il s en excuse. S'il donne minutieusement la composition de l'armée d'Annibal, il se croit tenu à une justification : Qu'on ne s'étonne pas si je parle de ce qu'Annibal fit alors en Espagne, avec tant de détails qu'un écrivain traitant spécialement ce sujet n'en dirait pas davantage ; et qu'on ne m'accuse pas d'imiter ces gens qui falsifient leurs ouvrages pour inspirer confiance. Je n'ai fait cette énumération qu'en raison de son exactitude : je l'avais trouvée au cap Lacinium, gravée sur une table d'airain par ordre d'Annibal, pendant son séjour en Italie, Je ne pouvais puiser à une meilleure source (III, 33).

Polybe se montre très difficile dans le triage des sources où il doit puiser. C'est là un des motifs qui l'ont déterminé dans le choix de son sujet, car il ne veut que des renseignements de première main. Il n’a pas la naïve confiance d'un Plutarque, par exemple, et ne prend pas partout les éléments de son travail. Il ne veut avoir affaire qu'à des témoins oculaires, et c'est ce qui le décide à ne pas remonter à plus d'un demi-siècle en arrière :

Ces temps touchent de si près aux nôtres, que nous en avons vu nous-même une partie, et nos pères l'autre. Ainsi, ou j'aurai vu de mes propres yeux les faits dont j'écrirai l'histoire, ou je les aurai appris de témoins oculaires ; car je n'aurai pas voulu remonter aux temps plus reculés, dont on ne peut rapporter que ce qu'on a appris par des gens qui l'avaient emprunté eux-mêmes à d'autres, et dont on ne peut rien savoir ni rien assurer qu'avec incertitude (IV, 2). Il est loin d'être indifférent, et il est au contraire très important, de savoir si l'on connaît les choses par ouï-dire, ou pour les avoir vues (XX, 15).

Polybe distingue différents genres de documents pouvant servir de sources à l'histoire : les récits contenus dans des lettres et rapports authentiques, les récits des hommes qui ont pris part aux événements ou qui en ont été témoins, ou enfin les relations composées d'après les récits verbaux de témoins oculaires (XII, 27 ; XXI, 15). On ne trouverait sans doute pas un seul historien ancien qui ait accordé assez d'importance à la question de la critique des sources, et y ait réfléchi assez longuement pour établir cette classification et en tenir compte dans la composition de ses ouvrages. Polybe est, à ce point de vue, infiniment supérieur à tous ses émules. Les distinctions faites ici, il s'en est préoccupé, à coup sûr[9], dans la préparation des deux premiers livres, où il résume très sommairement les événements du passé (I, 65) et aussi au livre III, lequel, tout en étant plus détaillé (III, 1 et X, 24) n'en est pas moins un ouvrage de seconde main, et ne traite pas encore d'événements contemporains.

Polybe n'a donc pas toujours écrit l'histoire d'après ses propres souvenirs, des monuments ou des pièces authentiques, et il a dû, comme les autres historiens, s’adonner longuement à la recherche, à la lecture et à la reproduction des textes antérieurs. S'il s'est emporté en injures contre Timée et tous ceux qui se bornent â compulser des textes ; ce n'est pas qu'il dédaigne et néglige, pour sa part, cotte besogne essentielle : nul historien ancien n'en a parlé avec autant de précision, et en termes qui témoignent autant d'expérience pratique de la chose. Il veut dire simplement que la lâche de l'historien consciencieux et intelligent ne s'arrête pas là :

L'histoire pragmatique comprend trois parties : l'une se compose des recherches dans les mémoires du temps, et de l'extraction des matériaux ; la seconde, c'est l'examen des villes, des localités, des fleuves, des ports et, en général, de toutes les particularités topographiques, des distances sur terre et sur mer ; enfin, la troisième a pour objet l'action politique (XII, 24).

Nous pouvons, d'après tout cela, nous imaginer assez exactement la méthode de travail de Polybe, quand il ne s'agit pas de raconter ce qu'il a vu ou d'exposer des idées personnelles : écartant tous les ouvrages de seconde main, il recherche les renseignements contemporains ; d'abord les pièces authentiques, s'il y en a, puis les récits des acteurs ou témoins écrivant έξ αύτοπάθεις ou έξ αύτοψίας ; lui écrit un ouvrage de seconde main, έξ άνακρίσεως, mais ne juge pas qu'un pareil ouvrage puisse être employé à son tour comme source. Il ne répète que ce qu'il a puisé dans des relations originales ; c'est ce qu'il exprime encore, à propos du passage des Alpes, lorsqu'il dit : Nous en parlons avec assurance, parce que nos informations sur ce sujet viennent de témoins oculaires (III, 48).

Encore n'accepte-t-il pas bénévolement tous les rapports des témoins oculaires ; il sait, comme nous, à quel point se trompent les auteurs de Mémoires, s'ils n'ont pas écrit au jour le jour. Et si leurs récits même sont sujets à caution, quelle confiance peut-on accorder a priori à leurs interprétations, aux causes qu'ils attribuent aux événements ? Là, Polybe fait œuvre de critique : en analysant les faits, en cherchant à les relier, à les expliquer les uns par les autres, à les reconstituer sur le terrain, à justifier par des considérations professionnelles les actions de guerre ou de politique, il voit clair autant qu'il est possible de le faire dans un temps où il existe peu de correspondance officielle. Il ne se laisse impressionner par aucune autorité : il rejette les explications du sénateur Fabius quand elles lui semblent fausses : Pourquoi ai-je rappelé Fabius et ses œuvres ? Ce n'est pas que je m'en laisse imposer par la vraisemblance de son récit, ou par le crédit qu'il trouvera chez quelques lecteurs ; l'absurdité de ses explications peut frapper le lecteur d'elle-même, sans qu'il ait besoin de mes remarques ; seulement je tiens à rappeler à ceux qui l'étudieront qu'il ne faut pas juger sur l'étiquette, mais bien voir les objets mômes. Certains lecteurs, en effet, au lieu de mesurer leur confiance à l'ouvrage lui-même, l'accorderont à la personne de l'auteur. Ils retiendront qu'il était contemporain des événements, qu'il faisait partie du Sénat romain, et aussitôt ils croiront sur parole tout ce qu'il leur dira. Je ne dis pas qu'il faille faire peu de cas de cet écrivain, mais il ne faut pas le croire toujours sur parole, et la plupart du temps il faudra procéder à une enquête préalable (III, 39).

Nous trouvons là une différence très sensible entre Polybe et Tite-Live : celui-ci recherche à coup sûr les meilleurs auteurs ; pour chaque partie de son récit il adopte l'historien que sa situation mettait en mesure de mieux voir et raconter les événements ; mais il se laisse guider par la réputation de chacun, et une fois l'homme choisi, il ne discute pas l'œuvre. Polybe, au contraire, utilise tous les historiens, et n'accorde à aucun une confiance absolue : il regarde de près, vérifie, accepte ou rejette chaque partie du récit. Fabius, par exemple, n'est pas un auteur à mépriser : Polybe le consulte souvent pour les événements qu'il a dû connaître directement ; c'est à lui, en particulier, qu'il emprunte son récit de la guerre contre les Gaulois cisalpins[10] ; mais il juge, après vérification, que Fabius a mal raconté les préliminaires de la seconde guerre punique, et là il rejette son opinion.

Il nous a expliqué la conduite qu'il tenait quand il n'arrivait pas à la certitude sur un point ; il ne reproche rien tant aux autres historiens que d'affirmer ce dont ils ne sont pas sûrs, et il excuse plus volontiers le silence en cas de doute : Pour porter sur des historiens un jugement droit et raisonnable, il ne faut pas les apprécier d'après ce qu'ils ont omis, mais d'après ce qu'ils ont écrit : Si dans ce qu'ils rapportent il se trouve des choses fausses, on peut croire qu'ils en ont omis d'autres par ignorance ; si, au contraire, tout ce qu'ils disent est vrai, il faut conclure en leur faveur que leur silence sur certains faits ne vient pas de leur ignorance, mais qu'ils ont eu de bonnes raisons pour le garder (V).

Lui-même nous donne un exemple de ces omissions volontaires quand il décrit les grandes batailles livrées en Grèce.

S’il n'a de renseignements certains que pour une aile de l'armée, il n'entre dans le détail qu'en ce qui la concerne, et se borne à une indication générale pour le reste. C'est ce que remarque M. J. Kromayer à propos de Sellasia[11] : le récit de Polybe est singulièrement restreint, et l'on y voit le détail de plus en plus fouillé à mesure que l'on se rapproche, sur le terrain, de l'endroit où se tenait l'auteur primitif.

Plus on s'en éloigne, au contraire, et plus on tombe dans les généralités : C'est là précisément ce que l'historien peut désirer, car ce qu'il perd en détails, il le gagne en certitude.... Il sait que tout ce qui lui est donné repose sur des fondements solides. De plus, nous apercevons ici le mode de travail de Polybe. Il est bien éloigné de vouloir dissimuler la situation de son auteur original : après s'être assuré qu'il était digne de foi, il suit simplement sa narration et sauvegarde ainsi pour son propre exposé la fraîcheur de coloris et le caractère primesautier du récit. Il se garde de toute contamination avec d'autres sources, par exemple avec Phylarque, qui nous aurait donné de bien plus amples renseignements sur le camp opposé ; il ne parle de l'ennemi que dans la mesure nécessaire à l'intelligence de l'ensemble. La situation, au point de vue documentaire, est ici aussi satisfaisante que possible : un témoin oculaire très exact et haut placé, a renseigné sur les faits un historien compétent en la matière, et ce dernier les fixe dans son texte si artistement, que l'exposé primitif conserve toute sa personnalité. M. Kromayer remarque d'ailleurs, d'une manière générale (p. 9), que César et Polybe, comme tous les historiens anciens, dépendent étroitement de leurs originaux pour tout ce qu'ils n'ont pas vu par eux-mêmes.

Il constate, d'après une élude minutieuse des batailles racontées par Polybe, combien celui-ci est exact ; il vérifie le bien fondé du jugement très sévère porté par lui sur Phylarque, et il met à néant les accusations un peu légères de H. Delbrück.

Il y a, chez les historiens anciens, une partie qui mérite toujours une attention spéciale : ce sont les discours qu'ils font tenir aux principaux personnages. Quel peut être l'avis de Polybe sur l'emploi et la composition de ces discours ? Il ne va certes pas leur attribuer un rôle purement décoratif, mais il ne les rejettera pas ; il leur donnera une place dans son enseignement, et, là encore, il voudra le vrai pour atteindre à l'utile. L'emploi des discours n'est pas susceptible, déclare-t-il d'abord, de règles très positives. Pour qu'ils produisent un effet avantageux à l'historien lui-même, il faut qu'il y mette beaucoup d'habileté, qu'il connaisse à fond la situation, les mœurs des orateurs, et possède un véritable talent. Encore faudra-t-il qu'il s'en serve à propos ! Et avec tout cela, les discours seront un vain ornement s'ils ne sont accompagnés des commentaires indispensables ou ne les provoquent spontanément. Si ces morceaux d'éloquence ont l'avantage d'éveiller l'intérêt du lecteur, ils ne sont, en revanche, d'aucune utilité sérieuse ; il faut y ajouter l'exposé des causes et des effets, qui rendra fructueuse la lecture de l'histoire. Le devoir particulier de l'historien est d'abord de connaître les discours qui ont été réellement prononcés, de rechercher ce qui a fait réussir ou échouer l'orateur... Si les historiens, en toute occasion, nous transmettaient des délibérations et des conseils authentiques ; s'ils reproduisaient les discours qui ont été tenus réellement ; s'ils nous développaient ensuite les raisons pour lesquelles l'orateur a obtenu tel ou tel résultat, on retirerait de là un réel avantage pour la conduite des affaires. Il resterait à voir dans quelle mesure et avec quelles modifications, tel ou tel discours pourrait s'appliquer à une affaire nouvelle...

Nous pouvons comparer à notre situation présente des circonstances analogues, qui nous fourniront des éléments et des moyens pour prévoir l'avenir ; et, tantôt en évitant, tantôt en imitant les exemples du passé, nous apporterons plus d'assurance dans nos entreprises.

Timée, en passant sous silence les discours prononcés, sans rendre compte des causes et des effets, et les remplaçant par des argumentations contestables et des digressions verbeuses, dépouille l'histoire de son véritable caractère.... Il est fort difficile, aussi, de remonter aux causes des événements, tandis qu'il est très facile de faire parade de son éloquence (XII, 24-26).

Ainsi nous voilà sûrs de ne trouver dans Polybe que des discours réels ; si nous n'avons pas les expressions mêmes des orateurs, nous aurons du moins les arguments qu'ils ont fait valoir, dans l'ordre où ils les ont présentés : Polybe n'inventera rien.

Cette certitude a pour nous une grande importance, puisque le discours prononcé par Annibal au passage des Alpes va contribuer pour beaucoup à déterminer son itinéraire.

Nous concluons avec Pierron (p. 504) que nul historien n'a jamais été, ni plus passionné pour la vérité, ni plus exact dans le récit des faits, ni plus judicieux dans leur appréciation. Il a la conscience, le savoir, le coup d'œil ; il ne déclame jamais ; il est du petit nombre des hommes dont la bouche n'a jamais servi d'interprète qu'à la raison.

Mais les éloges mêmes que l'on décerne à Polybe nous obligent à mettre le lecteur en garde contre certaines conclusions fausses.

Polybe évite, nous l'avons vu, de citer des noms propres, quand ils sont peu connus de ses lecteurs. Ainsi, au lieu de jalonner l'itinéraire d'Annibal en nommant les villes ou les rivières qu'il a dû traverser, il ne nous donne qu'une description de la route et la mesure de sa longueur. Nous avons à déduire de ces éléments, à peine suffisants, le tracé du chemin suivi par les Carthaginois. Quiconque aborde ce problème est tenté, paraît-il, d'agir comme si le texte de Polybe était un logogriphe organisé systématiquement par l'auteur ; comme si l'historien grec nous avait dérobé par pure malice l'indication précise des localités traversées, et avait savamment combiné un texte avec lequel, tous les mots portant, il faut retrouver la formule mystérieuse cachée avec tant de soin.

Rien n'est plus faux qu'une pareille conception. Polybe, comme dit le bon Rollin, a un style militaire simple, négligé. Il n'est pas capable d'écrire avec concision, remarque Nissen, et il emploie certainement plus de mots qu'il ne serait strictement nécessaire. Il aime mieux être limpide, clair, un peu diffus, que d'être concis et énigmatique. Il a rédigé son histoire assez vite, sans recherche, et l'on se trompe fort quand on veut faire de l'exégèse sur chaque mot du récit, quand on pèse et qu'on scrute le moindre monosyllabe pour lui arracher son secret. Nous n'avons pas affaire ici à un César, pas plus qu'à un La Bruyère, mais à un hommage simple, sans prétention, qui écrit au courant de la plume, sans attacher grande importance à ses expressions (qui ne varient guère) et voulant surtout ne pas accabler le lecteur de détails oiseux en dehors des points sur lesquels il insiste. Le récit de Polybe doit être étudié par masses, et il n'y a peut-être pas d'auteur dont on puisse dénaturer davantage  la pensée en citant un mot, un membre de phrase, abstraction faite du contexte.

Il y a quelque chose de vague dans son style, qui favoriserait les erreurs si l'on voulait tout prendre au pied de la lettre. Un emploi fréquent de l'imparfait pour l'aoriste et le plus-que-parfait enlève souvent toute précision au récit et, dans certains cas particuliers, ferait croire à une interversion des événements, si Ton n'était au courant des habitudes de l'écrivain.

D'une manière générale, d'ailleurs, il faudrait se garder de discuter une phrase douteuse de Polybe d'après les règles ordinaires de la grammaire et de la lexicologie grecques. Il a des expressions, des tournures très personnelles, auxquelles il faut s'habituer en lisant toute son œuvre avant de passer à la traduction définitive d'un passage. Nous indiquerons plus loin quelques-unes de c's particularités, en discutant le texte de Polybe et en le comparant à celui des autres historiens d'Annibal.

 

 

 



[1] GIBBON, Mémoires, traduction française, Paris, an V, t. II, p. 18.

[2] III, 4 ; VI, 6. Voir VALETON, De Polybii Fontibus et Auctoritate, Utrecht, 1879.

[3] IV, 67 ; V, 9, 10, 106 ; VI, 20 ; VII, 13,14 ; XI, 7.

[4] IV, 21 ; VI, 56 ; X, 2, 9 ; XI, 24 ; XVI, 12 ; XXXI, 11 ; XXXII, 25.

[5] I, 63 ; X, 2 ; XVIII, 28 ; XXXVI, 4.

[6] Polybe, VI, fragm.

[7] PIERRON, Littérature grecque, p. 504.

[8] XII, 25, 17. Polybe tient cette idée de son précurseur Éphore (XII, 27).

[9] XXXVIII, 4. Il faut que l'historien montre qu'il ne met rien au-dessus de la vérité. Plus il s'est écoulé de temps entre les laits qu'il raconte et le moment où il parle, plus ces faits ont été divulgués, et plus il faut que l'écrivain s'obstine à la recherche du vrai, et que à lecteur comprenne ses efforts et son travail.

[10] Car P. Orose donne un récit identique en citant Fabius comme son auteur. (IV, 1.)

[11] Antike Schlachtfelder in Griechenland. Bausteine zu einer antiken Kriegsgeschichte, von Johannes KROMAYER. 1. Band. Berlin, Weidmann, 1903, p. 275.