CHINON ET AGNÈS SOREL

PREMIÈRE PARTIE. — CHINON

 

CHAPITRE III.

 

 

Le rendez-vous de chasse de Saint-Hubert, légende chinonaise.

 

Avant de poursuivre le cours de cette histoire, nous ne pouvons passer sous silence une aventure assez extraordinaire qui, au dire d'une vieille chronique manuscrite du château de Chinon, se passa vers la fin du dixième siècle, dans la forêt qui domine cette ville.

Nous ne saurions prendre sur nous de garantir l'authenticité de ce fait qui nous paraît tenir un peu de la légende. Quoi qu'il en soit, nous allons, par respect pour l'histoire, donner le récit de cet événement, laissant à chacun le droit d'en adopter ou d'en rejeter ce qui lui paraîtra ou non digne de foi.

Vers 960, c'est-à-dire sous le règne de Lothaire, le château de Chinon avait pour gouverneur Wolfran de Chissé. C'était un intrépide guerrier, un courageux buveur, un ardent chasseur que ce Wolfran de Chissé !

Chasseur de daims et de jouvencelles, il passait un tiers de sa vie dans le château confié à sa garde, un tiers dans la forêt touffue, l'autre tiers appartenait de droit aux tavernes. Dès que le soleil avait dissipé les ténèbres de la nuit, ses veneurs étaient prêts, le cor retentissait, la meute était réunie, et monté sur un destrier, impatient du frein, le châtelain donnait en jurant le signal du départ. Puis au milieu du jour, il vaquait à l'inspection de la ville, grondait les gardes, les échevins, les manants ; et lorsque la nuit reprenait son empire. Mais, silence ! il se cachait alors avec ses compagnons de débauche ; et ce qu'ils faisaient, Satan seul le sait, qui veillait et présidait à ces orgies. Que de chevreuils n'avait-il pas forcés, que de jeunes filles pures et modestes n'avait-il pas détournées de leur route ! Bref, ce fut sur lui sans doute qu'on fit la chronique du comte Ory. Mais si leur vie se ressembla beaucoup, leur mort différât-elle d'autant. Le comte Ory mourut, dit-on, au sein de ses festins ; Wolfran au contraire. Mais n'anticipons pas.

On assure, du reste, qu'il montrait un mépris tout spécial pour les clercs, et que se promenant un jour dans les rues de Tours, il rencontra par trois reprises messire Guy de Pressigny, abbé de Saint-Martin ; celui-ci s'inclinant sur sa mule, salua par trois fois le noble châtelain ; mais se raidissant sur son palefroi, trois fois aussi Wolfran refusa de rendre le salut à l'abbé de Saint-Martin de Tours.

Or, un matin qu'il faisait un temps favorable à la chasse, Wolfran de Chissé se rendit dans la foret de Chinon, déterminé à jouir de son occupation quotidienne et matinale. Mais tout ne succède pas toujours au gré de nos désirs, et la Providence, qui ne se laisse point mettre de mors, se permet quelquefois de se montrer rétive et de n'accorder ses faveurs, qu'après les avoir fait gagner à la sueur du front.

Notre châtelain méditait sans doute de faire nouvelle brèche à l'honneur de quelqu'une des filles du village, car abandonnant à son coursier le soin de diriger sa marche, il laissait flotter sur le cou de l'animal bouillant les rênes que sa main n'eût jamais du quitter. Le cheval en effet entraîne son cavalier, l'égaré, et lorsque Wolfran de Chissé revient à lui, il ne reconnaît plus sa route. Le voilà donc, courant à droite et à gauche, déchirant les pieds de son cheval aux ronces de la forêt, lorsque tout à coup paraît à ses yeux ravis, un cerf de la plus haute stature, et qui, fier de la beauté de son bois, se mire dans le cristal d'une eau pure.

Irrité sans doute d'un orgueil qui va sur les brisées du sien, Wolfran éperonne son coursier et court sus au cerf, qui d'un bond rapide fait faire à son ennemi mille et mille tours, mille et mille circuits. Le châtelain s'emporte, jure et tempête.

L'animal disparaît à ses yeux, le chasseur blasphème.

Par Wolfran, mon saint patron, que le diable t'emporte, bête maudite !

Il ne tarde pas cependant à l'apercevoir de nouveau ; sa rage redouble, ne connaît plus de frein : aiguillonné, le cheval du chasseur s'élance, franchit les ravins, son pied touche à peine la terre. Plus prompt que l'éclair, trois fois le cerf bondissant fait le tour de la forêt ; Wolfran jure qu'il l'emportera, trois fois il fait sur ses traces le tour de la forêt. Enfin, harassé, pantelant, près de rendre le dernier soupir, l'infortuné cerf arrive, et cédant à la fatigue, tombe épuisé dans la clairière.

Or, cette clairière n'était rien moins que le rendez-vous de Saint-Hubert, lieu sacré, et redouté de tous les chasseurs qui pénétrèrent jamais dans la forêt de Chinon. Là, jamais gibier n'est frappé ; si son sort heureux l'y conduit, soudain le limier s'arrête, le piqueur se signe dévotement et retourne sur ses pas, le chasseur remet sa dague dans le fourreau, le cor donne le signal du départ. Reposez-vous en paix sous cette ombre sainte, daim, biche, cerf ou chevreuil, la protection de saint Hubert vous a sauvés !

Peut-être le cerf dont nous parlons avait-il eu déjà l'occasion d'éprouver l'efficacité de cet asile, car à peine y fut-il arrivé, que tournant vers l'ennemi un regard défaillant, au milieu de sa douleur, il parut encore vouloir le narguer.

C'est du moins ce que pensa Wolfran, et son orgueil se révolta à une semblable idée. Pourquoi me laisserais-je arrêter par un tel obstacle ? s'écria-t-il ; que m'importe à moi que ce lieu ait été consacré par les terreurs d'un peuple superstitieux ! que m'importe ! et d'ailleurs si monseigneur saint Hubert est un protecteur de quelque pouvoir, il saura bien défendre son protégé !...

Il dit, et descend de cheval, tire son coutelas, puis, sans se laisser émouvoir par les pleurs de l'animal infortuné, il le lui plonge dans la gorge et l'en retire fumant !

Pendant ce temps, les chasseurs effrayés de la longue disparition de leur chef, s'étaient mis à sa poursuite ; après de longues et infructueuses recherches, ils arrivent enfin à la clairière, dite le rendez-vous de Saint-Hubert, et y trouvent Wolfran, tranquillement assis sur le gibier que sa main vient d'égorger. L'étonnement et l'effroi de ces gens, à la vue du sacrilège qui vient d'être commis, serait impossible à dépeindre ; ils jettent sur le cerf un regard semi-désireux, semi-craintif.

Eh bien, qu'est-ce ? s'écrie d'une voix de tonnerre le noble gouverneur de Chinon ; gens idiots et stupides, qu'y a-t-il ? Votre saint Hubert est un manant, il défend bien mal ceux qui se fient à lui. Pardieu ! si j'avais besoin de secours, j'aurais plus de confiance à mon épée, qu'à l'auréole de tous les saints du paradis ! Car, m'est avis que si ces bonnes gens sont vertueux, ils ne sont guère braves. Wolfran de Chissé a défié saint Hubert, et, ainsi que vous le voyez, saint Hubert ne s'est pas vengé !

Un vent s'éleva aussitôt, qui fit frissonner les pins d'alentour, et le vent répéta distinctement ces paroles, qui furent entendues de tous les assistants :

Wolfran a défié saint Hubert !

 

Or, il advint que l'an suivant, le jour de la fête de saint Hubert, la cour du château de Chinon était remplie de monde. On s'était assemblé de plusieurs lieues à la ronde et l'heure du départ de la chasse approchait. Les chevaux piaffaient, les chiens aboyaient, les veneurs couraient, ils allaient qui par ci, qui par là, examinant avec soin si tout était en bon ordre. Au milieu d'eux, un chevalier de noble stature, à la démarche altière, caracolait avec grâce sur un coursier tout brillant d'or et d'argent. Il caressait de la main un chien favori, s'interrompant de temps à autre pour jurer après un piqueur qui n'était pas à son poste, ou pour distribuer à droite et à gauche des coups de fouet en manière de remontrance.

Le cor sonne, on s'agite ; frappées par les pieds des chevaux, les pierres jettent de brillantes étincelles, les chiens s'élancent ; penchés sur leur monture, les piqueurs n'attendent plus que le signal.

Wolfran lève la main et indique du doigt la forêt, on part !

Maintenant le château est désert, le pont-levis est levé, c'est à peine si l'oreille saisit le son indistinct des pas qui s'éloignent.

Et voilà que l'écho répète la fanfare, dite fanfare de saint Hubert. La chasse commence, un plein succès couronne d'abord les efforts de nos gens. Mais bientôt les feuilles des saules et des peupliers frémissent et s'entrechoquent, d'épais nuages s'amoncèlent, l'éclair brille dans les cieux, de larges gouttes de pluie tombent rares, puis plus nombreuses, puis par torrents. On cherche de toutes parts un abri ; chacun court, s'éloigne, se disperse ; entraîné par son coursier impétueux, Wolfran prend un sentier détourné et s'égare. Plus il s'efforce de retrouver sa route, plus il se perd : la pluie redouble, la foudre gronde : le cavalier laisse flotter des rênes devenues inutiles, s'enveloppe dans son manteau, et cherche un abri sous un arbre ; las des vains efforts qu'il fait pour retrouver ses compagnons, il s'arrête, quand soudain parait à sa vue une jeune fille plus belle que le jour, plus brillante que l'éclair, à la voix plus mélodieuse que le bruissement des gouttes de pluie sur la feuille des saules, une jeune fille au regard velouté., au souris enchanteur, à la bouche vermeille ! Elle saisit la bride du cheval de Wolfran et lui dit :

Beau chevalier, que je vous plains ! las, votre pourpoint est tout pénétré, votre cimier ne flotte plus sur votre tête ; suivez-moi, mon père n'est qu'un modeste bûcheron, mais sa cabane si petite qu'elle soit est tout près, venez vous y reposer ; nous donnerons de la litière fraîche à votre coursier, un feu que j'allumerai dans l'âtre réchauffera vos membres engourdis, et une nourriture simple mais abondante réparera vos forces !

Et ce disant, la gente péronnelle attachait sur Wolfran un regard plus éloquent que ses paroles.

Marchons, je vous suis, ma belle enfant !

Et au milieu de ses plaisirs du matin, le chevalier rêvait déjà ses plaisirs du soir. Il eût voulu parler, mais, chose étrange, il n'osait ! lui si intrépide, si audacieux même vis-à-vis des filles de Chinon, interdit et muet, tremblait à la vue de la modeste enfant du bûcheron. Ils chevauchèrent longtemps, et si longtemps que Wolfran surpris, s'arrêta :

Holà, la belle enfant, où donc est cette cabane de ton père que tu disais si proche ?

Là bas, Monseigneur, à l'extrémité de ce sentier ; allons, un peu de courage, preux et gentil' chevalier, nous touchons au terme de notre course !

Le temps s'était calmé, le soleil avait reparu, et chassés par un vent léger, les nuages s'étaient dispersés, le ciel était serein et le calme commençait à se répandre sur toute la nature.

Encore une fois, où donc est cette cabane de ton père, que tu disais si proche, la belle enfant, cette cabane où donc est-elle ?

Là bas, Monseigneur, derrière ces buissons que vous apercevez d'ici.

Mais après tout que m'importe ? sur les pas d'un tel gibier, par l'écu de mes pères, j'irais jusques au bout du monde !

Ils marchèrent encore longtemps, longtemps.

Trois fois la jeune fille fit le tour de la forêt, et trois fois sur ses traces le chevalier la parcourut aussi.

Arrêtons-nous en ce lieu, dit enfin la vierge au doux regard, arrêtons-nous : nous sommes arrivés !

Eh ! pardieu, la belle enfant, je ne me trompe pas, c'est ici le rendez-vous de Saint-Hubert !

Tes yeux ne te trompent pas en effet, reprit la jeune fille, oui c'est bien ici que Wolfran, dans sa folle impiété, a osé défier saint Hubert ! Eh bien ! gentil chevalier, écoute-moi : je viens de la part de monseigneur saint Hubert te dire que tu ne retourneras jamais à Chinon.

Tu mens, ribaude !

Saint Hubert n'a jamais menti ! Non, orgueilleux, impie, libertin et blasphémateur Wolfran, non, tu ne reverras ni ton épouse, ni tes enfants, car le doigt de Dieu t'a touché, pour avoir insulté un de ses élus !

Tu mens encore une fois, allons, remets-moi vite dans mon chemin et je te pardonne ; sinon je te jure que ce fer.

Un rire bruyant répondit seul aux menaces de Wolfran.

Furieux, celui-ci veut saisir la garde de son épée, sa main y reste clouée ; c'est en vain qu'il tente de faire un mouvement, ses membres demeurent comme paralysés.

Maintenant, saint Hubert te défie, preux chevalier, par l'écu de tes pères, il te défie !

En cet instant des fanfares retentissent au loin.

Écoute, Wolfran de Chissé, les cors de tes veneurs ; ils te cherchent, ils te trouveront, mais ne te reconnaîtront pas : car voici qu'un voile plus sombre que la nuit t'enveloppe et te dérobe aux yeux.

Cependant les sons se rapprochent, un bruit de pas se fait entendre, les voix deviennent de moment en moment plus distinctes ; les chasseurs sont tout près, ils sont là.

Wolfran veut les appeler, sa langue reste attachée à son palais, il ne peut proférer aucun son.

Holà, la belle enfant, enseignez-nous le chemin de Chinon.

Tout à l'heure, Messeigneurs, mais auparavant priez saint Hubert qu'il daigne vous conduire.

De grand cœur : saint Hubert, protégez-nous, et maudit soit qui vous renie !

Adieu, Messeigneurs, prenez ce chemin, il conduit à Chinon. Chevalier Wolfran, entends-tu leur prière.

Maudit soit, disent-ils, qui renie saint Hubert !

Cependant une mule s'approche : elle porte un abbé, l'abbé de saint Martin de Tours.

Ma fille, indiquez-moi de grâce le chemin de Chinon. Attiré dans cette forêt par le soleil brillant et le ciel serein, je m'y suis égaré et j'erre depuis ce matin sans pouvoir retrouver mon chemin.

Et le chevalier de vouloir cette fois saluer l'abbé et s'en faire reconnaître ; trois fois il s'incline, mais que sert ? Dieu l'a enveloppé d'un voile que nul regard humain ne saurait pénétrer. L'abbé s'éloigne.

A la mule, succède une haquenée plus blanche que l'aubépine ; au moine, une jeune et brillante châtelaine.

Mon enfant, dites-moi, n'auriez-vous pas vu dans ces parages mon époux, le noble chevalier Wolfran de Chissé : il s'est égaré en chassant ce matin dans la forêt, et ses gens, rentrés sans lui au château, n'ont pu m'en donner de nouvelles. Depuis deux heures entières je le cherche, hélas ! et ne le trouve point ; mon enfant, dites-moi, ne l'auriez-vous pas vu ?

Votre époux, noble dame, je l'ai rencontré près d'ici ; Dieu vous accompagne et puissiez-vous le retrouver !

Las ! Seigneur mon Dieu, reprit en soupirant la dame, si je pouvais le retrouver fidèle !

Puis elle partit en pleurant.

A moi de te quitter, maintenant, preux chevalier, et si tu as besoin de secours, prends confiance en ton épée ! Adieu, ne m'oublie pas surtout, ni moi, ni la modeste cabane de mon père le bûcheron !

Le chevalier Wolfran de Chissé demeura, dit-on, sept jours et sept nuits sans mouvement dans le champ de saint Hubert ; battu des vents, trempé par la pluie, ars par le soleil, souffrant le froid, la faim, le chaud, au bout duquel temps il expira !

On retrouva son corps, auquel on fit de somptueuses funérailles, ce qui n'empêcha pas son âme d'aller en enfer…..

 

Comme on le comprend aisément, la jeune fille au regard d'ange n'était autre que Satan, qui consentit à servir la vengeance d'un Saint, lorsqu'il pensa qu'il y aurait du mal à faire et une âme à gagner !

Cette réflexion termine le récit de la chronique manuscrite à laquelle nous avons emprunté les détails que nous venons de raconter ; rien ne s'oppose donc plus à ce que nous reprenions le fil de l'histoire.