Dans
les premiers jours de mai 18…, des affaires de famille m'appelant en
Touraine, je passai quelques semaines dans cette province, que sa fertilité
et le beau climat dont elle jouit ont fait surnommer à juste titre le Jardin
de la France. Mes affaires terminées, je me préparais à quitter la Touraine,
lorsqu'une lettre d'un de mes anciens camarades de classe vint changer ma
détermination, et je résolus de me rendre, sur son invitation, dans une terre
que sa famille possédait près de Candes, au confluent de la Loire et de la
Vienne. Cependant
la saison qui s'était annoncée sous de fort heureux auspices, ne tint pas
jusqu'au bout ses promesses. La pluie tombait par torrents, et rendait les
chemins impraticables, ce qui eût été pour tout autre que moi un sujet de
vive affliction. En effet, que faire à la campagne, lorsqu'on se voit cloué
au salon, qu'on ne peut aller ni venir, chasser ou pêcher, courir les bois ou
les prés. Heureusement j'ai de tout temps aimé les livres, et j'en rends
grâces à Dieu, car s'il est une panacée universelle, je puis dire avec vérité
que je l'ai trouvée dans la lecture. Suis-je mélancolique, les amertumes de
la vie viennent-elles m'assaillir, j'ouvre ma bibliothèque, et saisissant un
roman bien gai, bien tendre, bien souriant, j'oublie, au sein des émotions factices
qu'il me procure, les afflictions réelles que je ressens. Or, comme telle
était 'alors la situation de mon esprit, j'entrepris de recourir aux livres,
et sur la proposition que j'en fis à mon hôte, il me conduisit obligeamment
dans la tour nord du château, et me laissa seul livré à moi-même, au milieu
d'une vaste bibliothèque, que je jugeai n'avoir pas été souvent visitée, les
volumes qu'elle contenait étant couverts d'une antique poussière. Je
cherchai donc, je furetai partout, et finis par découvrir quelques feuilles
éparses que je réunis avec soin. Contre mon attente, je fus bien récompensé
de ma peine en découvrant que ces feuilles étaient manuscrites : sur l'une
d'elles je lus ce qui suit : DES FAICTS ET MOULT MÉMORABLES
ET GRANDES CHOSES ADVENUES EN LE ROYAL CHASTEL DE
CHINON L'AN DE NOSTRE SEIGNEUR MCCCCXXV ET
IUSQUES EN L'AN MCCCCL, OÙ SE VOIENT LES
GESTES DE MA DAME AGNES SOREAU, DAME DE BEAUTÉ-SUR-MARNE, DE
ROQUECESIÈRE ET D'ISSOUDUN, ESCRITES PAR SON TRÈS FIDÈLE SERVITEUR ESTIENNE CHEVALLIER SECRÉTAIRE DE NOSTRE TRÈS AMÉ ET REDOUBTÉ SEIGNEUR LE ROI DE FRANCE. Ce
titre excita vivement ma curiosité. Je parcourus avec ardeur cet opuscule
réellement inédit, et lorsque la cloche sonna pour nous rappeler à une
occupation un peu plus matérielle, ce ne fut pas sans chagrin que je me
décidai à laisser pour quelques instants la lecture que j'avais entreprise.
Mon premier soin fut, comme on le conçoit bien, de faire part à mon hôte de
la découverte que je venais de faire ; il m'avoua que jusqu'alors il avait
complètement ignoré l'existence du manuscrit d'Étienne Chevalier et qu'il
était aussi curieux que moi d'en prendre connaissance. En conséquence, le
repas fini, nous nous dirigeâmes de nouveau vers la bibliothèque, et ayant pris
les feuilles en main, je me mis en devoir de les lire. Ainsi
que le titre l'indiquait, cet opuscule n'était autre chose qu'un journal des
événements accomplis au château de Chinon, sous le règne de Charles VII, et transcrits
par Messire Étienne Chevalier, secrétaire du roi ; ces mémoires traitaient
principalement des actions de la belle Agnès Sorel, et donnaient sur cette
femme célèbre des détails pleins d'intérêts et probablement véridiques,
puisque l'auteur était contemporain de la Belle des Belles ; ce qui du reste
ne serait pas un argument irréfragable, Etienne ayant pu avoir quelque
intérêt à altérer la vérité ; mais cet intérêt nous étant jusqu'à présent
resté caché, nous ne sommes pas en droit de suspecter sa véracité. Notre
lecture terminée, mon hôte me pria d'accepter le manuscrit et m'engagea
fortement à le publier : il renferme, disait-il, de précieux documents, et
c'est une action méritoire que de répandre autant que possible ce qui doit
jeter sur l'histoire une nouvelle clarté. Peu de
temps après je quittai la Touraine emportant le fruit des travaux d'Etienne
Chevalier, que, d'après les instigations de mon ami, je m'étais décidé à
livrer au public. Mais lorsque vint le moment de mettre mon projet à exécution,
de grandes difficultés se présentèrent qui furent sur le point de m'y faire
renoncer. Je dois
compte au lecteur de ces difficultés, les voici : En
premier lieu, le récit du secrétaire de Charles VII contenait des longueurs
infinies, rempli qu'il était de détails intimes de la vie de l'auteur, sans
doute fort intéressants pour lui, mais qui ne le seraient nullement pour
nous. Rien de plus simple que d'obvier à cet inconvénient, en retranchant
avec soin quelques-uns des passages relatifs à Etienne ; mais ce n'est pas
tout. Obligé par les devoirs de sa charge de suivre le roi dans beaucoup
d'occasions, le chroniqueur avait dû laisser subsister dans le corps de ses
mémoires des lacunes considérables, qui venaient à chaque instant couper le
fil du récit, que maintes fois même elles rendaient complètement
incompréhensible. Enfin, il me vint en pensée que quand ces lacunes seraient
comblées, l'ouvrage n'en serait pas moins incomplet ; car Chinon a dans tous
les temps joué un rôle tellement plus important que son étendue ne semblait
lui assigner, qu'on ne peut, en bonne foi, parler des événements qui s'y accomplirent
au commencement du quinzième siècle, sans dire auparavant quelques mots de
ceux qui rendirent cette ville célèbre dès le quatrième de notre ère. Telle
était ma perplexité, lorsque je m'arrêtai définitivement au plan que je vais
indiquer. Je résolus de refondre entièrement le manuscrit d'Etienne
Chevalier, de me servir des détails qu'il renferme, sans adopter son style
trop vieux pour les lecteurs de nos jours : je résolus de retracer les
annales de Chinon, de me faire en un mot l'historien de cette ville, comme le
secrétaire du roi s'était fait celui d'Agnès Sorel. Ce fut
sous l'empire de cette pensée que je me mis à l'œuvre, et c'est le fruit de
longues, laborieuses et surtout impartiales recherches que je viens soumettre
aujourd'hui au public. Je n'ai point scruté l'histoire pour y trouver matière
à flatter aucune classe. Je serai juste, je serai vrai, retournant cette
parole d'un roi et me rappelant sans cesse. Que
fut-elle bannie de toutes les bouches, la vérité devrait encore se retrouver
dans celle de l'historien ! Encore un mot, ce sera le dernier : Ce travail est le premier essai d'un jeune homme dans - la carrière si épineuse et si pénible de l'histoire : ce sera là mon excuse si je n'ai pas réussi. L'homme qui tombe, marchant d'un pas assuré, n'excite que le rire ; on tend une main bienveillante à l'enfant qui chancelle ! |