CHINON ET AGNÈS SOREL

DEUXIÈME PARTIE. — AGNÈS SOREL

 

CHAPITRE VI.

 

 

Agnès Sorel accouche d'une fille. — Le château de Bois-Trousseau. — Le fanal. — Mort de Marguerite d'Écosse. — François, duc de Bretagne, rend hommage au roi de son duché à Chinon. — Tournoi près de Razilly. — René d'Anjou. — Agnès Sorel accompagne le roi à Paris. — Le comte de Dammartin et le dauphin. — Louis insulte Agnès, qui abandonne la cour.

 

Pendant presque tout le cours de cette année (1437) le roi fut absent de Chinon ; ayant quitté Montpellier, il traversa Saint-Flour, Clermont, se rendit en Bourbonnais et passa les fêtes de la Toussaint à Melun.

Cependant René d'Anjou, qui, ainsi que nous l'avons vu plus haut, avait dû reprendre ses fers, n'ayant obtenu qu'une liberté momentanée, était toujours retenu prisonnier. Agnès Sorel écrivit au roi, pour lui rappeler ses engagements envers Isabeau de Lorraine, son ancienne protectrice ; et sur la prière réitérée de madame de Beauté, Charles se décida enfin à s'occuper sérieusement de cette affaire. Il envoya, en conséquence, au comte de Vaudémont, Étienne Chevalier, qui s'était déjà si bien acquitté précédemment de la même mission, et qui ne fut pas moins heureux dans ses négociations cette fois-ci que l'autre ; car peu de temps après on apprit la mise en liberté de René d'Anjou, duc de Bar, époux d'Isabeau de Lorraine.

Le 4 novembre, le roi quittant Saint-Denis, se rendit à Paris, où de grandes fêtes furent célébrées à cette occasion. On déploya un luxe des plus somptueux, et des enfants, représentant l'Amour et l'Avenir, vinrent saluer le roi, le féliciter de ses succès et lui prédire de nouveaux triomphes.

Après quelque temps de séjour dans cette ville, que peu d'années auparavant Charles doutait de revoir jamais, il revint à Tours, et alla aussitôt se jeter aux pieds d'Agnès à Chinon. Avec quel bonheur ne revit-il pas cette maîtresse chérie, dont il était éloigné depuis un an ! Avec quels doux transports il lui renouvela ses serments d'un éternel amour !

Mais bien malheureusement l'amoureux Charles ne put jouir longtemps de la présence de son Agnès. Contraint de se rendre dans le Berry, il quitta Chinon après avoir écrit, le 14 janvier, aux prélats du Languedoc pour les réunir à Bourges.

La demoiselle de Fromenteau ne tarda pas à suivre son exemple ; elle alla passer l'hiver à Fromenteau ; puis, lorsque le printemps revint, curieuse de visiter le château de Beauté-sur-Marne, qui lui avait été donné par Charles VII, comme nous l'avons dit plus haut à l'occasion de la naissance de Marguerite, et qu'elle ne connaissait point encore, elle se mit en route et arriva à Beauté, où elle accoucha une seconde fois d'une fille qui reçut le nom de Jeanne, et qui épousa plus tard Antoine du Bueil, comte de Sancerre : Louis XI lui fit présent, en 1478, de la vicomté de Carentan.

Aussitôt que le roi apprit cette nouvelle, il adressa à Agnès Sorel une lettre des plus tendres, qu'il accompagna du don du château de Bois-Trousseau, près de Bourges, où il la pria instamment de vouloir bien se rendre. Madame de Beauté crut devoir céder aux supplications de Charles ; et aussitôt qu'elle se sentit assez bien portante pour entreprendre un aussi long voyage, elle se mit en route et arriva à Bois-Trousseau, où le roi accourut en toute hâte, dans le désir extrême qu'il éprouvait de la revoir.

Agnès Sorel, dont le patriotisme l'emportait de beaucoup sur l'amour qu'elle ressentait pour son royal amant, exigea de lui qu'il ne viendrait pas à Bois-Trousseau jusqu'à ce qu'une affaire d'importance, dont il s'occupait alors, eût été conclue et terminée. Charles y consentit ; mais cette affaire dura longtemps : le roi, qui supportait l'absence avec courage quand l'objet de ses vœux était loin de lui, souffrait beaucoup de la contrainte que lui imposait Agnès à quelques pas de sa personne.

Un soir que celle-ci examinait avec attention les riches enluminures d'un superbe manuscrit, on vint lui annoncer qu'un pauvre chevalier, parti le matin pour la chasse, s'était égaré, et qu'exténué de chaleur et de fatigue, il demandait à la dame du lieu un asile momentané, et quelques gouttes d'eau pour rafraîchir ses lèvres altérées.

Fidèle aux lois de l'hospitalité, Agnès Sorel donna ordre qu'on l'introduisit sans plus tarder ; et quelle ne fut pas sa surprise en reconnaissant dans le chasseur égaré le roi lui-même, qui, ne pouvant plus résister au désir de la voir, s'était servi de cette petite ruse pour arriver jusqu'à elle.

Après quelques reproches, adressés d'une voix tendre, Agnès se laissa fléchir, et permit à Charles de se rendre au château de temps en temps. Néanmoins la demoiselle de Fromenteau exigea, on ignore dans quel but, que les visites du roi fussent tenues secrètes, et voici le moyen dont on convint pour se réunir.

Agnès attendait la nuit ; puis, quand tout était rentré dans le repos, alors que chacun était plongé dans le sommeil, elle faisait allumer un feu sur le sommet d'une des tours les plus élevées du château, et, guidé par ce fanal, l'heureux Charles, en costume de chasseur[1], se rendait auprès de sa chère damoyselle, et passait là des heures pleines de félicité et de douces joies.

Agnès Sorel revint à Chinon, où peu de temps après Charles VII arriva lui-même, puis il alla le 1er novembre à Blois.

Cette année-là eut lieu le mariage de Madame Catherine, fille du roi, avec le comte de Charolais, fils du duc de Bourgogne[2].

Charles fit ensuite un voyage à Paris, accompagné d'une suite nombreuse et brillante. A la fin d'avril, il quitta la capitale pour le Puy, et revint à Chinon. L'histoire nous dit qu'il était à Alby avec le Dauphin au mois d'octobre, et en novembre il apprit à Angers que le connétable étant allé mettre le siège devant Avranches, les Anglais l'avaient obligé de le lever.

L'année suivante, il ne se passa rien qui soit digne d'être mentionné ; le roi fit seulement quelques voyages en Languedoc et en Auvergne, où il fut rejoint par le connétable. Irrité de la révolte de son fils, que quelques seigneurs et le comte de Clermont, entre autres, avaient entraîné dans une ligue contre lui, il reçut à Cusset le Dauphin et Monseigneur le duc de Bourbon, qui vinrent humblement lui demander un pardon qu'il leur octroya généreusement.

Les ligueurs, au dire d'Étienne Chevalier, auoient prins Monseigneur le Daulphin son fils et lvi auoient donné à entendre parolles et choses plaisons à sa volonté, afin de le mettre en parolles et en faicts à rencontre de son père, lesquelles choses estoient contre Dieu, raison et nature.

Le roi revint à Bourges où il revit Agnès Sorel, qui habitait alors le château de Bois-Trousseau, et où il ordonna que le pape Eugène serait reconnu en France, au détriment du pape Félix, l'ex-duc de Savoie.

L'année suivante fut encore plus stérile en événements que celle qui l'avait précédée. Agnès Sorel accoucha d'une troisième fille, qui fut, comme ses deux sœurs, reconnue par Charles VII. Le roi fit présent à cette occasion à Madame de Beauté du château d'Issoudun.

Le 25 juin 1442, le roi, aidé du comte de Richemont, prit Acqs sur la Dordogne et quelques autres villes ; la reine Marie d'Anjou eut cette année-là le malheur de perdre sa mère, la reine de Sicile, et le duc de Bretagne Jean étant mort également, son fils François, neveu du connétable de Richement, lui succéda.

Vers la fin de 1442, le château de Chinon resta complètement vide d'habitants. Le roi était à Montauban avec la reine, Agnès résidait à Fromenteau, et Étienne Chevalier nous apprend que Madame de Beauté l'avait chargé d'aller examiner les comptes de ses fermiers à Laroche-Servière.

En octobre 4443, le roi revint à Saumur, puis à Chinon.

Cetuy an, dit Étienne Chevalier, vindrent en la cité de Tours le comte de Suffolk et le sire de Roos de par le roy d’Angleterre pour traicter de la paix entre le roy et le roy d’Angleterre.

Le 16 août 1444, mourut à Châlons Madame Marguerite d'Écosse, femme du Dauphin. Cette infortunée princesse ayant été vue seule, un soir, sans lumière dans son appartement, par un gentilhomme nommé James du Tillay, celui-ci la calomnia indignement. La douleur que ces propos lui causèrent, jointe aux mauvais traitements qu'elle avait à subir de la part du Dauphin, la plongèrent dans une mélancolie qui la conduisit insensiblement au tombeau.

Marguerite d'Ecosse, fille de roi, belle-fille de roi, entourée des hommages de la cour, s'écriait, mourant à la fleur de son âge : Ah ! laissez-moi, fi de la vie, qu'on ne m'en parle plus !

Le 14 mars 1445, Charles reçut à Chinon l'hom- mage du duc de Bretagne. Quelques historiens prétendent que le 15 le roi était à Châlons, mais ce fait est inexact ; car, outre la pièce authentique de l'hommage de François que nous allons mettre sous les yeux du lecteur, il existe encore un acte daté du 16 mars 1445 à Chinon[3]. On sent dès lors qu'il est de toute impossibilité que le roi fût le 14 et le 16 à Chinon, tandis qu'il aurait été le 15 à Châlons.

Dans les premiers jours du mois de mars 1445, le duc François de Bretagne, successeur de Jehan de Bretagne, son père, arriva au château de Chinon, escorté d'une foule de gentilhommes plus richement vêtus les uns que les autres. Il fut reçu par le roi, qui fit donner les ordres nécessaires pour que son hôte fût traité avec les honneurs dus au rang qu'il occupait, et à la parenté qui le liait au sang royal de France.

Mon très-redouté Seigneur[4], dit François au roi en descendant de cheval, je suis venu en ces lieux pour prêter hommage de mon duché de Bretagne et de mon comté de Montfort, ainsi que doit le faire tout vassal à l'égard de son suzerain.

Mon très-cher neveu, répondit le roi, nous vous savons gré de cette démarche, et nous espérons qu'elle ne sera que le prélude de la bonne amitié qui doit exister entre nos deux maisons.

Puis, après quelques jours de repos, on arrêta que la cérémonie de la prestation d'hommage aurait lieu le 14.

En conséquence, lorsque le jour fixé fut arrivé, Imbaut Bressart, tabellion en chef, et Benoît Raoulet, notaire, se rendirent à Chinon pour dresser l'acte d'hommage. Aussitôt qu'ils furent arrivés au château, on les admit dans la chambre à parer du roi, près de celle du retraict, où vers cinq heures après midi vint haut et puissant seigneur Monseigneur François, duc de Bretagne, accompagné de noble et puissant seigneur, Arthus, comte de Richemont, connétable de France, son oncle ; des évêques de Saint-Brieuc et de Dôle, du sire de Guinegimguamp, messire Robert d'Epinav, messire Jehan l'Abbé, maître Jehan Loisel, sénéchal de Dinan, maitre Ro-de-la-Rivière, René Rouault, Arthur de Montauban, Jean Ruffier, Henri de Villeblanche et Jehan de Saint-Paul, tous ses conseillers, officiers et serviteurs.

Alors le roi yssit dehors de son retrait et entra dans la chambre à parer. Étaient présents, très-haut et très-puissant prince Monseigneur son fils, Dauphin de Viennois, le comte de Vendôme, le comte de Foix, le chancelier de France, les comtes de Tancarville et de Laval, l'archevêque de Vienne, l'évêque de Maguelone et beaucoup d'autres seigneurs. Le duc entra et fit la révérence, puis, ôtant son chaperon, il mit ses mains dans celles de Charles, et messire Pierre de Brézé, chambellan du roi, s'adressant au duc :

Monseigneur de Bretagne, vous faites foi et hommage lige au roi votre souverain seigneur ici présent, à cause de sa couronne, de votre duché de Bretagne, ses appartenances et dépendances, lui promettez foi et loyauté et le servir envers et contre tous, sans aucun excepter.

A quoi le duc répondit en se tournant vers le roi :

Monsieur, je vous fais la foi et hommage telle et semblable que mes prédécesseurs, ducs de Bretagne, ont accoutumé de faire à vos prédécesseurs.

Puis le roi l'ayant baisé à la bouche, lui dit :

Beau neveu, je sais bien que vous avez bon vouloir à moi, et du vivant de votre père même.

A quoi le duc répondit :

Monseigneur, je vous serai bon et loyal sujet et parent et vous servirai envers et contre tous et j'aurais le cœur bien dur, vu que je suis si prochain votre parent, si autrement je le faisais !

Puis, il remit de nouveau ses mains dans celles du roi et lui rendit hommage pour le comté de Montfort et la terre de Neauphle.

Le 2 mars le roi, après avoir été aux Montils-lès-Tours[5], revint à Chinon. Il passa la plus grande partie de l'année 1446 à Razilly, maison de campagne, située à peu de distance de cette ville. Vers le mois de décembre seulement, il se rendit à Bourges.

Pendant qu'il était à Razilly, Charles VII reçut des ambassadeurs anglais, venus pour solliciter une prolongation de trêve, qu'ils obtinrent.

Oubliant également la conduite coupable du dauphin à son égard, le roi lui donna cette année-là les châteaux de Guines et de Ribedoc.

Le 27 mai, il promulgua un édit ayant pour but d'établir que toute personne possédant tranquillement un emploi quelconque, depuis cinq ans, le gardera sa vie durant.

Deux jours après, il jugea un grand procès pendant depuis longtemps. Durant la détention du comte d'Armagnac, divers édits de confiscation avaient été portés contre lui. En sortant de prison, il réclama tout ce qui lui appartenait antérieurement, et qu'on lui avait retiré en vertu de ces édits ; mais refusant de faire droit à cette demande, Charles VII donna, le 27 mai 1446, à Chinon, des lettres par lesquelles il déclarait que ni le comte d'Armagnac, ni aucun de ses héritiers, ne pourrait réclamer tout ou partie des biens tombés sous l'arrêt de confiscation.

Étienne Chevalier nous a conservé avec soin le récit d'un magnifique carrousel qui eut lieu vers la même époque aux environs de Chinon, à mi-chemin entre cette ville et Razilly. Nous lui empruntons les détails suivants :

Quatre gentilshommes, des plus nobles de Touraine et les mieux famés de la cour, entreprirent de garder un pas à force d'armes, et pour théâtre de leurs exploits, choisirent une plaine assez vaste, entre Chinon et Razilly. On travailla avec ardeur, et en peu de jours, un château magnifique, qui fut appelé le château de la Fidélité, s'éleva sur l'emplacement marqué pour l'emprise des quatre jouteurs. Une colonne fut érigée selon l'usage et ornée des écus des tenants, que tous ceux qui désiraient combattre venaient toucher. Il fut défendu à toute dame ou demoiselle de passer la closture ou couture, sans être accompagnée d'un chevalier prêt à rompre deux lances en son honneur ; si elle n’auoit cheualier, elle debvoit concéder aux quatre gentilshommes tenants du pas, un gage que lesdits tenants du pas ne deuoient concéder quau cheualier preux et courtois qui le reprendroit de la part de ladicte damoyselle.

Dans le plus beau de la saison

Entre Razilly et Chinon

Deuant la gueule du dragon

N'allait dame ou damoyselle

Sans noble homme et de renom

Qui d'armes n'acquistat le nom

Gan de main, ou ploit de menton

D'elles prenait pour querelle

Quatre nobles, lesquels nouuelle

Emprise auoient d'armes telle

Que nulle ioyeuse ou belle

Ne passerait sans son amy

Bonne, loyalle, sans cautelle

Par qui ioye se renouuelle

Sans rompre deux lances pour elle

Contre son courtois ennemy.

Grand nombre de chevaliers se préparèrent donc à s'aller éprouver dans ce tournois pour honneur acquerre, et s'exerciter de plus en plus aux nobles faits d'armes. Le jour venu, des tentes sont dressées à la Gueule du Dragon ; à leur sommet flottent les pavillons de France, et la brise qui les agite, en élevant leurs pointes vers les cieux, semble, au dire d'Étienne, les vouloir porter jusqu'aux nues. Des pages, tenant une bannière aux armes de leur seigneur et revêtus d'un manteau aux couleurs de l'écu, entrent dans la lice ; écuyers et damoiseaux se croisent en tous sens.

Charles VII, donnant la main à Marie d'Anjou, salue le peuple qui répond par les cris mille fois répétés, de Vive le roi ! vive la reine, notre noble dame ! Montjoie ! Montjoie ! et le roi reprend en pleurant : Oui, mes bien chers enfants, Montjoie ! Montjoie ![6]

On se place : debout, à l'entrée de la lice, les hérauts d'armes font retentir l'air du son des fifres, des tambours et des trompettes. Étienne Chevalier entre alors monté sur un cheval richement caparaçonné ; aux quatre coins du velours on lit cette légende :

Exahabitur sicut unicornis cornu meum.

Agnès Sorel veut aussi pénétrer dans la closture. Sur la demande, où est votre preux ? elle désigne Étienne, qui s'incline avec joie, et se relève avec fierté. Une dame d'une grande beauté ne tarde pas à paraitre : c'est Jeanne de Laval, fille de Guy XIV, comte de Laval ; un chevalier monté sur an coursier caparaçonné de noir l'accompagne ; les armes du chevalier sont noires, son écu est de sable semé de larmes d'argent ; sa devise, dont le corps est un réchaud ou chaufferette, porte : d'ardent désir ; un panache de couleur sombre flotte sur son casque d'acier poli ; il touche l'écu des quatre gentilshommes tenant l'emprise, les appelle au combat et

Armé tout noir obscurément

Fut de houssure pareillement

Et d'armes fit tant largement

Que le prix on lui envoya.

Or ce chevalier n'était autre que René d'Anjou, roi de Sicile et duc de Bar, qui, après avoir perdu le royaume de Naples, apprenant les joutes qui allaient avoir lieu près de Chinon, s'y était rendu avec Isabeau de Lorraine, partagé entre l'espérance d'oublier ses chagrins et le désir de plaire à la belle Jeanne de Laval dont il était épris, et qu'il épousa plus tard, en secondes noces, après la mort d'Isabeau.

Ayant donc été proclamé vainqueur, comme l'indiquent les vers précités, René rentra au château, suivi de tous les tenants et assaillants, et y passa quelques jours. Agnès Sorel de son côté, dans l'impatience de revoir son ancienne protectrice, hâtait de tous ses vœux la fin du tournoi ; mais, hélas, Isabeau ne la reçut plus avec cet épanchement et cette douce familiarité qui avaient répandu tant de charme sur l'adolescence d'Agnès. La conduite de sa protégée, l'oubli qu'elle avait fait de sa pudeur, éloignèrent d'elle la reine de Sicile, qui lui pardonna d'autant moins qu'elle l'avait plus aimée et lui avait marqué plus d'estime et d'attachement.

Agnès ressentit une vive douleur de l'accueil glacial de la reine de Sicile ; elle versa des larmes amères au souvenir des bontés d'Isabeau, et se prit à regretter son ancienne vie, sans amour, mais aussi sans remords. Dans son chagrin, elle implora du roi la permission de quitter la cour. On comprend si cette permission lui fut accordée. Prières, larmes, désespoir, Charles employa tout pour retenir Agnès, et Charles réussit ; mais la dame de Beauté demeura sérieusement affectée de cet événement ; et son cœur lui indiqua le repos, l'absence et la solitude comme les seuls remèdes à ses maux. Ce fut sous l'empire de cette pensée, que certaines circonstances qu'elle prévoyait s'étant présentées, elle se vit malgré les vœux du roi contrainte de s'éloigner de lui.

 

Reprenons le récit des faits par ordre chronologique, nous raconterons plus tard les événements à leur date naturelle.

Peu de jours après, le roi de Sicile, abandonnant Chinon, se rendit à Saumur, puis traversa l'Anjou et regagna la Provence.

Agnès Sorel quitta aussi Chinon pour aller passer quelque temps à Loches, où le roi vint la voir.

On assure dans le pays, et à grand'peine on ôterait de l'esprit des simples et crédules paysans, que lorsque Charles allait à la chasse aux environs, il enfermait Agnès Sorel dans une grosse tour qu'on montre encore et qui est le seul vestige de cet antique et curieux manoir. D'aucuns prétendent que la jalousie était le motif de cette action ; mais, comme on l'a vu jusqu'ici, rien dans le caractère de Charles ne justifie une semblable assertion, d'autant plus que son amour pour celle qu'on surnomma plus tard la Belle des Belles allait toujours croissant, et qu'il ne pouvait plus vivre sans la voir.

Il lui fit présent de magnifiques diamants, et Agnès est, dit-on, la première femme en France qui en ait porté. Ce fait, si peu important en apparence, lui suscita des ennemis en plus grand nombre que sa beauté, ses charmes et l'ascendant qu'elle exerçait sur l'esprit du roi n'avaient pu jusque-là lui en faire.

Cette même année, Charles VII fit un voyage à Paris ; il était suivi de la reine, de sa fille, madame Charlotte de France, et d'Agnès Sorel. L'entrée du roi dans la capitale de ses états donna lieu à de grandes réjouissances, et Agnès y parut, couverte de diamants. Cette conduite déplut aux bourgeois de Paris, qui reprochèrent au roi de conduire ainsi avec lui une femme qui ne pouvait avoir d'autre position, auprès de sa personne, que celle de sa concubine. Ils oubliaient que la demoiselle de Fromenteau était attachée à Marie d'Anjou, comme demoiselle d'honneur, et que c'était en cette qualité qu'elle suivait, non le roi, mais la reine.

Quoi qu'il en soit, ils proférèrent assez haut quelques murmures, qui offensèrent Agnès, et lui firent dire, dans un accès de dépit :

Tous ces Parisiens ne sont que vilains, et si j'avais su qu'ils me dussent faire telle réception, je n'eusse jamais mis le- pied dans leur ville !

Elle fut donc bien aise de retourner à Chinon, et se revit avec plaisir dans ces murs, témoins de ses premières amours.

Le dauphin était alors à Tours ; il vint à Chinon, et s'aperçut que, contre son attente, au lieu de diminuer avec le temps, l'amour de son père pour Agnès ne faisait que s'enraciner davantage, et que, de jour en jour, celle-ci prenait plus d'empire. Louis souffrait impatiemment de voir une femme qu'il abhorrait, maîtresse du cœur et de l'esprit du roi. Des rapports lui avaient appris d'ailleurs que, dans maintes circonstances, Agnès Sorel avait dévoilé à son royal amant les perfides desseins de son fils ; et comme il méditait dès lors de lever de nouveau l'étendard de la révolte, il craignit que madame de Beauté, dont la sagacité était généralement reconnue, ne vînt contrecarrer ses projets ; il résolut, en conséquence, de ne rien épargner pour saper son crédit.

L'occasion, si impatiemment attendue, ne tarda pas à se présenter.

Louis sollicitait de son père un emploi pour un des seigneurs sur lesquels il comptait le plus ; mais le roi, qui avait appris par expérience à se défier de son fils, le lui refusa, pour l'accorder au seigneur de Saint-Géran, frère d'Agnès.

De cet instant, la rage du dauphin ne connut plus de bornes ; il prit le parti de mettre tout en œuvre pour détruire un empire qui menaçait sérieusement son pouvoir.

En conséquence, il fit appeler chez lui le comte de Dammartin, Antoine de Chabannes', et lui fit part du plan qu'il avait formé pour nuire à la demoiselle de Fromenteau.

Il ne s'agissait de rien moins que d'exciter la jalousie du roi contre elle, et pour y parvenir, le comte de Dammartin devait, suivant les vues de Louis, s'efforcer, par tous les moyens possibles, de plaire à Agnès Sorel, et de l'entraîner à manquer à la fidélité que sa bouche avait si souvent jurée au roi.

Antoine de Chabannes frémit à l'idée d'une tentative aussi hardie ; car, s'il échouait dans ses démarches, madame de Beauté ne manquerait pas de se plaindre au roi, et d'exiger de Charles le bannissement de celui qui aspirait à devenir son rival. Si, au contraire, il voyait ses efforts couronnés de succès, que n'avait-il pas à craindre de la colère d'un maître, qui, blessé dans le plus profond de son cœur, ne manquerait pas de punir, des peines les plus sévères, l'audacieux qui en aurait été la cause première.

Comment s'y prendrait-il pour conduire sa barque entre deux écueils semblables, sans la briser à l'un d'eux ?

D'un autre côté, s'il refusait au dauphin sa coopération dans cette œuvre, il perdait sa confiance, -et tout espoir de jamais rentrer en grâce auprès de lui.

Qui sait même, pensait-il, si monseigneur Louis, après un refus de la sorte, consentira à ce qu'une bouche, qui peut parler, reste encore dépositaire de son secret !

Quelque part que le comte de Chabannes jetât les yeux, dans cette pénible circonstance, il n'apercevait de tous côtés que précipices et dangereux écueils.

Après de mûres réflexions, il prit le parti d'obéir, se livrant en aveugle à la fortune.

A dater de ce moment, Agnès fut, de sa part, l'objet d'attentions et d'hommages, qu'il n'avait pas, jusque-là, songé à lui adresser. A table, à la promenade, à la chasse ; le matin, le soir, à tout instant, en tous lieux, il était là, près d'elle.

Il donna de plus ordre à l'un de ses pages de suivre Agnès, et d'observer avec soin ses moindres démarches ; car, à vrai dire, le comte de Dammartin, peu amoureux de celle qu'il cherchait à séduire, eût été assez vivement satisfait de découvrir que pour perdre Agnès, il n'était pas besoin qu'elle se rendit à lui, un autre lui épargnant à la fois et ce plaisir et ce danger.

Mais le page revenait chaque soir annoncer à son maitre qu'il n'avait rien vu, rien appris ; qu'il savait, à n'en pouvoir douter, que le secrétaire du roi, messire Étienne Chevalier, était épris des charmes de la Belle des belles ; qu'en conséquence, il l'avait observé avec le plus grand soin, toujours inutilement. Aussitôt qu'Etienne approchait de mademoiselle de Fromenteau, c'était avec un respect qui écartait toute pensée de familiarité entre eux.

Le comte de Dammartin dut donc se résoudre, quoiqu'à regret, à tenter l'aventure, n'abordant qu'avec crainte ce qu'un autre eût tout donné pour obtenir. Résolu de brusquer l'événement, il suivit Agnès, et l'ayant un jour trouvée seule, dans le parc, assise sur un banc de pierre, à l'abri d'une charmille, et lisant quelques vers d'Alain Chartier, il s'approcha d'elle, et se jetant à ses genoux, lui fit une déclaration d'amour, qu'il s'efforça de rendre la plus passionnée possible.

Agnès se leva aussitôt, et pria messire Antoine de Chabannes de cesser ses discours, et de se retirer ; mais celui-ci, à force de répéter à madame de Beauté qu'il l'aimait, avait fini par se le persuader, de sorte qu'au lieu d'obéir à l'injonction qui lui était faite, il saisit, et pressa sur son cœur, la main d'Agnès, qu'elle retira en courroux.

Laissez-moi, messire de Dammartin, s'écria-t-elle ; laissez-moi, ou je vais me plaindre au roi d'obsessions qui commencent à m'importuner !

Antoine de Chabannes, sans tenir aucun compte de cette menace, courut après Agnès, qui tentait de s'échapper, et glissant un bras autour de sa taille, il approcha ses lèvres de celles de madame de Beauté. Se dégageant par un violent effort, Agnès se mit à fuir en toute hâte, dans la direction du château.

A peine avait-elle fait quelques pas, qu'elle vit le roi devant elle.

Sauvez-moi, sire, s'écria-t-elle, en se jetant dans ses bras ; sauvez-moi de messire de Chabannes, qui vient de m'outrager.

Charles s'enquit d'Agnès de la cause de son trouble ; puis, ayant fait venir le comte de Dammartin en sa présence, il lui ordonna de sortir, sous deux fois vingt-quatre heures, du château de Chinon, et lui interdit de jamais reparaître devant lui.

Le sire de Chabannes se retira fort confus, et monta à l'appartement du dauphin, lui rendre compte du non-succès de son entreprise, et du châtiment que le roi lui imposait. Louis entra dans une violente colère en entendant ces détails, et sa rage contre Agnès ne connut plus de bornes. Il consola cependant le comte de Dammartin, en lui promettant sa médiation auprès de Charles VII, et alla même jusqu'à lui affirmer que si dans deux jours madame de Beauté était encore à Chinon, il en sortirait lui-même, pour se retirer dans ses états de Dauphiné. Il descendit donc chez le roi, où il trouva la belle Agnès encore tout émue de la scène qui venait de se passer. Le dauphin eut avec son père, et au sujet de celle-ci, une assez vive altercation ; il demanda à Charles le pardon d'Antoine de Chabannes ; mais le roi étant demeuré inflexible, Louis, outré de colère, s'écria :

Par la Pâques-Dieu, sire, cette fille est cause de toutes nos querelles, c'est elle qui vient ici semer la discorde, et sa témérité mérite châtiment.

A ces mots, s'approchant d'elle, le dauphin lui donna un soufflet, qui vint retentir jusque dans le cœur du roi ; Charles s'élança vers Louis et lui mit avec tant de force les mains sur les épaules qu'il le fit tomber à genoux. Agnès se précipita aux pieds du roi, en le priant de pardonner à son fils. Cette grandeur d'âme au lieu de toucher le cœur froid et égoïste du dauphin, ne fit que l'irriter davantage. Le roi lui donna ordre alors de sortir à l'instant de sa présence et d'imiter l'exemple de son protégé, en quittant sous deux jours la résidence de Chinon.

Agnès s'apercevant de la haine qu'elle inspirait à ceux qui, après avoir tenté de lui plaire, n'avaient pu y parvenir ; à ceux dont le pouvoir se trouvait balancé ou surpassé par le sien ; à ceux que, n'en jugeant pas dignes, elle avait refusé d'appuyer ; à ceux enfin qui, ayant éprouvé son désir d'obliger, préféraient ne pas s'en souvenir ; comprenant de plus qu'elle était une cause de discorde entre le père et le fils, Agnès se détermina à quitter la cour pour se retirer à Beaulieu. Une fois qu'elle eut pris ce parti, ni les prières du roi, ni les instances de Marie d'Anjou elle-même ne furent capables de l'arrêter un instant[7].

Ce fut en vain que Charles la conjura dans les termes les plus pressants, de renoncer à un projet qui le réduisait au désespoir.

Non, Sire, disait-elle, dix-sept années passées auprès de vous m'ont fait trop d'ennemis. Rendez à ceux qui me haïssent une faveur dont ils se montrent si envieux ; quant à moi, l'assurance que votre cœur me reste est tout ce que je désire, et je n'aurai plus aucun vœu à former sur la terre, si je puis me dire que votre pensée me suit quelquefois dans ma retraite !

Agnès quitta donc Chinon, à la grande joie de tous les ambitieux courtisans de Charles, qui donnèrent aussitôt l'essor aux espérances qu'ils avaient vues si-souvent frustrées.

Tandis que la politique remplissait tous les moments de ceux qui aspiraient au titre de favori, Agnès Sorel vivait retirée à Beaulieu, près de Loches, s'occupant d'œuvres de bienfaisance et d'actions pieuses. Quelqu'excusable qu'il fût, son amour pour le roi était coupable ; Agnès l'avait compris, le repentir était entré dans son âme, non un repentir fastueux, mais simple et naturel comme son amour même.

Sa journée était employée à visiter la chaumière du pauvre, consoler l'infortune, encourager ceux qui trouvaient trop pesant le fardeau de la destinée. Combien de fois sa main libérale ne s'ouvrit-elle pas au récit du malheur ! Combien souvent son pied ne franchit-il pas le seuil de la misère pour verser dans l'âme du malheureux les consolations et les conseils d'une amie !

Partout où s'ouvrait une plaie à cicatriser, partout où retentissaient des sanglots, partout où il y avait des larmes à essuyer, on était certain de voir accourir Agnès.

La plus grande partie de son revenu était consacrée à de pieuses bienfaisances ; elle apprenait à lire aux enfants, à souffrir aux vieillards. Jamais sa bonté, sa grâce, sa douceur ne se démentaient ; à chacun elle parlait son langage, riant avec l'enfance, souriant avec l'âge mûr, soupirant avec la vieillesse.

Cependant Agnès éprouvait une indicible tristesse. Sans regretter le passé, le présent ne remplissait plus son âme ; elle ressentait une de ces mélancolies vagues, pénétrantes, insaisissables, dont on ne saurait se rendre compte, dont on ignore le motif, et que pourtant on ne saurait fuir. Son cœur s'était flétri au souvenir de l'ingratitude qu'elle avait éprouvée ; elle errait dans la campagne, non plus, comme jadis, le cœur plein d'espérances et de douces pensées ; l'illusion avait fui ses pas, de tristes et douloureux souvenirs l'escortaient seuls dans les bois qu'elle foulait d'un pied inquiet, tandis que, poursuivi par la politique et les soucis du trône, son royal amant résidait à Tours.

 

 

 



[1] Tout romanesque qu'il est, ce fait ne saurait être révoqué en doute : outre le témoignage d'Etienne Chevalier, qui avait suivi Agnès à Bois-Trousseau, dépositaire d'ailleurs de tous ses secrets, nous pouvons encore en appeler à celui de Delort.

[2] Voyez Alain Chartier.

[3] Trésor des Chartes, C. de 171 à 174.

[4] Tel était le titre que les princes du sang et les grands vassaux de la couronne donnaient au roi à cette époque.

[5] Ce château devint célèbre plus tard. Reconstruit par Louis XI, il prit le nom de Plessis-lès-Tours, et reçut le dernier soupir de ce prince.

[6] Montjoie signifie, en vieux français, moult joie ou grande joie.

[7] La conduite générale de Marie d'Anjou, à l'égard d'Agnès Sorel, s'explique aisément. Cette princesse prévoyait que si le roi perdait madame de Beauté, il chercherait une autre affection, et l'objet de ce nouvel amour, au lieu d'user de son empire, comme Agnès, pour le bien du roi et de l'État, ne devait vraisemblablement le faire tourner qu'à son profit personnel et à celui de ses créatures.