CHINON ET AGNÈS SOREL

PREMIÈRE PARTIE. — CHINON

 

CHAPITRE IV.

 

 

Monnaie frappée à Chinon. — Emme, duchesse d'Aquitaine. — Foulques-le-Rechin et Geoffroy. — Henri II et Thomas-A-Becket. — Mort de Henri-le-Jeune.

 

Nonobstant le petit nombre d'habitants et le peu d'étendue de Loches et de Chinon, ces deux villes devinrent et restèrent jusqu'à leur dernier jour la demeure favorite de Henri II, roi d'Angleterre, comte de Touraine, et de Charles VII, roi de France. La fertilité du pays qui les environne, une grande pureté de ciel, et un climat délicieux, justifient suffisamment cette prédilection.

Aussi ces deux villes, mais principalement Chinon, jouèrent-elles dans l'histoire un rôle que leur degré d'importance ne semblait pas devoir leur procurer, et jouirent-elles de prérogatives dont des cités plus considérables auraient pu, non sans raison, se montrer jalouses.

En effet, des chroniques nous apprennent que déjà l'on battait monnaie à Chinon du temps de Charlemagne, ce qui est contredit par l'auteur de l'article intitulé Monnaie de Chinon, dans l'Europe Pittoresque. Nous possédions du reste une médaille qui y fut frappée sous le règne de Louis d'Outremer, c'est-à-dire en 938, et qui est parfaitement conservée. Sur le revers on lit ces mots : Caïno castrum. Ce fait confirme l'opinion des historiens qui pensent que Grégoire de Tours avait réellement l'intention de parler de la ville dont nous nous occupons ici, lorsqu'il écrivait Caïno. Il est du reste vraisemblable que l'usage de battre, monnaie à Chinon prit peu à peu une plus grande extension, puisque Charles VII, n'étant encore que dauphin, mais régent de France pendant la maladie de son père, passa avec Marc de Bâtons un bail pour la fabrication de toutes les monnaies du royaume, sous la condition expresse qu'il les ferait battre à Chinon, ce qui ne doit s'entendre que des moutons et de quelques autres pièces, les livres et sous parisis ayant continué à se frapper à Paris, et les livres et sous tournois à Tours[1].

Chinon était de plus grenier à sel de la province de Touraine et possédait à ce titre un président, un grenetier, un contrôleur et un greffier. Il semblerait naturel de penser que, lors du séjour de la cour de France dans le château de la ville, le produit de cette gabelle était affecté à la dépense de la maison du roi. Ce serait une erreur, car une lettre écrite par Marie d'Anjou et quelques autres pièces nous apprennent que cette princesse se mêlait elle-même de l'intérieur de son ménage et qu'elle percevait sur les salines du Languedoc les frais de sa maison. Cette lettre d'une reine est assez curieuse, en ce qu'elle nous fournit des renseignements intéressants sur la manière de gérer de Marie d'Anjou, et nous prouve qu'outre les vertus qui ornaient cette princesse comme reine et comme épouse, elle possédait encore les qualités de femme d'intérieur.

Le mandement est signé de Maillé, le 6 novembre 1446, et contient un ordre à son intendant de Languedoc d'acheter cinquante tonneaux de vin à dix-huit livres tournois pièce, et de les transporter en Flandres où ils devront être échangés contre des marchandises de ce pays, qu'elle n'indique point, et qui seront expédiées à Chinon. Il faut avouer que si l'économie est toujours un mérite, dans une reine c'est quelque chose de plus, et à ce titre Marie d'Anjou a droit à tous nos hommages.

La justice était exercée à Chinon par un prévôt, relevant du prévôt de Tours. Cette ville possédait en outre un lieutenant de roi, ou gouverneur, un maire et des échevins.

Ces détails sont nécessaires à l'appréciation du degré d'importance qu'on doit accorder à Chinon, et ces faits une fois posés, nous allons reprendre le fil des événements qui concourent à fixer le degré d'intérêt qu'elle peut nous inspirer.

A l'époque dont nous parlons, le château de Chinon appartenait à Emme, fille de Thibaut-le-Tricheur et femme de Guillaume II, duc d'Aquitaine et comte de Poitiers. Ce prince parcourant la Bretagne, devint éperdument amoureux de la vicomtesse de Thouars et s'arrêta quelques semaines chez elle dans le château de ce nom.

Irritée de cette conduite, enflammée de jalousie, Emme ne songea plus qu'à se venger de sa rivale par tous les moyens qui se présenteraient. L'occasion ne tarda pas à s'offrir, et la duchesse n'eut garde de la laisser échapper.

Un jour qu'elle chassait le sanglier, suivie d'un nombreux cortège de veneurs, elle rencontra sa rivale qui, escortée seulement de deux ou trois de ses gens, s'était égarée dans la forêt. Emme donne aussitôt ordre à sa suite de s'emparer des domestiques de la vicomtesse de Thouars, s'approche de cette dernière, qu'elle précipite aux pieds de son cheval, puis après l'avoir à plusieurs reprises frappée violemment, elle se retire suivie d'un homme de confiance, abandonnant sa rivale à la discrétion de ses veneurs. Redoutant alors la colère du duc d'Aquitaine lorsqu'il apprendrait ces détails, Emme rentre un instant dans sa demeure, prend avec elle son fils, s'enfuit à toute bride, et voyageant aussi bien la nuit que le jour, ne s'arrête qu'au château de Chinon où elle s'enferme.

Le duc Guillaume, prince d'un caractère faible, n'osant laisser éclater son ressentiment, chercha un asile dans le sein du cloître et se retira à l'abbaye de Maillezais, précédemment fondée par sa femme, et qu'il quitta peu de temps après pour venir mourir au monastère de Saint-Maixent.

La duchesse Emme se réconcilia avec son époux au lit de mort. Du reste cette princesse ne conserva pas longtemps la propriété du château de Chinon ; qui passa sous la domination des comtes d'Anjou.

En effet, vers l'an 1025, Foulques Nerra, dans l'espoir de parvenir par ce moyen à s'opposer aux tentatives d'Eudes, comte de Blois, qu'il venait de vaincre, fit construire en Touraine la forteresse de Montbudel ; ce que son adversaire ayant appris, il quitta en toute hâte la Lorraine dont il combattait le souverain, et se rendit en personne sous les murailles de ce château. Il envoya aussitôt à Geldoin de Saumur l'ordre de réunir ses troupes avec le plus de promptitude possible, d'y joindre les soldats de Chinon, et de venir le trouver. Obéissant à ses injonctions, Geldoin s'avança à son secours avec ceux de Saumur et Geoffroy de Saint-Aignan à la tête de ceux de Chinon.

Foulques Nerra se rend aussitôt devant Saumur, dont il forme le siège et qu'il contraint de se rendre ; puis il souille sa victoire par les plus atroces cruautés, allant jusqu'à arracher un œil à Gastho, officier du comte de Blois, qui avait laissé paraître trop ostensiblement la douleur que lui causait la prise de Saumur.

Ce siège mit fin tout d'un coup à la guerre. Eudes consentit à ce que la ville de Saumur demeurât à Foulques, pourvu que ce dernier ordonnât la démolition de Montbudel, ce qui eut effectivement lieu.

Le comte d'Anjou mourut en 1039 à Metz, en criant : Seigneur, ayez pitié du malheureux Foulques, parjure, infidèle ! et laissa ses états à son fils, Geoffroy Martel, qui gouverna depuis cette époque jusqu'en 1000. La veille de sa mort, ce prince fit le partage de ses domaines entre ses deux neveux, Geoffroy-le-Barbu et Foulques-le-Rechin. Le premier eut l'Anjou et la Touraine, l'autre dut se contenter de la Saintonge et du Gatinais. L'inégalité de ce partage excita la jalousie de Foulques, jalousie qui se trouva momentanément comprimée, par la nécessité où les deux frères furent réduits de s'unir, dans le but de s'opposer aux vues du comte de Poitiers, qui désirait réunir la Saintonge à ses possessions.

Une fois hors d'inquiétude à ce sujet, l'inimitié ne tarda pas à se rallumer entre les deux frères et éclata bientôt ouvertement.

L'abbé de Marmoutiers possédait des fiefs considérables en Touraine. Geoffroy exigea de lui, à titre de souverain de cette contrée, qu'il lui fît hommage pour les terres qui en dépendaient ; mais l'abbé prétendit n'en devoir prendre l'investiture que des mains du roi. Irrité de cette résistance, le comte d'Anjou exerça toutes sortes de ravages sur les terres de l'abbé, qui s'en étant plaint, obtint du pape contre Geoffroy l'excommunication et la privation du comté d'Anjou, qui fut donné à Foulques.

Ce dernier travailla de tout son pouvoir à ébranler la fidélité des vassaux de son frère, et n'y réussit que trop bien. Après s'être emparé de Saumur, il fit Geoffroy prisonnier sous les murs d'Angers et ordonna qu'il fût enfermé au château de Sablé, appartenant à Robert-le-Bourguignon, vassal du comte d'Anjou, et que Foulques était parvenu à séduire.

Cependant Geoffroy, assez heureux pour s'échapper de sa prison, se remet aussitôt à la tête des troupes qui lui restent et marche sur Brochessac……

 

On était en 1067, et la nuit couvrait d'épaisses ténèbres le château et la ville de Chinon. Il était environ dix heures du soir, lorsqu'une barque conduite par deux vigoureux rameurs et contenant en outre cinq hommes, aborda en silence au pied des murs de Chinon.

Puis sautant légèrement, les cinq passagers se mirent à gravir la colline au front de laquelle est construit le château. Trois d'entre eux étaient enveloppés d'une espèce de tunique foncée, sous laquelle s'apercevait une épée ; leurs pieds étaient ornés d'éperons d'or. Les deux autres portaient des armures qui résonnaient au milieu du silence de la nuit et brillaient aux rayons de la lune. Ces derniers se tenaient à une petite distance des trois autres, la main sur la garde de leur miséricorde.

La petite troupe arriva bientôt aux bords des douves du château, et l'un de ceux qu'à ses éperons d'or on pouvait reconnaître pour un chevalier, tira de sa poche un petit instrument assez ressemblant à une trompette, et se préparait à en tirer des sons, lorsque son camarade l'arrêta :

Y pensez-vous, Reynaud, ce serait donner l'alarme, en peu d'instants la ville entière serait sur pied ; et alors, vous le sentez, notre projet pourrait fort bien échouer, et notre prisonnier nous échapper.

Sans doute, chevalier Robert, mais que faire ? Appeler la sentinelle, elle ne saurait nous entendre d'ici ; traverser les douves à la nage, nous sommes cinq, et d'ailleurs on nous entendrait et ce serait encore donner l'alarme.

Pendant ce temps, le troisième personnage, dont les mouvements paraissaient gênés par le poids des chaînes d'acier poli qui entouraient ses poignets, gardait le plus profond silence.

Voyez, reprit enfin Reynaud de Chateaugontier, le ciel vient à notre secours : j'aperçois d'ici une barque qu'on aura sans doute laissée par mégarde : entrons-y et que Dieu nous conduise !

Les deux gentilshommes se rangent aussitôt et s'inclinant respectueusement, font signe à celui qui les accompagne de descendre dans la nacelle. Celui-ci obéit ; écartant d'un geste impérieux les chevaliers qui s'étaient rapprochés, il s'y élance, puis après lui ses deux compagnons et les gardes qui les suivaient. Ces derniers saisissent chacun une rame, et penchés en avant ils glissent légèrement sur la surface de l'eau. En quelques instants ils sont tous de l'autre côté des douves. Robert-le-Bourguignon, ou l'Allobroge, car c'était lui, appelle alors la sentinelle et lui dit quelques mots. Aussitôt celui-ci leur lance une échelle qui leur sert à sortir du bateau et à franchir le parapet de la douve. Puis tous les cinq continuent leur chemin jusqu'à la porte du château ; une cloche se fait entendre, la porte s'ouvre et se referme après avoir introduit nos cinq voyageurs.

Seigneur Aimery, dit alors Robert au gouverneur, en lui montrant du doigt son silencieux compagnon, cet homme est votre prisonnier et vous en répondez sur la vie. Préparez votre cachot le plus obscur et surtout que pas un mot ne transpire qui donne à penser que vous le gardiez ici.

Ce prisonnier, quel est-il ?

Geoffroy, comte d'Anjou, dit alors le prisonnier en écartant son manteau ; oui, seigneur Aymery, Geoffroy, comte d'Anjou et de Touraine, qu'un frère dénaturé, sujet rebelle, prive de la liberté en attendant l'heure favorable pour le priver aussi de la vie !

Quelques heures après, l'infortuné gémissait dans le cachot obscur et malsain où il passa vingt-huit années de sa vie, c'est-à-dire, jusqu'en 1095, époque à laquelle le pape Urbain II, tenant un concile à Tours, apprit la détention de Geoffroy, et exigea de Foulques-le-Rechin la mise en liberté de son frère.

Après avoir vu le château de Chinon au pouvoir des comtes d'Anjou, nous le retrouverons sous la domination de Henri II, roi d'Angleterre, héritier de Geoffroy Plantagenet, comte d'Anjou, qui lui légua en mourant ses états, après lui avoir fait jurer qu'aussitôt en possession des biens de sa mère, il laisserait sa part dans l'héritage paternel à son frère cadet, Geoffroy, qui devait se contenter en attendant des villes de Mirebeau et de Loudun en Poitou, et de Chinon en Touraine.

Henri exécuta fidèlement la promesse qu'il avait faite à son père, puis il vint rendre hommage à Louis-le-Jeune, pour la Normandie, la Touraine, l'Aquitaine, le Maine et l'Anjou.

Le roi de France sentit aussitôt combien était redoutable un vassal aussi puissant et qui l'environnait de tous côtés ; il le pressa donc, plus encore dans son intérêt propre que dans celui de Geoffroy, de remplir ses serments.

Henri promit tout et résigna effectivement à son frère l'Anjou et la Touraine ; mais il ne se vit pas plutôt affermi sur le trône d'Angleterre, qu'il envoya des ambassadeurs au pape, pour lui demander de le relever de son serment, ce qui lui fut accordé.

Geoffroy, irrité de ce manque de fidélité à sa promesse, se révolte et perd les trois villes de Mirebeau, de Loudun et de Chinon, dont son frère lui laisse néanmoins la jouissance, mais en stipulant expressément que les châteaux en seront rasés à hauteur du sol.

La cause des différends qui éclatèrent bientôt entre Henri II et Thomas-A-Becket, ainsi que les diverses péripéties qui en marquèrent le cours, sont trop connues pour que nous voulions les rapporter ici. Nous nous bornerons à rappeler que, l'an 1166, le roi d'Angleterre étant à Chinon reçut d'Alain de Neuilly des lettres qui lui apprenaient que l'archevêque de Cantorbéry était sur le point de lancer sur lui une bulle d'excommunication.

Craignant d'une part de causer un scandale que les princes à cette époque redoutaient par-dessus tout, et désirant vivement d'un autre côté mettre un terme à toutes dissensions, Henri assembla son conseil, qui tint ses délibérations dans une des salles du château[2]. Il demanda à ses gentilshommes un moyen d'échapper aux persécutions d'un homme, qui en voulait également, disait-il, à son corps et à son âme. L'évêque de Lisieux l'engagea à s'en rapporter à la décision du pape. Cette proposition fut adoptée, et deux évêques quittèrent Chinon pour se rendre à Pontigny, où ils comptaient trouver Thomas-A-Becket, et lui faire part de ce projet. Mais ils ne le virent pas, parce qu'il était en pèlerinage à Vézelay. Le pape ayant appris ces événements, et voulant concilier les deux partis, envoya Guillaume de Pavie et Jean de Naples, qui réunirent Henri et Thomas à Montmirail, dans le Maine. Cette entrevue n'eut aucun résultat ; nous voyons seulement qu'une des clauses du traité fut que le roi d'Angleterre tiendrait la Touraine, comme fief dépendant du comte de Blois.

Quatre ans après une seconde entrevue eut lieu entre le roi et son sujet, toujours à Montmirail. On était près de conclure la paix ; mais lorsqu'on en vint au baiser, l'archevêque dit au roi : Sire, je vous embrasse en l'honneur de Dieu ! Sur quoi le roi se retira et refusa le baiser ; parce que, dit Matthieu Paris, le roi trouvait toujours dans les paroles de l'archevêque, dont la conscience était si pure, des réserves qu'il repoussait : tantôt, sauf ma dignité, tantôt, sauf la foi de Dieu.

Il n'y eut rien encore de conclu cette fois. Peu après, le roi, à Fretteval, tint deux fois l'étrier du cheval, pendant que Thomas se mettait en selle ; enfin, près d'Amboise et par les soins de Rotrou, archevêque de Rouen, le roi et Becket firent la paix.

En 1172, le roi Henri II passa les fêtes de Noël à Chinon, dont le château, la ville et ses environs, sont redevables à ce prince d'une grande partie de leurs embellissements. Animé d'un vif amour pour ses peuples, il ne songeait qu'à leur bien-être ; et ce fut dans cette vue que, considérant les maux que les riverains avaient à souffrir par suite des crues de la Loire, il ordonna la formation des levées qui longent cette rivière jusqu'à Saumur.

Ce fut encore lui qui fit ajouter au château les deux églises, dédiées l'une à saint Mélène, l'autre à saint Macaire, et que ses successeurs firent raser, pensant que, sous prétexte d'y venir prier, les étrangers pouvaient fort bien ne s'y rendre que dans le but d'examiner les travaux de fortification de la citadelle.

C'est aussi à ce monarque que la ville doit le pont appelé pont de l'Annonain ou de la Nonnain.

Les amis du merveilleux, et il s'en trouve à Chinon autant que partout ailleurs, affirment que ce pont fut construit à diverses époques par un lutin, qui s'en servait pour aller voir les nonnes du couvent de la ville. Mais sans aller chercher en enfer l'étymologie de ce nom, les chartes anciennes nous apprennent qu'avant Henri II, les vivres n'arrivaient que difficilement à Chinon, sur des ponts de bateaux, ce qui rendait embarrassant le transport des marchandises ; ce fut sans doute pour obvier à cet inconvénient que le roi d'Angleterre fit construire le pont qui reçut son nom du mot latin Annona.

L'année suivante, Henri-le-Jeune leva contre son père l'étendard de la révolte, et quittant l'Angleterre, fit son entrée en France, où ses deux frères ne tardèrent pas à se joindre à lui.

En 1174 eut lieu l'assassinat de l'archevêque de Cantorbéry. Non contents de frapper une innocente victime, ses meurtriers pillèrent l'église et emportèrent tout ce qui avait quelque prix. Ce fait prouve que le désir de plaire à Henri II n'était pas le seul mobile de ces monstres en accomplissant leur détestable forfait.

Matthieu Pâris fait remarquer ici une étrange concordance de jours.

Ce fut, dit-il, un mardi que l'archevêque quitta la cour du roi à Northampton ; un mardi qu'il se bannit volontairement d'Angleterre ; un mardi que, sur le conseil du seigneur pape, il revint et aborda dans le royaume ; un mardi que son martyre fut consommé !

Là ne se bornèrent pas malheureusement les infortunes du roi d'Angleterre. Après avoir vu se révolter contre son autorité son frère Geoffroy, après avoir eu à soutenir une lutte pénible avec un prélat, zélé sans doute pour le bien de la religion, mais trop vif peut-être dans son enthousiasme, et qui ne garda pas toujours, il faut bien l'avouer, les égards dus au rang de son antagoniste, il restait encore à Henri à porter le châtiment de son crime involontaire. La pénitence même qu'il en fit, donnant ordre aux moines de le flageller, ne satisfit pas la justice céleste, car de nouvelles douleurs vinrent l'une après l'autre assaillir cet infortuné monarque.

Combien ce prince, dont le règne s'annonça sous d'aussi heureux auspices, était-il loin de s'attendre qu'un jour il viendrait mourir à Chinon seul et sans amis, lui, roi d'Angleterre, souverain, du chef de son père, de la Normandie, de la Touraine, de l'Aquitaine, de l'Anjou ; souverain, du chef de sa femme Éléonore, de la Guyenne, du Poitou, de la Saintonge, de l'Auvergne, du Périgord, de l'Angoumois et du Limousin ! lui, père de trois fils qu'il aimait tendrement !

 

Henri fut coupable à la vérité : il ne fut pas exempt de faiblesses condamnables, et tout le monde sait la passion vive et ardente que sut lui inspirer la belle Rosemonde Clifford. Mais la somme de ses erreurs a-t-elle surpassé celle de ses amertumes, c'est là ce que personne ne sera tenté de soutenir.

Henri se montra toujours juste et équitable ; le fait suivant en est la preuve : A la mort de sa bienaimée Rosemonde, il ordonna que des obsèques somptueuses lui fussent faites et qu'un mausolée magnifique lui fût élevé dans l'église de Winchester. L'évêque de cette ville, étant entré dans le sanctuaire et ayant jeté les yeux sur ce monument, sortit aussitôt en disant : Que le temple du Très-Haut avait été profané et que les cendres d'une femme sans pudeur ne pouvaient reposer auprès des reliques des vierges pures du Seigneur ! Puis il donna ordre que le cénotaphe fût enlevé. On obéit aux ordres du prélat, qui rentrant alors dans l'église, la purifia par des prières solennelles. Le roi en apprenant cette nouvelle fut pénétré d'une vive douleur, mais il la renferma dans son âme et n'adressa à l'évêque aucun reproche. Le prélat était dans son droit, sans doute ; mais n'est-il pas grand et glorieux à un souverain, aussi puissant que l'était le roi d'Angleterre, de recevoir une telle injure et de garder le silence par respect pour l'équité !

Comme nous l'avons vu plus haut, vers l'an 1173, le jeune Henri, fils de Henri II, se révolta contre celui à qui il devait tout son amour et tout son respect comme fils et comme sujet. Il vint < en France, où ses frères ne tardèrent pas à se joindre à lui, et où Louis les anima davantage encore contre Henri II, à qui ils déclarèrent ouvertement la guerre. Une réconciliation apparente eut lieu ; mais le jeune Henri se montra vivement blessé de la préférence que son père fit éclater pour ses frères en acceptant d'eux l'hommage qu'il refusa d'agréer de sa part. Cependant s'étant jeté aux genoux du roi d'Angleterre, à Bures, celui-ci fut contraint de recevoir son serment de fidélité, après quoi voulant prouver au dehors la soi-disant bonne intelligence établie entre eux, pendant plusieurs jours le père et le fils mangèrent à la même table et partagèrent la même couche.

A peine l'accord commençait-il à régner entre les deux princes, que de cruelles dissensions éclatèrent de nouveau entre Henri, ses fils Geoffroy et Richard, et par suite entre les frères. Voici à quelle occasion.

L'an 1183, le roi sollicita vivement de ses deux fils qu'ils rendissent hommage à leur frère ainé Henri, l'un pour la Bretagne, l'autre pour le duché d'Aquitaine. Geoffroy consentit volontiers à ce qu'on exigeait de lui, mais Richard ne put entendre sans frémir de courroux les ordres de son père.

Eh quoi ! s'écria-t-il, dans un violent accès de colère, ne tirons-nous pas origine du même père et de la même mère ? n'est-il pas vraiment inconvenant au plus haut point que du vivant même de notre père nous nous voyions contraints de nous soumettre à notre frère ainé, et de le reconnaître pour notre supérieur ? Que les biens du côté paternel reviennent à l'aîné, j'y consens ; mais du moins je réclame ma légitime dans les biens de ma mère.

Lorsque cette réponse fut rapportée au roi et qu'il entendit le refus prononcé par Richard, il entra dans une grande colère et jura de ne plus épargner un fils ingrat et désobéissant.

Il excita donc vivement Henri-le-Jeune à rassembler toutes ses forces et à faire plier l'orgueil de son frère.

Après plusieurs entrevues qui n'amenèrent aucun résultat satisfaisant, le jeune prince renonçant à tout espoir de conciliation se préparait à faire repentir Richard de sa folle présomption, lorsqu'il ressentit les premières atteintes du mal qui devait si promptement, hélas ! le mener au tombeau à la fleur de son âge.

Il tomba malade au château de Martel, dans le Quercy, et sentant qu'il n'avait plus que peu de temps à vivre, sa conscience parla et lui fit éprouver de vifs remords de sa conduite passée envers son père, et de l'ingratitude dont il s'était montré coupable à son égard. Il envoya donc en toute hâte un messager à Henri Il pour solliciter son pardon et le conjurer de venir à Martel donner à un fils repentant, près de quitter ce monde, un dernier embrassement et lui dire un dernier adieu.

Le roi, touché de compassion à la vue d'un tel repentir, sentit renaître en lui pour son fils toute la tendresse qui jadis remplissait son cœur, et il se préparait à céder à la prière que le jeune prince lui adressait, un pied dans la tombe.

Songez, Sire, lui dirent alors ceux qui l'entouraient, songez à ce que vous allez faire. Le jeune prince est entouré de conseillers perfides et félons ; en supposant même qu'il veuille les tenir en respect, comment un mourant pourrait-il y parvenir ? Vous serez alors en leur pouvoir, et rien ne saurait les arrêter, ni les lois de l'honneur, ni le respect dû à la majesté royale !

Hélas ! s'écria l'infortuné monarque, il n'est donc plus de bonheur pour moi sur la terre, puisqu'il me faut toujours souffrir, ou si je ne souffre pas, toujours craindre ! Allez, continua-t-il, en s'adressant à l'archevêque de Bordeaux, après avoir retiré de son doigt un anneau de grand prix, allez, et portez à mon fils bien-aimé, avec ma bénédiction, cet anneau qui sera pour lui le gage de l'amour et du pardon !

Le prélat partit en effet et arriva au château de Martel pour recevoir le dernier soupir du jeune Henri, qui se montra vivement affligé de la méfiance de son père ; il pria l'archevêque de retourner vers le roi et de lui rappeler la promesse qu'il lui avait faite de pardonner aux barons d'Aquitaine, ses complices, et expira le jour de Saint-Barnabé, à peine âgé de vingt-huit ans.

Telle fut la fin triste et prématurée d'un jeune souverain devant qui la vie s'ouvrait riante et belle.

Après sa mort son corps fut enveloppé dans les vêtements de lin dont il était couvert le jour de son couronnement, et transporté en grande pompe à la cathédrale de Rouen, où il fut inhumé sous le maître-autel avec tous les honneurs dus à un prince.

 

 

 



[1] Les monnaies frappées à Chinon sous ce règne portent sur les grands blancs : Karolus Francorum rexc., etc., ou Sit nomendi benedictumo.

[2] Cependant, comme nous l'avons vu plus haut, le château avait dû être abattu. La clause ne fut-elle point exécutée, le château avait-il été reconstruit dans l'intervalle ? C'est ce que nous ignorons. Il serait du reste possible que cette clause n'eût point été insérée, lord Littleton étant le seul qui en fasse mention. (History of the life of king Henry the second.)