I. — Géographie physique. Nous ne pouvons discuter les relations, trop peu
explicites, de Polybe et de Tite-Live, sans avoir décrit, tant bien que mal,
le pays qu'Annibal a traversé. Si incomplète que soit notre connaissance de Faute de commencer par là, les historiens d'Annibal
tiennent le lecteur à leur merci, lui révèlent les rivières, les peuples et
les villes au moment et dans la mesure voulus ; ils le laissent ou le font
raisonner dans les hypothèses les plus diverses. Tantôt on croirait que rien
n'est changé depuis deux mille ans, que les armées marchaient avec les mêmes
dispositions tactiques, les mêmes moyens de transport qu'aujourd'hui ; que
les fleuves et les rivières avaient strictement le même régime, les mêmes
bras passant dans les mêmes lits et entourant les mêmes îlots. Tantôt, au
contraire, on imagine que le monde a été bouleversé : on fait accomplir,
depuis l’an 200 jusqu'à nos jours, c'est-à-dire dans une partie des temps
historiques, la presque totalité des phénomènes physiques attribuables à l’ensemble
de la période quaternaire : les fleuves se sont ouvert de nouvelles vallées ;
les mers ont d'autres rivages. Et surtout, l'erreur la plus commune, l'erreur
instinctive, presque universelle, c'est de confondre Annibal marchant de Narbonne
à Turin avec Stanley dans les ténèbres de l'Afrique, de considérer La vérité, selon l'usage, se trouve entre les deux. Ce
n'est ni Ce n'est pas là seulement ce que nous aurons à montrer. Pour assurer au lecteur l'intelligence de la question, la pleine faculté de contrôle et de critique, il faut lui fournir d'avance les renseignements que nous possédons sur la topographie et sur les dénominations géographiques, sur les villes et sur les peuples établis entre les Pyrénées et les Alpes. Il faut préciser avec soin ce qui est certitude, ce qui n'est qu'hypothèse, et surtout ce qui doit limiter le champ des hypothèses, car il leur est arrivé de passer toutes les bornes. Lorsqu'on essaie de s'imaginer, diaprés le terrain même, ce qu'a pu être la configuration de notre pays à l'époque romaine ou gauloise, on est tenté de s'exagérer les changements survenus depuis vingt siècles. Les flancs des vallées offrent des traces manifestes d'érosion ; les plaines sont recouvertes d'alluvions récentes, et l’on voudrait presque affirmer qu'érosions et dépôts se sont produits dans les temps historiques. A vrai dire, il faut se montrer infiniment circonspect dans ces sortes d'études, et il vaut beaucoup mieux, tant qu'il s'agit des temps historiques, s'en tenir aux faits historiquement démontrés. Les éludes géologiques auront l'avantage de nous indiquer dans quel sens les phénomènes physiques ont modifié le sol ; les documents historiques serviront à établir des limites, des points de repère précis à des époques déterminées. Il est constant, par exemple, que la physionomie des montagnes et le régime hydrographique ont été profondément transformés pendant les temps historiques, et par le travail de l'homme. Son œuvre a consisté ici en déboisements, livrant les montagnes sans défense à l'action des eaux, changeant les rivières en torrents, les desséchant souvent, raréfiant les pluies, appauvrissant le pays et le dépeuplant. On peut regarder comme certain, dit M. Lenthéric, que l'écoulement général des eaux était beaucoup plus régulier, les pluies annuelles plus abondantes, le climat, par suite, plus égal. Les eaux suintaient à travers les ; feuilles mortes et le chevelu des racines, descendaient souterrainement dans les bas-fonds, jaillissaient de distancé en distance en fontaines fertilisantes, et alimentaient ainsi graduellement les rivières et les fleuves, dont les niveaux étaient sensiblement plus élevés, les débits plus abondants et surtout plus réguliers. Dans quelle mesure cette situation initiale s'était-elle maintenue lors du passage d'Annibal ? L'action destructive de l'homme
s'était déjà fait sentir à l'époque de la conquête romaine. On ne saurait
toutefois mettre en doute que la plupart des coteaux qui bordent le Rhône et
toutes ses vallées latérales sont longtemps restés presque entièrement
boisés, et que les grandes pentes de la région montagneuse des Cévennes et du
Vivarais, et toutes les croupes des Alpes dauphinoises et briançonnaises
étaient couvertes d'une magnifique végétation forestière[1]. L'introduction de la vigne par les Romains occasionna plus tard les premiers défrichements sur les coteaux ; mais, avant la conquête, on n'avait déboisé que les plaines, ce qui présentait moins d'inconvénients. Comme culture générale, la vallée ne différait pas essentiellement il y a vingt siècles de ce qu'elle est aujourd'hui... Tout le long de la vallée du Rhône, depuis Lyon jusqu'aux marais d'Arles, toutes les plaines riveraines étaient ensemencées de blé ; quelquefois, mais plus rarement, d'orge et de millet[2]. Aussitôt après la conquête, le déboisement s'étendit si vite, que les Romains durent faire des lois pour l'arrêter[3]. Le mal commençait donc à se produire, mais on n'en sentait pas encore les conséquences désastreuses : A l'époque où Annibal franchit
les Alpes, dit le colonel Perrin, ces
contrées étaient excessivement peuplées ; on peut s'en convaincre par le
chiffre des prisonniers salasses que Varron fit vendre après sa victoire[4]. Une grande partie des pentes que nous voyons aujourd'hui
dénudées, étaient couvertes de forêts ; le climat devait être plus doux, et
les plateaux ravinés, déchirés, privés maintenant de toute végétation,
devaient à celte époque être cultivés. Le mont Cenis, qui ne contient
aujourd'hui que des pâturages, a été couvert de mélèzes ; on en trouve encore
quelques-uns dans le ruisseau qui vient da petit mont Cenis, en face des
chalets de Saint-Barthélemy. Des troncs d'arbres sont couchés au fond du. lac
Les plateaux de Paris, de Rif-tort, de Brandes, sur la rive droite de On trouve au sommet du Glandasse (vallée de Il est certain qu’à l'époque romaine, toutes ces montagnes des Alpes n'avaient pas l'aspect qu’elles ont de nos jours ; que leurs pentes devaient être couvertes de magnifiques forêts ; que c'est, comme aujourd'hui, la civilisation qui, en les exploitant, a démantelé les contreforts des Alpes, permis aux eaux d'entraîner au fond des vallées les terres végétales, et de produire ces ravins et ces escarpements, qui n'existaient certainement pas. Le déboisement a été un malheur irréparable, qui a fait des Alpes une immense ruine, n'offrant plus aucun rapport avec la description que nous en a laissée Strabon[6]. La tradition affirme que les sommets du Dévoluy, si nus, si stériles, dont toutes les terres végétales ont été entraînées par les eaux, furent jadis couverts de magnifiques forêts[7]. Nous trouvons ici des preuves historiques péremptoires : non seulement des voies romaines ont été emportées avec les montagnes qui les portaient, mais des ruines, des noms de lieux, des titres de propriétés, tous renseignements ne remontant qu'au moyen âge, nous font savoir, sans aucun doute possible, que les Alpes sont restées habitées pendant plusieurs siècles après la chute de l'Empire romain. C'est alors seulement que les montagnes ont achevé de se déboiser, et que les conséquences du travail humain se sont fait sentir. On peut presque fixer une date à cette ruine des Alpes, car c'est au XIIIe siècle que l'histoire enregistre la plupart des cataclysmes qui ont violemment transformé la physionomie de nos montagnes. A la fin du XIIe siècle, un pan
de la montagne de Voudène, écroulé dans le lit de En 1248, une partie du mont Granier, qui termine au
Nord-Est le massif de Nous ne rappellerons pas ici les nombreux cataclysmes du même genre qui se sont produits du XIIe au XIVe siècle, mais il faut entrer dans quelques détails sur celui du mont Granier, qu'on a voulu faire intervenir dans la discussion de l'itinéraire d'Annibal. Les débris du mont Granier ayant recouvert une grande partie du seuil qui fait communiquer la vallée de Chambéry avec le Grésivaudan, on a cru pouvoir en profiter pour affirmer l'existence, avant cette colossale avalanche, d'une communication de plain-pied entre l'Isère et le lac du Bourget. L'examen du terrain contredit formellement cette
assertion. Les rochers et les terres provenant de l'éboulement sont très
nettement limités par une ligne qui passe à travers les villages des Marches
et de Myans, s'étend au Nord-Ouest jusqu'à Chacusard, et revient vers le
Villard sans empiéter sur la vallée de l'Albane. Ils n'ont pas atteint le
couloir où passent la route et le chemin de fer de Montmélian. Il y a, depuis
Chambéry jusqu'aux pentes régulières qui descendent vers l'Isère, une vaste
étendue d'alluvions glaciaires succédant aux alluvions lacustres du Bourget.
Si l'on suit la ligne formée par les points les plus bas, depuis le lac
jusqu'au Grésivaudan, on trouve : 240 au Bourget, puis 241, 249, 257, 260, en
remontant Nous voici, en apparence, très loin d'Annibal. En réalité, nous sommes au cœur même de la question, car nous rencontrerons un système d'après lequel le Rhône aurait suivi cette trouée de Myans postérieurement à la conquête du pays par les Gaulois. Mais, sans parler encore de ce point particulier, concluons par une observation fondamentale, qu'il ne faudra pas perdre de vue en discutant itinéraire d'Annibal : c'est que les phénomènes physiques survenus depuis vingt siècles, qu'ils soient imputables au déboisement ou à une cause extra-humaine, ont profondément modifié l'aspect des Alpes, substitué des escarpements et des éboulis à des pentes praticables, mais n'ont rien changé aux grandes lignes de l'hydrographie ou de l'orographie, telles qu'on les aperçoit sur une carte d'ensemble. Le colonel Perrin, par des études très approfondies et très probantes, montre que telle vallée, autrefois habitée et cultivée, est devenue une gorge affreuse entre des murailles à pic, où l'on aperçoit de loin en loin, suspendus aux rochers avec une parcelle de l'ancien sol, des fragments de voie romaine. Il ne faut donc pas se hâter d'exclure, pour le seul motif d'impraticabilité, des itinéraires qui nous semblent trop difficiles à suivre aujourd'hui : qui sait ce qu'ils étaient il y a deux mille ans ? Au contraire, on peut rejeter d'emblée toute solution qui voudrait faire passer le Rhône dans la vallée de l'Isère, l'Isère dans celle du Drac, etc. Dans la région alpine, les efforts qui ont creusé les vallées, ouvert les cluses, sont hors de proportion avec les très faibles phénomènes physiques de la période moderne. Les cours d'eau déplacent leur lit au fond de leurs vallées respectives, mais ils n'ont plus la force de s'en échapper. Si nous cherchons à suivre, depuis le lac de Genève
jusqu'à Les montagnes qui s'étendent dans le Chablais et le Faucigny, depuis le mont Blanc jusqu'au lac, formaient un obstacle aussi sérieux qu'aujourd'hui entre l'Arve et le haut Rhône. Il n'y a plus guère d'historiens qui veuillent faire passer Annibal par le grand Saint-Bernard ; on sait qu'avant de franchir ce col, le général carthaginois aurait eu à en traverser d'autres, plus difficiles encore, ou à longer la rive du lac de Genève, sur l'étroite corniche de Meillerie et Saint-Gingolph. Les écrivains grecs et latins auraient-ils, dans ce dernier cas, négligé de citer cette vaste nappe d'eau douce, si extraordinaire pour eux ? Les cluses étroites et profondes par lesquelles le Rhône traverse les chaînes du Jura n'ont pas été déplacées ; le lit du fleuve a voyagé sans cesse, au contraire, dans les petits bassins marécageux qui alternent avec elles, notamment près du lac du Bourget, plus étendu qu'aujourd'hui, et après le coude d'Aoste, autour des collines de l'île de Crémieu ; mais les bras parasites qu'il a pu former ici n'intéressent en rien notre sujet. Si les montagnes de En arrivant au pied des Cévennes, le Rhône reçoit son plus
grand affluent, L'Isère s'appelait en grec Ίσαρ, en latin Isara. Elle coulait, alors comme aujourd'hui, au pied du petit Saint-Bernard (Cremonis jugum, c'est-à-dire sans doute le col du précipice), parcourait le bassin de Tarentaise, largement ouvert, puis tournait à angle droit pour traverser une cluse étroite et longue et déboucher enfin dans la belle vallée de Grésivaudan. Elle y descendait, du Nord-Est au Sud-Ouest, vers l'oppidum de Cularo ; un peu avant le grand coude de la vallée, elle était rejetée par le Drac vers les montagnes de la rive droite, qu'elle serrait de plus près qu'aujourd'hui. Jusqu'en l'an 1219 après J.-C., le Drac se jetait dans l'Isère en amont de Grenoble, et la pressait, pour ainsi dire, contre l'éperon rocheux où se dresse aujourd'hui la citadelle. Un rocher calcaire qui a été mis en exploitation et dérasé peu à peu, dans les temps modernes, occupait autrefois la rive droite de l'Isère en aval du pont de Grenoble. Il n'existait rien et ne pouvait rien exister à cette place avant le XVIIe siècle ; on n'avait pu bâtir sur la rive droite que cette courte rangée de maisons qui est devenue le faubourg Saint-Laurent. Le faubourg de Perrière est de construction toute moderne. Longeant le pied de ces escarpements, l'Isère se précipitait sur les monts du Vercors, qu'elle heurtait près de Sassenage et dont elle suivait la base, en la rodant, jusqu'au bec de l’Echaillon. Le cataclysme de 1219, dans l'Oisans, fit dévaler sur Grenoble une masse d'eau épouvantable et rejeta, on ne sait trop comment, le confluent du Drac en aval de cette ville. Dès lors, l'Isère ne fut plus poussée aussi violemment contre sa rive droite en face de Grenoble, mais en aval elle fut écartée de la rive gauche et ne vint plus en attaquer les pentes que vers Noyarey. Au XVIIIe siècle, la carte de Cassini nous la montre baignant les falaises de Noyarey, de Veurey, n'y laissant qu'une étroite corniche où, d'après Bourcet, l’artillerie ne passait qu'à grand'peine. Le nom de Maupas, porté par un hameau qui borde le chemin, caractérise ce défilé et confirme qu'il commençait autrefois tout près de Sassenage. Aujourd'hui, l'Isère canalisée est maintenue au milieu de la vallée jusqu'à proximité immédiate du bec de l'Echaillon, où il nous reste, sur un ou deux kilomètres à peine, un dernier fragment de cette longue corniche qui remonta jadis jusqu'à Sassenage. Des courbes bien dessinées conservent encore, sur les deux rives, la trace des érosions, mais il n'en faut pas tirer trop de conclusions, car elles furent creusées, pour la plupart, bien avant la période historique. Et d'ailleurs, il y en a partout, elles remontent aux temps où l'Isère remplissait son lit majeur. Après le bec de l'Echaillon, la rivière serre encore de près le pied des montagnes jusqu'à Saint-Nazaire, puis coule dans une large vallée d’alluvions schisteuses jusqu'à Valence. Son premier affluent de gauche, l’Arc, est un torrent de montagne d'un faible volume, sur lequel il est toujours facile de jeter un pont, mais qu'on ne trouve presque jamais guéable. En aval de Lanslebourg, où il passe au pied du mont Cenis, il se creuse une tranchée étroite, profonde, au milieu d'une vallée facilement praticable, mais barrée, depuis l'invention de l'artillerie, par le petit plateau fortifié de l'Esseillon. Au delà, de Bramans à Saint-Michel, la vallée est formée par deux talus boisés entrecoupés de rochers. Près de Saint-Michel, une muraille naturelle barre
complètement la vallée ; c'est une roche étroite, escarpée, qui a reçu le nom
caractéristique de Telle que l’a faite la ruine de
ses bois, dit O. Reclus en parlant de Dans les parties qui étaient restées boisées et gazonnées, on voit poursuivre l'œuvre de destruction dont les résultats ne tardent jamais à se faire sentir. C'est, au milieu d'une prairie encore verdoyante, où deux ou trois sapins ont subsisté, la coulée d'un torrent qui s'est ouverte l'hiver dernier : le propriétaire des terres situées au-dessus, nous explique notre guide, a provoqué ce désastre local en rasant ses bois et saignant dans son pré le canal séculaire où les eaux étaient maîtrisées. Plus loin, la montagne a été dénudée, et s'effrite ; les éboulis forment avec les rochers en voie de décomposition un dédale où le sentier se perd. On aperçoit, çà et là, des moignons de sapins qui prouvent l'ancienne richesse de celle montagne, et la manière dont elle se perdit. Quelquefois on vous dit : c'est la grande inondation de 1866 qui a ruiné toute cette vallée ; ailleurs, on ne sait plus à quelle date lointaine remonte le désastre. On voit de loin, sur les prés plus élevés, les moulons qui achèvent l'œuvre de dénudation et arrachent les mottes de gazon quand l'homme a terminé la destruction des forêts. Ne nous hâtons donc pas de juger impraticables pour les anciens même certaines pentes qu'il faut gravir aujourd'hui parmi les rochers : de loin en loin, on y retrouve quelques parties bien visibles d'une ancienne route charretière, large, à pente douce, avec son mur de soutènement régulièrement bâti. Elle montait autrefois parmi les forêts et les prairies. Le Drac prend sa source dans le Gapençais, et sa vallée
assure une communication assez, directe entre l’Isère et Le nom moderne du Drac ne dérive pas de son nom primitif. On le trouve désigné, au moyen âge, par les appellations de Draus, Dravus[11], Derausus, Drausus, et, dit-on, selon quelques chartes, Druentia. Dans le patois local, il s'appelle Draou. Il a été baptisé Dracus, Drac, à une époque récente, pour faciliter un rapprochement avec Draco (dragon) dans un récit allégorique. A droite du Drac, Par sa rive gauche, le Drac communique avec le Buech,
Sisteron et Le confluent de l’Isère et du Rhône est à quelques kilomètres
en amont de Valence. En aval, le Rhône reçoit Ces deux cols, sans être difficiles a franchir, ne sont
pas accessibles par des pentes aussi douces que le col Bayard et celui de Après La ville de Pont-Saint-Esprit, point le plus élevé où l’on songe à faire passer le Rhône par Annibal, se trouve UQ peu en amont du Lez, presque au confluent de l'Ardèche. Cette dernière rivière est le plus gros affluent de droite du Rhône entre Lyon et la mer. Après avoir coulé dans des gorges étroites, inaccessibles, elle s'épanouit au débouché dans la plaine en une sorte de lac, et forme un obstacle sérieux dans toute la seconde moitié de son cours. Elle est parfois terrible ; elle n'est jamais insignifiante pour le passage d'une armée. C'est à partir d'ici, naturellement, que nous essaierons de suivre pied à pied le cours du Rhône, et d’en imaginer les déformations. Nous citerons, à défaut de données plus certaines, les remarques faites sur le terrain avec une rare sagacité par le colonel Perrin ; mais c'est ici particulièrement que nous rappellerons ce que nous disions au début de cette étude : on aperçoit bien les bras morts, les traces des lits successifs du Rhône ; on peut bien dire : autrefois il a passé là ; mais à quelle antiquité remonte cet autrefois ? S'agira-t-il des temps préhistoriques, de l’époque romaine, ou d'une autre plus récente encore ? Rien ne nous le fera savoir si nous nous bornons à l'examen des vestiges encore empreints sur le sol. A cette (?) époque,
dit le colonel Perrin[12], le Rhône ne suivait pas le lit actuel ; à l'inspection des
terrains, et d'après les dépressions que suivent encore aujourd'hui les
canaux, on peut établir quelle Rhône, après avoir battu les rochers de
Mornas, traversait la plaine presque en ligne droite et sans former d'îles,
laissant Caderousse à sa gauche et rasant les rochers du Lampourdieu ;
baignait Auriac, qui était encore il y a 38 ans un port très fréquenté par la
navigation du Rhône, et qui n'a cessé d'exister que par suite des travaux d'endiguement
qui ont commencé en 1841-1842. La carte de Cassini, presque contemporaine (de quoi ?), ne signale aucune île dans cette partie du lit du fleuve. Le Rhône, après avoir quitté
Mornas, côtoyait les terrains de conglomérats de poudingues légers qui sont
sur la rive gauche ; en quittant Piolenc, il se dirigeait vers le petit et le
grand Frigoulet, suivait la petite Guiranne, où le canal porte encore le nom
de Branche de Il y a quelques années encore, le
bras Est seul était navigable, et les bateaux, après avoir suivi le bras
oriental, qu'on nomme le bras de Caderousse, passaient dans le bras
occidental par le canal qui sépare l'île du Colombier de l'île de Plus bas, le Rhône baignait le
pied des collines qui s'étendent de Roquemaure à Villeneuve-lez-Avignon, car
tout le terrain entre elles et le fleuve ne se compose que d'alluviens...
Après avoir desséché l'étang de Pujaut (1630), les
chartreux de Saint-Bruno firent, de la pointe à Canon à Taleur, la digue de
2.700 à Ces renseignements ne manquent certes pas d'intérêt, mais on voit à chaque pas le défaut de la méthode suivie parle colonel Perrin : il nous prouve que la situation actuelle est toute récente, que les bras du Rhône, tels que nous les voyons, se sont formés depuis 48, 50, 55 ans à peine ; s'ensuit-il que la situation d'il y a 60 ans, ou celle même que reproduisait en 1740 la carte de Cassini, fût à peu de chose près celle de la plus haute antiquité ? Il s'est fait sans doute, ou plutôt il a été fait, depuis un siècle, des changements subits qui ont mis fin à un état de choses séculaire, antérieur à toute histoire ; mais il n'en est pas de même partout, et en général les bras, les îles du Rhône sont sujets à d'incessantes transformations. Après le passage du
Pont-Saint-Esprit, dit M. Lenthéric[13], la pente du Rhône s'adoucit d'une manière sensible et
continue. Cette pente, qui est de Les cartes du cours du Rhône,
dressées depuis la fin du XVIIIe siècle, fournissent à ce sujet les plus
intéressantes indications. A moins de vingt ans de distance, elles présentent
des variations considérables. Des îles anciennes ont disparu, de nouvelles se
sont formées ; ou plutôt se sont modifiées, divisées ou réunies. Le lit du
fleuve a changé de place. Les courants ont passé d'une rive à l'autre. Là où
se trouvait un haut fond, la sonde relève un gouffre. Les bancs de sable se
sont développés, presque tous allongés et soudés les uns aux autres. C'est un
désordre complet, une instabilité perpétuelle... Toutes ces îles basses, couvertes d'oseraies verdoyantes,
émergent à peine de quelques centimètres au-dessus des eaux moyennes et sont
recouvertes par les grandes crues ; elles sont traversées par un dédale de
petits bras sinueux du fleuve, appelés dans le pays des roubines, des lônes, des
brassières... A quelques kilomètres seulement en amont d'Avignon, on
n'eu comptait pas moins d'une trentaine au commencement du XIXe siècle, dont
quelques-unes mesuraient plusieurs centaines d'hectare ; les îles du grand et
du petit Saint-Marc, l'île du Seigneur ou de Mortemart, les îles du grand et
du petit Dragonet, l'île de Sahuc ou des Voleurs, les îles d'Oiseiay, l’île
de Durban, l'île de D'une manière générale, l'examen
de toutes les cartes anciennes semble indiquer que le courant du fleuve a une
tendance à se porter du côté de la rive droite. C'est le contraire qui a lieu
aujourd'hui : le bras navigable du fleuve, les grandes profondeurs, les eaux
rapides se trouvent sous les murs mêmes d'Avignon, mais ce résultat tout à
fait artificiel est dû aux travaux récents entrepris depuis une trentaine d'années
pour assurer et régulariser la navigation du fleuve. Il y a à peine un
demi-siècle, le bras du Rhône qui longe Avignon était une simple lône presque atterrie en temps de
basses eaux, à peine navigable par les eaux moyennes. La batellerie passait
de l'autre côté de l'île de En résumé, l’on peut dire que le Rhône, abandonné à
lui-même, a été porté vers l’ouest par la pente générale du terrain et par
l'effet, constaté dans tous les cours d'eau du globe, de la rotation
terrestre. Contrairement aux observations du colonel Perrin, le bras
principal du Rhône, tant que la canalisation ne l'a pas détourné, a suivi le
pied des hauteurs de la rive droite. Ceci d'ailleurs est de peu d'importance
pour nous ; l’essentiel est de savoir que les bras et les îles du Rhône,
comme nous l'apprend M. Lenthéric, sont perpétuellement instables. Où le
Rhône embrasse aujourd'hui une île, il a pu très bien n'avoir autrefois qu'un
bras unique, et inversement. On se trompe donc fort lorsqu'on veut préciser
le point de passage d'Annibal, soit d'après le tracé actuel, soit d'après
celui du XVIIIe, du XVIIe, voire même du XVIe siècle. Les recherches de cette
nature peuvent être considérées comme non avenues. Leur suppression,
d'ailleurs, n'infirme en rien les conclusions générales d'un auteur, et il
semble vraiment qu'on devrait s'estimer bien heureux si l'on connaissait le
véritable passage à Il ne faut pas, cependant, sur ce point comme sur beaucoup
d'autres, s'exagérer les transformations accomplies depuis vingt siècles.
Certes, les îles du Rhône, pendant cette période, ont pu tantôt s'agglomérer
et tantôt se subdiviser ; des bras nouveaux ont pu se former ; toutefois, les
principaux accidents qui marquent le cours du fleuve sont restés les mêmes.
Une grande île comme celle de Annibal, ayant franchi le Rhône dans la saison où les eaux sont les plus basses, ne devait pas se soucier beaucoup de ces bras secondaires du fleuve. Aussi s'étonnerait-on du soin avec lequel son historien a noté qu'il choisit un point où le fleuve n'avait qu'un seul bras, si l'on ne devait trouver une explication plus naturelle en plaçant le point de passage plus bas. Dans la partie que nous venons d'étudier, le Rhône reçoit
un affluent de gauche, l'Eygues, dont la vallée, souvent étroite, offre
pourtant une communication facile avec celle de En aval de l'Eygues, le Rhône reçoit l’Ouvèze et Strabon dit (IV, 11)
en parlant de ces trois cours d'eau : Entre Il est difficile de né pas reconnaître L'analogie, très faible, des noms Sorgues et Soulgas
avait fait penser, néanmoins, à la plupart des géographes, que le Soulgas
n'était autre que Il suit de là que le Soulgas doit être l'Eygues, qui porta aussi le nom d'Arauris. Peut-on retrouver le nom primitif de Soulgas soit dans celui d'Eygues, soit dans celui d'Oule ? C'est fort douteux, mais non impossible. En revanche, on ne peut méconnaître dans le nom de Vigne, que l’Eygues porte encore sur la carte de Cassini, le nom primitif qui, d'après Florus[14], dérivait du nom de Vindalium, ou plutôt dont ce dernier dérivait. Certains géographes ont émis l'opinion que la plaine de
Vaucluse était, sous la domination romaine, marécageuse et inhabitable. Cette
opinion repose sur des documents du moyen âgé, chartes ou titres mentionnant
l'existence de marais sur quelques points déterminés. Il en résulte
certainement qu'une partie de cette plaine était encore à l'état de marais et
sillonnée en tout sens par les dérivations de Nous avons vu plus haut que Strabon, parlant de l’espace
compris entre En discutant cette dernière phrase, on n'a pensé qu'à la
région de Vaucluse, tandis, qu'en réalité, il s'agit de tout le pays entre Tout le pays entre En aval d'Avignon, le Rhône reçoit Bien que le déboisement ait causé dans, cette région d'épouvantables ravages, que les escarpements et les éboulis visibles aujourd'hui puissent leur être attribués en partie, les plus importants : existaient déjà, lors de la conquête romaine. Les défilés qui donnent ou interdisent l'accès dans le bassin de Queyras ou celui de Briançon n'ont jamais été des vallées ouvertes. Les crêtes même, dans le voisinage de ces cluses, sont difficilement accessibles. Aussi, dès les temps les plus reculés, voyons-nous chacun de ces bassins alpestres former le domaine d'une petite peuplade à peu près indépendante, et le groupement des quinze peuples de Cottius est identique à celui des Vaudois[15]. Tandis que les Allobroges occupent toute la région qui s'étend dû Rhône à l'Isère et au mont Blanc, les tribus cottiennes sont isolées, l'une dans la vallée de Bardonnèche, une dans celle de Pragelas, deux ou trois dans la vallée de Barcelonnette, etc. Le grand nombre de ces peuplades indépendantes nous confirme dans la pensée que les divers bassins naturels des hautes et basses Alpes étaient plus prospères qu'aujourd'hui et que les communications étaient déjà très difficiles de l'un à l'autre. Le tracé des voies romaines, faisant les mêmes détours que nos routes et nos chemins de fer, en est une autre preuve. Dans ce pays où la ligne droite n'était pas le plus court chemin, la route de Briançon offrait-elle à l'armée carthaginoise autant d'avantages que d'inconvénients ? Sortie des Alpes par la cluse de Sisteron, Nous ne pouvons, d'ailleurs, nous imaginer aujourd'hui ce
qu'était On pourrait douter que les nautæ Druentici, dont il reste
une inscription votive, aient été autre chose que des passeurs, s'il n'existait
d'autres documents, postérieurs de beaucoup, et certifiant qu'il s'agit bien
de mariniers : Plusieurs chartes des Xe et XIe
siècles, dit M. Lenthéric[16], font mention de la navigation des utriculaires sur Il est certain que Quand le barrage naturel de Mallemort eut été miné et détruit par l'effort des eaux, le déversement dans la vallée de Salon a diminué sensiblement d'importance, et ses effets salutaires n'ont pu être maintenus qu'à l'aide de travaux d'art. C'est à l'époque romaine que cette canalisation a conservé et régularisé tout ce qu'elle a pu de ce premier épanchement de la rivière. Un second barrage arrêtait
autrefois les eaux de La dérivation d'Orgon avait Heu
au rocher appelé lou Traou Turquet ; c'est une voûte taillée au ciseau et qui
est évidemment un ouvrage des Romains. Ce cours naturel d'une partie des eaux
de Cette consciencieuse description laisse des doutes sur
l'existence des deux bras de Mais une troisième dérivation de Avant d'aller plus loin dans la description de cette
troisième dérivation, nous croyons devoir émettre encore quelques doutes sur
la dernière hypothèse de E. Desjardins. Il ne nous semble pas douteux que la
plus grande partie des eaux de Nous pensons donc qu'il y a vingt siècles, la dernière
partie du cours de En réalité, on ne peut faire à ce sujet que des hypothèses plus ou moins plausibles, sans rien affirmer. Pour en revenir au bras de Non seulement les traditions, mais les noms et les anciens
titres en font foi. Cette rivière, qui s'appelait Les cours d'eau qui descendent des Alpines dans la vallée
de Saint-Rémi portent en patois le nom générique de Loouruou. On s'explique difficilement qu'on ait pu accepter si longtemps de semblables erreurs, quand il suffisait de les généraliser tant soit peu pour se voir conduit aux plus étranges contradictions. Pourquoi, notamment, attribuait-on au delta du Rhône un si
rapide accroissement, une naissance si tardive, lorsqu'on trouvait le delta
du Nil, 5.000 ans avant l'ère chrétienne, à peu près aussi étendu que de nos
jours, et les villes d'Alexandrie et de Canope existant déjà sous les noms de
Ragoti et Pagonati (?)[21]. Cette seule
comparaison devait faire pressentir que la côte de C'est, du reste, une grave erreur que de supposer aux deltas des fleuves un accroissement général et continu. C'est par bonds que la terre empiète sur la mer devant les estuaires primitifs, et c'est par places, devant les embouchures perpétuellement mobiles, que les alluvions s'avancent vers le large, tandis qu'ils s'usent ou s'affaissent sur d'autres points. Lorsqu'un fleuve comme le Nil, le Rhône, l'Aude ou Les dépôts de tous les cours d'eau, dit Élie de Beaumont[22], sont destinés sans doute à produire, dans la suite des siècles, des effets analogues ; mais le temps écoulé depuis que la surface du globe a pris sa forme actuelle n'a pas été assez long pour que la plupart des cours d'eau aient pu accomplir la première partie de leur tâche, qui est de remplir les lagunes littorales. Toute notre côte languedocienne se compose ainsi de cordons littoraux, dont on ne peut mesurer l'âge, et d'étangs dont le colmatage est plus ou moins avancé. Le Rhône n'a pas échappé à la loi commune, mais l'abondance de ses alluvions lui a permis, semble-t-il, de combler successivement trois appareils littoraux, et d'en constituer un quatrième. Ce dernier paraît bien antérieur encore aux temps historiques. On sait, d'ailleurs, comment la débâcle qui termina les périodes glaciaires a formé tout d'un coup, par un énorme apport de matériaux, le sous-sol, le substratum de tout ce delta, facilitant ainsi et accélérant d'une manière singulière la besogne de l'avenir : Le grand espace triangulaire
compris entre le confluent de Sur notre carte à 1/200.000e donne les courbes de niveau
du sol continental et les profondeurs de la mer, on suit très aisément la
forme de cet immense tas de cailloux. Depuis le point le plus élevé, qui se
trouve près de Salon et de Lamanon, la surface de La partie de Il est bien vrai que, chaque année, le Rhône charrie 20 à
25 millions de mètres cubes de sable et de limon, mais que deviennent-ils ?
S'étalent-ils le long du rivage ? Vont-ils, à quelque distance, préparer le
travail des siècles futurs ? Se perdent-ils en partie dans le gouffre qui
suit le talus de Les portulans du moyen âge et du XVIe siècle, esquisses informes, défigurant les rivages, grossissant certaines îles ou certains caps pour en supprimer d'autres, ne peuvent pas servir davantage à des recherches sérieuses. Suivant qu'on choisit les uns ou les autres, on en tire telle conclusion que l'on veut. Heureusement l'histoire et l'archéologie sont venues à notre aide, et grâce à quelques points bien déterminés qu'elles nous ont fournis, l'examen du terrain a pu permettre de rétablir suffisamment la physionomie de l’ancienne Camargue. Dans la région du petit Rhône, l’avance
de la côte est accusée par quatre cordons littoraux : le premier, partante l’ouest,
de l'angle méridional de L’étang de Mauguio, passant au nord d'Aigues-Mortes
et se dirigeant vers Silvéréal ; le deuxième, partant du milieu de la langue
de terre qui enferme cet étang, et passant à Aigues-Mortes pour contourner au
Sud L’étang de Leyran ou Grand-Palus ; le troisième, partant du même point,
passant au sud d'Aigues-Mortes et des étangs de L'examen de ces quatre cordons, émanant d'une origine commune, prouve que l’appareil littoral languedocien a au moins l'âge du plus ancien d'entre eux et qu'il est resté immobile pendant que le rivage du delta accomplissait les trois bonds dont nous retrouvons la trace. Mais lequel de ces quatre bourrelets formait le rivage au moment qui nous intéresse ? On sait qu'à l'époque romaine, le
cordon littoral sur lequel a été bâtie plus tard la ville d'Aigues-Mortes
émergeait au-dessus des eaux, et le nom de Sylve Godesque qu'il a porté dans
tout le moyen âge et qu'il a conservé depuis, semble même indiquer qu'il
était plus boisé et mieux en culture que de nos jours.... Un autel votif, qu'on y a récemment découvert, porte une
inscription dédiée à un Sylvain en faveur d'un troupeau de gros bétail : SILVANO VOTUM PRO ARMENTO Le désert d'aujourd'hui paraît donc avoir été autrefois livré à l'agriculture et à la dépaissance[25]. Ainsi le deuxième cordon littoral existait et embrassait la terre ferme, le sol définitivement conquis sur la mer et colmaté. Ce point-ci est formellement acquis et ne nous laisse plus le choix qu'entre les troisième et quatrième cordons pour le rivage de l'époque romaine. Or, la plage actuelle, le Boucanet, existait antérieurement au XIIIe siècle avec le même nom et n'a pas subi depuis lors de variations sensibles. Il s'y trouvait cependant, à en croire des actes du XIIe et du XIIIe siècle, un large grau qui faisait communiquer la mer avec les étangs. Ce dernier travail de la mer, œuvre récente pour les géologues, mais qui, pour l'historien, remonte aux époques les plus éloignées, était déjà consommée depuis plusieurs siècles à l'origine de notre ère[26]. La mer avait donc même limite qu'aujourd'hui dans la
région d'Aigues-Mortes ; mais la terre, à proprement parler, ne venait pas
jusque-là. Un vaste étang, comparable à ceux du Languedoc, tenait la place
des marais actuels et permettait à la navigation maritime de pénétrer jusqu'à
la lisière de Le seul fait que le littoral a peu varié dans cette partie
de la côte nous annonce, dès à présent, que ses déplacements dans toute L'inscription des Saintes, d'abord mal interprétée, s'est trouvée reconstituée il y a une quinzaine d'années. C'est une dédicace à des déesses augustes, et son authenticité désormais reconnue l'a fait admettre dans les Inscriptiones Galliæ Narbonensis latinæ de Hirschfeld (Berlin, 1888) et dans le Corpus inscriptionum latinarum de M. Camille Jullian[27]. Celle de Beauduc date des premiers siècles du moyen âge ; elle indique l'embouchure du Rhône à l'époque où elle fut posée. L'inscription trouvée à Chamone est gravée sur une borne en calcaire grossier. Peut-être marquait-elle une limite ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle se trouvait déjà sur la rive du Rhône. Elle indiquerait, selon M. Lenthéric, la limite indécise entre le Rhône et la mer ; mais rien ne nous autorise à lui donner cette signification particulière. Elle nous démontre seulement que la mer n'allait pas plus haut, mais point du tout qu'elle venait jusque-là. Voici, d'ailleurs, cette inscription :
Nous voici donc prévenu qu'aux Saintes-Mariés, l'ancien rivage était aussi avancé, sinon plus, que le rivage actuel ; qu'auprès de l'étang de Beauduc, il était sans doute à deux kilomètres en arrière, et que, sur le grand Rhône, il ne pouvait se trouver à plus de deux lieues du port Saint-Louis. Il ne reste donc rien des conclusions si vivement affirmées par E. Desjardins, lesquelles reposaient d'ailleurs simplement sur une répartition arbitraire des matériaux charriés par le fleuve et sur une interprétation des portulans, qui ne signifient rien ici. Si nous voulons pousser plus loin la recherche de l'ancien littoral, il faut examiner en détail les deux forces opposées, celle du fleuve et celle de la mer : nous les verrons ensuite aux prises dans une série de combats partiels, dont le résultat sera l'avance ou le recul du littoral en ses différents points. On croit trop volontiers que les alluvions du fleuve n'ont qu’à se déposer devant l’embouchure, sans rencontrer de résistance ou de courant qui les disperse. On croit même, quelquefois, que tout le rivage du delta s'avance continûment dans la mer. Or, si nous examinons les diverses parties de la côte, entre l'étang de Thau et le Port-de-Bouc, nous trouvons que le continent s'accroît sur trois points et recule sur les autres. Sans les apports incessants du grand Rhône, le littoral sablonneux du delta, limé sans relâche par le frottement des courants, rongé par la morsure des vagues, finirait par disparaître peu à peu ; la mer creuserait de nouveau la côte et reconstituerait à la longue le golfe primitif que le fleuve a comblé. Les contours et les variations des rivages sont le résultat d'une lutte permanente entre le fleuve qui les nourrit et la mer qui les appauvrit. Tantôt la mer consomme moins de limon que le fleuve n'en apporte, et alors la côte avance ; c'est le cas de la grande embouchure du Rhône, celle qui se trouve du côté de Marseille. Tantôt l'usure de la mer reprend le dessus, et l'érosion se produit : c'est le cas de l’embouchure du petit Rhône et du territoire des Saintes-Maries[28]. Si nous commençons par l'Est, nous constatons d'abord que la mer a rongé la côte du golfe de Fos : Les abords de la petite anse au fond de laquelle débouchait le canal des Fosses-Mariennes sont encore couverts de débris romains.... Ces ruines s'étendent même sous l’eau à une certaine distance, car la mer a rongé la côte. Depuis quinze siècles, les vagues ont usé et détruit presque toutes les constructions englouties[29]. Il en est de même à l'ouest de l'embouchure du grand Rhône
: l'action prédominante de la mer, qui a
sensiblement la même direction que les grandes tempêtes, produit sur
différents points du rivage des érosions considérables. Les vagues qui
déferlent sur la côte arrachent du fond une quantité prodigieuse de matières
minérales, qui restent en suspension dans l’eau agitée et que le courant
littoral de l'Est à l'Ouest entraine pendant dix mois de l'année avec des
vitesses variant de 0m,05 à 0m,30 pendant les temps calmes, et de 1m,50 à C'est donc En revanche, les saillies
s'accentuent ; la pointe de Beauduc s'avance d'une quantité notable ; cet
avancement, qui a été de Ainsi la lutte des courants marins et des alluvions a pour effet d'accentuer les saillants et les rentrants de la côte. Nous pourrions donc être tenté, pour tracer l'ancien rivage, d'atténuer simplement les contours du littoral actuel. Mais ici interviennent les mouvements du Rhône, qui projette ses alluvions vers le large au point où il débouche dans la mer, et qui, de temps à autre, déplace son embouchure. Le problème est donc un peu plus complexe qu'il ne paraissait d'abord, et on ne pourrait le résoudre qu'en suivant les transformations de proche en proche. Pourtant, dans l'ensemble, à mesure que nous reculons dans le passé, le tracé du littoral doit se simplifier. Le point de diramation des branches du fleuve ne paraît pas avoir varié depuis l'origine de la période géologique moderne. Il se trouve toujours au village de Fourques (Furca) dont le nom provient très évidemment de sa situation. Dans le principe, dit M.
Lenthéric (et il faut entendre par là une
époque fort antérieure aux temps historiques), la plus grande masse des eaux du fleuve coulait au pied des collines
qui bordent Plus tard, le Rhône coula, en grande partie au moins, dans la direction où se trouvent aujourd'hui l’Espiguette et les Saintes-Mariés. De là un saillant qui, peu à peu modifié par le courant, a produit la pointe de l’Espiguette, sans cesse accrue ensuite par les apports du petit Rhône. A l'époque de la conquête romaine, le saillant devait être moins accentué et se trouvait placé plus au Sud, en face du grau d'Orgon. Depuis l’origine delà période historique, les apports du petit Rhône n'ont plus dépassé ce que peut entraîner le flot, ni même épuisé sa force d'entraînement, de sorte qu'au lieu de se déposer devant le grau d'Orgon, ils ont été transportés sur l'Espiguette. Ici la situation du fleuve n'a pas changé depuis vingt siècles : on peut donc suivre la marche du phénomène et conclure qu'au début de cette période, le banc de sable de l'Espiguette existait à peine, mais que le grau d'Orgon s'avançait davantage vers le large. La côte passait donc en arrière de l'Espiguette, en avant du grau d'Orgon, et se raccordait au tracé moderne devant les Saintes, où aucun déplacement n'a jamais été observé, et qui semblent un point neutre, un nœud dans les oscillations de la côte. Le grand Rhône, au contraire, a souvent changé
d'embouchure. Voilà deux siècles seulement qu'il se déverse dans le golfe de
Fos. Pendant cette période, il a formé une saillie de Pendant les XVIe et XVIIe siècles, le Rhône a passé par le canal du Japon ou Bras-de-Fer (d'Enfer ?), qui débouchait à la pointe sud du banc de sable de Beau-duc, indiqué comme une île vers 1550. Durant cette période, la mer a rongé le rivage sur l’emplacement où sont venus ensuite se former les theys ; mais les sédiments se déposaient alors en un promontoire de quelques kilomètres au sud de la plage de Faraman, tout en s'accumulant aussi sur la pointe de Beauduc. Au XVIe siècle, on trouve donc cette dernière saillie moins accentuée, mais la baie des Saintes moins profonde, la plage de Faraman un peu en retrait sur sa position actuelle, puis, de Faraman à Fos, un littoral moins avancé que celui d'aujourd'hui, mais dépassant de beaucoup l'emplacement de notre port Saint-Louis. Avant Je XVI’ siècle, pendant une période assez longue, le grand Rhône avait la même embouchure qu'aujourd'hui. Il y aboutissait déjà au XIIIe siècle, lors de l'établissement des digues[31]. Une autre phase, analogue à celle des XVIIIe et XIXe siècles, a donc dû se produire du XIIIe au XVe, marquée ici par un progrès, là par un recul de la côte. Antérieurement au XIIIe siècle, l'embouchure du Rhône s'est trouvée dans l'étang de Beauduc, à deux kilomètres seulement du rivage moderne. Elle a dû y demeurer stable pendant assez longtemps pour donner naissance à la pointe de Beauduc. Cette position est déterminée par une borne[32], dont la date est malheureusement inconnue, mais qu'on ne croit pas pouvoir attribuer à la période romaine : suivant Hirschfeld, elle serait du moyen âge, et sans doute du VIe au XIe siècle. Elle porte l'inscription suivante : RHODANI
DEGURSU OD.
HONOR. ET I’’’’LECHE ΞV — IN — ANNO L'emplacement où l'on a trouvé cette borne se trouve au
lieu dit le Platelet, sur la rive droite de Le grand Rhône a formé dans les temps modernes, en moins de deux cents ans, un promontoire aussi allongé, sinon aussi massif que celui de Beauduc ; mais avant le XIe siècle, avant la construction des digues, il en allait tout autrement. Jusqu'alors, les eaux les plus chargées de sédiments,
celles des grandes crues, s'épandaient sur Aussi, tandis que du XIIIe au XXe siècle, les atterrissements semblent l'emporter d'un tiers environ sur les érosions, leur supériorité devrait être à peine sensible entre l'époque de la conquête et le XIII« siècle. Les érosions s'accomplissaient avec la même force qu'aujourd'hui, mais le Rhône apportait à son embouchure principale, non endiguée, la moitié ou le tiers seulement des alluvions qu'il y dépose aujourd'hui. Mais ce ne sont là que des hypothèses. Heureusement deux
données, l'une très ferme, l'autre approximative, vont nous fixer. La
première, précise et solide, à laquelle nous revenons toujours, c'est
l'inscription de Chamone. Sous la domination romaine, il y avait là un sol
cultivé, au bord même du Rhône. Le rivage» était plus au Sud. L'autre donnée,
c'est celle de l’Itinéraire maritime que E. Desjardins avait
rejetée hors du cercle vicieux où il s'enfermait : Il
n'y pas à tenir compte, disait-il, de la distance
de XXX milles que donne l’Itinéraire maritime entre le grau du
Rhône et Arles, per fluvium Rhodanum ; c'est une erreur évidente : XXX
milles valant Pour nous, au contraire, le chiffre erroné est celui
d'Ammien, inconciliable avec les données matérielles, et qu'il faut sans
doute lire XXVIII au lieu de XVIII. Quant aux chiffres de l’Itinéraire
maritime, ils nous donnent XXX milles ( En résumé, nous estimons que le littoral antique du delta
devait se confondre avec le littoral moderne devant Aigues-Mortes ; passer en
arrière de l'Espiguette vers le Grau Neuf ; s'avancer à deux ou trois
kilomètres au sud de l'emplacement actuel du grau d'Orgon, pour revenir
joindre le rivage moderne aux Saintes-Mariés ; de là, il coupait à travers la
baie de Beauduc, vers la tour Saint-Genest et la pointe méridionale de
l'étang de Giraud, pour aller passer près de la tour Saint-Louis, au grau de
Galejon, et à On opposait à cette manière de voir, il y a une trentaine
d'années, divers arguments ; on invoquait, entre autres, un article 139 des
statuts de la république d'Arles (XIIIe
siècle), d'après lequel l'embouchure du Rhône se serait trouvée alors
dans les dépendances du grand et du petit Passon. Ce texte ne saurait prouver
que la mer venait alors jusqu'à proximité immédiate de ces deux mas, mais
bien que leurs dépendances s'étendaient jusqu'à la mer. Est-ce que toute On cite également un texte de Strabon, d'après lequel on aurait voulu faire remonter le rivage jusqu'à trois lieues d'Arles ; mais on a détourné ce texte de son véritable sens. Voici ce que dit Strabon (IV, 8) : ὅμως οὖν ἔτι μένει δυσείσπλοα διά τε τὴν λαβρότητα καὶ τὴν πρόσχωσιν καὶ τὴν ταπεινότητα τῆς χώρας, ὥστε μὴ καθορᾶσθαι μηδ' ἐγγὺς ἐν ταῖς δυσαερίαις. Διόπερ οἱ Μασσαλιῶται πύργους ἀνέστησαν σημεῖα, ἐξοικειούμενοι πάντα τρόπον τὴν χώραν. La navigation reste difficile (sur le bas Rhône) à cause de la rapidité du courant, des atterrissements et de l'aplatissement des rives, qu'on n'aperçoit pas, même de près, dans la brume. Aussi les Massaliotes ont-ils élevé des tours servant de signaux, s'étant approprié le pays de toute façon. Les tours construites par les Marseillais sont, d'après ce passage, au bord du fleuve, dont on mentionne le courant, et le fait qu'il y en avait plusieurs ne prouve pas que le rivage avançât à vue d'œil, mais qu'on avait placé des tours sur un parcours étendu le long du Rhône. Il s'agit ici de la navigation fluviale, à laquelle on a tout sacrifié depuis en endiguant le fleuve. Tandis que le littoral se modifiait insensiblement, le
Rhône accomplissait en toute hâte son œuvre de colmatage dans le delta. Les
vastes lagunes du dernier appareil littoral, où naviguaient les vaisseaux du
plus fort tonnage, où il fallait, comme à Pour reconstituer la physionomie du delta dans les temps anciens, il faut donc supposer, à la place des marécages actuels, des étangs navigables au moins pour les utriculaires, et, sur une partie de la terre ferme d'aujourd'hui, une nappe d'eau plus ou moins profonde. II ne faut cependant pas aller trop loin dans ce sens. La caractéristique de l'état ancien, grâce aux libres inondations du Rhône, c'était la division du delta en étangs et en terres praticables. Les marais se sont beaucoup étendus par la suite. Un grand nombre de Rhônes morts, simples fossés remplis d'eau courante, constamment tenus ouverts par les inondations, faisaient communiquer les étangs et assuraient partout l’écoulement. Depuis que toutes ces eaux sont devenues stagnantes, les pluies ont entraîné dans les parties basses des terres détachées des parties plus élevées. Les marécages se sont formés au détriment de la terre ferme aussi bien que des étangs. Chaque bras du Rhône, si petit qu'il fût, était bordé de deux zones de terre cultivable et habitable, qui ont disparu en partie. Les eaux des crues, très chargées de sable et de limon, déposent d'abord la plus grande partie de leurs sédiments le long des berges, en les exhaussant ainsi au-dessus des terres voisines, de manière à former, à partir de ces berges, deux plans inclinés qui s'étendent à une distance plus ou moins grande de chaque rive.... deux bourrelets latéraux, qui s'élèvent et s'épaississent après chaque période d'inondation... et le terrain nouvellement créé présente dans son ensemble deux berges, dont la crête est à un niveau supérieur aux eaux moyennes et submersible seulement par les eaux d'inondation[34]. Il faut donc nous imaginer La région du bas Rhône et Le Valcarès, qui n'est plus qu'une grande mare isolée de la mer, où croupit une eau saumâtre et impure, communiquait alors librement avec elle et a dû, pendant assez longtemps, ressembler à notre bassin d'Arcachon. Partout, en effet, sur cet ancien rivage maritime, on trouve des débris et des souvenirs de la civilisation passée[36]. Comme les ruines romaines de Fos, celles du Valcarès sont en partie submergées. Il ne s'agit pas ici d'érosion, mais d'effondrement, de glissement des terres vers les lagunes et sans doute aussi d'un affaissement général du sol. On sait que les fouilles exécutées à Venise, depuis la
chute du Campanile, ont mis à jour des voies romaines descendues au-dessous
du niveau des lagunes, et des fragments d'habitations primitives, enfouis
plus profondément encore. Le même phénomène d'affaissement s'est produit
autour de l'étang de Valcarès et généralement de tous les étangs de Les ruines qui bordent l'étang de Valcarès sont si avancées dans les eaux, que la carte d'état-major les indique jusqu'à une centaine de mètres du rivage. Outre une grande quantité de poteries variées et de médailles du haut et du bas Empire, la rive orientale du Valcarès montre des pierres d'appareil et de nombreuses substructions qui offrent tous les caractères de l’époque gallo-romaine. Il en est de même sur le rivage opposé, et il existe notamment un point de cette rive où l’on aperçoit, lorsque les eaux sont très basses, une grande quantité d'amphores plus ou moins intactes, et à moitié enfouies dans la vase, à côté de pierres provenant d'anciennes constructions. La rive septentrionale n'est pas moins riche en vestiges du même genre et l'on y rencontre en abondance ces tuiles à rebords, caractéristiques des habitations gallo-romaines, des fragments de mosaïques et des fondations assez considérables pour être exploitées comme carrière, lorsque dans le pays on a besoin de quelques matériaux[37]. On appelait la plaine d'Arles horrea ac cellaria totius militiæ romanæ, le grenier de l'armée romaine ; il fallait donc que l'étendue des terres cultivées y fût considérable, et il semble que pour répondre à une pareille définition, ce ne soit pas trop de comprendre dans cette plaine tout le territoire qui s'étend de l'étang de Valcarès jusqu'au mont Ventoux. De ce que les nappes d'eau étaient plus importantes
autrefois qu'aujourd'hui, il ne faut donc pas conclure que tout le territoire
de Cela dit, examinons en détail, depuis Le cours même du fleuve présentait, comme aujourd'hui,
plusieurs parties bien distinctes : depuis l'embouchure de De Tarascon à Soujean, sur une longueur de deux lieues, il forme encore des îles plus ou moins changeantes. Un léger mouvement du sol le resserre une dernière fois
entre Soujean et le mas des Tours, puis, brusquement, il s'étale dans la
plaine sur une largeur de 500 à Tous les graviers, tous les débris de quelque importance
se sont déjà déposés, et il ne reste plus en suspension dans l’eau du fleuve
que des limons et des sables trop ténus pour former encore des écueils
pouvant servir de noyau à de nouvelles îles. C'est l'irruption de Sur les deux rives, les alluvions ont formé les bourrelets latéraux, où passaient les routes d'Arles à Beaucaire et à Tarascon. On trouve par exemple, à Sur la rive gauche, l'espace parcouru par chaque bras de Sur la rive droite du Rhône, un bras secondaire, desséché, avait laissé subsister un chapelet de marécages entre Beaucaire et Bellegarde, entre Bellegarde et Saint-Gilles. A hauteur de Saint-Gilles, où les navires du plus fort tonnage venaient aborder, l'étroite bande de terre entre le fleuve et les plateaux était praticable, mais un peu au Sud, un bras du Rhône se détachait vers l'étang de Mauguio, par Franquevaux, le mas Gallician et Terre-de-Ports. Dans le fond de l'espace laissé entre ce bras et le petit Rhône d'Orgon existaient des lagunes, mieux délimitées et peut-être moins étendues que ne l'étaient les marécages du XVIIIe siècle. On a rétabli l'ancienne situation en creusant le canal de
Beaucaire à la mer avec un tracé à peu près identique à celui du Rhône
occidental (branche espagnole)
d'autrefois, et aussitôt une grande partie des marais s'est trouvée asséchée
: Ce canal a eu tout d'abord pour effet de dessécher
en très peu de temps d'une manière complète, et de rendre cultivables tous
les terrains situés au Nord. Séparés des autres marais par une large
tranchée, ces terrains, jadis submersibles et presque toujours détrempés, ne
communiquent plus aujourd'hui avec les étangs. Ils ne reçoivent plus que les
eaux qui tombent sur le versant des coteaux contre lesquels ils sont adossés
; ces eaux restent très peu de temps sur le soi et trouvent bientôt leur
écoulement naturel dans le canal d'abord, à la mer ensuite[39]. Le bras occidental du Rhône, aujourd'hui tari, portait avant l'ère chrétienne une partie des sédiments du fleuve à l'étang de Mauguio. Le territoire ainsi conquis sur la mer n'est devenu définitivement un sol ferme qu'au moyen âge, et nos cartes d'état-major indiquent encore le contour très net de ces anciens marécages. Ils prolongeaient l'étang jusqu'aux environs de Marsillargues. Depuis que le Vidourie est seul pour accomplir l'œuvre de colmatage, ses progrès sont beaucoup plus lents. Aussi ne peut-on pas admettre que le Rhône ait cessé de couler vers l'étang de Mauguio avant la période historique, ni que ses alluvions fussent déjà consolidées tors de sa disparition, et que la zone récemment conquise, très apparente sur nos cartes, soit l'œuvre du Vidourie. De toutes parts, le rivage terrestre des étangs de Mauguio et de Thau a peu gagné sur les lagunes ; celui du cordon littoral a gagné et perdu[40]. Le détail de ces transformations n'intéresse pas notre sujet, et il suffira de mentionner la plus importante, la scission de l'ancien étang Traphus en deux parties, étang de Mauguio d'une part, étang de Thau de l'autre. Non seulement dans l'antiquité, mais jusqu'au XVIIIe siècle, c'est une seule nappe d'eau qui s'étendait depuis Marsillargues jusqu'à Agde, et le cordon littoral qui la séparait de la mer, encore imparfaitement formé, laissait de nombreuses et faciles communications avec le large. On a voulu aller plus loin et unir les embouchures du Rhône et de l'Aude ; mais cette hypothèse, provoquée et soutenue par un contresens, rencontre des difficultés presque insurmontables. Polybe écrit (III, 37) en parlant de l'Aude : ὃς οὐ πολὺν ἀπέχει τόπον ὡς πρὸς δύσεις ἀπὸ Μασσαλίας καὶ τῶν τοῦ Ῥοδανοῦ στομάτων, δι´ ὧν εἰς τὸ Σαρδόνιον πέλαγος ἐξίησιν ὁ προειρημένος ποταμός, c'est-à-dire, littéralement : qui est distant d'un espace peu considérable vers l'ouest de Marseille et des bouches du Rhône, par lesquelles se jette dans la mer Sardonienne le susdit fleuve. E. Desjardins estime que le susdit fleuve ne peut pas être le Rhône, qui vient d'être nommé, et il en conclut que l'Aude se jette dans la mer par les bouches du Rhône[41]. Mais, si l'Aude se jetait dans la mer, non pas par les bouches, mais par une des bouches du Rhône, Polybe n'aurait pas dit, à la ligne précédente, qu'il en était distant d'un espace peu considérable, et il faut simplement comprendre que l’Aude n'est pas très éloigné, vers l'Ouest, de Marseille et des bouches du Rhône, par lesquelles ce dernier fleuve se jette dans la mer Sardonienne. A supposer même qu'une seule lagune s'étendît de Narbonne à Aigues-Mortes, l'historien grec, exact et jamais emphatique, aurait-il dit que l'Aude passait dans les bouches du Rhône ? C'eût été vraiment tiré de longueur. La disposition du terrain, d'ailleurs, ne se prête guère à
cette hypothèse : l'étang de Thau se termine, au Sud-Ouest, à quelque
distance de la montagne d'Agde, et il est vraisemblable qu'il la baignait il
y a vingt siècles. On croit même pouvoir affirmer que l'Hérault (Arauris)
formait alors un petit delta et qu'une de ses branches se jetait dans l'étang
de Thau, tandis que l'autre coulait vers la mer libre, à l'ouest de la
montagne d'Agde. La navigation était-elle possible sur ces deux bras d'un
très petit cours d'eau ? Supposons-le. On peut encore, mettant les choses à
l'extrême, concevoir un bras de mer entourant Agde au Nord et achevant d'en
faire une île ; mais le relief actuel du sol ne permet pas d'accorder à ce
détroit une largeur de plus de Excipit
hinc Narbo, qua littora plana remordens Mitis Atax Bhodani molliter intrat aquas. (Carm. VI.) La question des étangs de Narbonne est plus importante pour notre sujet, et il est d'autant plus nécessaire de s'y arrêter, que la solution n'y est pas des plus nettes. Il est évident qu'autrefois,
dans un lointain indéfini, la vallée de l'Aude débouchait en arrière de la
montagne de Les quelques données que nous pouvons grouper ne suffisent pas pour imposer une solution. Nous allons les présenter telles quelles. L'Aude coule aujourd'hui au nord de Il semble que ce défilé a dû recueillir de bonne heure les sédiments et s'ensabler ; cependant un certain nombre de cartes des XVIe et XVIIe siècles (elles ne sont pas toutes d'accord) nous montrent l'étang de Vendres en communication avec celui de Capestang, qui se trouve en amont du défilé, et n'a été desséché que tout récemment. M. Duponchel, dans son Cours d’hydraulique et géologie agricoles, cite une charte datée du règne de saint Louis, relative à la concession du dessèchement de l'étang de Montady, et qui mentionne dés salines en activité sur le bord de l'étang de Capestang. Une communication existait donc entre ce dernier et la mer au XIIIe siècle. D'autre part, il est difficile de penser que les atterrissements n'ont pas commencé par lui, et surtout par l'espèce de détroit qui le rattachait à l’étang de Vendres. Un plan de Narbonne, que M. Lenthéric reproduit dans Les Villes mortes du golfe de Lyon, peut nous renseigner. Il est très regrettable que l’origine de cet étrange document n'ait pas été indiquée ; mais il serait trop simple de l'écarter purement et simplement pour ce motif. En l'examinant avec soin, on reconnaît qu'il est mal orienté : la forme hexagonale de la ville y est nettement prononcée et permet de rétablir la direction du Nord, qui doit se trouver vers l'angle supérieur droit. On remarquera, en outre, que la ville même est dessinée à une assez grande échelle, mais que les environs sont réduits dans une proportion fabuleuse. Il ne s'agit évidemment que d'indiquer au lecteur, par des signes plus frappants qu'un nom et une flèche, la direction des principales localités. On reconnaît facilement, au Sud et au Sud-Est, l'étang de Sijean et l’île de Sainte-Lucie (Insula Lici) ; l'étang de Gruissan ou de Narbonne (lacus Narbonensis) à l'est du chenal de l'Aude, aujourd'hui canal de Robine ; à l'Est et au Nord-Est, et même jusqu'au Nord, s'étend une nappe d'eau appelée lacus Rubrensis, qui se relie forcément aux étangs de Vendres et de Capestang. Au Nord et au Nord-Ouest, on voit le cours de FAude arrêté par un barrage et ramené sur Narbonne par un détour, facilement reconnaissable sur la carte d'état-major ; il passe dans le voisinage des Prata liguriæ, dont le nom survit peut-être dans celui de Livières. On sait qu'en 1320, ce grand barrage a été emporté et que le fleuve, quittant brusquement le lit que lui avaient imposé les Romains, s'est rejeté vers l'étang de Vendres. Les atterrissements ont donc été interrompus de ce côté pendant dix ou douze siècles. Le dernier renseignement que nous possédions nous est
fourni par la voie romaine, dont le tracé est facile à reconstituer entre
Narbonne et Béziers. Au lieu de suivre la ligne droite, comme le fait à peu
près la route moderne, De nos jours, cette voie romaine donne le singulier spectacle d'un chemin évitant la terre ferme pour aller passer dans l'eau. Il est nécessaire de supposer une situation inverse dans l'antiquité, c'est-à-dire d'admettre, non pas que l'étang de Capestang fût tout à fait desséché, mais que précisément cette partie qui est restée inondée jusqu'à nos jours était la plus étroite de toute la nappe d'eau à l'époque où la voie fut construite. Nous croyons vraisemblable que le Rubresus stagnus existait alors depuis Capestang jusqu'à la mer, sinon à l'état de lagune, du moins comme marais, et qu'il avait, sur la ligne droite de Narbonne à Béziers, une largeur plus grande que dans les environs du pont Serme. Le modelé du terrain achève de nous préciser les contours
de cet étang. M. Lenthéric ayant exprimé la conviction que l’Aude coulait
primitivement vers l’étang de Vendres et en avait été détourné par les
Romains, on lui a opposé l'expression de Ptolémée : Αταγος
ποταμοΰ
έμβολάς, les
embouchures de l'Aude, pour soutenir que ce fleuve avait toujours eu
deux bras ; mais E. Desjardins, en produisant cet argument, n'a pas réfléchi
que Ptolémée employait toujours les mots έμβολαί
et έκβολαί
au pluriel, et cela pour les fleuves dont l'estuaire est le plus net et le
plus indivisible. Nous demeurons donc convaincu qu'à l'époque d'Annibal,
l'Aude ne passait pas à Narbonne et se jetait dans le lacus Rubresus, au nord de La région qui s étend de Narbonne à Salses n’a pas pu changer beaucoup depuis l'origine des temps historiques : le cordon littoral existait déjà, et le rivage intérieur des étangs côtoie encore les hauteurs où finissent les monts Corbières. La plaine du Roussillon, depuis Salses jusqu'aux Pyrénées, est d'une topographie assez simple, avec ses petits fleuves qui courent parallèlement vers la mer. Elle est cependant l'objet de théories excessives et que, à plupart du temps, un examen plus minutieux de la carte aurait fait écarter. On voudrait, en général, faire admettre que ces quelques
ruisseaux, l’Agly, E. Desjardins, par exemple, pense que les alluvions de
l'Agly ont comblé une partie de l'étang de Salses ; mais, s'il en était
ainsi, c'est du moins à des temps préhistoriques qu'il faudrait reporter ce
travail des eaux : la voie romaine allait de Salses à Castel-Roussillon et C'est seulement en aval de Saint-Laurent que peuvent se trouver des terres formées récemment par ce petit fleuve (Vemodubrum). Le terrain est aussi très élevé sur les rives de Le Réart, qui se jette dans ce dernier étang, doit être le Sordus des anciens, qui se jetait dans le Sordice Palus. On chercherait en vain la trace de ce marais à l'embouchure de l'Agly ou du Tech. Celui-ci (Tichis) a souvent varié entre la
montagne et la mer. On aperçoit distinctement, depuis Ortaffa jusqu'à Elne,
la trace de ses érosions sur le flanc des collines ; mais ici se pose
l'éternelle question : quel est l’autrefois
auquel on peut reporter ce tracé septentrional du cours d'eau ? Quoi qu'il en
soit, la route nationale traverse le Tech à En résumé, le rivage du Roussillon n'a pas subi de modifications assez importantes pour qu'il en soit tenu compte dans la discussion du chemin d'Annibal. |
[1] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, t. II, p. 73.
[2] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, t. II, p. 76.
[3] DESJARDINS, I, 435.
[4] 36.000 pour un territoire ne comprenant que le val d’Aoste, et après des guerres impitoyables (STRABON, IV).
[5] Marche d'Annibal, p. 12. Il faut lire la description de la voie romaine de l'Oisans dans cet ouvrage, pour bien sentir l'exactitude et l'importance des observations que fait ici le colonel Perrin.
[6] Marche d'Annibal, p. 95.
[7] Marche d'Annibal, p. 112.
[8] E. RECLUS, France, p. 222.
[9] TIMAGÈNE, ap. Plutarque, De Fluviis, p. 12.
[10] Le plus beau royaume sous le ciel, Paris, 1902, p. 316.
[11] Contrat entre le dauphin Gui XIII et l'évêque de Gap, 1333. Cette rivière y est nommée Drav, ce qui me semble digne d'observation et qui l’est d’autant plus, qu'encore en ce temps-ci elle n'a pas d'autre nom en ce pays-là, non plus qu'en divers autres lieux des Alpes où elle passe. (Nicolas CHORIER, ap. Osiander, 203.)
[12] Marche d'Annibal, p. 26-27.
[13] Le Rhône, II, 266-271.
[14]
Cf. en outre, P. OROSE,
V, 12, — CICÉRON,
Pro Fonteio. — SUÉTONE,
Nero Claudius Cæsar. — On verra que ces divers écrivains, invoqués
souvent à l'appui de la théorie qui place Vindulium
sur
[15] La même rivière traverse tour à tour des brèches abruptes, de longs couloirs, d'anciens bassins lacustres... Ils ne constituent pas une seule vallée, mais une série de compartiments qui vivent chacun sous leurs noms distinctifs...
Les vallées contiguës
communiquent entre elles, grâce à leur altitude commune, par des cols nombreux
et peu élevés. C'est par ces montées
que de tout temps la vie a circulé dans l’intérieur et jusqu'au plus épais des
Alpes. Ces relations ont créé le réseau de sentiers muletiers, œuvre locale et
séculaire que n'ont remplacée qu'en partie nos routes modernes. (Vidal
de
[16] Les Villes mortes, p. 401.
[17]
Géographie de
[18] Statistique des Bouches-du-Rhône, II, 1075.
[19] Statistique des Bouches-du-Rhône, II, 1069.
[20] STRABON, IV, 6.
[21] MASPERO, Egypte ancienne dans l'Atlas historique de Schrader.
[22] Leçons de géologie pratique professées au Collège de France, 1845.
[23] Le Rhône, I, 24, 25, 26.
[24]
Ch. LENTHÉRIC,
[25]
Ch. LENTHÉRIC,
[26]
Ch. LENTHÉRIC,
[27] Cf. Journal des Savants, août 1889.
[28] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, II, 493.
[29] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, II, 477.
[30] Ch. LENTHÉRIC, Les Villes mortes, p. 326 et 329.
[31]
On a des témoignages écrits de l'entretien des chaussées latérales à partir du
XIIe siècle ; le plus ancien document connu relatif à la digue de
[32] Musée d’Arles.
[33]
Géographie de
[34] Ch. LENTHÉRIC, Le Rhône, II, 448.
[35]
Ch. LENTHÉRIC,
[36]
[37]
E. FLOUEST, Sépultures
antiques de
[38] Ch. LENTHÉRIC, Les Villes mortes, p. 28 :
Entre Lyon et Beaucaire, la pente du Rhône, sauf quelques rapides, varie entre 0m,50 et 0m,30 par kilomètre, et sa vitesse entre 1m,50 et 2m,50 par seconde pendant les eaux moyennes. Dans toute cette partie, le fleuve roule des galets et des graviers qui diminuent progressivement de volume à mesure qu'ils descendent vers la mer.
C'est entre Beaucaire et Arles que la trituration est achevée, et que le gravier est entièrement réduit à l’état de sable et de limon.
La pente du fleuve, entre Beaucaire et Arles, n'est déjà plus que de 0m,123 par kilomètre. La vitesse tombe, à Arles, à 0m,75 par seconde.
[39]
Ch. LENTHÉRIC,
[40] Le long de l’étang de Mauguio, la plage ne subit aucune modification sensible, et les ensablements des graus de Palavas et de Cette sont dus au transport des sables arrachés par les vagues des tempêtes aux abords mêmes de ces deux graus. Vis-à-vis Mauguio, on se trouve sur le cordon littoral originaire, qui parait ne pas avoir subi de mouvement appréciable depuis l'origine des temps historiques. (Ch. LENTHÉRIC, Les Villes mortes, p. 331.)
[41]
E. DESJARDINS, Géographie
de
[42] Ce n'est pas l'opinion de M. Lenthéric. (Les villes mortes, p. 126.)