Charles VII en
Normandie. — Agnès Sorel se rend au château de Mesnil-la-Belle, près de
Jumièges. — Sa mort. — Son épitaphe, son tombeau. — Vers faits en son
honneur. — Douleur d'Etienne Chevalier. — Poésie de Baïf.
Vers le
même temps, Charles apprit la prise de Fougères, ville du domaine du duc de
Bretagne, et dont les Anglais venaient de s'emparer. En entendant cette
nouvelle, au lieu de se diriger vers Bourges, comme telle était son intention
dans le principe, le roi revint à Chinon. De
retour dans cette résidence, Charles envoya monseigneur de Cullant, son grand
maître d'hôtel, maître Guillaume Cousinet, conseiller, et Pierre de Fontenay,
au duc de Sommerset, gouverneur de Normandie, pour le sommer de rendre
Fougères Celui-ci répondit qu'il désavouait ceux qui l'avaient prise, mais
qu'il ne la rendrait pas. Sur ces
entrefaites, on reçut à Chinon des ambassadeurs du duc de Bretagne, le sire
de Greumy, son chancelier, et l'évêque de Rennes, pour requérir du roi de
France, en qualité de suzerain, qu'il lui prêtât secours. Charles
répondit qu'il venait d'envoyer au roi d'Angleterre son écuyer tranchant,
Jehan Havart, et qu'il devait attendre sa réponse ; que si elle n'était pas
favorable, il promettait son aide au duc de Bretagne. Maître
Jehan Havart ne tarda pas à rapporter la réponse du roi d'Angleterre, et
celle-ci ayant été jugée peu satisfaisante, le roi envoya le même ambassadeur
au duc de Bretagne, qui renouvela tous ses serments de fidélité. Charles
alors remplit sa promesse. On prit
aux Anglais Louviers, Gerberoy, Conches et Saint-Maigrin, dont les soldats
sortirent de la ville, un bâton seulement en leur poing. Le roi d'Angleterre
envoya à Chinon un poursuivant pour réclamer contre la prise de ces places ;
mais l'envoyé s'en retourna sans avoir rien obtenu. Le duc de Sommerset et
Talbot firent de leur côté des représentations au roi, qui répondit que les
villes en question leur seraient restituées, lorsqu'ils remettraient Fougères
au duc de Bretagne. Le 6
août, le roi quitta Chinon et se rendit à Amboise ; de là, à
Châteauneuf-en-Thunières, puis à Évreux, et le lendemain à Louviers, tandis
que le duc de Bretagne, François, accompagné de son oncle, le connétable de
Richemont, entra en Normandie et prit, au mois de septembre, la ville de
Coutances. Pendant
que le roi, le duc François et Arthus de Richemont bataillaient ainsi en
Normandie contre les armées anglaises, Agnès passait son temps à Beaulieu,
dans la pénitence et le recueillement. Étienne
Chevalier venait souvent de la part de Charles s'informer de ce qu'elle
pouvait désirer et de l'état de sa santé. Enfin, un matin, le secrétaire du
roi demanda à parler en secret à la demoiselle de Fromenteau. Aussitôt
qu'il entra dans la chambre où se tenait Agnès, Étienne jeta autour de lui un
regard mystérieusement inquisiteur, s'assura ne pouvoir être entendu, et
annonça enfin à la Belle des Belles qu'il allait lui communiquer un important
secret, d'où dépendait la vie du roi, et peut-être la sienne. Pressé
de s'expliquer, il confia à Agnès qu'il revenait d'auprès du Dauphin, où le
roi l'avait envoyé, chargé d'une mission particulière ; que là, il avait, par
diverses paroles échappées aux confidents des projets de Louis, découvert le
plan d'une conspiration tramée par le Dauphin lui-même contre son père ; que,
n'osant se poser en accusateur du fils du roi, il s'était résolu à venir tout
dévoiler à mademoiselle de Fromenteau et lui demander ce qu'il y avait à
faire dans cette occurrence. Agnès
Sorel remercia Étienne Chevalier de cette confidence, et lui répondit que,
sans le compromettre, elle se chargeait de tout dénoncer au roi ; qu'elle
allait quitter Beaulieu et se rendre en personne auprès de Charles ; qu'ainsi
elle espérait déjouer les criminelles combinaisons des conspirateurs. Effectivement,
elle abandonna, le 1er janvier 1449, la retraite où elle vivait depuis
longtemps, et arriva en Normandie, au château de Mesnil-la-Belle, près de Jumièges,
le 7 du même mois. Elle fit aussitôt savoir au roi, qui était à l'abbaye de Jumièges,
qu'elle désirait vivement lui parler le plus tôt possible. A cette
nouvelle, Charles se mit immédiatement en route ; mais, hélas ! quand il
arriva au Mesnil, il trouva sa chère Agnès près de rendre le dernier soupir.
Elle venait d'être attaquée d'une dysenterie qui l'avait en quelques heures
mise aux portes du tombeau. Peindre
la douleur du roi à la vue de sa bienaimée mourante serait au-dessus de nos
forces. Là, sur ce lit de douleur, allait s'éteindre un amour qui datait de
vingt ans ; là, allait s'envoler le génie protecteur de son existence ;
Charles versait des larmes amères. Agnès, qui avait un instant perdu
connaissance, revint à elle au bruit des sanglots qui brisaient la poitrine
de son amant ; elle l'encouragea, le consola. Las ! las ! s'écriait le roi, mourir si jeune ! — Si jeune, reprit Agnès, oh ! non, sire,
j'ai passé quarante années dans ce monde, je suis mûre pour l'autre, et
dites-moi, quand l'épi est jaune et doré, qu'importe qu'il soit coupé par la
faulx du moisonneur ou ramassé par la main tardive de la glaneuse ! Cependant
ses souffrances augmentaient d'instant en instant, mais la douleur ne lui
arracha pas une plainte, pas un murmure ; elle demanda les sacrements qu'elle
reçut avec les plus vifs sentiments de dévotion ; puis elle se fit apporter
son livre d'Heures et lut quelques passages de saint Bernard quelle y avait
écrits de sa main. Elle n'oublia pas non plus ceux qui devaient lui survivre,
et laissa par son testament, tant en aumônes qu'en gratifications pour ses
serviteurs, la somme de soixante mille écus. Ses exécuteurs testamentaires
furent Jacques Cœur, conseiller, argentier du roi, maître Robert Poitevin,
médecin, et Étienne Chevalier, ordonnant[1] que le roy seul et pour le tout fust par dessus les trois susdits. Puis,
sentant son état empirer, Agnès fit venir près de son lit le seigneur de
Tancarville, madame la sénéchale de Poitou, Gouffier, écuyer du roi, et
toutes les demoiselles qui étaient à son service : elle leur fit alors
quelques leçons de morale en leur disant : C'est
peu de chose et ordre et vile de nostre fragilité. Demandant ensuite Denys
Augustin, son confesseur, elle sollicita de lui l'absolution de la peine et
coulpe. Quelques
instants avant sa mort, les douleurs semblèrent l'abandonner ; elle n'avait
plus la force de souffrir, et jetant un grand cri, elle invoqua Dieu et la
vierge Marie, et rendit le dernier soupir le mardi 9 février 1449, à six
heures du soir, âgée d'environ quarante ans. On
pensa que cette mort ne devait pas être naturelle, et le Dauphin fut accusé
d'avoir fait empoisonner Agnès, soit par vengeance, soit pour l’empêcher de
dévoiler au roi ce qu'elle venait lui apprendre. Sans doute, si
l'empoisonnement était clairement prouvé, nous ne douterions pas que le
coupable ne fût le fils du roi ; mais le fait en lui-même n'est nullement
avéré, et pour ce qui nous regarde, nous n'y croyons pas. Jacques
Cœur ne fut point à l'abri des soupçons, et Jeanne de Vendôme, épouse de
François de Montberon, seigneur de Mortagne-sur-Gironde, se rendit son
accusatrice ; mais, outre qu'Agnès l'avait choisi pour exécuteur
testamentaire, ce qui militait hautement en sa faveur, les charges ayant été
déclarées nulles, il fut acquitté, et la dame de Mortagne condamnée à lui
faire amende honorable. De plus, pour son
mensonge fust bannie de l'hostel du roy. Le cœur
et les entrailles d'Agnès Sorel furent déposés à l'abbaye de Jumièges, dont
les moines, dit-on, ne jugeant pas convenable de graver sur la pierre qui
contenait ces restes, dans l'intérieur du sanctuaire, le portrait d'une
femme, ne consentirent à y placer son image, que sous la condition qu'elle
serait revêtue du costume de religieux jémégien, ce qui eut effectivement
lieu. Un froc cacha les formes sveltes d'Agnès, dont les traits furent
encadrés du capuchon monastique. Nous ne garantissons, du reste, en aucune
façon l'authenticité de ces détails que nous avons lus quelque part. Son
corps fut, suivant son désir, transporté et inhumé en la chapelle collégiale
de Loches qu'elle avait comblée de bienfaits. Les
chanoines, cependant, oublieux de ses libéralités, demandèrent plus tard à
Louis XI l'autorisation de retirer le tombeau d'Agnès Sorel, qui les
embarrassait : J'y consens, répondit Louis XI, mais rendez d'abord ce que la demoiselle de Fromenteau
vous a donné ![2] Le
mausolée d'Agnès Sorel, placé dans le milieu du chœur de l'église collégiale
de Loches, était de marbre noir ; dessus se trouvait sa figure en marbre
blanc, deux anges tenaient le coussin sur lequel reposait sa tête, et deux
agneaux, symboles de la douceur de son caractère, étaient à ses pieds. On
lisait autour de son tombeau l'épitaphe suivante, gravée en lettres gothiques
: Cy gist noble Demoiselle Agnès de
Scurelle, en son vivant, dame de Beaulté, de Roquerisière, d'Issoudun et de Vernon-sur-Seine :
piteuse envzrs toutes gens et qui largement donnoit de ses biens aux Églises et aux
pauvres ; laquelle trespassa le neuvieme jour de febvrier, l'an de grace M. CCCC. XLIX. Priez Dieu pour le repos de l'âme
belle Amen. Au
frontispice du tombeau étaient inscrits les vers latins suivants : Fulgor
Apollineus rutilantis luxque Dianæ, Quam
jubaris radii clarificare soient, Nunc
tegit ops, et opem negat alrox Iridis arcus, Dum
furiœ primæ tel a superveniunt. Nunc
elegis dictare decet, planctuque sanora, Lælitiam
pellat turtureus gemetus. Libera
dum quondam quem subveniebat egenis, Ecclesiisque,
modo cogilur ægra mori. O
mors sæva nimis, quæ jam juvenilibus annis Abstulit
à terris membra serena suis. Manibus
ad tunculum cuncti celebretis honores, Effundendo
preces, quas nisi Parca sinit ; Quæ
titulis decorata fuit, decoratur amictu, In
laudis titulum picta Ducissa facit. Occubuere
simul sensus, species et honestas, Dum
decor Agnetis occubuisse datur. Solas
virtaies, merituin, famamque relinquens, Corpus
cum specie mors miseranda rapit. Prxmia
sunt mortis, luctusque querimoniæ, tellab ; Huic ergo celebres fandile, quæso, preces. Sur une
table de marbre élevée derrière la tête de la statue et que cachait le lutrin
on lisait vingt autres vers latins. Ils contenaient l'éloge d'Agnès et ne
laissaient aucun doute que ses entrailles ne fussent inhumées dans l'abbaye
de Jumièges. Les voici : Hic
jacet in tomba, simplex mitisque columba. Candidior
cignis, flamma rubicandior ignis, Agnis
pulchra nimis, terræ latitur in imis. Ut
flores veris facies hujus mulieris, Belaltæque
donum, nemus adstans Vincenuiarum Rexit
et à specie nomen suscepit utrumque. Sereriamque
Roquam, Vernonis et utique gentem Ac
Issoldunum regimen dedit omnibus unum. Alloquis
mitis, coinpescens scandal a litis, Ecclesiisque
dabat et egenos sponte fovebat. lUi
Seurellæ cognomen erat domiciliai Et
non miretur quis, si species decoretur Ipsius,
est ipsa quoniam depicta Ducissa
Hoc factum sponle certâ ratione movente Pro
laudum titulis, meritorum sive libellis. Hic
corpus : reliqna sunt gemejicis inhumala lllanj cum sanctis in chronis vita
perennis. Mille
quadraginles quadraginta novem tulit annis, Nona
die mensis banc abstulit inde secundi, Palmis extensis, transivit ab online mundi. Enfin,
au-dessus de la balustrade du sanctuaire du côté de la sacristie, se
trouvaient attachées deux tables de cuivre. Sur l'une d'elles étaient gravés
les mêmes vers que sur la table de marbre près du lutrin, et sur l'autre, des
vers acrostiches qui n'ont rien de remarquable, mais que nous donnons ici
comme objet de curiosité et comme concourant à compléter les détails que nous
fournissons sur Agnès Sorel. Néanmoins
les chanoines de l'église de Loches représentèrent plus tard à Louis XVI, par
l'organe de M. l'abbé de Baraudin, leur doyen, que le tombeau d'Agnès,
extrêmement grand et massif, gênait les cérémonies du culte, et qu'ils ne
croyaient pas manquer à la mémoire de leur protectrice, en transférant ses
restes dans une partie de l'église, tout enrichie de magnifiques sculptures. En
conséquence le roi donna l'ordre d'exhumer les dépouilles de la Belle des Belles et de les inhumer de nouveau dans une autre
chapelle de la Collégiale. Nous
rapportons ici le procès-verbal de translation. . . . .
. . . . . . . . . . . Lesquels en conséquence
de la permission qui leur a été accordée par Sa Majesté, suivant la lettre de
M. Amelot, ministre et secrétaire d'état, du 22 février dernier, d’ôter le
tombeau d'Agnès Sorel du chœur de leur église, où il gêne le service divin ;
et du pouvoir de Mgr l'archevêque de Tours, consigné dans sa lettre écrite
aux susdits sieurs du chapitre, du 23 dudit mois, qui les autorise à
transférer ce tombeau dans un lieu convenable de leur église, et constater
les ossements, médailles et autres effets qui pourraient s'y trouver, et
faire l'exhumation desdits ossements et les transférer avec décence dans le
nouvel emplacement, pour en être dressé procès-verbal à porte close, en
présence de personnes notables qui y seront invitées ; ont fait procéder à
l'exhumation des ossements et cendres de ladite Agnès Sorel, et au transport
du tombeau qui lui a été érigé dans le chœur de ladite église collégiale
ainsi qu'il suit, en présence de maître Jacques-François Majaud de Bois-Lambert,
Chevalier, seigneur de Razay, Courtay et autres lieux, chevalier de l'ordre royal
et militaire de Saint-Louis, etc., etc., etc. notables invités à cet effet. Ledit tombeau en marbre noir, qui
couvrait la sépulture d'Agnès Sorel, a été porté dans la nef de ladite église
; ensuite on a percé un caveau, qui était sous ledit tombeau, et qui avait
sept pieds de longueur, deux pieds quatre pouces de largeur d'un bout, un
pied dix pouces de l'autre, et trois pieds de profondeur sous sa voûte en
pierre tendre ; il s'y est trouvé un premier cercueil de bois, un second de
plomb et un troisième de bois renfermé dans les deux premiers, et tous les
trois pourris, à l'exception de quelques lames de plomb en partie consumées ;
dans lequel troisième cercueil étaient la mâchoire inférieure, les dents bien
conservées, les cheveux absolument sains, comme ceux d'un cadavre récent, et
le reste du corps en cendre. Suivant l'explication qui en a été présentement
donnée par ledit sieur Henri, docteur en médecine, il ne s'y est trouvé
aucuns effets, inscriptions ni médailles. Lesdits ossements, chevelure et
cendres, ont été ramassés avec soin, placés dans une urne ou pot de grès
couvert d'une brique, et transférés processionnellement sous ledit tombeau de
marbre noir, que lesdits sieurs du chapitre ont fait réédifier à l'instant
dans ladite nef, à main droite en entrant ; et ensuite lesdits sieurs du
chapitre ont chanté les suffrages des morts, pour le repos de l'âme de ladite
Agnès Sorel. Dont a été dressé, etc. . . . . . . . . . . . . .
. . Pendant
la révolution, les restes d'Agnès furent profanés comme ceux de nos rois, et
sous la Restauration le mausolée fut rétabli et placé dans la tour du château
de Loches, dans cette tour qui, depuis tant de siècles, portait le nom
d'Agnès ; on inscrivit sur la pierre l'épitaphe suivante : Je suis
Agnès, vive France et l'amour ! Épitaphe
parfaitement inconvenante et peu grammaticale. Jamais on n'avait écrit le mot
vive sur le trône de la mort ! Après
la mort de sa bien-aimée Agnès, le roi fit venir mademoiselle Antoinette de
Maignelais ; et, poursuivant ses premiers desseins, la maria l'année suivante
à André, baron de Villequier, seigneur de Saint-Sauveur-le-Vicomte : les
chroniques prétendent que celle-ci étant devenue veuve en 1454, elle consola
en partie le roi de la perte d'Agnès Sorel. Quant
au fidèle Étienne Chevalier, bien qu'évidemment il n'ait obtenu d'Agnès que
des égards, | qui pourrait douter que son cœur n'ait éprouvé un tendre
sentiment pour celle qu'il voyait constamment, alors que ceux qui ne
faisaient que lui parler étaient tous, à la première vue, épris de ses
charmes et de ses discours. Toujours est-il qu'à la mort de mademoiselle de
Fromenteau, il fit graver sur une pierre, dans la maison qu'il possédait à
Paris, rue de la Verrerie, le rébus dont nous avons parlé plus haut, puis sur
une porte : Rien sur L na regard, faisant allusion au nom de
Seurelle ou Surelle, et un peu plus loin un E entouré d'une cordelière,
marque de veuvage[3]. Ces
faits ne nous prouvent pas invinciblement son amour pour Agnès ; aussi
laissons-nous à chacun la juste appréciation de leur valeur ; ils établissent
au moins d'une manière indubitable le penchant d'Étienne Chevalier pour les
rébus, jeu d'esprit fort à la mode de ce temps. Charles VII lui-même, avant
sa liaison avec la dame de Beauté, aimant une jeune fille nommée Cassinelle,
prit pour devise un K, un cigne et une L. On
prétendait encore qu'Agnès, soit avec Antoine de Dammartin, soit avec Étienne,
avait manqué à sa fidélité envers le roi. Quelques historiens même vont
jusqu'à soutenir que le roi ne fut pas son amant. Nous avons cité en note le
passage d'Alain Chartier à ce sujet, qui porte en lui-même sa réfutation. Nous ne
pouvons résister au désir de terminer ce chapitre par le petit poème de Baïf
sur Agnès Sorel. Le parfum de naïveté qu'on respire à chaque vers dans cet
écrit le rend digne de toute notre attention. AU SEIGNEUR SOREL. Sorel,
à qui pourroit venir plus agréable Ceste
ryme qu'à toy, né du sang amiable Dont
Sorelle sortit, qui me donne argument Quand
je vois sa demeure après son monument. Je
scay, tu l'aimeras ; car ta race honorée Reluit
de la beaulté d'un grand roy désirée. Puis
(si
j'ai quelque force)
on verra vivre icy Et
Sorelle et Sorel dont mon ame a soucy. C'est
icy le Mesnil qui encore se nomme Du
nom d'Agnès la Belle, et qu'encore on renomme Pour
l'amour d'un roy Charles et pour la mort aussy D'Agnès
qui lui causa cet amoureulx soucy. Ici
l'air gracieux et les ombres segrettes Témoignent
aujourd'hui leurs vieilles amourettes ; Le
manoir désolé témoigne un déconfort Comme
plaignant tousiours la trop hastive mort : Quand
le dernier soupir sortit d'Agnès Sorelle, Qui
pour sa beaulté grande eut le surnom de Belle Et
put tant mériter, pour sa perfection Que
de gagner à soy d'un roy l'affection ! Ce
roy, comme un Pâris, affolé d'une Hélène Du
feu chaud de l'amour portant son ame pleine Estimoit
presque moins perdre sa royaulté Que
de sa douce amie éloigner la beauté ! Ce
roy, bien que l'Anglois troublast tout son royaume Jamais
qu'à contre-cœur n'affubloit le heaume, Volontiers
nonchalant de son peuple et de soy Pour
mieulx faire l'amour eust quitté d'estre roy, Moment
d'estre berger avecque sa bergère ; Ce
qu'en troubles si grands ne pouvaut du tout faire, Autant
qu'il le pouvoit fuyant toute grandeur Il
se desrobe aux siens et ne veut plus grand heur, Mais
que sa belle Agnès ou l'embrasse ou le baise Ou
d'amoureux devis l'entretienne à son aise. Tant
peut une beauté depuis qu'amour vainqueur (Voire
aux plus braves rois) l'empreint dedans le cœur ! Soudain
un bruit courut qu'une molle paresse L'attachoit
au giron d'une belle maîtresse, Par
qui, de son bon gré, souffroit d'estre mené Ayant
perdu le cœur du tout efféminé. Agnès
ne peut celer en son courage digne De
l'amitié d'un roy reproche tant indigne ; Mais
comme la faconde et la grâce elle avoit L'advertit
en ces mots du bruit qui s'esmouvoit. Syre, puisqu'il vous plaît me
faire tant de grâce Que loger vostre amour en
personne si basse, Sire, pardonnez-moi, s'il me
faut présumer Tant snr vostre amitié, que
j'ose vous aimer ; Vous aimant, je ne puis
souffrir que l'on médise De vostre majesté ; que, pour
estre surprise De l'amour d'une femme, on
l'accuse d'avoir Mis en oubly d'un roy,
l'honneur et le devoir. Doncques, sire, armez-vous,
armez vos gens de guerre, Délivrez vos subjects,
chassez de vostre terre Vostre vieil enemy. Lors,
bienheureuse rooy Qui auray la faveur d'un
magnanime roy D'un roy victorieulx estant
la bien aimée Je seray pour jamais des
François estimée ! Si l'honneur ne vous peut de
l'amour divertir Vous puisse
au moins l'amour de l'honneur avertir ! Elle
tint ce propos et sa voix amoureuse Du
gentil roy toucha la vertu généreuse Qui
longtemps, comme éteinte en son cœur croupissoit Sous
la flamme d'amour qui trop l'assoupissoit. A
la fin, la vertu s'enflamma renforcée Par
le mesme flambeau qui l'avoit effacée ! Ainsi
jadis amour dompta bien Achilles Et
dompta bien aussi l'indomptable Hercules. Mais
après, les Troyens sentirent leur puissance ; L'un
de son amy mort fit cruelle vengeance, L'autre
à Laomédon apprit qu'il ne devoit Souiller
la saincte foy que promise il avoit ! Ainsi
l'amour du roy n'empescha que la gloire De
l'Anglois ne perist : car dès lors la victoire Qui
d'un vol incertain varioit çà et là Se
déclarant pour nous, plus vers eux ne vola. Et
depuis qu'il s'arma, peu à peu, toute France Se remit sous le joug de son
obéissance ! Voyant
de nouveau dans ses mains réduit Les
Normands reconquis ; pour prendre le déduit De
la chasse et des bois, de son camp se destourne Et
retiré l'hyver à Gémièges séjourne, Là,
où la belle Agnès, comme lors on disoit Vint
pour luy descouvrir L'emprise qu'on faisoit Contre
sa majesté ; la trahison fut telle Et
tels les conjurés, qu'encore on nous les cèle. Tant
y a que l'advis qu'adonc elle donna Fit
tant que leur dessein rompu s'abandonna. Mais
las ! elle ne pust rompre sa destinée, Qui
pour trancher ses jours l'avoit icy menée Où
la mort la surprit. Las ! amant, ce n'esloit Ce
qu'après tes travaux ton cœur te promettoit ! Car
tu pensois adonc récompenser au double L'heur
dont t'avoit privé de guerre le long trouble Quand
la mort t'en frustra. 0 mort, ceste beauté Devoit
de sa douceur fléchir ta cruauté : Mais
la lui ravissant en la fleur de son age Si
grand que tu cuidois n'a esté ton outrage : Car
si elle eust fourni l'entier nombre des jours Que
lui pouvoit donner de nature le cours, Ses
beaulx traits, son beau teint et sa belle charnure De
la tarde vieillesse alloieut sentir l'injure, Et
le renom de Belle avecque sa beauté Luy
fust pour tout jamais par les hommes osté ! Mais
jusques à la mort l'ayant vue tousiours telle Ne
luy purent osier le beau surnom de belle : Agnès
de Belle Agnès retiendra le surnom Tant que de la beauté beauté sera le nom ! |
[1]
Alain Chartier soutient qu'Agnès Sorel ne fut pas la maîtresse de Charles VII ;
malheureusement les raisonnements qu'il produit à l'appui de cette assertion ne
sont nullement décisifs. Il prétend, par exemple, que durant tout le temps
qu'Agnès fut demoiselle d'honneur de Marie d'Anjou, le roi ne cessa pas de
coucher avec la reine et d'en avoir de beaux enfants. Personne n'a prétendu le
contraire, ce me semble, et le raisonnement d'Alain Chartier est étrangement
naïf.
[2]
On a attribué cette démarche au désir de caresser la haine de Louis XI pour
Agnès ; mais nous ferons observer que de nouvelles réclamations furent
plusieurs fois, dans la suite, adressées aux successeurs de ce prince, et
qu'une telle demande ne pouvait ni les flatter, ni les blesser.
[3]
Ceci du reste ne prouve rien ; car la cordelière ne devint un signe de veuvage
qu'à la mort de Charles VUI, où sa femme Anne de Bretagne adopta cet insigne.