CHINON ET AGNÈS SOREL

DEUXIÈME PARTIE. — AGNÈS SOREL

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Charles VII. — Arthus, comte de Richemont, reçoit l'épée de connétable à Chinon.

 

Ce fut au plus fort de la querelle des dues d'Orléans et de Bourgogne, que naquit, le 22 février[1] 1402, Charles, quatrième fils de Charles VI.

Ce prince fut baptisé à Paris en l'église de Saint-Paul, où il fut tenu sur les fonts par messire Charles, seigneur d'Albret, cousin germain de Charles VI, et qui l'année suivante reçut l'épée de connétable, rendue disponible par la mort de Loys de Sancerre.

Malgré la maladie du roi, le jeune Charles ne jouit pendant longtemps que de peu d'influence dans l'État ; ce qui s'explique aisément. En premier lieu, comme nous venons de le voir, ce prince avait devant lui trois frères, ses aînés, qui furent dauphins l'un après l'autre, jusqu'en 1415, époque où la mort de Jean laissa Charles en possession de ce titre et dans l'attente de la dignité royale. De plus les contestations des ducs d'Orléans et de Bourgogne, qui possédèrent et s'arrachèrent tour à tour le pouvoir, opposaient à l'héritier présomptif du trône une nouvelle barrière à franchir. L'ambition de ces deux ducs, la folie du roi, les intrigues d'Isabeau, la lutte avec les Anglais, présentaient autant de difficultés à surmonter, et pour les surmonter il ne fallait rien moins qu'un prince doué d'une énergie au-dessus du commun, d'un génie immense, d'une fermeté inébranlable.

L'histoire s'accorde à refuser ces qualités précieuses à Charles ; mais si l'on considère de bonne foi avec quelle heureuse habileté il sut se tirer de tous les mauvais pas où la fortune contraire l'engageait à chaque instant, si l'on se rappelle la bravoure qu'il déploya plus tard, on lui pardonnera facilement quelques heures de découragement, d'abandon, de désespoir, et l'on sera plus porté à rendre justice à ses immenses qualités.

En 1412, les Anglais chevauchèrent et traversèrent la Loire pour se rendre à Beaulieu près de Loches, dont ils brûlèrent l'abbaye et retinrent l'abbé prisonnier ; puis, encouragés par ce premier succès, ils marchèrent sur Chinon, dont ils s'emparèrent. Mais le sire de Gaucourt, qui venait d'être battu à Saint-Remy-du-Plain par le comte de Saint-Pol, rassembla à ses frais un grand nombre de gens de guerre[2], et vint pour reprendre cette ville. Ce brave chevalier réussit dans son noble projet ; et, après avoir dépensé 12.000 écus d'or dans cette circonstance, il eut la satisfaction de remettre la place sous l'obéissance du roi.

En attendant qu'il pût lui rembourser des avances aussi considérables, Charles VI, en récompense d'un tel service, donna au sire de Gaucourt le gouvernement de Chinon, qui passa à son fils Charles de Gaucourt, envers qui Louis XI s'acquitta définitivement des sommes dépensées par son père au service de l'État.

En 1418, le jeune Charles ayant laissé le gouvernement du Languedoc à Charles de Bourbon, comte de Clermont, se retira à Tours, puis à Bourges, où il prit le titre de régent.

Quelque opposé qu'il fut au duc de Bourgogne, et quelque colère qu'il renfermât dans son cœur contre ce prince, le voyant sur le point de conclure un traité avec Henri V, roi d'Angleterre, le dauphin ne put se refuser plus longtemps à un rapprochement qui eut lieu l'année suivante à Poilly-le-Fort ; puis ce même duc ayant été assassiné à Montereau, Charles fut accusé du meurtre, et, saisissant avec empressement cette circonstance, sa mère dénaturée, l'infâme Isabeau, ordonna à tous ceux qui suivaient le parti de son fils de l'abandonner. Tout concourait à le perdre. La folie de Charles VI faisait commettre à ce prince les mêmes actes qu'une ambition démesurée, jointe à l'oubli de tous les sentiments du cœur, inspirait à son adroite et intrigante épouse. Le roi signe, en 1420, l'odieux traité de Troyes, qui déshérite le dauphin pour placer sur le trône de France le roi d'Angleterre, auquel il promet de plus sa fille Catherine en mariage.

Heureusement le roi ne survécut pas longtemps à ce traité. Il mourut en 1422, et son fils, oubliant les actes arrachés à la démence de son père, versa des larmes sur sa mémoire.

Lorsqu'il reçut la nouvelle de cet événement, Charles VII, qui était alors au château d'Espally, près le Puy-en-Velay, se rendit à la chapelle, où toute la cérémonie du sacre se borna à faire élever en l'air, par un héraut, la bannière aux armes de France, qui fut saluée des cris unanimes de Vive le roi ! Nulle solennité n'accompagna cette prise de possession d'un des plus glorieux trônes du monde ; et bien qu'un petit nombre de sujets fidèles entourassent alors sa personne, Charles VII conçut bon espoir ; car si ses serviteurs étaient rares, du moins formaient-ils la fleur des preux ; et, à voir tous ces braves réunis et consacrant un roi dans le silence, ayant pour toute perspective cette bannière que leurs ancêtres avaient rendue si redoutable, pour tout appui l'épée que leurs aïeux leur avaient transmis, on eût cru voir ces fervents chrétiens des premiers âges qui, le martyre en regard et devant les yeux le glaive ensanglanté de leurs farouches persécuteurs, se rassemblaient au fond des antres ténébreux pour y adorer en silence, y payer au roi des rois le tribut de leurs hommages, lui sacrifier leur vie s'il l'exigeait !

L'année 1423 fut remplie d'événements de diverse nature, et qui influèrent considérablement sur l'avenir. Le 4 juillet, Louis, qui régna après son père, naquit à Bourges, fut tenu sur les fonts de baptême par Jean, duc d'Alençon, et christionné par messire Guillaume de Champeaux, évêque et duc de Laon.

Le duc de Bedford s'empara de Meulan, et reçut quelques seigneurs, qui abandonnèrent le parti de Charles VII pour se joindre à lui : mais ce succès fut contrebalancé par la victoire que Jehan d'Harcourt, comte d'Aumale, remporta sur les Anglais, dans le Maine.

Un fait plus grave s'accomplit encore cette même année. Arthus de Bretagne, comte de Richemont, que les Anglais avaient fait prisonnier à la bataille d'Azincourt, et qu'ils retenaient en leur pouvoir depuis cette époque, étant parvenu à leur échapper, revint en France. Le duc de Bedford comprit facilement combien il lui importait de gagner à sa cause un auxiliaire aussi puissant. Du consentement donc du duc de Bourgogne, il offrit en mariage, à Arthus, Marguerite, fille de ce dernier ; mais d'un autre côté, Charles VII n'épargna rien pour contrecarrer les projets du régent, relativement au comte de Richemont, qui, se sentant d'ailleurs porté pour la France, ne tarda pas à s'attacher au parti de celui que ses ennemis avaient, par dérision, surnommé : Le petit roi de Bourges. Charles ayant, en 1-421, donné Chinon à sa femme, Marie d'Anjou, lui retira cette ville, en 1423, pour en faire présent à Archibald, comte de Douglas, qu'il fit duc de Touraine, mais qui ne porta ce titre que bien peu de temps, ayant été tué quatre mois après.

Chinon fut sur le point d'appartenir, l'année suivante, à Louis d'Anjou. Ce prince étant fiancé à Isabelle, fille de Jean de Bretagne et nièce du roi, Charles VII promit à Louis de lui compter cent mille livres comme dot d'Isabelle, et en attendant le paiement de cette somme, il lui remit, en nantissement, la ville de Chinon. Ce don fut du reste frappé de nullité, le mariage ne s'étant pas accompli. Poussé par le désir de s'attacher plus fortement encore le comte de Richemont, le roi résolut de lui donner l'épée de connétable ; mais le duc de Bretagne, craignant que cette offre ne renfermât une trahison, refusa de livrer son parent à Charles VII, qui, pour le rassurer, lui offrit, en garantie de la sûreté d'Arthus, les villes de Lusignan, de Loches, de Chinon et de Meun-sur-Yèvre. Le duc n'hésita plus, et envoya le comte auprès du roi, qui lui ceignit l'épée, comme nous allons le voir. Nous extrayons ces détails du manuscrit d'Étienne Chevalier, qui commence à cette époque, et dans les termes suivants :

Ceste année, au moys de mars, le roy estant parti de Bourges, vint en son chastel de Chinon, receut monseigneur Arthus de Bretaigne, comte de Richemont, etc.

Le comte de Richemont étant arrivé à Chinon vers la fin de février 1424[3], le roi décida que la cérémonie de la réception d'Arthus aurait lieu dans le château de la ville, le 7 mars suivant.

Ce jour étant venu, le futur connétable se rendit, vers les neuf heures du matin, en la chambre du roi, où le grand écuyer apporta l'épée royale, à la poignée d'azur, émaillée de fleurs de lys d'or. Le roi s'assit alors, entouré de tous les gentilshommes et chevaliers de l'ordre, et dit :

Monsieur de Bretaigne, nostre chier cousin ; en considération des grand sens, industrie, prouesse, prudence et vaillance de vostre personne, tant en armes qu'aultrement, la prochaineté dont vous nous attenés, et la maison dont estes issu, ayant égard mesmement à ce que pour nostre propre faict et querele, avez exposé et abandonné moult honorablement vostre personne à l'encontre de nos ennemis, à la iournée d'Agincourt, à laquelle avez vaillament combattu, et iusques à la prinse de vostre personne. Voulant ces cliosesvous recognoistre en honneurs, bienfaicts et aultrement, comme bien nous y sentons tenu ; pour les causes devant touchées et nultres, à ce nous mouvant, vous faisons, ordounons, establissons et constituons connestable de France, et chief principal, après nous, et soubs nous, de toute nostre guerre.

A quoi le comte de Richemont répondit :

Nous remercions nostre très chier et vénéré seigneur, maistre et cousin, le roi de France, de la faveur que il nous veult bien octroyer, et bien qu'ayons icelle peu méritée de nostre faict, l'acceptons comme un engagement de le servir de tout nostre pouvoir, etiusques à la mort, envers et contre tous, et devant tout contre les ennemis de la France.

 

Le roi se leva alors, et sortit de la chambre accompagné de sa cour, qui marchait dans l'ordre suivant : D'abord les archers de la garde ouvraient la marche : ils furent suivis du maréchal de Severac, de Christophle de Harcourt, de Guillaume Bélier, gouverneur de Chinon, du sire de Montejean ; vinrent ensuite maître Adam de Cambrai, président du parlement, le maréchal et le président de Savoie, l'amiral de Bretagne, Guillaume d'Avaugour, maître Renaud de Marie, le sieur de Treignac, l'archidiacre de Reims, le gouverneur d'Orléans.

A ces seigneurs succédèrent les gentilhommes de la maison du roi, portant leur hache ; puis six héraults d'armes revêtus de leur cotte-d'armes et nu-tête ; après eux, le grand-écuyer, également la tête découverte et tenant à la main l'épée royale dans le fourreau ; le chancelier de France, archevêque de Reims ; enfin le roi, ayant à ses côtés l'archevêque de Sens et l'évêque d'Angers, et accompagné de monseigneur le grand-maître et du comte de Richemont, offrant la main à Marie d'Anjou. Cette princesse était suivie de mesdames de Severac et Bélier, née de Maillé ; un page portait sa queue.

Le grand-maître était vêtu d'une robe de veloux cramoisi, bordée de parfilure d'or et d'argent, et tous se rendirent dans cet ordre de la chambre du roi à la grande salle de Chinon, où le roi s'assit sur un fauteuil devant une petite estrade couverte d'un drap d'or, sur laquelle était posée la vraie croix.

L'archevêque de Reims, chancelier de France, s'avança alors, et dit à Arthus :

Monseigneur de Richemont, placés vostre dextre sur cet emblesme de la Foy durant que je vais lire à haute voix le serment que serez tenu de faire au roi nostre syre.

Le connétable obéit, et fit le serment selon la formule prescrite. Après quoi le roi se leva de son siège, et le grand écuyer ayant levé en l'air l'épée et le ceinturon, les remit au roi, qui, aidé des gentilshommes qui l'entouraient, ceignit le ceinturon au connétable ; puis, tirant l'épée nue, il la lui remit aussi. Le comte fit alors une profonde révérence.

Aussitôt les trompettes sonnèrent, et les héraults se mirent à crier : Vive monsieur de Richemont, le connétable de France ! puis tous s'en retournèrent, dans le même ordre qu'ils étaient venus, à la chapelle où l'archevêque de Reims officia pontificalement, et où, durant la messe, le connétable se tint devant le roi, l'épée nue à la main[4] !

Ensuite eut lieu un magnifique repas, dont Étienne Chevalier ne nous a pas conservé les détails. Il dit seulement qu'un paon magnifique, à la queue déployée et couverte de toutes ses plumes, fut apporté par un page et sur un plat de vermeil dans la salle du festin ; que placé devant la reine, celle-ci le renvoya à Monsieur le connétable, qui le découpa en tous sens avec tant d'art que quatre-vingt-huit personnes qui se trouvaient à table en goûtèrent toutes et furent satis- faites. Sur quoi le roi dit en souriant à Arthus, qu'il espérait bien qu'il ne se montrerait pas moins habile à tailler les ennemis que le bel oiseau qu'il venait de partager. Syre, répondit le connétable, n'en veuillez doubter, et certes n'attendrai pas que ils soyent morts !

Puis il rendit au roi les châteaux de Lusignan, de Loches et de Meun-sur-Yèvre, qui, nous l'avons vu plus haut, avaient été offerts par Charles VII au duc de Bretagne, comme garantie de la personne de son frère Arthus ; mais le roi exigea qu'Arthus gardât Chinon où il avait reçu la dignité de connétable.

Le comte de Richemont prit congé de la cour, mais il y laissa l'évêque de Clermont et le seigneur de Freignac, qu'il chargea de presser le roi d'exiler le président Louvet, qu'il soupçonnait d'avoir trempé dans le complot ourdi par Tanneguy-Duchâtel contre le duc de Bretagne.

 

 

 



[1] Selon Alain Chartier le 28 ; cet auteur mérite toute croyance ; mais l'opinion contraire ayant prévalu, nous lui donnerons la préférence.

[2] Voyez Chalmel, Histoire de Touraine.

[3] Ou 1425, selon la manière actuelle de compter les années. — Le manuscrit, qui date les années de la fête de Pâques, marque 1424.

[4] On sait que de tenir l'épée nue à la main devant le roi était le privilège exclusif des connétables.