I. — Polybe et Tite-Live. De tous les écrivains anciens qui ont raconté la marche d'Annibal, Polybe et Tite-Live sont les seuls dont nous tenions des relations complètes. Le surplus des textes qui nous sont parvenus se réduit à des abrégés, à des fragments, dont le mérite sera de nous faciliter l'analyse des deux pièces principales et la recherche des sources primitives. Le poème de Silius Italiens aura la même utilité. La critique des textes, par laquelle doit commencer toute étude historique, présente ici un intérêt particulier, car il y a, entre nos deux auteurs, tantôt de telles analogies que Tite-Live paraît un traducteur un peu libre, et tantôt de telles contradictions, qu'il décrit un chemin tout différent de celui que Polybe nous impose. Il faut remonter à l'origine de ces contradictions, les expliquer et les résoudre, si possible ; savoir, du moins, le degré de confiance que méritent les diverses indications des deux historiens, connaître leurs procédés de travail, les sources où ils ont puisé, et les retouches qu'ils ont fait subir aux documents primitifs. Il est de notoriété publique que Polybe est très supérieur à Tite-Live, et nous verrons ici-même qu'on ne peut trop vanter, ni sa conscience, ni son intelligente exactitude dans l'exposé des opérations militaires et des incidents de la marche. Nous lui reconnaîtrons aussi des qualités d'un autre ordre, dont on lui a rarement tenu compte : l'habileté dans la mise en œuvre des matériaux, habileté extrême, car Polybe les assemble, les corrige et les fond avec assez d'art pour donner l'impression d'un récit personnel, homogène ; et comme la valeur pratique des détails dont il fait choix donne la vie et le pittoresque à ses descriptions, nous avons l'illusion d'une œuvre originale, prise sur le vif. Mais nous verrons, on disséquant son ouvrage, qu'il faut nous garder de cette première apparence, et ne pas aller jusqu'à traiter son texte comme un document original ; nous déterminerons ce qui peut être, non pas inexact, mais moins précis, moins littéralement conforme à la vérité. Quant à Tite-Live, il est bien rare qu'on veuille le prendre pour guide exclusif sous prétexte que, venu plus tard, il a pu profiter des travaux de Polybe et les compléter[1]. En général, on reconnaît son infériorité ; on l'exagère même, et on conseille volontiers de ne pas le prendre en considération, soit qu'il confirme, soit qu'il contredise le récit de son rival. Cette solution simpliste, mais injuste, nous priverait de quelques détails rapportés par le seul Tite-Live ; elle aurait surtout l'inconvénient très grave de nous laisser inquiets de ce désaccord entre un historien très solide, très précis, et un homme considérable, après tout, qui, en connaissance de cause, aurait abandonné la version du premier. En examinant Tite-Live de près, nous lui rendrons plus de justice : nous verrons que ses renseignements, puisés le plus souvent à de bonnes sources, ne doivent pas être écartés a priori ; qu'ils sont plus circonstanciés que ceux de Polybe ; que leur groupement seul est défectueux, et conduit à des conclusions fausses si l'on n'y prend garde. Nous toucherons du doigt des sutures grossières et mal placées ; nous conclurons que l'historien latin, outre l'absence de ces chiffres, qui donnent tant de solidité au travail de Polybe, pèche surtout par maladresse ou négligence ; il n'a pas l'art ou la patience de fondre en un récit homogène des fragments disparates ; enfin, n'étant pas homme de métier, et ignorant le pays dont il parle, il remplace les mots justes ou décisifs par d'autres qui sonnent faux. En un mot, c'est précisément par la forme qu'il nous paraît inférieur à l'écrivain grec sans prétention, qui atteint au pittoresque à force de vérité. Les développements oratoires tiennent du reste, dans l'œuvre de Tite-Live, moins de place qu'on ne le suppose : ses discours même, si suspects, sont des agglomérations de fragments divers. En principe, il n'invente rien. La critique des textes nous montrera donc, d'une part, les restrictions légères qu'il faut apporter à notre confiance en Polybe, de l'autre, le parti à tirer de Tite-Live ; elle nous expliquera les apparentes contradictions des deux auteurs, ce qui nous rassurera, et nous permettra de les concilier en utilisant tout ce qu'il y a de bon dans l'un et dans l'autre. |