Étienne Chevalier se
rend au château de Maignelais. — Sa lettre à Agnès Sorel. — Antoinette de
Maignelais. — Elle arrive à Chinon. — Son départ. — Mort d'Isabeau de
Bavière.
Le
manuscrit d'Étienne nous apprend que ce fut vers cette époque que
mademoiselle de Fromenteau commença d'habiter la maison qu'on avait
construite pour elle. Le 18
du mois suivant, Agnès fit mander Étienne Chevalier ; dès qu'il entra, elle
lui fit signe de venir prendre place sur un siège à côté d'elle, et lui dit : Messire,
si j'ai bien entendu la volonté du roi, son bon plaisir serait, ce me semble,
que je trouvasse en vous un ami sûr, fidèle et prêt à braver tous les
obstacles pour m'être utile. Je
le comprends ainsi, madame, répondit Étienne ; puis il ajouta avec un soupir
: Et ainsi ferai-je ! Or
donc, messire, écoutez-moi, et si vous servez en ceci mes désirs, ma
reconnaissance ne vous faudra pas. Le souvenir des jours éteints de mon
enfance ne s'éloigne pas de mon cœur ; la pensée de l'affection pure et
sainte que je ressentais alors, ne saurait me fuir ! Oh ! ne soyez point
étonné, messire, continua-t-elle, en levant au ciel des yeux humides de
pleurs ; cette affection-là était vraiment pure. ; c'était l'affection de mon
enfance ! Une
jeune fille, ma cousine, fut élevée avec moi : Antoinette était, à
l'exception de ma bonne tante, la seule parente que je connusse ; je la
chérissais, et depuis sept ans bientôt je ne l'ai point vue. Elle m'aimait
peu, je crois ; mais le temps et l'absence auront changé ses sentiments ; je
la presserai sur mon cœur, et je compterai une amie de plus ! Partez,
messire ; allez en Picardie. Là, sur les bords de l'Oise, vous trouverez un
joli château bien fortifié, abrité de bois touffus et garni de bosquets
odorants, c'est le château de Maignelais ; là demeure Antoinette ; là j'ai
passé mon enfance. C'est à l'ombre de ses charmilles que je fuyais l'été les
ardeurs brûlantes du soleil ; sa terrasse fut témoin de mes premiers jeux,
ses murs retentirent de mes premiers cris. Puissent-ils recevoir mon dernier
soupir ! Écoutez-moi
bien, messire, pour ne vous pas tromper. Lorsque
vous aurez fait savoir que vous désirez parler à la maitresse du lieu, un
vieux serviteur vous introduira auprès d'elle ; c'est Enguerrand, le même qui
soutint mes pas chancelants quand je m'essayai à marcher !... Agnès
s'arrêta quelques instants ; puis elle reprit, en étouffant un soupir. Que
ne m'a-t-il accompagné, et que n'a-t-il soutenu de ses conseils ma première
entrée dans le monde comme ma première entrée dans la vie —
Vous semblez émue, madame, interrompit Étienne Chevalier ; permettez que je
me retire : dans quelques instants je reviendrai. —
Restez, mon ami, restez : ce trouble est passager ; mais si je vois l'avenir
sans effroi, je ne revois pas le passé sans regrets ! Enguerrand vous
introduira donc auprès de ma tante, et alors j'abandonne à votre jugement le
choix des expressions les plus propres à décider madame de Maignelais à
laisser Antoinette la quitter pour venir passer quelque temps avec moi à
Chinon. Puis, vous direz à ma cousine que je veux la voir, m'entretenir avec
elle des jours qui ne sont plus ! Oh ! qu'elle ne refuse pas ma prière !
Partez, et gardez ceci comme un gage de ma reconnaissance et de mon amitié ! Et
Agnès passa un anneau magnifique au doigt du secrétaire, qui baigna de larmes
la main de la demoiselle de Fromenteau, et jura qu'il accomplirait le message
qu'on lui confiait, dussent tous les ruisseaux se transformer en torrents sur
son passage, dussent les chênes de Maignelais se transformer en géants pour
lui défendre l'entrée du château[1] ! A dater
de ce moment, Étienne Chevalier ne songea plus qu'à faire en toute hâte ses
préparatifs de départ. A cette
époque, les routes étaient peu sûres. Outre les brigands qui les infestaient,
on voyait les gentilshommes, nés pour protéger les faibles, oublier leur
noble mission et s'avilir jusqu'à parcourir les terres de leurs vassaux,
pillant la chaumière du pauvre et rançonnant le voyageur, qui était contraint
de chevaucher toujours armé jusqu'aux dents, et n'avait d'autre protection
que celle de son épée contre les attaques de ces hordes sauvages[2]. Aussi
ne fut-on pas étonné un matin de voir Étienne Chevalier ceindre son baudrier,
se revêtir d'une cotte de mailles, passer à son côté une longue épée,
attacher ses éperons d'or, qui brillaient au soleil[3], et couvrir son bras d'un vaste
bouclier, sur lequel était gravé le rébus suivant : Tant puis une aile ; vaut puis une selle
; pour qui je puis un mors. Tant elle vaut celle pour qui je
meurs ![4] Puis il
sauta sur son cheval, et le pont-levis ayant été baissé, il se préparait à
sortir, lorsque, s'étant retourné, il aperçut la demoiselle de Fromenteau à
une fenêtre ; il la salua respectueusement, Agnès lui fit signe de la main. Satisfait
alors, Etienne s'éloigna, tandis que de son côté Agnès le suivit des yeux
jusqu'à ce qu'il eût disparu. On fut
longtemps sans entendre parler de lui, et ce retard eût sans doute causé un
vif chagrin à Agnès ; mais à cette époque les événements graves se
succédaient avec une rapidité telle) que rarement l'esprit pouvait
s'abandonner d'une manière suivie à des pensées de peu d'importance. Au mois
de mai suivant, les Anglais furent défaits près de Beauvais, et cette
victoire fut pour le cœur de Charles l'objet d'une vive satisfaction. Agnès
profita de la circonstance pour engager le roi à quitter Chinon et à se
rendre lui-même en Picardie. Mais livré tout entier à son amour pour la
demoiselle de Fromenteau, il ne voulut entendre à rien, et heureux de régner
sur le cœur d'une femme, il n'ambitionnait point d'autres conquêtes. Remarquons
seulement en" passant avec quelle injustice la plupart des historiens
ont traité la mémoire d'Agnès Sorel. Considérons qu'à chaque moment, dans
toutes les circonstances, c'est elle qui, au nom de son amour, prie le roi
d'oublier pour quelques heures cet amour même ; elle qui lui rappelle ses
devoirs, qui détache de la muraille l'épée que le roi y a suspendue ; elle
qui arme sa main, lui trace la route qu'il 'doit suivre ; elle enfin, dont la
voix suave et pénétrante, dont les accents persuasifs réveillent dans l'âme
de Charles les sentiments de l'honneur et du devoir ! Agnès
Sorel fut coupable, il est vrai ; mais, hâtons-nous de le dire, nulle ne
répara mieux une faute, nulle ne sut mieux qu'elle la faire tourner au profit
des gens de bien. Cependant,
sans se laisser décourager par la défaite qu'ils venaient d'essuyer près de Beauvais,
les Anglais se préparaient à assiéger Saint-Denis. De leur
côté les chefs de l'armée française, la voyant affaiblie par un hiver
rigoureux, privés de vivres et de munitions, résolurent, après de mûres
délibérations, d'envoyer auprès du roi, Dunois, le bâtard d'Orléans, pour lui
demander des secours d'hommes et d'argent. Celui-ci
arriva effectivement au commencement du mois de juin à Chinon, et s'acquitta
de sa mission auprès de Charles ; mais le succès ne répondit pas à son
attente, les finances du roi étant presque aussi épuisées que son courage. Pendant
que Charles entretenait le Bâtard, Agnès Sorel recevait un messager chargé
d'une lettre d'Étienne Chevalier, où celui-ci lui rendait compte du résultat
de son voyage. Après
une longue description des fatigues qu'il lui avait fallu endurer sur les
chemins, description que nous omettrons ici, parce qu'elle offre peu
d'intérêt aux amis de l'histoire, il en venait au point le plus intéressant
pour Agnès, son arrivée à Maignelais. Nous
allons donner quelques passages de cette missive, que nous traduirons en
français du dix-neuvième siècle. .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J'ai
éprouvé de bien grandes difficultés, Madame, dans tout le cours de ce voyage
; mais il s'en est présenté de telles vers les derniers jours, que
véritablement si notre divin Sauveur ne m'eût aidé de sa toute-puissante
protection, j'y serais probablement resté corps et âme. Les maudits Anglais,
ennemis du roi, notre sire, et de notre beau pays de France, couvraient
toutes les campagnes aux bords de r Oise ; mais ils ont été vaincus et avec
eux les obstacles que je devais rencontrer en Picardie. Je
suis enfin arrivé au pied des murs du château de Maignelais ; suivant vos
instructions, j'ai fait demander à parler à madame votre tante ; mais, las ! la pauvre dame est départie de ceste vie en l’aultre. Fort
étonné aussi de ne pas voir venir au-devant de moi, comme vous me l'aviez
annoncé, le vieil Enguerrand, je demandai avec empressement où il se trouvait
; on me répondit que lui aussi avait cessé de vivre, et que la seule personne
qu'il y eût alors au château était mademoiselle de Maignelais, votre cousine. Ayant
prié qu'on me conduisit à elle, je fus introduit dans une vaste salle. Après
avoir fait part à la demoiselle de la mission dont vous m'aviez honoré, elle
réfléchit un instant, puis répondit froidement : J'irai, Messire. Elle
a du reste donné ordre qu'on eût grand soin de monsieur l'Ambassadeur. Quand
je lui demandai si elle comptait se mettre bientôt en route, lui faisant
observer que les chemins étaient peu sûrs, et que, si elle voulait bien le
permettre, je l'accompagnerais jusqu'à Chinon ; elle m'assura que ses
préparatifs seraient terminés sous peu de jours, et qu'après avoir donné
quelques ordres indispensables à ses gens, elle ne tarderait pas un instant à
partir. Heureux
de cette assurance, je vous envoie, Madame, cette lettre afin que vous vous
teniez prête à recevoir mademoiselle de Maignelais. Je
puis du reste vous affirmer que quels que soient les périls qu'il m'ait fallu
braver pour remplir ma mission, je suis prêt à recommencer et à aller plus
loin encore, si tel est votre bon plaisir. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . Voilà,
en substance, le contenu de la lettre écrite à Agnès Sorel par Étienne
Chevalier, et qui n'arriva que longtemps après qu'elle eut été expédiée, les
communications étant à cette époque rares et difficiles. Ce fut, comme chacun
sait, quelques années plus tard, et seulement sous le règne de Louis XI, que
des courriers furent régulièrement établis sur plusieurs points du royaume,
encore ne servaient-ils qu'au transport des dépêches royales. Aussi,
peu de jours après la réception de cette lettre, on ne fut pas surpris de
voir arriver Étienne Chevalier avec une jeune dame d'une vingtaine d'années,
coiffée, selon la mode du temps, d'une espèce de bonnet ou plutôt de chapeau
élevé, en forme de pain de sucre, et dont le sommet laissait échapper un long
voile qui retombait en arrière sur les épaules de mademoiselle de Maignelais. Entendant
du bruit dans la cour du château, Agnès se mit à une fenêtre, et ayant aperçu
de loin son fidèle Étienne Chevalier et sa cousine, elle descendit en toute
hâte les degrés de l'escalier en limaçon qui conduisait à son appartement, et
s'élançant dans les bras d'Antoinette, elle la serra sur son cœur, en
s'écriant : — Ma cousine ! ma bonne cousine !... Oh ! oui, c'est bien toi !... je te reconnais... et pourtant tu es embellie... bien embellie !... Mademoiselle
de Maignelais se dégageant peu à peu des bras de sa cousine, parcourut
celle-ci d'un regard prompt et perçant : — Pas plus que toi, Agnès ! Non, vraiment, pas plus que toi
! Mais je ne veux pas oublier les remerciements que mérite messire Étienne
Chevalier pour m'avoir si généreusement octroyé aide et protection pendant le
cours de ce pénible voyage. Je n'ai eu qu'à me louer de sa courtoisie et de
ses prévenances ; grand merci, Messire, grand merci ! En
entendant ces paroles, Étienne dirigea sur Agnès Sorel un regard doux et
pénétrant qui semblait dire : Êtes-vous
satisfaite ? — Sans doute, chère Antoinette, reprit Agnès, en vous donnant messire Étienne pour chevalier, j'étais
certaine d'avance qu'il saurait se montrer digne de ma confiance. Je joins
donc mes remerciements à ceux de ma cousine, poursuivit avec un accent plein
d'une enivrante suavité la demoiselle de Fromenteau, et croyez, Messire, que
je n'oublierai pas de vanter au roi votre fidélité et votre loyauté ! — Je ne demande, Madame, d'autre approbation que la vôtre, repartit d'une voix tremblante
Étienne Chevalier ; elle me suffit, et si je
l'obtiens, peu m'importe le reste du monde ! Agnès
Sorel lui tendit une main sur laquelle il posa ses lèvres, puis prenant le
bras d'Antoinette, elle l'entraîna dans sa chambre. La
tendre et sensible Agnès entretint longtemps sa cousine, lui rappela leurs
jeux, pleura sa tante, donna quelques regrets au vieil Enguerrand, et demanda
ensuite à Antoinette le récit de tout ce qui lui était arrivé depuis le
moment de leur séparation. — Oh ! rien, absolument rien d'intéressant, je t'assure ;
mon faucon est mort et notre voisin messire de Mailly, m'en a envoyé un
autre, aussi adroit que beau. Depuis que je ne t'ai vue, ma bonne Agnès, j'ai
chassé, et voilà tout ! — Tout !
reprit Agnès, en appuyant sur le mot. — Tout, vraiment ; mais toi, tu as su mettre mieux le temps
à profit. Ta carrière est tout autre que la mienne. Moi, simple fille de
campagne, je vis au milieu des champs, comme la fille de mon fermier, sans
intérêt dans la vie ; mais toi, brillante, parée, tu passes tes jours au sein
des fêtes et de la magnificence. On s'empresse de t'entourer d'hommages,
chacun te recherche, te flatte, et le roi lui-même. Agnès
pâlit ; elle retira sa main qui tremblait dans celle de sa cousine. Antoinette
jeta sur elle un regard froidement scrutateur, et répondant tout haut à sa
pensée : — Je le savais bien ! murmura-t-elle. Sans
répondre à cette observation, Agnès répliqua : — Le roi lui-même délire te voir, ma chère Antoinette ; je
lui ai si souvent parlé de toi, qu'il me dit un jour : Il faut la faire venir
à Chinon, je me charge de la marier, et sans doute elle voudra bien accepter
un époux de ma main ! — C'est étrange, repartit avec un sourire moqueur la cousine d'Agnès, et pourrais-tu me dire pourquoi le roi songe à me marier,
moi qu'il ne connaît point, tandis qu'il laisse une fille comme toi sans
époux. Charles, à ce qu'il paraît, a la vue longue ; il voit de loin et pas
de près ! Troublée
par les paroles d'Antoinette, Agnès s'était trop pressée de répondre, elle
n'avait pas apprécié la portée de sa réponse. — Pourquoi ? reprit-elle alors d'une voix assurée : parce que j'ai manifesté ouvertement au roi l'intention de
ne jamais me marier ! — Ah ! vraiment. Eh bien ! s'il en est ainsi, présente-moi
au roi sans plus tarder. — Il n'est point actuellement à Chinon. Hier il a quitté ces
lieux pour se rendre à Amboise. On parle beaucoup d'un traité qui devra se
conclure à Arras, et Charles a renoncé aux plaisirs de cc château, pour les
travaux et le recueillement de celui d'Amboise. — Fort bien, j'arrive ou trop tôt, ou trop tard :
j'attendrai donc ! Les
deux cousines parcoururent pendant plusieurs jours Chinon et les environs de
ce délicieux pays ; Antoinette avec une insistance désespérante faisait
toujours tomber la conversation sur le roi, tandis qu'Agnès, qu'un tel
entretien embarrassait au plus haut point, faisait tous ses efforts pour
l'éluder. On en
était là, lorsque le mois suivant (6 juillet 1435), vint à Chinon un courrier
apportant à Marie d'Anjou la nouvelle que le roi venait de donner au sire de
Gaucourt et à ses autres ambassadeurs à Arras, leurs lettres de créance ;
qu'en conséquence, délivré des inquiétudes que cette affaire lui causait, il
ne tarderait pas à revenir. Or, la
reine était absente, lors de l'arrivée de mademoiselle de Maignelais, et
s'étant trouvée très-indisposée à son retour, cette dernière n'avait pu
encore lui être présentée. Le jour
même où ce courrier arriva, la reine fit savoir qu'elle recevrait le soir. Les
deux cousines se rendirent donc dans le grand salon, et Marie d'Anjou eut la
bonté de causer quelques instants avec Antoinette ; puis celle-ci s'étant
éloignée, elle appela Agnès et lui dit : — Mademoiselle de Fromenteau, cette femme n'est pas votre
amie ! — Je le crains, Madame ! — Défiez-vous en donc ! — Ainsi ferai-je ! Cependant
Agnès ne pouvait plus cacher l'amour du roi pour elle. Sa grossesse n'étant
plus un mystère pour personne, elle nomma Charles, comme père de son enfant,
et ce prince reconnut la vérité de ce qu'avançait la demoiselle de
Fromenteau. A la
fin du présent mois de juillet, le roi revint à Chinon, et Agnès lui présenta
mademoiselle de Maignelais. Antoinette
était jolie ; animée d'un sentiment que nous ne chercherons point à analyser,
elle le fut encore plus ce jour-là que de coutume. Sa toilette était disposée
avec art, et en abordant le roi, son regard s'anima d'un feu extraordinaire. Le
roi lui parla quelques instants, elle répondit avec esprit, mais sans naturel
: elle voulait plaire et ne plut pas ! Combien la grâce naïve et simple,
combien les charmes modestes et pleins d'attraits d'Agnès contrastaient avec
cet extérieur apprêté et recherché ! Le regard de l'une était droit et
parvenait au cœur ; celui de l'autre, détourné, affecté, étonnait sans
séduire. Agnès
s'exprimait avec simplicité, les mots sortaient de ses lèvres, prononcés avec
un accent plein de douceur ; Antoinette était de ces femmes qui, lorsqu'elles
adressent la parole à quelqu'un, promènent autour d'elle un regard pour
mendier l'approbation. Ce
petit manège amuse quelquefois, il fatigue souvent. Aussi Charles ne lui
adressa-t-il que quelques froids compliments et se borna-t-il à exprimer le
désir que mademoiselle de Maignelais se plût à Chinon, et voulût bien y
prolonger son séjour aussi longtemps qu'il lui serait agréable. Puis,
se levant, il alla s'asseoir auprès de sa chère Agnès, qu'il n'avait pas vue
depuis plus de deux mois, et causa quelque temps avec elle. Antoinette
ne put réprimer un mouvement de dépit et d'amour-propre blessé à cette vue ;
mais elle se remit bientôt, et alla prendre possession du siège que le roi
venait d'occuper près d'Agnès Sorel. Quelques
jours après, Charles annonça qu'il était obligé de repartir pour Amboise, où
l'appelaient des affaires pressantes. Ce jour-là, Agnès fut triste ; obligée
de renoncer à son amitié pour la seule parente qu'elle eût, son amour pour le
roi s'était accru de toute l'affection qu'elle avait ressentie pour
Antoinette. Or
donc, comme le roi venait de quitter Chinon, escorté d'une suite nombreuse,
Agnès, pensive et mélancolique, s'était égarée sous les bosquets du parc.
Elle y était à peine depuis quelques instants, lorsqu'un léger bruit se fit
entendre ; elle prêta l'oreille ; les pas devinrent plus distincts, et sa
cousine se présenta devant ses yeux. J'ai mille excuses à te faire, ma
chère Agnès,
dit-elle en lui prenant le bras, d'avoir
oublié de te rapporter, ainsi que je le lui avais promis au lit de mort, les
derniers vœux que ma mère a formés pour toi. Je pars demain pour retourner à
Maignelais... — Déjà !
s'écria Agnès. — Déjà,
reprit Antoinette. Le soleil de ce pays est
trop ardent pour moi, et je vais dans ma solitude rechercher le repos que
j'ai perdu. Mais je ne te quitterai pas sans accomplir la promesse que j'ai
faite à ma mère ; ainsi, écoute-moi, Agnès, ce sont les dernières paroles de
celle qui t'aima tant ! Succombant à la fatigue d'une
journée de douleurs, ma mère s'était assoupie. La nuit enveloppait le
château, et le calme le plus imposant régnait autour de nous. Agenouillée
auprès de son lit, j'adressais au ciel ma prière, pour qu'il voulût bien
adoucir les souffrances de celle que je chérissais. Tout à coup la malade
pousse un profond soupir, et se dressant sur son séant : Agnès ! Agnès ! s'écria-t-elle, ma
chère enfant, où êtes-vous ? Je m'approchai d'elle, mais dans
son délire elle me repoussa, en disant : Vous n'êtes point Agnès, vous
n'êtes pas ma nièce bien-aimée ! — Ma mère, c'est moi ; moi,
Antoinette, votre fille ; ne me reconnaissez-vous pas ? — Quoi ! c'est toi, mon enfant ; mais encore, ta cousine, où
est-elle ? — Hélas ! vous le savez, ma mère, Agnès nous a abandonnées. — Oh ! ma cousine, interrompit avec feu la demoiselle de Fromenteau ; oh ! ma cousine, c'est indigne à vous ! Vous n'ignorez pas
que c'est sur l'invitation pressante de ma tante elle-même, et d'après vos
propres conseils, que je me décidai à quitter Maignelais, et plût au ciel que
je n'eusse cru que moi ! — Je regrette, ma cousine, reprit tranquillement Antoinette, je regrette que mes paroles vous causent tant d'émotion ;
mais enfin, je vous dois la vérité. — Encore une fois, vous me devez la vérité, reprit Agnès en courroux, et vous me donnez le mensonge ! — Ma cousine, reprit mademoiselle de Maignelais, toujours avec le même
sang-froid, vous êtes trop irritable ; votre
santé est votre excuse. Du reste, je n'achèverai pas, en ce moment, ce que je
voulais vous dire ; demain matin, si vous le voulez bien..... — Soit, ma cousine, à demain ! Et les
deux jeunes personnes se séparèrent. Mademoiselle
de Maignelais s'occupa pendant toute cette journée de ses préparatifs de
départ ; le soir, elle prit congé de la reine, et le lendemain matin, avant
que personne fût levé dans le château, elle se mit en route pour la Picardie,
renonçant, bien malgré elle, à toute pensée de conquête sur le roi, et laissa
au garde-pont de Chinon une lettre qui devait être remise à mademoiselle de
Fromenteau deux jours après le départ d'Antoinette. Cette lettre contenait
les dernières paroles de madame de Maignelais. Étienne Chevalier nous l'ayant
conservée en entier, nous allons en citer le passage suivant : .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je vous disois donc, tres-chiere
cousine, que ma mère, vostre tante, me dist : Si iamais, mon enfant, tu
revois ta cousine, tu lui voudras bien dire, de ma part, que tousiours ie
prierai le Seigneur, nostre divin Sauveur, pour qu'il l'ait en sa saincte garde,
et la défende de toute pensée déshoneste et action contraire à la vertu. le
lui souhaite qu'elle puisse se gaudir tousiours dans l'innocence de son
cueur. Sur ce, ie lui enuoie ma bénédiction. Quand
j'eus ouï ces lamentables paroles, ie pleurai moult grandement, mais elle me
voulut bien consoler, ce que, à vrag dire, ne pust faire, et le dict soir, à
minuit, elle trespassa. Que Dieu ait son urne deuant sa face ! Et
aussi bien ie me voulois libérer de ceste commission ; mais vostre estât de
santé déplorable, suicte naturelle de vostre grossesse, m'a empeschée de vous
exprimer, auec la voix, les derniers souhaict de vostre tante, auxquels ie
ioins les miens aussi . . . . . . . . . . . . . . . Cette
lettre fit, on le sent bien, une profonde impression sur l'esprit d'Agnès ;
elle admirait l'art cruel avec lequel sa cousine savait lui percer le cœur. A
cela se joignait une autre cause de douleur : l'absence de Charles. Les
heures s'écoulaient lentes et uniformes pour la tendre Agnès ; et si elle
savait trouver de l'éloquence pour engager le roi à la quitter, lorsque le
bien de l'état l'exigeait, la pauvre enfant n'en savait plus trouver pour se
consoler lorsque, vaincu par ses prières, il s'était éloigné d'elle. Ces
divers motifs d'affliction influaient fortement sur l'esprit d'Agnès, et
depuis la lecture de la lettre de sa cousine, les dernières paroles de madame
de Maignelais restaient gravées dans sa pensée, et oppressaient son âme d'un
poids insupportable. Ma
tante, pensait-elle, me souhaite de trouver le bonheur dans l'innocence des
désirs et la pureté de l'âme ; hélas ! et j'ai perdu l'une et l'autre ; aussi
n'est-il plus de repos pour moi sur la terre ! Poursuivie
de ces tristes pensées, Agnès sentit son sang bouillir ; la fièvre s'empara
d'elle, et la réduisit presque à la dernière extrémité. En apprenant cette
nouvelle, Charles quitta Amboise en toute hâte, et revint à Chinon. La
présence du roi ramena le calme dans l'âme d'Agnès. Semblable à ces fleurs
qui, repliées le soir, s'entr'ouvrent de nouveau, et embaument l'air, lorsque
le soleil a reparu sur l'horizon, mademoiselle de Fromenteau écoutait, en
silence, les discours pleins d'un tendre intérêt que lui tenait le roi ; elle
se sentait renaître à la vie, et les nuages se dissipaient peu à peu. Le 10
octobre 1435, quelques jours après le retour de Charles à Chinon, le son
d'une trompette se fit entendre, et deux hérauts entrèrent dans la cour du
château. Allez, crièrent-ils au garde de la
porte, allez, et faites dire au roi que deux
hérauts d'armes demandent à être introduits en sa présence. Qu'il daigne nous
accorder audience ; nous avons des papiers importants à lui remettre, et une
grande nouvelle à lui apprendre. Le roi
assembla aussitôt son conseil, et étant monté sur son trône, la couronne en
tête et le sceptre à la main, il donna ordre qu'on introduisît les deux
hérauts. Ceux-ci
étaient couverts d'une espèce de vêtement assez semblable à celui que portent
les desservants dans les églises catholiques. Cet habit était de couleur
violette, et sur la poitrine trois fleurs de lys d'or étaient brodées ; une
frange également d'or l'entourait en entier ; leurs pieds étaient chaussés de
longs souliers verts pointus ; leur vêtement de dessous de même couleur. Ils
portaient à la main une bannière violette, chargée de trois fleurs de lys,
semblables à celles de leur manteau, et surmontée d'une couronne royale. Le
bâton était recouvert d'une étoffe noire, brodée d'argent. Les
deux hérauts s'avancèrent jusqu'auprès du trône, et s'étant inclinés
profondément, ils posèrent chacun un pied sur le premier degré, et remirent
au roi des papiers scellés de cire noire. Charles
lut ces dépêches avec précipitation, puis, découvrant sa tête, il
s'agenouilla, et dit tout haut : Fiat voluntas tua, Deus ! Ensuite
s'étant relevé : Ces papiers, Messeigneurs, dit-il, en s'adressant à ceux
qui l'entouraient, nous annoncent que notre
royale mère, Isabeau de Bavière, a rendu, le 30 du mois de septembre, le
dernier soupir, en son hôtel de Saint-Pol, à Paris. Demain, des prières
solennelles seront dites pour le repos de son âme. Les
hérauts racontèrent alors, sur l'ordre du roi, les derniers moments de la
reine-mère ; ils rendirent compte de son testament, qui accordait des revenus
à différents couvents et à diverses églises, à la charge de faire dire
annuellement des messes pour elle. Ils répétèrent ensuite comment, quelques
jours après sa mort, Isabeau avait été transportée, la nuit, aux flambeaux,
et sans aucune pompe, sur un bateau, jusqu'à Saint-Denis, où elle avait été
inhumée près de son royal époux, Charles VI. Le
lendemain, un office solennel fut célébré pour le repos de l'âme de la feue
reine, en la chapelle du château de Chinon. Le roi assistait à cette triste
cérémonie. L'officiant était le confesseur de Charles, l'évêque de Castres. Deux
jours après (13 octobre),
le roi quitta Chinon, et se rendit de nouveau à Amboise ; mais à un mois de
là, un événement intéressant pour son cœur, le contraignit à quitter cette
résidence. Agnès
Sorel sentant approcher le terme de sa grossesse, avait abandonné Chinon ; et
dans le but de retrouver un peu de calme, elle s'était rendue au château de
Fromenteau ; ce qu'ayant appris l'amoureux Charles, il y accourut en toute
hâte, et arriva le 16 novembre, deux jours après que sa bien-aimée eut mis au
monde une fille, que le roi reconnut, et qu'il nomma Marguerite. Cette
enfant épousa, en 1458, Olivier de Coëtivy. Charles
donna à Agnès, pour constituer plus tard la dot de sa fille Marguerite, le
château de Beauté-sur-Marne, le plus bel
chastel et joli et le mieux assis qui fust en toute l'isle de France. D'où elle prit le nom de dame
de Beauté ; ce qui, au dire des courtisans, lui seyait à merveille. Elle
reçut, en outre, la seigneurie de Roche-Servière. Charles
quitta Fromenteau, et se rendit à Tours, où il ratifia, le 10 décembre, les
conditions stipulées au congrès d'Arras. L'année
suivante, le dauphin revint à Tours, où ses noces furent célébrées avec
Marguerite d'Écosse ; puis il vint passer quelque temps à Chinon avec sa
nouvelle épouse. Le 18
mars, de grandes fêtes eurent lieu au château, Q. l'occasion du mariage qui y
fut célébré entre Jean de Vergy, seigneur de Fonvens, et Marguerite de
Larocheguyon, auquel assistèrent Marie d'Anjou, Agnès Sorel et Guillaume
Bélier, gouverneur de Chinon. Au mois
de décembre, le roi quitta Tours et revint à Chinon, où la reine, Marie
d'Anjou, mit au monde, le 4 janvier, un fils qui fut tenu sur les fonts de
baptême par le duc de Bourbon, au nom du duc Philippe de Bourgogne. Cet
enfant ne vécut que quelques jours. Le roi demeura longtemps en Touraine, livré à son amour pour Agnès, qu'il ne pouvait plus se décider à quitter ; néanmoins, à force de prières, madame de Beauté obtint qu'il quitterait le château, et se rendrait à Montrichard, où l'appelaient des affaires d'importance. Le premier octobre, il arriva dans cette ville, qu'il abandonna pour se rendre à Lyon, et de là à Montpellier, où il passa une partie du carême, et où il fit ses Pâques. |
[1]
Ce sont ses propres expressions.
[2]
Nous verrons plus tard Charles VII réprimer par de sages lois l'excès de tels
abus.
[3]
Le roi avait armé Étienne en lui disant : Estienne,
nostre Seigneur Dieu t'a fait naître Chevalier, et je veux que tu meures
chevalier de ma main.
[4]
Ce fait est authentique ; nous aurons occasion d'en reparler plus tard.