CHINON ET AGNÈS SOREL

DEUXIÈME PARTIE. — AGNÈS SOREL

 

CHAPITRE VII.

 

 

Charles VII en Normandie. — Agnès Sorel se rend au château de Mesnil-la-Belle, près de Jumièges. — Sa mort. — Son épitaphe, son tombeau. — Vers faits en son honneur. — Douleur d'Etienne Chevalier. — Poésie de Baïf.

 

Vers le même temps, Charles apprit la prise de Fougères, ville du domaine du duc de Bretagne, et dont les Anglais venaient de s'emparer. En entendant cette nouvelle, au lieu de se diriger vers Bourges, comme telle était son intention dans le principe, le roi revint à Chinon.

De retour dans cette résidence, Charles envoya monseigneur de Cullant, son grand maître d'hôtel, maître Guillaume Cousinet, conseiller, et Pierre de Fontenay, au duc de Sommerset, gouverneur de Normandie, pour le sommer de rendre Fougères Celui-ci répondit qu'il désavouait ceux qui l'avaient prise, mais qu'il ne la rendrait pas.

Sur ces entrefaites, on reçut à Chinon des ambassadeurs du duc de Bretagne, le sire de Greumy, son chancelier, et l'évêque de Rennes, pour requérir du roi de France, en qualité de suzerain, qu'il lui prêtât secours.

Charles répondit qu'il venait d'envoyer au roi d'Angleterre son écuyer tranchant, Jehan Havart, et qu'il devait attendre sa réponse ; que si elle n'était pas favorable, il promettait son aide au duc de Bretagne.

Maître Jehan Havart ne tarda pas à rapporter la réponse du roi d'Angleterre, et celle-ci ayant été jugée peu satisfaisante, le roi envoya le même ambassadeur au duc de Bretagne, qui renouvela tous ses serments de fidélité. Charles alors remplit sa promesse.

On prit aux Anglais Louviers, Gerberoy, Conches et Saint-Maigrin, dont les soldats sortirent de la ville, un bâton seulement en leur poing. Le roi d'Angleterre envoya à Chinon un poursuivant pour réclamer contre la prise de ces places ; mais l'envoyé s'en retourna sans avoir rien obtenu. Le duc de Sommerset et Talbot firent de leur côté des représentations au roi, qui répondit que les villes en question leur seraient restituées, lorsqu'ils remettraient Fougères au duc de Bretagne.

Le 6 août, le roi quitta Chinon et se rendit à Amboise ; de là, à Châteauneuf-en-Thunières, puis à Évreux, et le lendemain à Louviers, tandis que le duc de Bretagne, François, accompagné de son oncle, le connétable de Richemont, entra en Normandie et prit, au mois de septembre, la ville de Coutances.

Pendant que le roi, le duc François et Arthus de Richemont bataillaient ainsi en Normandie contre les armées anglaises, Agnès passait son temps à Beaulieu, dans la pénitence et le recueillement.

Étienne Chevalier venait souvent de la part de Charles s'informer de ce qu'elle pouvait désirer et de l'état de sa santé. Enfin, un matin, le secrétaire du roi demanda à parler en secret à la demoiselle de Fromenteau.

Aussitôt qu'il entra dans la chambre où se tenait Agnès, Étienne jeta autour de lui un regard mystérieusement inquisiteur, s'assura ne pouvoir être entendu, et annonça enfin à la Belle des Belles qu'il allait lui communiquer un important secret, d'où dépendait la vie du roi, et peut-être la sienne.

Pressé de s'expliquer, il confia à Agnès qu'il revenait d'auprès du Dauphin, où le roi l'avait envoyé, chargé d'une mission particulière ; que là, il avait, par diverses paroles échappées aux confidents des projets de Louis, découvert le plan d'une conspiration tramée par le Dauphin lui-même contre son père ; que, n'osant se poser en accusateur du fils du roi, il s'était résolu à venir tout dévoiler à mademoiselle de Fromenteau et lui demander ce qu'il y avait à faire dans cette occurrence.

Agnès Sorel remercia Étienne Chevalier de cette confidence, et lui répondit que, sans le compromettre, elle se chargeait de tout dénoncer au roi ; qu'elle allait quitter Beaulieu et se rendre en personne auprès de Charles ; qu'ainsi elle espérait déjouer les criminelles combinaisons des conspirateurs.

Effectivement, elle abandonna, le 1er janvier 1449, la retraite où elle vivait depuis longtemps, et arriva en Normandie, au château de Mesnil-la-Belle, près de Jumièges, le 7 du même mois. Elle fit aussitôt savoir au roi, qui était à l'abbaye de Jumièges, qu'elle désirait vivement lui parler le plus tôt possible.

A cette nouvelle, Charles se mit immédiatement en route ; mais, hélas ! quand il arriva au Mesnil, il trouva sa chère Agnès près de rendre le dernier soupir. Elle venait d'être attaquée d'une dysenterie qui l'avait en quelques heures mise aux portes du tombeau.

Peindre la douleur du roi à la vue de sa bienaimée mourante serait au-dessus de nos forces. Là, sur ce lit de douleur, allait s'éteindre un amour qui datait de vingt ans ; là, allait s'envoler le génie protecteur de son existence ; Charles versait des larmes amères. Agnès, qui avait un instant perdu connaissance, revint à elle au bruit des sanglots qui brisaient la poitrine de son amant ; elle l'encouragea, le consola.

Las ! las ! s'écriait le roi, mourir si jeune !

Si jeune, reprit Agnès, oh ! non, sire, j'ai passé quarante années dans ce monde, je suis mûre pour l'autre, et dites-moi, quand l'épi est jaune et doré, qu'importe qu'il soit coupé par la faulx du moisonneur ou ramassé par la main tardive de la glaneuse !

Cependant ses souffrances augmentaient d'instant en instant, mais la douleur ne lui arracha pas une plainte, pas un murmure ; elle demanda les sacrements qu'elle reçut avec les plus vifs sentiments de dévotion ; puis elle se fit apporter son livre d'Heures et lut quelques passages de saint Bernard quelle y avait écrits de sa main. Elle n'oublia pas non plus ceux qui devaient lui survivre, et laissa par son testament, tant en aumônes qu'en gratifications pour ses serviteurs, la somme de soixante mille écus. Ses exécuteurs testamentaires furent Jacques Cœur, conseiller, argentier du roi, maître Robert Poitevin, médecin, et Étienne Chevalier, ordonnant[1] que le roy seul et pour le tout fust par dessus les trois susdits.

Puis, sentant son état empirer, Agnès fit venir près de son lit le seigneur de Tancarville, madame la sénéchale de Poitou, Gouffier, écuyer du roi, et toutes les demoiselles qui étaient à son service : elle leur fit alors quelques leçons de morale en leur disant : C'est peu de chose et ordre et vile de nostre fragilité. Demandant ensuite Denys Augustin, son confesseur, elle sollicita de lui l'absolution de la peine et coulpe.

Quelques instants avant sa mort, les douleurs semblèrent l'abandonner ; elle n'avait plus la force de souffrir, et jetant un grand cri, elle invoqua Dieu et la vierge Marie, et rendit le dernier soupir le mardi 9 février 1449, à six heures du soir, âgée d'environ quarante ans.

On pensa que cette mort ne devait pas être naturelle, et le Dauphin fut accusé d'avoir fait empoisonner Agnès, soit par vengeance, soit pour l’empêcher de dévoiler au roi ce qu'elle venait lui apprendre. Sans doute, si l'empoisonnement était clairement prouvé, nous ne douterions pas que le coupable ne fût le fils du roi ; mais le fait en lui-même n'est nullement avéré, et pour ce qui nous regarde, nous n'y croyons pas.

Jacques Cœur ne fut point à l'abri des soupçons, et Jeanne de Vendôme, épouse de François de Montberon, seigneur de Mortagne-sur-Gironde, se rendit son accusatrice ; mais, outre qu'Agnès l'avait choisi pour exécuteur testamentaire, ce qui militait hautement en sa faveur, les charges ayant été déclarées nulles, il fut acquitté, et la dame de Mortagne condamnée à lui faire amende honorable. De plus, pour son mensonge fust bannie de l'hostel du roy.

Le cœur et les entrailles d'Agnès Sorel furent déposés à l'abbaye de Jumièges, dont les moines, dit-on, ne jugeant pas convenable de graver sur la pierre qui contenait ces restes, dans l'intérieur du sanctuaire, le portrait d'une femme, ne consentirent à y placer son image, que sous la condition qu'elle serait revêtue du costume de religieux jémégien, ce qui eut effectivement lieu. Un froc cacha les formes sveltes d'Agnès, dont les traits furent encadrés du capuchon monastique. Nous ne garantissons, du reste, en aucune façon l'authenticité de ces détails que nous avons lus quelque part.

Son corps fut, suivant son désir, transporté et inhumé en la chapelle collégiale de Loches qu'elle avait comblée de bienfaits.

Les chanoines, cependant, oublieux de ses libéralités, demandèrent plus tard à Louis XI l'autorisation de retirer le tombeau d'Agnès Sorel, qui les embarrassait :

J'y consens, répondit Louis XI, mais rendez d'abord ce que la demoiselle de Fromenteau vous a donné ![2]

Le mausolée d'Agnès Sorel, placé dans le milieu du chœur de l'église collégiale de Loches, était de marbre noir ; dessus se trouvait sa figure en marbre blanc, deux anges tenaient le coussin sur lequel reposait sa tête, et deux agneaux, symboles de la douceur de son caractère, étaient à ses pieds. On lisait autour de son tombeau l'épitaphe suivante, gravée en lettres gothiques :

Cy gist noble Demoiselle Agnès de Scurelle, en

son vivant, dame de Beaulté, de Roquerisière,

d'Issoudun et de Vernon-sur-Seine : piteuse

envzrs toutes gens et qui largement donnoit

de ses biens aux Églises et aux pauvres ;

laquelle trespassa le neuvieme jour

de febvrier, l'an de grace

M. CCCC. XLIX.

Priez Dieu pour le repos de l'âme belle

Amen.

 

Au frontispice du tombeau étaient inscrits les vers latins suivants :

Fulgor Apollineus rutilantis luxque Dianæ,

Quam jubaris radii clarificare soient,

Nunc tegit ops, et opem negat alrox Iridis arcus,

Dum furiœ primæ tel a superveniunt.

Nunc elegis dictare decet, planctuque sanora,

Lælitiam pellat turtureus gemetus.

Libera dum quondam quem subveniebat egenis,

Ecclesiisque, modo cogilur ægra mori.

O mors sæva nimis, quæ jam juvenilibus annis

Abstulit à terris membra serena suis.

Manibus ad tunculum cuncti celebretis honores,

Effundendo preces, quas nisi Parca sinit ;

Quæ titulis decorata fuit, decoratur amictu,

In laudis titulum picta Ducissa facit.

Occubuere simul sensus, species et honestas,

Dum decor Agnetis occubuisse datur.

Solas virtaies, merituin, famamque relinquens,

Corpus cum specie mors miseranda rapit.

Prxmia sunt mortis, luctusque querimoniæ, tellab ;

Huic ergo celebres fandile, quæso, preces.

Sur une table de marbre élevée derrière la tête de la statue et que cachait le lutrin on lisait vingt autres vers latins. Ils contenaient l'éloge d'Agnès et ne laissaient aucun doute que ses entrailles ne fussent inhumées dans l'abbaye de Jumièges. Les voici :

Hic jacet in tomba, simplex mitisque columba.

Candidior cignis, flamma rubicandior ignis,

Agnis pulchra nimis, terræ latitur in imis.

Ut flores veris facies hujus mulieris,

Belaltæque donum, nemus adstans Vincenuiarum

Rexit et à specie nomen suscepit utrumque.

Sereriamque Roquam, Vernonis et utique gentem

Ac Issoldunum regimen dedit omnibus unum.

Alloquis mitis, coinpescens scandal a litis,

Ecclesiisque dabat et egenos sponte fovebat.

lUi Seurellæ cognomen erat domiciliai

Et non miretur quis, si species decoretur

Ipsius, est ipsa quoniam depicta

Ducissa Hoc factum sponle certâ ratione movente

Pro laudum titulis, meritorum sive libellis.

Hic corpus : reliqna sunt gemejicis inhumala lllanj cum sanctis in chronis vita perennis.

Mille quadraginles quadraginta novem tulit annis,

Nona die mensis banc abstulit inde secundi,

Palmis extensis, transivit ab online mundi.

Enfin, au-dessus de la balustrade du sanctuaire du côté de la sacristie, se trouvaient attachées deux tables de cuivre. Sur l'une d'elles étaient gravés les mêmes vers que sur la table de marbre près du lutrin, et sur l'autre, des vers acrostiches qui n'ont rien de remarquable, mais que nous donnons ici comme objet de curiosité et comme concourant à compléter les détails que nous fournissons sur Agnès Sorel.

Néanmoins les chanoines de l'église de Loches représentèrent plus tard à Louis XVI, par l'organe de M. l'abbé de Baraudin, leur doyen, que le tombeau d'Agnès, extrêmement grand et massif, gênait les cérémonies du culte, et qu'ils ne croyaient pas manquer à la mémoire de leur protectrice, en transférant ses restes dans une partie de l'église, tout enrichie de magnifiques sculptures.

En conséquence le roi donna l'ordre d'exhumer les dépouilles de la Belle des Belles et de les inhumer de nouveau dans une autre chapelle de la Collégiale.

Nous rapportons ici le procès-verbal de translation.

. . . . . . . . . . . . . . . Lesquels en conséquence de la permission qui leur a été accordée par Sa Majesté, suivant la lettre de M. Amelot, ministre et secrétaire d'état, du 22 février dernier, d’ôter le tombeau d'Agnès Sorel du chœur de leur église, où il gêne le service divin ; et du pouvoir de Mgr l'archevêque de Tours, consigné dans sa lettre écrite aux susdits sieurs du chapitre, du 23 dudit mois, qui les autorise à transférer ce tombeau dans un lieu convenable de leur église, et constater les ossements, médailles et autres effets qui pourraient s'y trouver, et faire l'exhumation desdits ossements et les transférer avec décence dans le nouvel emplacement, pour en être dressé procès-verbal à porte close, en présence de personnes notables qui y seront invitées ; ont fait procéder à l'exhumation des ossements et cendres de ladite Agnès Sorel, et au transport du tombeau qui lui a été érigé dans le chœur de ladite église collégiale ainsi qu'il suit, en présence de maître Jacques-François Majaud de Bois-Lambert, Chevalier, seigneur de Razay, Courtay et autres lieux, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, etc., etc., etc. notables invités à cet effet.

Ledit tombeau en marbre noir, qui couvrait la sépulture d'Agnès Sorel, a été porté dans la nef de ladite église ; ensuite on a percé un caveau, qui était sous ledit tombeau, et qui avait sept pieds de longueur, deux pieds quatre pouces de largeur d'un bout, un pied dix pouces de l'autre, et trois pieds de profondeur sous sa voûte en pierre tendre ; il s'y est trouvé un premier cercueil de bois, un second de plomb et un troisième de bois renfermé dans les deux premiers, et tous les trois pourris, à l'exception de quelques lames de plomb en partie consumées ; dans lequel troisième cercueil étaient la mâchoire inférieure, les dents bien conservées, les cheveux absolument sains, comme ceux d'un cadavre récent, et le reste du corps en cendre. Suivant l'explication qui en a été présentement donnée par ledit sieur Henri, docteur en médecine, il ne s'y est trouvé aucuns effets, inscriptions ni médailles. Lesdits ossements, chevelure et cendres, ont été ramassés avec soin, placés dans une urne ou pot de grès couvert d'une brique, et transférés processionnellement sous ledit tombeau de marbre noir, que lesdits sieurs du chapitre ont fait réédifier à l'instant dans ladite nef, à main droite en entrant ; et ensuite lesdits sieurs du chapitre ont chanté les suffrages des morts, pour le repos de l'âme de ladite Agnès Sorel.

Dont a été dressé, etc. . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant la révolution, les restes d'Agnès furent profanés comme ceux de nos rois, et sous la Restauration le mausolée fut rétabli et placé dans la tour du château de Loches, dans cette tour qui, depuis tant de siècles, portait le nom d'Agnès ; on inscrivit sur la pierre l'épitaphe suivante :

Je suis Agnès, vive France et l'amour !

Épitaphe parfaitement inconvenante et peu grammaticale. Jamais on n'avait écrit le mot vive sur le trône de la mort !

Après la mort de sa bien-aimée Agnès, le roi fit venir mademoiselle Antoinette de Maignelais ; et, poursuivant ses premiers desseins, la maria l'année suivante à André, baron de Villequier, seigneur de Saint-Sauveur-le-Vicomte : les chroniques prétendent que celle-ci étant devenue veuve en 1454, elle consola en partie le roi de la perte d'Agnès Sorel.

Quant au fidèle Étienne Chevalier, bien qu'évidemment il n'ait obtenu d'Agnès que des égards, | qui pourrait douter que son cœur n'ait éprouvé un tendre sentiment pour celle qu'il voyait constamment, alors que ceux qui ne faisaient que lui parler étaient tous, à la première vue, épris de ses charmes et de ses discours. Toujours est-il qu'à la mort de mademoiselle de Fromenteau, il fit graver sur une pierre, dans la maison qu'il possédait à Paris, rue de la Verrerie, le rébus dont nous avons parlé plus haut, puis sur une porte : Rien sur L na regard, faisant allusion au nom de Seurelle ou Surelle, et un peu plus loin un E entouré d'une cordelière, marque de veuvage[3].

Ces faits ne nous prouvent pas invinciblement son amour pour Agnès ; aussi laissons-nous à chacun la juste appréciation de leur valeur ; ils établissent au moins d'une manière indubitable le penchant d'Étienne Chevalier pour les rébus, jeu d'esprit fort à la mode de ce temps. Charles VII lui-même, avant sa liaison avec la dame de Beauté, aimant une jeune fille nommée Cassinelle, prit pour devise un K, un cigne et une L.

On prétendait encore qu'Agnès, soit avec Antoine de Dammartin, soit avec Étienne, avait manqué à sa fidélité envers le roi. Quelques historiens même vont jusqu'à soutenir que le roi ne fut pas son amant. Nous avons cité en note le passage d'Alain Chartier à ce sujet, qui porte en lui-même sa réfutation.

Nous ne pouvons résister au désir de terminer ce chapitre par le petit poème de Baïf sur Agnès Sorel. Le parfum de naïveté qu'on respire à chaque vers dans cet écrit le rend digne de toute notre attention.

 

AU SEIGNEUR SOREL.

Sorel, à qui pourroit venir plus agréable

Ceste ryme qu'à toy, né du sang amiable

Dont Sorelle sortit, qui me donne argument

Quand je vois sa demeure après son monument.

Je scay, tu l'aimeras ; car ta race honorée

Reluit de la beaulté d'un grand roy désirée.

Puis (si j'ai quelque force) on verra vivre icy

Et Sorelle et Sorel dont mon ame a soucy.

C'est icy le Mesnil qui encore se nomme

Du nom d'Agnès la Belle, et qu'encore on renomme

Pour l'amour d'un roy Charles et pour la mort aussy

D'Agnès qui lui causa cet amoureulx soucy.

Ici l'air gracieux et les ombres segrettes

Témoignent aujourd'hui leurs vieilles amourettes ;

Le manoir désolé témoigne un déconfort

Comme plaignant tousiours la trop hastive mort :

Quand le dernier soupir sortit d'Agnès Sorelle,

Qui pour sa beaulté grande eut le surnom de Belle

Et put tant mériter, pour sa perfection

Que de gagner à soy d'un roy l'affection !

Ce roy, comme un Pâris, affolé d'une Hélène

Du feu chaud de l'amour portant son ame pleine

Estimoit presque moins perdre sa royaulté

Que de sa douce amie éloigner la beauté !

Ce roy, bien que l'Anglois troublast tout son royaume

Jamais qu'à contre-cœur n'affubloit le heaume,

Volontiers nonchalant de son peuple et de soy

Pour mieulx faire l'amour eust quitté d'estre roy,

Moment d'estre berger avecque sa bergère ;

Ce qu'en troubles si grands ne pouvaut du tout faire,

Autant qu'il le pouvoit fuyant toute grandeur

Il se desrobe aux siens et ne veut plus grand heur,

Mais que sa belle Agnès ou l'embrasse ou le baise

Ou d'amoureux devis l'entretienne à son aise.

Tant peut une beauté depuis qu'amour vainqueur

(Voire aux plus braves rois) l'empreint dedans le cœur !

Soudain un bruit courut qu'une molle paresse

L'attachoit au giron d'une belle maîtresse,

Par qui, de son bon gré, souffroit d'estre mené

Ayant perdu le cœur du tout efféminé.

Agnès ne peut celer en son courage digne

De l'amitié d'un roy reproche tant indigne ;

Mais comme la faconde et la grâce elle avoit

L'advertit en ces mots du bruit qui s'esmouvoit.

Syre, puisqu'il vous plaît me faire tant de grâce

Que loger vostre amour en personne si basse,

Sire, pardonnez-moi, s'il me faut présumer

Tant snr vostre amitié, que j'ose vous aimer ;

Vous aimant, je ne puis souffrir que l'on médise

De vostre majesté ; que, pour estre surprise

De l'amour d'une femme, on l'accuse d'avoir

Mis en oubly d'un roy, l'honneur et le devoir.

Doncques, sire, armez-vous, armez vos gens de guerre,

Délivrez vos subjects, chassez de vostre terre

Vostre vieil enemy. Lors, bienheureuse rooy

Qui auray la faveur d'un magnanime roy

D'un roy victorieulx estant la bien aimée

Je seray pour jamais des François estimée !

Si l'honneur ne vous peut de l'amour divertir

Vous puisse au moins l'amour de l'honneur avertir !

Elle tint ce propos et sa voix amoureuse

Du gentil roy toucha la vertu généreuse

Qui longtemps, comme éteinte en son cœur croupissoit

Sous la flamme d'amour qui trop l'assoupissoit.

A la fin, la vertu s'enflamma renforcée

Par le mesme flambeau qui l'avoit effacée !

Ainsi jadis amour dompta bien Achilles

Et dompta bien aussi l'indomptable Hercules.

Mais après, les Troyens sentirent leur puissance ;

L'un de son amy mort fit cruelle vengeance,

L'autre à Laomédon apprit qu'il ne devoit

Souiller la saincte foy que promise il avoit !

Ainsi l'amour du roy n'empescha que la gloire

De l'Anglois ne perist : car dès lors la victoire

Qui d'un vol incertain varioit çà et là

Se déclarant pour nous, plus vers eux ne vola.

Et depuis qu'il s'arma, peu à peu, toute France Se remit sous le joug de son obéissance !

Voyant de nouveau dans ses mains réduit

Les Normands reconquis ; pour prendre le déduit

De la chasse et des bois, de son camp se destourne

Et retiré l'hyver à Gémièges séjourne,

Là, où la belle Agnès, comme lors on disoit

Vint pour luy descouvrir L'emprise qu'on faisoit

Contre sa majesté ; la trahison fut telle

Et tels les conjurés, qu'encore on nous les cèle.

Tant y a que l'advis qu'adonc elle donna

Fit tant que leur dessein rompu s'abandonna.

Mais las ! elle ne pust rompre sa destinée,

Qui pour trancher ses jours l'avoit icy menée

Où la mort la surprit. Las ! amant, ce n'esloit

Ce qu'après tes travaux ton cœur te promettoit !

Car tu pensois adonc récompenser au double

L'heur dont t'avoit privé de guerre le long trouble

Quand la mort t'en frustra. 0 mort, ceste beauté

Devoit de sa douceur fléchir ta cruauté :

Mais la lui ravissant en la fleur de son age

Si grand que tu cuidois n'a esté ton outrage :

Car si elle eust fourni l'entier nombre des jours

Que lui pouvoit donner de nature le cours,

Ses beaulx traits, son beau teint et sa belle charnure

De la tarde vieillesse alloieut sentir l'injure,

Et le renom de Belle avecque sa beauté

Luy fust pour tout jamais par les hommes osté !

Mais jusques à la mort l'ayant vue tousiours telle

Ne luy purent osier le beau surnom de belle :

Agnès de Belle Agnès retiendra le surnom

Tant que de la beauté beauté sera le nom !

 

 

 



[1] Alain Chartier soutient qu'Agnès Sorel ne fut pas la maîtresse de Charles VII ; malheureusement les raisonnements qu'il produit à l'appui de cette assertion ne sont nullement décisifs. Il prétend, par exemple, que durant tout le temps qu'Agnès fut demoiselle d'honneur de Marie d'Anjou, le roi ne cessa pas de coucher avec la reine et d'en avoir de beaux enfants. Personne n'a prétendu le contraire, ce me semble, et le raisonnement d'Alain Chartier est étrangement naïf.

[2] On a attribué cette démarche au désir de caresser la haine de Louis XI pour Agnès ; mais nous ferons observer que de nouvelles réclamations furent plusieurs fois, dans la suite, adressées aux successeurs de ce prince, et qu'une telle demande ne pouvait ni les flatter, ni les blesser.

[3] Ceci du reste ne prouve rien ; car la cordelière ne devint un signe de veuvage qu'à la mort de Charles VUI, où sa femme Anne de Bretagne adopta cet insigne.