Le rendez-vous de
chasse de Saint-Hubert, légende chinonaise.
Avant
de poursuivre le cours de cette histoire, nous ne pouvons passer sous silence
une aventure assez extraordinaire qui, au dire d'une vieille chronique
manuscrite du château de Chinon, se passa vers la fin du dixième siècle, dans
la forêt qui domine cette ville. Nous ne
saurions prendre sur nous de garantir l'authenticité de ce fait qui nous
paraît tenir un peu de la légende. Quoi qu'il en soit, nous allons, par
respect pour l'histoire, donner le récit de cet événement, laissant à chacun
le droit d'en adopter ou d'en rejeter ce qui lui paraîtra ou non digne de
foi. Vers
960, c'est-à-dire sous le règne de Lothaire, le château de Chinon avait pour
gouverneur Wolfran de Chissé. C'était un intrépide guerrier, un courageux
buveur, un ardent chasseur que ce Wolfran de Chissé ! Chasseur
de daims et de jouvencelles, il passait un tiers de sa vie dans le château
confié à sa garde, un tiers dans la forêt touffue, l'autre tiers appartenait
de droit aux tavernes. Dès que le soleil avait dissipé les ténèbres de la nuit,
ses veneurs étaient prêts, le cor retentissait, la meute était réunie, et
monté sur un destrier, impatient du frein, le châtelain donnait en jurant le
signal du départ. Puis au milieu du jour, il vaquait à l'inspection de la
ville, grondait les gardes, les échevins, les manants ; et lorsque la nuit
reprenait son empire. Mais, silence ! il se cachait alors avec ses compagnons
de débauche ; et ce qu'ils faisaient, Satan seul le sait, qui veillait et
présidait à ces orgies. Que de chevreuils n'avait-il pas forcés, que de
jeunes filles pures et modestes n'avait-il pas détournées de leur route !
Bref, ce fut sur lui sans doute qu'on fit la chronique du comte Ory. Mais si
leur vie se ressembla beaucoup, leur mort différât-elle d'autant. Le comte
Ory mourut, dit-on, au sein de ses festins ; Wolfran au contraire. Mais
n'anticipons pas. On
assure, du reste, qu'il montrait un mépris tout spécial pour les clercs, et
que se promenant un jour dans les rues de Tours, il rencontra par trois
reprises messire Guy de Pressigny, abbé de Saint-Martin ; celui-ci
s'inclinant sur sa mule, salua par trois fois le noble châtelain ; mais se
raidissant sur son palefroi, trois fois aussi Wolfran refusa de rendre le
salut à l'abbé de Saint-Martin de Tours. Or, un
matin qu'il faisait un temps favorable à la chasse, Wolfran de Chissé se
rendit dans la foret de Chinon, déterminé à jouir de son occupation quotidienne
et matinale. Mais tout ne succède pas toujours au gré de nos désirs, et la
Providence, qui ne se laisse point mettre de mors, se permet quelquefois de
se montrer rétive et de n'accorder ses faveurs, qu'après les avoir fait
gagner à
la sueur du front. Notre
châtelain méditait sans doute de faire nouvelle brèche à l'honneur de
quelqu'une des filles du village, car abandonnant à son coursier le soin de
diriger sa marche, il laissait flotter sur le cou de l'animal bouillant les
rênes que sa main n'eût jamais du quitter. Le cheval en effet entraîne son
cavalier, l'égaré, et lorsque Wolfran de Chissé revient à lui, il ne
reconnaît plus sa route. Le voilà donc, courant à droite et à gauche,
déchirant les pieds de son cheval aux ronces de la forêt, lorsque tout à coup
paraît à ses yeux ravis, un cerf de la plus haute stature, et qui, fier de la
beauté de son bois, se mire dans le cristal d'une eau pure. Irrité
sans doute d'un orgueil qui va sur les brisées du sien, Wolfran éperonne son
coursier et court sus au cerf, qui d'un bond rapide fait faire à son ennemi
mille et mille tours, mille et mille circuits. Le châtelain s'emporte, jure
et tempête. L'animal
disparaît à ses yeux, le chasseur blasphème. Par
Wolfran, mon saint patron, que le diable t'emporte, bête maudite ! Il ne
tarde pas cependant à l'apercevoir de nouveau ; sa rage redouble, ne connaît
plus de frein : aiguillonné, le cheval du chasseur s'élance, franchit les
ravins, son pied touche à peine la terre. Plus prompt que l'éclair, trois fois
le cerf bondissant fait le tour de la forêt ; Wolfran jure qu'il l'emportera,
trois fois il fait sur ses traces le tour de la forêt. Enfin, harassé,
pantelant, près de rendre le dernier soupir, l'infortuné cerf arrive, et
cédant à la fatigue, tombe épuisé dans la clairière. Or,
cette clairière n'était rien moins que le rendez-vous de Saint-Hubert, lieu
sacré, et redouté de tous les chasseurs qui pénétrèrent jamais dans la forêt
de Chinon. Là, jamais gibier n'est frappé ; si son sort heureux l'y conduit, soudain
le limier s'arrête, le piqueur se signe dévotement et retourne sur ses pas,
le chasseur remet sa dague dans le fourreau, le cor donne le signal du
départ. Reposez-vous en paix sous cette ombre sainte, daim, biche, cerf ou
chevreuil, la protection de saint Hubert vous a sauvés ! Peut-être
le cerf dont nous parlons avait-il eu déjà l'occasion d'éprouver l'efficacité
de cet asile, car à peine y fut-il arrivé, que tournant vers l'ennemi un
regard défaillant, au milieu de sa douleur, il parut encore vouloir le
narguer. C'est
du moins ce que pensa Wolfran, et son orgueil se révolta à une semblable
idée. Pourquoi
me laisserais-je arrêter par un tel obstacle ? s'écria-t-il ; que m'importe à moi que ce lieu ait été
consacré par les terreurs d'un peuple superstitieux ! que m'importe ! et
d'ailleurs si monseigneur saint Hubert est un protecteur de quelque pouvoir,
il saura bien défendre son protégé !... Il dit,
et descend de cheval, tire son coutelas, puis, sans se laisser émouvoir par
les pleurs de l'animal infortuné, il le lui plonge dans la gorge et l'en
retire fumant ! Pendant
ce temps, les chasseurs effrayés de la longue disparition de leur chef,
s'étaient mis à sa poursuite ; après de longues et infructueuses recherches,
ils arrivent enfin à la clairière, dite le rendez-vous de Saint-Hubert, et y
trouvent Wolfran, tranquillement assis sur le gibier que sa main vient
d'égorger. L'étonnement et l'effroi de ces gens, à la vue du sacrilège qui
vient d'être commis, serait impossible à dépeindre ; ils jettent sur le cerf
un regard semi-désireux, semi-craintif. Eh
bien, qu'est-ce ?
s'écrie d'une voix de tonnerre le noble gouverneur de Chinon ; gens idiots et stupides,
qu'y a-t-il ? Votre saint Hubert est un manant, il défend bien mal ceux qui
se fient à lui. Pardieu ! si j'avais besoin de secours,
j'aurais plus de confiance à mon épée, qu'à l'auréole de tous les saints du
paradis ! Car, m'est avis que si ces bonnes gens sont vertueux, ils ne sont
guère braves. Wolfran de Chissé a défié saint Hubert, et, ainsi que vous le
voyez, saint Hubert ne s'est pas vengé ! Un vent
s'éleva aussitôt, qui fit frissonner les pins d'alentour, et le vent répéta
distinctement ces paroles, qui furent entendues de tous les assistants : Wolfran
a défié saint Hubert ! Or, il
advint que l'an suivant, le jour de la fête de saint Hubert, la cour du
château de Chinon était remplie de monde. On s'était assemblé de plusieurs
lieues à la ronde et l'heure du départ de la chasse approchait. Les chevaux
piaffaient, les chiens aboyaient, les veneurs couraient, ils allaient qui par
ci, qui par là, examinant avec soin si tout était en bon ordre. Au milieu
d'eux, un chevalier de noble stature, à la démarche altière, caracolait avec
grâce sur un coursier tout brillant d'or et d'argent. Il caressait de la main
un chien favori, s'interrompant de temps à autre pour jurer après un piqueur
qui n'était pas à son poste, ou pour distribuer à droite et à gauche des
coups de fouet en manière de remontrance. Le cor
sonne, on s'agite ; frappées par les pieds des chevaux, les pierres jettent
de brillantes étincelles, les chiens s'élancent ; penchés sur leur monture,
les piqueurs n'attendent plus que le signal. Wolfran
lève la main et indique du doigt la forêt, on part ! Maintenant
le château est désert, le pont-levis est levé, c'est à peine si l'oreille
saisit le son indistinct des pas qui s'éloignent. Et
voilà que l'écho répète la fanfare, dite fanfare de saint Hubert. La chasse
commence, un plein succès couronne d'abord les efforts de nos gens. Mais
bientôt les feuilles des saules et des peupliers frémissent et s'entrechoquent,
d'épais nuages s'amoncèlent, l'éclair brille dans les cieux, de larges
gouttes de pluie tombent rares, puis plus nombreuses, puis par torrents. On
cherche de toutes parts un abri ; chacun court, s'éloigne, se disperse ;
entraîné par son coursier impétueux, Wolfran prend un sentier détourné et
s'égare. Plus il s'efforce de retrouver sa route, plus il se perd : la pluie
redouble, la foudre gronde : le cavalier laisse flotter des rênes devenues
inutiles, s'enveloppe dans son manteau, et cherche un abri sous un arbre ;
las des vains efforts qu'il fait pour retrouver ses compagnons, il s'arrête,
quand soudain parait à sa vue une jeune fille plus belle que le jour, plus
brillante que l'éclair, à la voix plus mélodieuse que le bruissement des
gouttes de pluie sur la feuille des saules, une jeune fille au regard
velouté., au souris enchanteur, à la bouche vermeille ! Elle saisit la bride
du cheval de Wolfran et lui dit : Beau
chevalier, que je vous plains ! las, votre pourpoint est tout pénétré, votre
cimier ne flotte plus sur votre tête ; suivez-moi, mon père n'est qu'un
modeste bûcheron, mais sa cabane si petite qu'elle soit est tout près, venez vous y reposer ; nous donnerons de la
litière fraîche à votre coursier, un feu que j'allumerai dans l'âtre
réchauffera vos membres engourdis, et une nourriture simple mais abondante
réparera vos forces ! Et ce
disant, la gente péronnelle attachait sur Wolfran un regard plus éloquent que
ses paroles. — Marchons, je vous suis,
ma belle enfant ! Et au
milieu de ses plaisirs du matin, le chevalier rêvait déjà ses plaisirs du
soir. Il eût voulu parler, mais, chose étrange, il n'osait ! lui si
intrépide, si audacieux même vis-à-vis des filles de Chinon, interdit et
muet, tremblait à la vue de la modeste enfant du bûcheron. Ils chevauchèrent
longtemps, et si longtemps que Wolfran surpris, s'arrêta : — Holà, la belle enfant, où
donc est cette cabane de ton père que tu disais si proche ? — Là bas, Monseigneur, à
l'extrémité de ce sentier ; allons, un peu de courage, preux et gentil'
chevalier, nous touchons au terme de notre course ! Le
temps s'était calmé, le soleil avait reparu, et chassés par un vent léger,
les nuages s'étaient dispersés, le ciel était serein et le calme commençait à
se répandre sur toute la nature. — Encore une fois, où donc
est cette cabane de ton père, que tu disais si proche, la belle enfant, cette
cabane où donc est-elle ? — Là bas, Monseigneur, derrière
ces buissons que vous apercevez d'ici. — Mais après tout que
m'importe ? sur les pas d'un tel gibier, par l'écu de mes pères, j'irais
jusques au bout du monde ! Ils
marchèrent encore longtemps, longtemps. Trois
fois la jeune fille fit le tour de la forêt, et trois fois sur ses traces le
chevalier la parcourut aussi. — Arrêtons-nous en ce lieu, dit enfin la vierge au doux
regard, arrêtons-nous
: nous sommes arrivés ! — Eh ! pardieu, la belle
enfant, je ne me trompe pas, c'est ici le rendez-vous de Saint-Hubert ! — Tes yeux ne te trompent
pas en effet,
reprit la jeune fille, oui c'est bien ici que Wolfran, dans sa folle impiété, a osé
défier saint Hubert ! Eh bien ! gentil chevalier,
écoute-moi : je viens de la part de monseigneur saint
Hubert te dire que tu ne retourneras jamais à Chinon. — Tu mens, ribaude ! — Saint Hubert n'a jamais
menti ! Non, orgueilleux, impie, libertin et blasphémateur Wolfran, non, tu
ne reverras ni ton épouse, ni tes enfants, car le doigt de Dieu t'a touché,
pour avoir insulté un de ses élus ! — Tu mens encore une fois,
allons, remets-moi vite dans mon chemin et je te pardonne ; sinon je te jure
que ce fer. Un rire
bruyant répondit seul aux menaces de Wolfran. Furieux,
celui-ci veut saisir la garde de son épée, sa main y reste clouée ; c'est en
vain qu'il tente de faire un mouvement, ses membres demeurent comme
paralysés. — Maintenant, saint Hubert
te défie, preux chevalier, par l'écu de tes pères, il te défie ! En cet
instant des fanfares retentissent au loin. — Écoute, Wolfran de
Chissé, les cors de tes veneurs ; ils te cherchent, ils te trouveront, mais
ne te reconnaîtront pas : car voici qu'un voile plus sombre que la nuit
t'enveloppe et te dérobe aux yeux. Cependant
les sons se rapprochent, un bruit de pas se fait entendre, les voix deviennent
de moment en moment plus distinctes ; les chasseurs sont tout près, ils sont
là. Wolfran
veut les appeler, sa langue reste attachée à son palais, il ne peut proférer
aucun son. — Holà, la belle enfant,
enseignez-nous le chemin de Chinon. — Tout à l'heure,
Messeigneurs, mais auparavant priez saint Hubert qu'il daigne vous conduire. — De grand cœur : saint
Hubert, protégez-nous, et maudit soit qui vous renie ! — Adieu, Messeigneurs,
prenez ce chemin, il conduit à Chinon. Chevalier Wolfran, entends-tu leur
prière. — Maudit soit, disent-ils,
qui renie saint Hubert ! Cependant
une mule s'approche : elle porte un abbé, l'abbé de saint Martin de Tours. — Ma fille, indiquez-moi de
grâce le chemin de Chinon. Attiré dans cette forêt par le soleil brillant et
le ciel serein, je m'y suis égaré et j'erre depuis ce matin sans pouvoir
retrouver mon chemin. Et le
chevalier de vouloir cette fois saluer l'abbé et s'en faire reconnaître ;
trois fois il s'incline, mais que sert ? Dieu l'a enveloppé d'un voile que
nul regard humain ne saurait pénétrer. L'abbé s'éloigne. A la
mule, succède une haquenée plus blanche que l'aubépine ; au moine, une jeune
et brillante châtelaine. — Mon enfant, dites-moi,
n'auriez-vous pas vu dans ces parages mon époux, le noble chevalier Wolfran
de Chissé : il s'est égaré en chassant ce matin dans la forêt, et ses gens,
rentrés sans lui au château, n'ont pu m'en donner de nouvelles. Depuis deux heures entières je le cherche, hélas ! et ne le trouve point ; mon enfant, dites-moi, ne l'auriez-vous
pas vu ? — Votre époux, noble dame, je l'ai rencontré près d'ici ;
Dieu vous accompagne et puissiez-vous le retrouver ! — Las ! Seigneur mon Dieu, reprit en soupirant la dame, si je pouvais le retrouver fidèle ! Puis
elle partit en pleurant. — A moi de te quitter, maintenant, preux chevalier, et si tu
as besoin de secours, prends confiance en ton épée ! Adieu, ne m'oublie pas
surtout, ni moi, ni la modeste cabane de mon père le bûcheron ! Le
chevalier Wolfran de Chissé demeura, dit-on, sept jours et sept nuits sans
mouvement dans le champ de saint Hubert ; battu des vents, trempé par la
pluie, ars par le soleil, souffrant le froid, la faim, le chaud, au bout
duquel temps il expira ! On
retrouva son corps, auquel on fit de somptueuses funérailles, ce qui
n'empêcha pas son âme d'aller en enfer….. Comme
on le comprend aisément, la jeune fille au regard d'ange n'était autre que
Satan, qui consentit à servir la vengeance d'un Saint, lorsqu'il pensa qu'il
y aurait du mal à faire et une âme à gagner ! Cette réflexion termine le récit de la chronique manuscrite à laquelle nous avons emprunté les détails que nous venons de raconter ; rien ne s'oppose donc plus à ce que nous reprenions le fil de l'histoire. |