Mort de Henri II, roi
d'Angleterre. — Portrait de ce prince. — Mort de Richard Cœur-de-Lion. —
Procès de Jean-sans-Terre. — Louis IX convoque les grands vassaux à Chinon. —
Procès des Templiers.
L'année
suivante, le roi se rendit en Angleterre, d'où il revint en 1185. Deux ans
plus tard son fils Richard, oublieux de toutes les lois de la justice et de
l'honneur, arrive à Chinon pendant l'absence de son père, et apprenant que ce
dernier y avait déposé une somme assez considérable, tant en argent monnayé
qu'en bijoux, qu'il réservait pour s'en servir en cas de besoin, le jeune
prince, sans s'inquiéter autrement des suites d'une telle conduite, se fait
ouvrir de force le trésor par les gardes de Chinon, s'empare de tout ce qu'il
peut trouver, et quitte le château avec l'argent de son père, qu'il emploie
plus tard à fortifier ses villes en Poitou. Du
reste le roi Henri Il ne survécut pas longtemps à son fils aîné, comme nous
allons le voir. En 1189, il quitta la Normandie, laissant à son fils Jean le
soin de défendre cette province, et se rendit de nouveau à Chinon. Après y
avoir séjourné quelque temps, il alla à Saumur ; mais apprenant l'attaque du
Mans, il vola au secours de cette ville, près de laquelle il fut battu. Il
reprit alors le chemin de la Touraine et s'enferma dans a forteresse de
Tours. Cependant
le roi de France s'étant successivement emparé de Chaumont-sur-Loire,
d'Amboise, de Montoire, de Roche-Corbon et d'un grand nombre d'autres
châteaux en Touraine, s'avança jusqu'au lieu où le monarque anglais se tenait
enfermé. Philippe
forme le siège de Tours, qui, après une vive et opiniâtre résistance, est
contrainte de céder à une force supérieure et se rend. Ce que voyant le roi
de France, il envoya des ambassadeurs au roi d'Angleterre lui offrir la paix.
On convint d'une entrevue qui eut effectivement lieu. Les
conditions du traité parurent trop onéreuses sans doute à Henri, qui refusa
d'y souscrire ; mais un orage s'étant élevé, la foudre tomba entre les deux
monarques et fit cabrer leurs chevaux. Ayant alors voulu se rapprocher, la
foudre les sépara une seconde fois. Le roi d'Angleterre, qui eût dû tirer de
ce phénomène l'induction que le ciel s'opposait à de nouveaux pourparlers, en
tira l'induction toute contraire, et de ce moment n'hésita plus à souscrire à
toutes les conditions qui lui furent imposées. Ce ne fut pas néanmoins sans
une vive douleur, que ce monarque consentit à signer un traité honteux ; il
prit si fort à cœur son infortune, qu'une fièvre vint l'assaillir, et lui
ôter le peu de forces qui lui restaient pour supporter courageusement l'adversité.
Après avoir vu s'accroître et déchoir successivement la puissance de ce
prince, après avoir été témoin de la grandeur et de la magnanimité avec
lesquelles il soutint des revers qui en auraient abattu de bien grands, nous
allons maintenant assister à ses derniers moments. Le
soleil venait de paraître sur l'horizon, et les divers habitants du château
de Chinon se préparaient à se livrer à leurs occupations quotidiennes ; le
gouverneur, Robert de Thurneham, allait çà et là, examinant tout, relevant
les sentinelles et changeant les mots d'ordre. Une surveillance active
s'exerçait dans l'intérieur des murs, car la nouvelle de la prise de Tours
par le roi de France s'était répandue dans la ville, et l'on craignait à tout
instant que ce prince ne poussât jusques à Chinon et ne tentât de s'en rendre
maître par la force des armes. Les postes venaient d'être doublés ; les
gardes jetant de tous côtés un regard attentif se promenaient lentement le
long des fortifications ; le pont était levé, lorsqu'une des sentinelles fit
prévenir Robert de Thurneham, qu'on apercevait dans l'éloignement un groupe
d'hommes armés. Le gouverneur se rend aussitôt aux créneaux et distingue
effectivement une litière portée par quatre hommes et précédée par douze ou
quinze gardes que suivait un nombre égal de chevaliers, dont l'un portait la
bannière aux armes écartelées d'Angleterre et d'Anjou. Il
descend aussitôt sur la plate-forme, et les sons d'une trompette ne tardent
pas à se faire entendre. Le pont-levis est baissé et la petite caravane
pénètre en silence dans la cour du château. Robert
de Thurneham s'avance alors, ouvre la litière et, s'inclinant avec respect,
présente au personnage qu'elle contenait une main sur laquelle se soulevant
avec peine, celui-ci pose le pied. Le gouverneur se relève alors et offre son
bras à Henri qui le repousse, puis le rappelle en lui disant avec un accent
de profonde douleur : — Pardon, chevalier Robert,
je vous prenais pour mon fils Richard ; pardon, car j'ai manqué au devoir des
rois, qui doivent savoir discerner au premier coup d'œil le bon et loyal
sujet du traître qui les offense. Puis,
accompagné de ses chevaliers et de ses gardes, appuyé d'un côté sur le
gouverneur du château, de l'autre sur l'évêque de Lisieux, le roi monta
lentement les degrés qui conduisaient à sa chambre de repos. — Laissez-moi, Messieurs, dit-il aussitôt, j'éprouve le besoin
d'être seul et de recueillir mes esprits ; de grâce, retirez-vous. Tous
obéirent : Robert de Thurneham se promena seul, à pas lents, à la porte
extérieure de la chambre. Cependant
au bout de quelques heures, inquiet de ne plus entendre de bruit, le brave
chevalier frappe doucement, point de réponse ; il pénètre alors et aperçoit
le roi à genoux sur son prie-Dieu, la tête inclinée sur son épaule. Il le
prend aussitôt dans ses bras, le dépose sans bruit sur sa couche et appelle
les courtisans. Henri
revient à lui, et d'une voix faible : — Allez, bon serviteur,
allez, dit-il, à Fontevrault ; là vous
trouverez mon fils bien-aimé Geoffroy[1] ; vous lui direz qu'avant de paraître devant
le Créateur, son père veut l'embrasser et le bénir encore ; puis vous
enverrez auprès de Jean, mon autre enfant, celui que j'aimais, comme Jacob
chérit son Benjamin, et vous le prierez, lui aussi de venir me dire un
dernier adieu. Allez, chevalier Robert, partez et comptez sur ma reconnaissance.
Mais avant tout, sire de Thurneham, donnez-moi la liste des conjurés qui ont
tiré contre moi une épée régicide. Avant de mourir il faut leur pardonner,
apportez-m'en la liste. — Mais, Sire, considérez. — Eh quoi ! chevalier, vous
aussi me refusez l'obéissance ! Robert
sortit alors, craignant que la contradiction n'augmentât le mal de son
maître, et rentra bientôt tenant un parchemin. Le roi
s'en saisit, le lut en silence, puis ses traits se décomposèrent, son teint
devint livide, ses mains froissèrent l'écrit qu'on venait de lui remettre, et
il n'eut que le temps de s'écrier en mots entrecoupés comme l'orateur romain
: Eh
quoi ! Jean... mon fils bien-aimé... toi aussi ! Eh bien !
fils ingrat… que Dieu exauce la prière
que je lui adresse, et je mourrai content !... sois maudit !... Puis
cherchant à maîtriser son indignation : — Allez, Robert, allez et
n'exécutez que la première partie de ma commission… pour mon fils Jean… qu'il reste loin de moi !... il ne viendrait ici, s'il y
venait... que pour me poignarder !... Quelques
heures après, le jeune Geoffroy entra dans la chambre de son père, qu'il
trouva profondément endormi. Ce fils respectueux souleva la tête du roi et la
posa avec précaution sur son sein. Henri poussa alors un profond soupir, et
tournant vers Geoffroy des yeux languissants et appesantis par la souffrance
: Mon cher
fils, lui dit-il, comme dans tous mes
changements de fortune vous avez toujours tenu envers moi une conduite tendre
et affectionnée, ainsi qu'eût pu le faire le meilleur des fils, aussi
m'acquitterai-je envers vous, si Dieu me rend la santé, comme un père doit le
faire, et vous rendrai-je le plus puissant de tous mes sujets ; mais si la
mort vient m'empêcher d'accomplir ce dessein, puisse Dieu, à qui appartient
la récompense de la vertu, acquitter ma dette envers vous, en vous comblant
de ses dons ! — Et moi, reprit le fils, je n'ai d'autre désir, ô
mon père, que celui de vous voir rendu à la santé et au bonheur ! Puis,
incapable de retenir plus longtemps les larmes qui s'échappaient de ses yeux,
Geoffroy quitte le chevet de son père mourant et se retire. Apprenant
cependant peu après des médecins que l'état du roi ne laissait plus d'espoir,
il rentre dans la chambre et s'approche du lit d'Henri, qui, arraché à une
sorte de léthargie par les sanglots qu'il entend autour de lui, entr'ouvre
ses yeux que depuis quelques instants il tenait fermés, et d'une voix
éteinte, demande à parler à l'archevêque d'York ; puis détachant de son doigt
un anneau de grand prix qu'il réservait à son gendre le roi de Castille, il
l'offrit à ce prélat et donna en outre l'ordre qu'un bijou précieux, qu'on
gardait dans le trésor de Chinon, lui fût aussi remis ; puis laissant tomber
sa tête en arrière, il expira le 6 juillet 1189, dans la cinquante-sixième
année de son âge, non la soixante et unième, comme le prétend la Biographie
universelle[2], et après un règne de trente-quatre
ans. A peine
avait-il rendu le dernier soupir que les courtisans qui l'entouraient
s'empressèrent de le dépouiller, et le laissèrent presque nu sur son lit, où
il resta dans cet état jusqu'au moment où un jeune page eut pitié de lui, et,
moderne Sem, détachant son manteau, en couvrit celui qui avait été son roi. Geoffroy
voulut donner des ordres pour les funérailles, mais les gardiens du trésor de
Chinon refusèrent obstinément de lui en ouvrir les portes jusques à l'arrivée
de Richard, le fils légitime de Henri II. Ce
dernier, apprenant la maladie de son père, vint en grande hâte à Chinon, mais
il était trop tard ; quand il pénétra dans l'appartement du roi, celui-ci
venait de rendre le dernier soupir. Richard
s'étant alors approché pour déposer un baiser sur la main de son père, le
sang jaillit en abondance des narines et de la bouche du cadavre ; ce que
voyant le jeune prince, il se sentit pénétré d'une vive douleur et s'écria
qu'il était le meurtrier de son père. Il
ordonna aussitôt qu'on s'occupât du soin des funérailles, qui eurent
effectivement lieu le lendemain. On
dressa un dais magnifique sur lequel fut placé l'infortuné monarque, que la
vie, elle aussi, venait de trahir ! On lui ceignit la tête d'une couronne
d'or[3] ; on lui mit des gants aux
mains ; ses pieds furent chaussés de brodequins tissus d'or et garnis
d'éperons du même métal. Puis, ayant au doigt un anneau, un sceptre, emblème
du pouvoir dans une main sans force. un glaive au
côté et le visage découvert, il fut transporté en grande pompe au lieu de sa
sépulture, c'est-à-dire, à Fontevrault, où il fut inhumé par l'archevêque de
Tours avec tous les honneurs dus à la majesté royale. Un
mausolée magnifique fut élevé à sa mémoire ; on y grava l'inscription
suivante : REX HENRICUS ERAM. MIHI PLURIMA REGNA SUBEGI, MULTIPLICIQUE MODO, DUXQUE,
COMESQUE FUI. CUI SATIS AD VOTUM NON ESSENT
OMNIA, TERRÆ CLIMATA, TERRA MODO SUFFICIT
OCTO PEDUM. QUI LEGES HÆC ! PENSA DISCRIMINA
MORTIS, ET IN ME HUMANE SPECULUM CONDITIONIS
HABE. SUFFICIT HUIC TUMULUS CUI NON
SUFFICERAT ORBIS. J'étais
le roi Henri, j'ai conquis plusieurs Étais fi gouverné à différents titres,
comme roi, comme duc et comme comte. L'étendue du monde était trop petite au
gré de mes vœux, et maintenant huit pieds de terre me suffisent. Toi qui lis
ces mots, réfléchis aux terribles changements de la mort. Vois en ma personne
un exemple de ce qu'est l'homme. Un tombeau suffit à celui à qui l'univers ne
suffisait pas ! Ce fut
sous l'inspiration de la même pensée, qu'un siècle plus tard le sultan
Saladin, sur le point d'expirer, ordonna à l'un de ses officiers de porter
son drap mortuaire dans les rues de sa capitale, en répétant à haute voix : Voilà
ce que Saladin, vainqueur de l'Orient, emporte de ses conquêtes ![4] Qu'il
nous soit permis maintenant de jeter un coup d'œil sur la vie de Henri IL vie
si pleine de fautes et de châtiments ! Nous trouvons une lettre de Pierre de
Blois adressée à Guillaume, archevêque de Palerme, en réponse à la demande
que lui avait faite ce dernier de lui tracer le portrait du roi d'Angleterre. Nous
empruntons à ce document précieux les détails suivants, qui nous fourniront
des remarques intéressantes tant sur l'extérieur de ce prince que sur les
qualités et les défauts de son cœur. Le
Livre des Rois, dit
Pierre de Blois, voulant, louer la beauté de David, dit qu'il était roux. Henri était à peu près de cette couleur, avant qu'elle fût
altérée par la blancheur de la vieillesse. Sa taille est médiocre ;
il parait grand parmi les petits, sans paraître trop petit parmi ceux qui
sont grands. Sa tête est ronde et sphérique, tanquam sapientiœ magnœ sedes
et alti consilii seéciale sacrarium, comme le siège d'une haute sagesse,
et le sanctuaire particulier d'une grande pensée ! Ses yeux sont ronds, doux
et modestes quand il est tranquille ; pleins de force, foudroyants quand il
est en colère. Le roi demeure toujours debout, le matin, le soir, à la messe,
au conseil, et ne s'assied jamais, si ce n'est à table et à cheval. L'auteur
parle ensuite de la sobriété de Henri, de la simplicité de ses habits, de
l'exercice auquel il se livrait chaque jour, notamment celui de la chasse. Passant
de là à ses qualités morales, il loue en fermes pompeux sa sagacité dans les
délibérations, la force entraînante de son éloquence, sa tranquillité dans le
péril, sa fermeté dans le malheur, sa modestie dans la prospérité. Celui qu'il a une fois
aimé, il cesse rarement de le faire ; celui qu'il a une fois haï rentre
difficilement dans son amitié. Il consacre à la lecture tous les moments de
loisir que lui laissent les embarras du trône que sa vigilance ne lui permet
pas de négliger. Pierre
de Blois exalte ensuite la charité de Henri envers les pauvres, sa
munificence pour les églises, son désintéressement, l'étendue et
l'affermissement qu'il avait donnés à ses états, son amour et ses soins pour
la paix, qui ne fut troublée que bien malgré lui. L'auteur termine enfin sa
lettre en disant que, pour célébrer dignement les mérites d'un tel prince, il
faudrait un Cicéron ou un Virgile, et s'excuse de n'avoir pu, au milieu des
louanges de tant d'hommes distingués, de n'avoir pu, comme la pauvre veuve,
placer dans le trésor que la plus petite monnaie. Cet
éloge peut sans doute être taxé d'exagération, mais nous n'oserions prendre
sur nous de démentir les écrits d'un auteur contemporain, dont le sentiment
acquiert plus de poids encore de celui de lord Littleton, de Pitseus, de
Duboulay, du nécrologe de Fontevrault, etc., etc. Nous
ajouterons seulement qu'on doit à ce prince la création de lois d'une sagesse
reconnue. Ce fut lui qui établit la manière de rendre la justice encore en
vigueur aujourd'hui dans la Grande-Bretagne. Dix ans
après, c'est-à-dire en H99, Richard Cœur-de-Lion, blessé devant Chalux d'un
trait d'arbalète, se fit transporter à Chinon, où il mourut le 6 mars, dans
une maison dépendante du château[5], et fut enterré auprès de son
père en l'abbaye de Fontevrault. La couronne d'Angleterre et le duché de
Normandie revenaient de droit à Arthus de Bretagne, fils de Geoffroy, frère
aîné de Richard. Jean s'en alla aussitôt à Chinon, qu'il se fit livrer avec
le trésor de son père par Robert de Thurneham. Ce brave serviteur fut
immédiatement remplacé par Aymery de Thouars, qui, soupçonné d'intelligences
secrètes avec les Français, se vit bientôt lui-même dépouillé de ses
dignités. Gérard d'Athée prit sa place. A cette
nouvelle, Arthus de Bretagne s'assura immédiatement de l'Anjou, du Maine et
de la Touraine, puis il vint mettre le siège devant Chinon, qui fut obligée
de se rendre après plusieurs jours de résistance. La même
année le roi Jean se rendit à Chinon, dans le but d'apaiser les troubles qui
s'étaient élevés dans le Poitou : il y trouva la reine Berangaire, veuve de
son frère Richard Cœur-de-Lion, et lui donna les deux villes de Loches et de
Montbazon, qui ne lui appartinrent pas longtemps, comme nous allons le voir. Trois
ans après, c'est-à-dire en 1203, le jeune duc de Bretagne, Arthus, dont il a
été fait mention plus haut, et qui était fils de Geoffroy, ayant été trouvé
assassiné, personne ne douta que Jean son oncle ne fût coupable du crime qui
avait privé de la vie un jeune prince dont l'existence était une barrière à
son ambition bien connue. En
conséquence, le roi de France, Philippe, le fit citer devant la cour des
Pairs, afin qu'il pût se laver de cette imputation. Mais n'ayant pas jugé
convenable de comparaître, Jean fut convaincu de félonie, pour cette
raison condamné à perdre toutes les terres qu'il
avait en France, qui seraient acquises et confisquées à la couronne, et tous
ceux qui le défendaient, réputés criminels de lèse-majesté[6]. Le pape
Innocent III ayant ratifié cet arrêt, Philippe-Auguste s'empara de la
Normandie, et alla mettre le siège devant Loches, qui ne se rendit qu'après
une résistance opiniâtre ; puis devant Chinon, qui l'arrêta une année
entière. La ville était alors défendue par un capitaine brave et expérimenté,
nommé Gérard de Lascey ; mais tous les efforts du talent et du courage
échouèrent devant les forces et la persévérance du roi de France, qui réussit
enfin à se rendre maître de Chinon le 25 Juin 1205. Jean,
que la perte de ses états avait fait surnommer Sans-Terre, ne négligea
cependant aucune occasion d'obtenir l'absolution et de faire lever l'interdit
qui pesait sur lui. Il y parvint en partie l'an 1213. Les évêques lui
accordèrent le premier de ses désirs, tout en lui refusant le second. Il se
mit alors à la tête de ses barons, résolu à ne rien épargner pour reconquérir
ses possessions. Il s'unit au comte de Flandres et brûla les châteaux d'Aire
et de Lens en Artois. Philippe,
dans le dessein de s'opposer aux progrès de son ennemi, rappela de Flandres
son fils Louis, et le mit à la tête d'une armée puissante. Ce prince établit
alors sa place d'armes à Chinon, où il reçut Pierre de Dreux à la tête des
troupes bretonnes. Jean-Sans-Terre
se met aussitôt en marche et arrive devant le château de la Roche-aux-Moines
qu'il assiège ; ce qu'apprenant le jeune Louis, il sort de Chinon à la tête
de son armée, et vient livrer bataille à Jean (1214), dont les soldats, saisis d'une
terreur panique, s'enfuient à son approche. Le 25 juillet eut lieu la fameuse
bataille de Bouvines, où fut fait prisonnier le comte Ferrand. Celui-ci fut
amené par le vainqueur à Paris où il entra traîné,
dit Mézeray, par des chevaux ferrants, c'est-à-dire de poil bai obscur et
couleur de fer, ce qui fit dire au peuple : Quatre ferrants Bien ferrés Traînent Ferrand Bien enferré ! Le
légat du pape ayant sollicité une trêve en faveur du roi Jean-Sans-Terre,
elle fut conclue au château de Chinon, le 9 octobre 1214. A deux ans de là,
ce prince mourut après avoir perdu ses possessions en France, et fait de
vains efforts pour les recouvrer : digne punition de sa trop coupable
conduite, de son libertinage, de ses excès et de son impiété filiale. Philippe-Auguste
lui-même mourut, laissant au trône son fils Louis VIII, qui gouverna trois ou
quatre ans seulement, et sous le règne duquel il ne se passa rien à Chinon
qui mérite d'être rappelé. Mais l'année 1226, qui fut la première du règne de
Louis IX, ce prince et la pieuse reine Blanche, sa mère, se rendirent en pèlerinage
au tombeau de saint Martin ; puis, de là, passèrent à Chinon. Blanche quitta
cette ville pour aller en personne mettre un frein à la révolte du comte de
la Marche et des autres seigneurs qui s'étaient joints à lui. On fut
contraint de traiter ; et les grands qui composaient cette ligue, dont les
principaux étaient : Pierre, duc de Bretagne ; Henri, comte de Bar, son
beau-frère ; Hugues de Lusignan, comte de la Marche ; Thibaud, comte de Champagne,
et Hugues de Châtillon, comte de Saint-Pol, convinrent de se rendre à un
parlement général. La reine insista pour qu'il eût lieu à Chinon ; mais sur
les instances réitérées des seigneurs que nous venons de nommer, elle décida
qu'il se réunirait à Tours ; puis on changea d'avis et il fut tenu à Vendôme. Vers la
fin de l'année 1241, ayant assemblé la fleur de sa noblesse, le roi se rendit
à Saumur, où il donna à son frère Alphonse la ceinture de chevalier, et
partagea avec lui le Poitou, l'Auvergne et tout ce qui avait été pris aux
Albigeois en Languedoc. Peu
après Louis IX apprit que Lusignan, comte de la Marche, refusait obstinément
de rendre hommage à Alphonse, qui avait épousé Jeanne, héritière du comte de
Toulouse. Justement irrité d'une semblable résistance, le roi convoque les
grands vassaux à Chinon, où il se rend en personne ; puis il ordonne aux
troupes de quitter cette ville, et d'aller sous la conduite du sire de
Preuilly, descendant de l'inventeur des Tournois, ravager les terres du comte
rebelle. Ses intentions sont exécutées à la lettre, et Lusignan se voit
contraint de venir aux genoux du roi implorer un pardon qui lui est
généreusement octroyé (1243). Après
avoir été tour à tour prison, théâtre de scènes sanglantes et d'agonies
royales, puis salle de conseil, nous trouverons le château de Chinon
converti, l'an 1323, en palais de justice, lors du procès si tristement
fameux qui mit un terme à l'existence de l'ordre entier des chevaliers du
Temple. Cet
ordre fut, comme chacun sait, institué en 1148 dans le but noble et
chevaleresque de protéger les pèlerins qui se rendaient journellement dans la
terre sainte pour y visiter les lieux rendus illustres par les souffrances et
la mort du Rédempteur. Les deux premiers, ou du moins les deux plus illustres
chevaliers furent Hugues de Paganis et Geoffroy de Saint-Omer. Baudouin II,
roi de Jérusalem, les reçut en grande faveur, et pour marque de sa protection
et de l'intérêt qu'il leur portait, il leur assigna un logement dans son
palais, près du Temple ; d'où leur fut donné le nom sous lequel nous les
connaissons. Cet
ordre exista longtemps ; et durant les premières années de sa création, il
sut se faire aimer des chrétiens pour le bien qu'il leur fit, et craindre des
ennemis de la foi par la valeur et les vertus qui distinguaient ses membres.
Les Templiers acquirent peu à peu de grandes richesses, obtinrent une
influence très-étendue, un pouvoir immense. Ils cessèrent alors d'être des
héros, et se montrèrent hommes : l'orgueil s'empara de leur cœur, l'or les
amollit, et ils ne tardèrent pas à s'abandonner aux vices les plus
répréhensibles. Qu'on ait exagéré leurs fautes, nous le croyons sans peine ;
mais qu'on ait condamné des innocents, c'est là ce qui serait plus difficile
à admettre. Les rois furent contraints de s'opposer à la licence des
chevaliers, qui, au dire de quelques-uns, de persécuteurs de voleurs, étaient
devenus voleurs eux-mêmes. Un des crimes principaux qu'on leur impute est
d'avoir pillé le temple d'Acre en 1291[7], et de s'être livré à la
piraterie sous le commandement de Runtzer ou plus communément Roger, fils de
Richard Florus, grand-veneur de l'empereur Frédéric. On les accusa en outre
d'impiété, de blasphèmes, de libertinage et d'ivrognerie : ils furent, !'n
conséquence, arrêtés par ordre de Philippe-le-Bel le 13 octobre 1307, et
abrogés par le pape Clément V le 3 avril 1312. Dans le
courant de l'année 1308, le grand-maître de l'Ordre, Jacques de Molay, Hugues
de Peraldo, visiteur de France, Galfride de Gonaville, précepteur d'Aquitaine
et de Poitou, Guy, frère du dauphin d'Auvergne et précepteur de Normandie, et
le grand-commandeur d'Outre-Mer, furent transférés par ordre du roi de France
à Chinon, et enfermés dans les cachots de ce château, d'où on les fit sortir
pour subir un interrogatoire sur le fait des imputations alléguées contre
eux. Le pape
envoya sur les lieux trois cardinaux : Béranger Fredoli, Étienne de Suisy et
Landulphe Brancaccio. Ceux-ci s'étant assemblés le samedi dans l'octave de
l'Assomption, se firent amener les principaux chevaliers de l'Ordre, dont
nous avons donné les noms plus haut. Le même jour, en présence de quatre
tabellions, de messire Jean de Jeanville, gouverneur de Chinon, et de grand
nombre de personnages de distinction, comparurent par-devant ces trois
prélats, le précepteur de Chypre, qui, après avoir prêté serment, confessa avoir
renié le Christ et craché sur la croix[8], et le précepteur de Normandie,
qui fit les mêmes aveux. Le soir de ce jour, furent également interrogés les
précepteurs de Poitou et d'Aquitaine, qui se reconnurent coupables des mêmes sacrilèges
que leurs frères. Cette séance dura bien avant dans la nuit. Le
lendemain matin, Hugues de Peraldo comparut à son tour ; mêmes aveux. Enfin
le mardi suivant, le grand-maître Jacques de Molay, après avoir tout
confessé, supplia qu'on voulût bien entendre un frère qui l'accompagnait
toujours ; après quoi les cardinaux écrivirent de Chinon à Clément V un
compte-rendu des interrogatoires, et recommandèrent les chevaliers à la
clémence du roi, alléguant en leur faveur l'humilité d'une confession[9] qu'ils rétractèrent plus tard. Les
Templiers restèrent encore quelques temps enfermés à Chinon, et vinrent
expirer sur un bûcher à Paris en 1313. Quelques
historiens, amis du merveilleux, prétendent que Jacques Molay, du milieu des
flammes, ajourna le pape à comparaître sous quarante jours, et le roi de
France sous un an au tribunal de Dieu. En effet, ni l'un ni l'autre ne passa
ce terme. Mézerai parait peu convaincu de ce fait. Quoi
qu'il en soit, nous ne saurions croire à l'innocence complète des Templiers,
d'autant plus qu'il serait difficile d'assigner au roi un motif pour les
avoir condamnés avec autant de sévérité. L'avarice ne fut évidemment pas le
mobile de cette mesure, puisque les biens des chevaliers furent, après
l'abolition de leur Ordre, donnés aux Hospitaliers, et que Philippe-le-Bel
n'en garda rien. Cette
question a du reste été discutée avec beaucoup trop de science, de talent et
de conviction par divers écrivains, pour que nous tentions d'incriminer ou de
justifier les Templiers. Cette tâche serait au-dessus de nos forces et de
plus complètement étrangère à notre histoire. Vers la
fin de ce siècle (1364), Charles V donna Chinon à Louis, duc d'Anjou et
fils du roi Jean. Charles confirma de nouveau cette donation par lettres
datées du 13 mai 1370. Quinze ans plus tard, Charles VI donna à Louis, son
frère, le duché de Touraine et le comté de Chinon. Maintenant
va s'ouvrir une nouvelle ère pour Chinon, ère de gloire, d'amour et de
souvenirs, ère dont les modestes et simples gens de Touraine ont conservé la
mémoire, ère de restauration et de salut pour notre beau pays. Désormais, les
plaintes des prisonniers et des combattants viendront se briser au pied des
antiques murailles du château, qui ne retentira plus que des chants d'amour
d'un roi et des cris de joie de la France ! Les
cachots vont se fermer et les bosquets s'ouvrir ; au bruit et à l'agitation
des combats va succéder le mouvement des chevaliers
preux et féaux, qui, après avoir brisé leur épée au service des rois,
viendront rompre leur lance au service des dames. Après tant d'années de luttes acharnées, après tant de sang versé, les ennemis de la France, abattus, seront enfin chassés à jamais du sol de notre patrie !... Peuples, inclinez-vous, et laissez passer la justice de Dieu ! |
[1]
C'était un fils naturel.
[2]
Il était né en 1133.
[3]
Mathieu Paris, tome II, p. 111.
[4]
Michaud, Histoire des
Croisades.
[5]
Dumoustiers.
[6]
Mézeray, tom. II, p. 235.
[7]
Histoire des Templiers,
par le père M. J.
[8]
Confessus est
abnegationem domini nostri Jesu Christi, et spuitionem juxta crucem.
(Lettre des cardinaux à Clément V.)
[9]
Ipse tanquam
filius obedientiœ, et suum recognoscens reatum confessus. (Lettre
des cardinaux à Clément V.)