CHINON ET AGNÈS SOREL

DEUXIÈME PARTIE. — AGNÈS SOREL

 

CHAPITRE III.

 

 

Arrivée de Jeanne-d'Arc à Chinon ; elle y est examinée. — Son départ. — Elle revient à Chinon. — Sa mort. — La Trémouille est fait prisonnier. — Isabeau de Lorraine. — Agnès Sorel ; son enfance.

 

Effectivement, le 24 février, c'est-à-dire trois jours après ces événements, au moment où la nuit venait de répandre ses ombres sur le pays d'alentour, un grand bruit retentit dans la cour du château, et bientôt après la grande -salle de Chinon s'emplit de chevaliers et de courtisans, tous richement vêtus ; au milieu d'eux la pucelle Jeanne marchait d'un pas où l'assurance de l'inspirée se mêlait à la modestie de la vierge. Le roi entra aussitôt accompagné de quelques seigneurs, dont l'un était beaucoup plus magnifiquement habillé que les autres : c'était le seigneur de Chissay. Pour Charles VII, ayant déposé tous les insignes de la dignité royale, il parut couvert d'un simple manteau de couleur foncée.

Et néanmoins, Jeanne d'Arc ne l'eut pas plus tôt aperçu que s'avançant vers lui, elle s'inclina avec respect.

Vous vous trompez, mon enfant ; je ne suis pas celui que vous croyez. Retournez-vous, continua-t-il, en lui montrant du doigt le seigneur de Chissay, voici le roi !

Mon Dieu, gentil dauphin[1], c'est vous et non autre. Je suis envoyée de la part de Dieu pour prêter secours à vous et à votre royaume ; et vous mande le roi des cieux, par moi, que vous serez sacré et couronné en la ville de Reims, et serez lieutenant du roi des cieux, qui est roi de France ! Et d'ailleurs, si doutez de mes paroles, je puis vous raconter telles choses que vous seul savez, gentil dauphin, et que mes voix m'ont révélées !

Et quels sont donc ces secrets ?

Venez çà, et je vous les dirai.

Entraînant alors le roi dans l'embrasure d'une fenêtre, elle fit un signe aux gentilshommes qui se retirèrent.

Allez, monsieur de Longueville, dit le roi, et restez de manière à nous voir sans nous entendre.

Le bâtard d'Orléans obéit, et Jeanne reprenant la parole :

Vous rappelez-vous, gentil dauphin, dit-elle, que le mois dernier, une nuit où vous cherchiez en vain le sommeil.

Eh bien ?

Inquiet, agité, vous êtes issu de votre lit

En effetPoursuivez...

Adonc, vous êtes issu de votre lit, et puis, tombant à genoux devant l'image de notre Seigneur Dieu, vous lui dites : Adonc, Seigneur mon Dieu, est-ce qu'à cause de la conduite de ma mère Isabeau, je ne serais pas, ainsi que l'ai toujours cru, l'héritier légitime du trône ? Si ainsi soit, inspirez-moi, Seigneur : auquel cas suis-je décidé de rendre la couronne à qui elle appartient, et quitter le pouvoir. Ne dites-vous pas ces paroles, gentil dauphin ?

Pardieu, tu dis vrai, gentille Jeanne, il suffit : aussi bien, quant à moi, suis-je convaincu de la vérité de ta mission.

Puis faisant un signe aux chevaliers, aux courtisans et jusques au peuple qui avait envahi la salle :

Sur le salut de mon âme, cette pucelle est inspirée de Dieu, et elle m'a confié telles choses, messeigneurs, que moi seul puis connaître.

Cependant l'affirmation du roi ne paraissant pas suffisante dans une circonstance aussi délicate, on décida, avec le consentement de Charles, que Jeanne serait examinée et interrogée par plusieurs prélats qui se trouvaient alors à Chinon, et qui durent se réunir le lendemain, en présence du duc d'Alençon, et sous la présidence de Renaud de Chartres, archevêque de Reims.

Jeanne comparut en effet, et répondit avec une sagesse surprenante aux questions insidieuses qui lui furent faites par ses examinateurs.

Mais, lui dit l'un d'eux, si Dieu tout-puissant veut délivrer la France, il n'est pas besoin de gens d'armes.

Les gens d'armes batailleront, répondit Jeanne, et Dieu donnera la victoire.

Elle sut enfin si bien éviter tous les pièges, et déploya tant de vertu et d'éloquence, que Guy de Laval, qui assistait à cet interrogatoire, écrivait à madame de Guitré, son aïeule :

Et semble chose toute divine de son faict de la voir et de l'ouïr.

Néanmoins, voulant donner encore plus de solennité, et un plus grand caractère d'authenticité à ce fait, Charles, non content de cette première épreuve, décida que la pucelle serait examinée de nouveau à Poitiers, et résolut de l'y accompagner en personne. Il quitta donc, avec toute la cour, le château de Chinon, le 28 février, et arriva à Poitiers le 3 mars[2]. Elle y fut interrogée, et ses réponses s'étant toujours trouvées également satisfaisantes, Jeanne revint à Chinon, où elle fit sa seconde entrée, le 13 mars. Elle y demeura jusqu'au lundi de Pâques, 5 avril.

Ce jour-là étant venu, Charles VII rassembla tous ses courtisans et leur dit :

J'ai décidé, messires, de donner à Jeanne un état. Vous, chevalier d'Aulou, serez son écuyer et le chef de sa maison ; pour vous, mes beaux damoiseaux, Raymond et Loys de Contes, l'accompagnerez en qualité de pages ; Ambleville, et vous, Guyenne, obéissez-lui comme hérauts !

Eh ! gentil dauphin, reprit alors la Pucelle, ne m'accorderez-vous aussi un chapelain ?

Certes, ma belle enfant, ainsi ferai-je. Voyons, messires, lequel de vous veut suivre notre bien aimée Jeanne !

Ce sera moi, sire roi, si ainsi le permettez ! répondit, en s'inclinant, frère Jean Pasquerel, lecteur du couvent des Augustins de Tours.

Ainsi soit-il, frère Pasquerel, dit le roi ; suivez Jeanne, et ne la quittez.

On se réunit bientôt dans la cour du château. Ce fut un beau spectacle que ces six mille hommes, la fleur de la noblesse et de la chevalerie, tous armés de pied en cap, et l'épée à la main.

Au milieu d'eux, Jehan de Poulengy portait l'enseigne, dessinée par Jeanne elle-même. Cet étendard était de Boucassin et frangé en soie : sur un champ blanc, semé de fleurs de lys, était figuré le Sauveur des hommes, assis sur les nuées, et tenant un globe dans sa main ; à droite et à gauche, deux anges en adoration, l'un tenant une fleur de lys, l'autre indiquant les mots Jhesu, Maria.

Jeanne, mon enfant, lui dit alors le roi, es-tu contente ? Te voilà convenablement accompagnée. Pour les armes, ajouta-t-il, voici l'épée que tu as fait demander ; on l'a effectivement trouvée sous l'autel de madame sainte Catherine à Fierbois. Maintenant, qu'on amène un coursier, et puis tu partiras.

Un écuyer s'avança aussitôt, tenant par la bride un cheval qu'on avait à dessein, et par malice, choisi très-jeune et très-vif ; mais sautant avec grâce et agilité sur le dos de l'animal, la Pucelle le mena et caracola avec aisance et facilité. Puis levant la main dans la direction d'Orléans :

Partons, messeigneurs, dit-elle, et dans peu nous reviendrons en ce noble chastel, apporter au dauphin, notre maître, la nouvelle de la délivrance de sa bonne ville d'Orléans, puis le conduirons à Reims, où il sera sacré au nom du Roi des cieux !

Tout le monde s'éloigna, et la cour, jadis retentissante du bruit des chevaliers prêts au combat, demeura silencieuse et calme pendant plusieurs jours.

Mais à l'agitation et à l'inquiétude du roi sur le succès des armes de Jeanne devant Orléans, vint bientôt se joindre une douleur plus vive au cœur d'un père. Louis dauphin, son fils, tomba malade, et plein d'anxiété, au dire d'Etienne Chevalier, le roi chargea le moine Hermental, moyennant une somme de soixante livres tournois, de se rendre en pèlerinage à Sainte-Madeleine de la Baume et d'y prier la patronne du lieu de vouloir bien solliciter de Dieu la guérison de son fils. Il paraît du reste que cette indisposition n'eut pas de suites, car l'histoire garde, à ce sujet, le plus profond silence.

Comme chacun sait, le siège d'Orléans fut levé le 12 mai 1429. Mais, blessée à l'attaque de la ville[3], Jeanne d'Arc s'en retourna peu après à Chinon. Aussitôt que le roi apprit qu'elle venait d'entrer dans la cour (2 juin), il descendit l'escalier et alla lui offrir la main pour descendre de cheval ; puis, prenant sa blessure pour prétexte, il la pria de s'appuyer sur son bras et de venir se reposer. Quelques jours après, la Pucelle engagea vivement le roi à faire ses préparatifs de départ pour Reims. Mais comme ce projet était hasardeux au plus haut point, qu'il fallait passer au travers des ennemis, et malgré le talent qu'elle venait de déployer au siège d'Orléans, le roi ne la croyant pas encore aussi habile capitaine que Xénophon, répondit qu'il y réfléchirait ; puis, il se retira incontinent dans son cabinet, où il fit appeler son confesseur, l'évêque de Castres, pour en conférer avec lui.

Mais Jeanne d'Arc ayant appris ce qui se passait, monta sans faire de bruit à l'appartement du roi, frappa à la porte, et l'ayant ouverte sans attendre de réponse, se présenta soudain aux yeux étonnés de Charles.

Noble dauphin, dit-elle, ne tenez plus de si longs conseils, mais préparez-vous pour vous acheminer vers Reims recevoir une digne couronne, symbole et marque de la réunion de votre État et de tous vos sujets à votre obéissance !

Or, dit Etienne Chevalier, le roy en luy-mesme pensoit qu'il ne desplairoit point à ladite Jeanne qu'on lui demandast ce que la voix lui disoit ; de quoy elle s'apperceut aucunement, et dit : En nom Dieu, ie sçay bien ce que vous pensez et voulez dire de la voix que j'ay ouye touchant vostre sacre, et ie le vous diray. le me suis mise en oraison en ma manière accoustumée ; je me complaignais pour ce qu'on ne me voulait point croire de ce que je disois ; et lors la voix me dit : Fille, va, va, je seray à ton ayde, va. Et quand cette voix me vient, ie suis tant resjouye que merveilles. Et en disant lesdites paroles, elle levait les yeux au ciel en montrant signe d'une grande exaltation.

Quand le roi la vit si fermement décidée, croyant apercevoir briller dans ses regards un feu divin, il ne balança plus et se résolut à suivre en tout les conseils de la libératrice d'Orléans ; il ordonna les préparatifs de départ, confiant son sort et celui de la France à l'épée de Jeanne, mettant son peuple et lui à l'abri sous le bouclier d'une femme.

La cour quitta effectivement Chinon, et le roi se rendit à Gien, puis à Troyes, de là à Châlons, enfin à Reims, où il fut sacré le 17 juillet. Abandonnant ensuite cette ville, il se dirigea sur Compiègne, qui fit soumission, puis vers Paris.

Le duc de Bedford faisait vers cette époque le siège de Torcy[4]. L'an 1430 eut lieu à Paris, en faveur du roi, une conspiration qui échoua ; mais cette année fut surtout tristement célèbre par le siège de Compiègne, où la Pucelle fut prinse le 23 mai. Chinon fut encore assez longtemps désert, car en 1431 le roi se rendit à Lagny, qu'assiégeait le duc de Bedford.

Les Anglais venaient de s'emparer de Montargis. Cette même année la Pucelle expira sur un bûcher à Rouen, victime de la fureur des ennemis de la France et, il faut bien le dire, de l'indifférence du pays qu'elle avait sauvé !

Au mois de juin suivant, le roi se trouvait à Chinon, lorsqu'eut lieu un événement assez important, qui se passa sous les yeux même du prince. La Trémouille, qui était en grande faveur auprès de Charles VII, résidait à Chinon avec son maître, lorsque arriva la nouvelle de la perte de Montargis. Dès lors, la haine des ennemis de La Trémouille se réveilla, et saisissant avec empressement l'occasion favorable qui leur était offerte de renverser le favori, ils résolurent de porter un dernier coup à son pouvoir et à son influence. Nous allons laisser parler Étienne Chevalier, qui nous instruit en quelques lignes du résultat de ce complot.

La perte dudit Montargis fut cause de bouter ledict sire de La Trémoille, dehors du gouvernement du roïaume.

Le roy estant au chastel de Chinon et ledict sire de La Trémoille couchié en son lit ; si, entrèrent par derrière le chastel dudict Chinon par vne poterne à celle heure que leur ouvrit Olivier Fetart dudict Chinon, lieutenant du capitaine le sire de Gaucourt : et entrèrent dedens le sire de Bueil, le sire de Coëtivy et plusieurs aultres accompagnez de huict vingt à deux cents hommes : et ainsi entrèrent dedens le chastel dudict Chinon.

Ledict sire de La Trimoillc estoit en sa chambre et y eust un desdicts gens-d'armes qui lui donna un coup d'espée parmy le ventre.

Ainsi fut prins par ledict sire de Beuil, nepveu de sa femme, et fut mené en vn sien chastel, nommé Montrésor.

Le roi fut fort effrayé et troublé quant il ouyt le bruit, et la royne le rappaisa, et demoura en patience ; et dès ce temps entra en gouvernement, monseigneur Charles d'Anjou.

Ledict sire de La Trimoille paya six mille escus au sire de Bueil, son nepveu, et fist délivrer le vicomte de Thouars, qu'il tenoit prisonnier à Chastillon-sur-Indre.

L'hiver fut très-froid cette année, et Charles était de nouveau retombé dans le découragement et la mollesse, lorsque la fortune, qui lui avait envoyé une femme pour le sauver, en jeta une seconde sur sa route pour l'aimer et l'encourager.

On était au mois de novembre, et le roi travaillait alors dans son cabinet avec Charles d'Anjou, lorsqu'il reçut des lettres qui lui apprenaient que la duchesse de Bar, Isabeau de Lorraine, venait le visiter et qu'elle s'était arrêtée à quelque distance de Chinon, n'attendant plus que le bon plaisir du roi.

Celui-ci donna aussitôt des ordres pour qu'une brillante cavalcade s'organisât et allât, nonobstant la rigueur de la saison, au-devant de la duchesse ; mais il dut renoncer à ce projet, car à peine les chevaliers étaient-ils en selle, prêts à partir, qu'Olivier Fetart vint annoncer qu'un héraut demandait à être introduit.

Qu'il vienne, dit le roi.

Sire roi, ma noble et bien-aimée maîtresse, très-haute et puissante dame Isabelle de Lorraine, épouse de mon très-cher et redouté seigneur, le duc de Bar, cédant à l'impatience qu'elle éprouvait de saluer Votre Majesté, est venue d'elle-même à Chinon, accompagnée seulement de ses chevaliers et de quelques-unes de ses dames et damoiselles ; elle est à la porte du château, attendant les ordres de Votre Majesté.

Le roi, suivi de tous ses seigneurs, se rendit aussitôt au pont-levis, puis il offrit la main à Isabelle pour descendre de cheval.

Pardon, Sire, si je suis venue si inopinément et presque sans être attendue ; j'avais un si vif désir de vous voir, vous et ma bonne Marie ! Mais où donc est la reine, Sire, je ne la vois pas ?

Me voici, chère Isabeau, j'apprends à l'instant seulement votre arrivée.

Et elles se précipitèrent dans les bras l'une de l'autre.

Oh ! combien, Madame et cousine, vous avez dû souffrir pendant votre voyage.

Pour vray dire, Syre, point ne l'ai-ie senti, plus ai-je souffert du costé du cueur que du costé des mains ![5] Mais permettez, Sire, que je vous présente ces chevaliers, écuyers, dames et damoiselles qui m'ont suivi jusqu'ici et servi loyalement.

Toute la société d'Isabeau s'inclina aussitôt, et Charles VII voulant leur rendre leur salut, aperçut une jeune fille qu'il n'avait point entrevue jusque-là, et il demoura si attéré de sa moult grande beaulté que plus ne pouvoit parler aucunement.

Elle était fille du seigneur de Coudun, s'appelait Agnès, et était une des demoiselles qui accompagnaient d'ordinaire la duchesse de Bar.

Quelques instants après, toute la cour se trouvait assemblée dans la grande salle des repas où un magnifique souper et grand'chière furent offerts à Isabeau.

Étienne Chevalier eut l'honneur de s'asseoir à la table du roi, et il ne manque pas, en racontant ce fait, de faire remarquer que, soit intention, soit hasard, il fut placé auprès d'Agnès Sorel.

Le festin achevé, l'on se rendit dans le salon, et après que ladicte duchesse eust faicte la réuérence au roy dancèrent longuement. On apporta ensuite le vin et les épices, et le roi fut servi par monseigneur de Clermont et Charles d'Anjou, puis chacun se retira pour se livrer au sommeil. Mais, hélas ! le roi ne put goûter ce repos ; son cœur était agité de brillantes illusions, et tout ému encore par la beauté de la jeune demoiselle, suivante d'Isabeau ; il rêvait éveillé, et ne croyait pas, au témoignage de notre auteur, que le sommeil lui pust apporter plus doulx songes.

Mais il convient de laisser Charles VII à ses pensées, et de profiter de cette nuit où rien de remarquable ne se passa à Chinon, pour entrer dans quelques détails sur les événements relatifs à Agnès, et qui précédèrent son arrivée à la cour de France.

Agnès Sorel, cette femme qui devait influer si puissamment sur les destinées de la France, naquit le 13 juillet 1409, au village de Fromenteau, en Touraine ; elle était, ainsi que nous l'avons dit plus haut, fille de Jean Seurel, ou Sorel, seigneur de Coudun et de Saint-Gérand, conseiller du comte de Clermont, et de Catherine de Maignelais, châtelaine de Verneuil, issue de Jean Tristan, seigneur de Maignelais, et de Marie de Jouy. Cette famille portait d'or au sureau de simple ; armes parlantes, sureau ou soreau se disant également à cette époque pour désigner la plante.

Agnès ayant eu le malheur de perdre ses parents dans sa plus tendre jeunesse[6], madame de Maignelais, sa tante, la prit auprès d'elle, et partagea ses soins, avec une égale tendresse, entre sa propre fille, Antoinette, et notre pauvre orpheline. Peu à peu l'on vit se développer en elle une grande beauté d'esprit et de corps. Elle aimait passionnément la lecture, et cette occupation remplissait tous les moments de loisir que lui laissait l'étude.

La tante d'Agnès avait conçu pour elle une douce affection, et l'aimait presque à l'égal de sa propre fille ; confondant en son cœur l'enfant que le ciel lui avait donnée, et celle que sa sœur lui avait recommandée et léguée au lit de mort, ses soins étaient les mêmes pour toutes deux. Les jeunes cousines prenaient leurs leçons et leurs récréations en commun. Mais, hélas ! combien le caractère d'Agnès et celui d'Antoinette différaient l'un de l'autre ! Sensible, éprouvant le besoin d'aimer, la première sentit son âme s'ouvrir à l'affection et s'y abandonna sans résistance. La tendresse lui était naturelle ; sensible par caractère, elle aimait comme le ruisseau coule, comme le soleil brille ; elle était née pour l'amour, devait triompher par l'amour, et mourir victime de l'amour.

Antoinette, au contraire, jalouse de la beauté de sa cousine, de l'éminente supériorité de son esprit et de son cœur envieuse de l'attachement que sa mère témoignait à notre orpheline, ne ressentit d'abord pour elle que de l'indifférence : à l'indifférence on vit bientôt succéder un sentiment d'aversion bien marqué ; et tandis qu'Agnès cherchait partout et toujours sa compagne, Antoinette, agitée de sentiments moins nobles et moins purs, semblait prendre à tâche de la fuir sans cesse.

Ce fut là un des premiers et des plus cuisants chagrins d'Agnès. Combien la pauvre enfant ne dut-elle pas souffrir de ce sentiment si éloigné de son âme, et qu'à peine elle pouvait comprendre ! elle eût tout sacrifié pour obtenir de sa cousine ce retour d'affection si nécessaire au cœur d'une jeune fille. Si elle courait au jardin, soudain Antoinette montait à sa chambre ; Agnès lui proposait-elle une promenade, Antoinette se rappelait aussitôt d'avoir oublié d'étudier sa leçon, et l'orpheline alors errait seule, triste et mélancolique, sous les ombrages du parc.

Sans doute madame de Maignelais l'aimait beaucoup ; mais il ne suffit pas à la jeunesse d'une confiance respectueuse, elle ressent encore le besoin d'une confiance intime. Il est de ces choses qu'on avouera volontiers à une compagne, et qu'on voilera aux regards d'une tante ; il est de ces souffrances d'enfant qu'un enfant seul apprécie, de ces pensées vagues et romanesques qu'un esprit jeune peut seul partager !

Aussi Agnès souffrait-elle beaucoup ; elle souffrait, mais ne se plaignait pas. Cependant madame de Maignelais s'aperçut de la mélancolie qui venait obscurcir l'aurore d'une si belle vie ; elle surprit dans les yeux de sa nièce des larmes prêtes à s'en échapper !

Mon enfant, lui dit-elle un jour, vous venez d'atteindre votre quinzième année ; le séjour d'un vieux château, habité par une vieille femme, est un sort bien triste à votre âge. Croyez-moi, quittez-le. Je viens d'obtenir pour vous, de madame Isabeau de Lorraine, qu'elle vous garderait auprès de sa personne ; partez, et que le ciel vous accompagne !

Hélas ! ma tante, pourquoi m'éloignez-vous de vous ?

Pour votre bonheur, ma chère Agnès !

Agnès alla aussitôt trouver sa cousine, et, se jetant dans ses bras :

Antoinette, Antoinette, lui dit-elle, ma tante veut me renvoyer ; elle veut que je parte pour aller à la cour de madame de Lorraine ; mais qu'y ferai-je, grand Dieu ! Viens, je t'en prie, oh ! viens la prier de ne pas m'éloigner de toi !

Et pourquoi lui demanderais-je cela, répondit Antoinette en se dégageant des bras de sa cousine ; je suis persuadée que ma mère ne veut que ton bonheur, et je m'y opposerais ! Non, tu ne le penses pas, ajouta-t-elle avec un amer sourire ; tu brilleras mieux à la cour qu'ici, où ta beauté n'est comprise que de quelques voisins septuagénaires. Tiens, à ta place, Agnès, je partirais !

Loin de toi ?

Qu'importe !

Tu me chasses, toi aussi. Oh ! c'est mal, bien mal !

Et la pauvre enfant, cachant sa tête dans ses mains, pleura amèrement.

Trois jours après elle quitta le château de Maignelais, où s'était écoulée son enfance, et, conduite par sa tante, elle arriva à Nancy. Isabeau la reçut avec toutes les marques du plus vif intérêt.

Quand elle se vit entourée de la foule des chevaliers et des courtisans, qu'elle entendit le bruit des fêtes et des jeux, la pauvre orpheline n'apercevant plus auprès d'elle sa tante ni sa cousine, se trouva seule ! Elle n'avait que quinze ans, et dans le vide qu'elle éprouvait, elle pensait avoir déjà trop vécu.

Cependant la beauté d'Agnès produisit une profonde sensation à la cour de Lorraine ; les seigneurs qui la composaient s'empressèrent à l'envi de venir déposer à ses pieds le tribut de leurs hommages et de leur admiration. Quelques-uns parlèrent de mariage ; mais, dans l'amertume de son cœur, elle les rejeta tous ; ni le beau damoiseau d'Hadonvillers, ni le brave de Givrecourt ne parvinrent à faire la moindre impression sur son cœur. Le comte de Clermont, lui aussi, essaya, dit-on, de séduire Agnès, mais en vain ; sa fortune la réservait à de plus grandes amours. D'un autre côté, Isabeau elle-même avait fini par s'attacher à notre héroïne, qui devint dans la suite sa confidente et presque son amie.

On en était là, lorsque la nouvelle arriva de la prise de René d'Anjou, duc de Bar, époux d'Isabeau de Lorraine, fait prisonnier au siège de Bulgnéville. Aussitôt que cet événement parvint à ses oreilles, la duchesse prit un parti décisif, que lui commandait la nécessité. Elle résolut de se rendre à la cour de son beau-frère Charles VII, et d'aller le solliciter, pour qu'il voulût bien interposer sa médiation dans le but d'obtenir la délivrance de René. Elle ordonna à Agnès de la suivre, partit pour Chinon, accompagnée de ses chevaliers et de quelques dames, le 10 octobre 1431, et arriva, comme nous venons de le voir, le mois suivant auprès de Charles VII. Il est temps de reprendre maintenant le cours de cette histoire où nous l'avons laissée.

Poursuivi de doux rêves et de riantes pensées, le roi ne pouvait trouver le repos ; les formes sveltes et gracieuses d'Agnès flottaient devant ses yeux, paraissant et disparaissant tour à tour, semblables à la légère vapeur blanche que le vent pousse en tous sens, et qui jamais ne s'arrête. Son âme était plongée dans une muette extase, et quelque beaux que fussent d'ailleurs ses rêves, comme ils n'approchaient pas de la réalité, il tardait à Charles que le soleil reparût sur l'horizon, afin qu'il pût revoir encore ces traits charmants dont le souvenir peuplait sa pensée de doux songes et son cœur d'émotions aussi vives que tendres !

Le lendemain, Charles revit Agnès, et ses yeux ne pouvaient se détacher d'elle ; son cœur battait avec force, l'admiration avait produit l'amour !

Cependant Isabeau ayant réclamé de lui une audience secrète, il passa avec elle dans son cabinet, et lors lui avoua la duchesse bien humblement qu'elle estoit venue en le dict chastel de Chinon, pour solliciter le roy de demander la délivrance de son seigneur et maistre, René d'Anjou, duc de Bar, son époux, faict prisonnier à l'affaire de Bullégnevil[7].

Le roi, dit Étienne Chevalier, ne voulut pas répondre incontinent, ni rien promettre de positif, parce qu'il pensait avec raison, qu'ayant une fois obtenu ce qu'elle demandait, la duchesse de Bar ne tarderait pas à reprendre le chemin de la Lorraine, emmenant avec elle sa demoiselle d'honneur, et pour cette cause, il préférait que cette princesse séjournât à Chinon le plus longtemps possible.

Il donna donc une réponse évasive, et promit seulement de s'occuper de cette affaire avec ses ministres, priant madame sa belle-sœur de vouloir bien, en attendant, demeurer auprès de lui. Isabeau y consentit volontiers, et les jours suivants se passèrent en fêtes de toute espèce.

Mais, hélas ! ces jours de joie et de plaisirs s'écoulèrent sans compter plus d'heures que les jours e la tristesse et de l'amertume !

 

 

 



[1] Il est bon d'observer que, jusqu'au moment de son sacre, la Pucelle affecta de saluer toujours Charles VII du simple titre de dauphin.

[2] Pendant que le château de Chinon était vide d'habitants, Étienne Chevalier, qui ne suivit pas le roi, éprouva de la part du gouverneur quelques difficultés qu'il raconte fort au long ; mais nous omettrons ce récit, dont le détail est également inutile et peu intéressant.

[3] MS. de Fontanieu.

[4] Il est assez extraordinaire qu'aucun des historiens de Charles VII ne fasse mention de ce siège. Nous avons cependant sous les yeux une lettre adressée par le régent au vicomte d'Arques, dans laquelle il lui demande des pionniers pour le siège de Torcy. (Fontanieu, Collection de manusc. Bibl. roy.)

[5] Étienne Chevalier.

[6] M*** Lafosse, dans son roman intitulé Agnès Sorel, accorde généreusement au père d'Agnès une vingtaine d'années de plus qu'il n'a réellement vécu. De semblables erreurs, intentionnelles ou non, ne font qu'augmenter l'intérêt d'un ouvrage où l'imagination a obtenu la plus large part ; mais on doit se garder de les admettre dans tout travail qui a pour objet unique l'examen impartial de l'histoire.

[7] Étienne Chevalier.