CHINON ET AGNÈS SOREL

PREMIÈRE PARTIE. — CHINON

 

CHAPITRE II.

 

 

Clotaire et Ingonde. — Tremblement de terre à Chinon. — Meurtre de Lupus. — Inondation.

 

Jouissant d'un climat doux, sain et tempéré, la Touraine, autant par sa fertilité que par sa position, se trouva, dès l'antiquité la plus reculée, l'objet de l'ambition de tous les princes qui, pouvant disposer d'une armée quelque peu considérable, osèrent tenter le sort des combats.

Néanmoins depuis cette époque (532), jusque vers la fin du septième siècle, Chinon, ainsi que Saumur, demeura au pouvoir du roi de Paris et de ses successeurs. On sait de quelles cruautés Childebert souilla le cours de son règne, de connivence avec son frère Clotaire, roi de Soissons ; celui-ci joignit à ces cruautés l'avarice et un libertinage qu'il poussa, dit-on, jusqu'à l'inceste. On assure qu'il eut plusieurs femmes et grand nombre de concubines.

Radegonde, fille de Berthier, roi de Thuringe, fut, au rapport de du Bouchet, la cinquième épouse de ce prince, qui la répudia après avoir fait traîtreusement assassiner son frère.

Réduite au désespoir, tant à cause de la perte de ce frère qu'elle chérissait tendrement, que par suite de ses chagrins domestiques, Radegonde s'enfuit à Noyon où elle prit le voile, puis vint se fixer à Chinon, où elle demeura presque jusqu'au jour de sa mort, qui eut lieu à Poitiers.

Une des filles de Clotaire, nommée Ingertrude, suivant l'exemple de sainte Clotilde, vint à Tours, où elle construisit vers 537 le monastère de Saint-Jean-Puellier. Telle est du moins l'opinion de Fauchet à qui nous empruntons ce passage :

Et qui plus est ayant espousé Ingonde, qu'il faisoit semblant d'aymer bien fort, elle le pria, puisqu'elle estoit royne, de luy vouloir faire cest honneur, que de bailler sa sœur en mariage à quelque seigneur de marque.

Clotaire assés luxurieulx de nature, alla ïusques au lieu où la Damoyselle estoit nourrie, et la trouvant belle, fut tant espris de son amour, qu'il l'espousa : puis retourné vers Ingonde, lui dit qu'il avoit marié sa sœur, et que ne trouvant seigneur plus noble que soy-mesme, il l'avoit prise à femme, ce qu'il pensoit ne lui devoir déplaire. Ingonde (possible craignant pys), saigement respondit qu'elle estoit sa servante, et seulement le pria de vouloir la tenir en sa bone grâce.

 

Cette Ingonde se retira ensuite dans un monastère, à Chinon, où elle mourut.

Notre immortel Racine, n'aurait-il pas eu en pensée ce morceau extrait des Antiquités Gauloises de Fauchet, lorsqu'il fait dire à Néron :

Non, madame, l'époux dont je vous entretiens

Peut sans honte allier vos aïeux et les siens ;

Vous pouvez sans rougir consentir à sa flamme !

JUNIE.

Et quel est donc, seigneur, cet époux ?

NÉRON.

Moi, madame.

JUNIE.

Vous !

NÉRON.

Je vous nommerais, madame, un autre nom.

Si j'en savais quelqu'autre au-dessus de Néron.

 

Mais revenons à l'histoire dont cette digression nous a éloigné. Notre intention, cependant, n'est pas de nous appesantir sur les trente années qui suivirent, c'est-à-dire de 537 à 567. Les événements qui remplirent cette période sont trop connus, et n'ont d'ailleurs qu'un rapport très-indirect à la chronique de Chinon. Nous nous contenterons de les consigner ici le plus succinctement possible et sous forme de chronologie.

Childebert et Thierry se réunirent contre leur frère Clotaire et lui livrèrent bataille en 539. Mais pendant le combat il survint une grêle si forte que les soldats furent contraints de se couvrir la tête de leurs boucliers et que les chevaux des deux armées furent dispersés. Cet empêchement à une guerre criminelle fut, dit-on, l'effet des prières de sainte Clotilde, qui, comme nous l'avons dit plus haut, s'était retirée dans un monastère à Tours. Nous assignons à la ligue de Childebert et de Thierry la date de 539, bien que Sigebert affirme qu'elle s'effectua en 542. Nous préférons nous en rapporter à Fauchet, d'autant que son témoignage se trouve corroboré de celui du père Daniel.

Childebert ayant alors conclu la paix avec son frère, Clotaire se joignit à lui, et tous deux allèrent mettre le siège devant Saragosse, qu'ils furent contraints de lever en 542.

Théodebert, roi de Metz, meurt en 551. Autant Clotaire et Childebert s'étaient montrés vicieux et cruels, autant ce prince fut un modèle de toutes les vertus.

L'année 556 voit Chramne, fils rebelle, lever contre son père l'étendard de la révolte. Enfin Clotaire lui-même meurt en 564 (selon Daniel, en 562), est enterré dans l'église de Saint-Médard de Soissons, et laisse quatre fils ; Chilpéric, Caribert, Gontran et Sigebert.

Dans les divers partages qui avaient eu lieu entre les fils des rois, la Touraine avait toujours fait partie du royaume d'Orléans ; mais dans cette occasion, on l'en détacha pour la donner à Caribert, roi de Paris.

Chinon appartint donc à ce prince, jusqu'en 567, époque où un nouveau partage ayant eu lieu entre les frères, cette ville échut à Sigebert, roi d'Austrasie.

Cette même année (567), Chilpéric désirant mettre un terme à la vie licencieuse qu'il menait depuis longtemps, fit demander en mariage au roi d'Espagne, sa fille Galsuinde. Le monarque parut peu disposé à coopérer à la conversion du roi des Francs : il fit beaucoup de difficultés ; mais vivement sollicité par les ambassadeurs de Chilpéric, il se détermina à remettre sa fille entre leurs mains.

Cette princesse quitta donc Tolède, et vint à Narbonne ; elle en sortit pour se rendre à Poitiers où elle reçut les conseils de sainte Radegonde, puis s'arrêta à Chinon. Après quelques jours de repos, elle gagna la Normandie, où son mariage fut célébré.

A quelque temps de là, cette infortunée reine fut trouvée étranglée dans son lit ; et l'on peut à bon droit imputer ce meurtre à l'odieuse Frédégonde dont elle avait eu le malheur d'exciter la jalousie.

En 580, Gontran, roi de Bourgogne, voulant faire diversion du côté de Tours, tente d'entrer en Touraine à la tête de la milice du Berry ; il arriva à Chinon vers les fêtes de Pâques, et se rend, le jour de la résurrection de Notre-Seigneur, à l'église de Saint-Mexme, dans l'intention d'y entendre la messe. Mais tandis qu'il priait, voilà qu'un grand bruit se fait entendre, les murailles du temple sont ébranlées, et un roulement sourd, semblable à celui du tonnerre, vient remplir de terreur les assistants.

Tous s'écrient que l'église croule, se dispersent en désordre, beaucoup sont écrasés sous le flot du peuple qui s'enfuit. C'est en vain que les soldats qui forment l'escorte du roi de Bourgogne s'efforcent de le contenir, ils sont eux-mêmes entraînés et contraints de céder au torrent.

Superstitieux, comme on l'était généralement à cette époque, Gontran vit dans cet événement si simple, une marque de la réprobation du Tout-Puissant ; il tenta néanmoins le sort des armes, mais n'attaqua que faiblement le duc Bérulphe, gouverneur de Touraine, qui vint s'opposer à son passage.

Cette année (580) fut fertile en événements funestes pour Chinon. Une épidémie ne tarda pas à se déclarer, et grand nombre d'habitants de cette ville périt victime du fléau.

Un crime horrible vint aussi jeter la consternation dans l'esprit du peuple. Ce fait mérite du reste d'être rapporté, puisque Grégoire de Tours n'a pas dédaigné de lui donner place dans son histoire des Francs.

Lupus, citoyen de la ville de Tours, venait de perdre sa femme. Plongé dans une profonde douleur, il gémissait, versait d'abondantes larmes, et ne voulait recevoir aucun des amis qui s'empressaient de venir lui offrir les consolations qu'un généreux intérêt les portait à lui prodiguer.

Sur ces entrefaites, son frère Ambroise arrive chez lui, et en faveur de la parenté, il est admis auprès de Lupus qui le reçoit avec toutes les marques de la plus vive douleur. Hélas ! frère, lui dit-il, Dieu m'a retiré la compagne que dans sa miséricorde il m'avait accordée ; n'est-il pas évident qu'en me privant aussi jeune d'une épouse chérie, il me marque par là sa volonté, et ne serais-je pas coupable, dis-moi, de m'y opposer ? Non, j'y suis fermement déterminé, dans peu, frère, j'embrasse l'état ecclésiastique, et j'emploie le reste de mes déplorables jours à prier, matin et soir, sur le tombeau de monseigneur saint Martin !

Ces paroles déplurent au frère de Lupus, qui comprit aussitôt que, si ce dernier exécutait son projet, il pourrait bien laisser à l'Église et aux moines les richesses qu'il s'était acquises ; mais quelque vivement contrarié qu'il fût au fond de son cœur, Ambroise crut prudent de dissimuler, espérant qu'avec le temps et quand la première douleur serait passée, il lui serait facile d'amener son frère à d'autres sentiments.

Il répondit donc : Tu sais, frère, combien tes moindres désirs me sont sacrés : Dieu me garde de former une coupable opposition à ceux que tu viens d'exprimer. J'aurai, cependant, en retour de mon acquiescement, une prière à te faire, la voici : Avant de livrer exclusivement ton cœur à celui qui t'a créé, attends que la paix y règne de nouveau, souffre que nos consolations pénètrent dans ton âme, et avant de prendre une résolution aussi grave que celle de te lier irrévocablement, attends du moins que ton deuil soit passé.

Ta demande est trop juste, j'y cède : va donc, et demeure en repos !

Ambroise revint plusieurs fois voir son frère, et avec un art infini il ébranlait de tout son pouvoir les projets de Lupus, tantôt lui représentant combien il était triste de mourir sans enfants lorsque le ciel nous avait accordé tant de richesses ; tantôt lui vantant le bonheur dont lui-même jouissait en ménage ; l'homme n'était point fait pour vivre seul sur la terre, non plus que l'arbre, qui ne peut exister sans rameaux.

Ces raisons et bien d'autres finirent par affaiblir dans Lupus le goût qu'il manifestait pour la retraite.

Ambroise aborda enfin courageusement la grande question.

Frère, lui dit-il un jour, cède à ma prière, viens passer quelques jours avec moi au château de Chinon — Ambroise était tabellion de la ville —, là tu verras ma femme et mes enfants ; tu comprendras mon bonheur, et si alors tu regrettes le tien, au lieu de jeter les yeux sur le passé, tu tourneras ton regard dans l'avenir, et tu te prendras à penser que toute voie vers la félicité n'est pas fermée pour toi. Ma femme a, tu le sais, une sœur qu'elle aime tendrement. Licinia est charmante, jeune encore.

C'est assez, répondit aussitôt Lupus, tes paroles sont des paroles de vérité ; frère, partons pour Chinon !

Chemin faisant, afin d'affermir encore les dispositions qu'il avait su inspirer à son frère, Ambroise s'étendit longuement sur les joies que lui faisait goûter son union avec une épouse simple et vertueuse. Ils arrivent enfin, et quel n'est pas l'étonnement du mari de trouver sa femme assise devant une table et savourant un repas succulent vis-à-vis d'un jeune et beau guerrier, dont les armes étaient suspendues à la muraille, et qu'au dire de Grégoire de Tours, elle aimait p…..anesquement.

Déconcertée par un retour auquel elle était loin de s'attendre, la femme adultère se remet bientôt de son premier trouble.

Oseriez-vous me blâmer, Ambroise, d'avoir accordé l'hospitalité à un malheureux qui, se rendant à Tours, s'est égaré sans savoir où trouver un gîte ?

Je n'aurais garde, ô mon amie, de vous reprocher l'accomplissement de devoirs dont vous vous acquittez si bien ! Mais votre sœur Licinia repose sous ce toit, et tant qu'elle n'a point d'époux, je lui dois servir de père, et empêcher que sa réputation soit en rien compromise. Le gouverneur a de plus défendu, vous le savez, qu'aucun étranger couchât au château sans sa permission. Ainsi donc, jeune guerrier, continue ton repas, mais cherche un autre abri pour cette nuit !

Le jeune homme s'éloigna : sa complice renferma son dépit dans son cœur, mais dès lors elle brassa une trahison à son mari.

Votre couche est prête, dit-elle enfin, allez, Ambroise, allez-vous reposer.

Ambroise se retire en effet suivi de son frère, et fatigués, ils ne tardent pas à s'endormir l'un et l'autre. Pendant ce temps, la femme avait fait rentrer, par une porte secrète, l'amant qu'on avait chassé.

M'aimez-vous ?

Pouvez-vous en douter !

M'aimez-vous assez pour m'accorder la faveur que je vais vous demander ?

Parlez !

Eh bien ! je vous chéris plus que jamais, et plus que jamais aussi mon esclavage m'est odieux ! Mon mari repose près d'ici : prenez cette torche, cette épée, et soyons libres !... Eh quoi ! vous hésitez !... Je vous le disais bien, vous ne m'aimez pas !

Le jeune homme, digne d'une telle maîtresse, se rend à petits pas dans la chambre où reposaient nos deux frères, rassemble un peu de foin séché qu'il embrase, et à la lueur que projettent les flammes, il tire son épée et la plonge dans le sein d'Ambroise. Réveillé par le bruit, Lupus jette des cris perçants ; le meurtrier frappe un second coup et arrache la vie à une seconde victime !

Puis abandonnant le théâtre de leurs crimes, l'amant et la maîtresse s'enfuirent et ne reparurent plus.

Avant de terminer ce qui a rapport au sixième siècle, nous ferons observer qu'en l'an 584 eut lieu la première inondation dont il soit fait mention dans l'histoire de ce pays. La pluie avait tombé par torrents pendant douze jours et douze nuits. La Loire et les rivières qu'elle reçoit grossirent tellement que leur crue surpassa toutes celles dont on eût conservé la mémoire ; la plupart des habitations sur les rives du Thouet, de la Vienne et de la Loire furent détruites, les récoltes submergées, des hommes même et un grand nombre de bestiaux périrent dans cette calamité.

Eudes Ier était alors comte de Touraine.