HISTOIRE ROMAINE

 

Livre IX — Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous les empires de Nerva et de Trajan.

 

 

Ceux qui avaient fait cette hardie entreprise d’exterminer Domitien, devant que d’en venir à l’exécution, avaient arrêté entre eux de mettre l’autorité entre les mains de Nerva, non tant peut être pour aucun amour qu’ils lui portassent, que parce qu’ils se figuraient que la grande vertu dont il était recommandé parmi ses citoyens, justifierait leurs intentions, et servirait comme d’excuse à leur crime. Car outre la gloire de son extraction, il était doué d’une insigne humanité, et orné de plusieurs autres éminentes vertus qui le rendaient bien digne de cette souveraine puissance. Domitien ayant eu de son vivant quelque opinion qu’il était né pour parvenir à cette grandeur, l’avait cruellement persécuté : et comme il eut appris des mathématiciens que sa constellation la lui promettait, il l’eut indubitablement fait mourir, si un d’entre eux qui avait de l’inclination à Nerva, ne lui eut remontré qu’il n’avait que faire de hâter sa fin, vu que l’âge et les maladies dont il était cruellement travaillé, l’ôteraient bientôt du monde : mais abusé par cette vaine persuasion, il se contenta de l’envoyer hors de Rome sans lui ôter la vie. Aussi jamais tyran ne fit mourir son successeur ; de sorte que parmi la malveillance de Domitien, Nerva ne laissa pas de parvenir à l’empire. À peine avait-il prêté son consentement aux conjurez, qu’on lui vint dire que Domitien n’était point mort, et qu’on le verrait bientôt venir pour venger ce cruel attentat : de quoi il demeura si effrayé qu’il en perdit la couleur et la parole : mais Parthenius qui savait bien les particularités du massacre, lui ayant remontré que c’était un faux bruit, il se rassura et se résolut de s’employer généreusement et vertueusement à maintenir sa dignité. Il se présenta donc premièrement au sénat, où ayant été reçu avec un applaudissement général de tous les autres sénateurs, il y eut un grave personnage de ses plus fidèles amis, qui lui tint un langage plein d’une généreuse liberté, avec laquelle il lui représenta la misérable condition de ceux qui sont élevés aux souveraines puissances, et son discours fut ; qu’à la vérité il estimait le sénat le peuple, et les provinces de l’empire heureuses d’avoir un tel prince : mais que quant à lui il ne l’estimait pas heureux d’être parvenu à cette dignité : qu’au contraire il croyait qu’il lui eut été beaucoup meilleur de demeurer en la peine de se garantir de la fureur des autres princes, que de se voir oppressé d’une si grande charge, qui ne l’exposait pas seulement à une infinité de traverses et de périls ; mais outre cela le rendait sujet aux mécontentements de ses amis aussi bien que de ses ennemis : d’autant que les amis présumant mériter tout, et se voyant refusez de quelque chose, demeurent si mal satisfaits, qu’ils convertissent leur amour en une haine pire et plus dangereuse que celle des ennemis mêmes. Cette honnête liberté ne déplut point à Nerva dont la compagnie demeura grandement contente ; mais encore plus de ce qu’il protesta devant la même compagnie, qu’il ne ferait jamais mourir aucun membre de cet illustre corps, non pas mêmes quand il aurait juste sujet de ce faire. Aussi garda il si religieusement ce serment, que depuis quelques-uns d’entre eux ayant conjuré contre sa vie, il ne voulut point souiller ses mains de leur sang. Comme il eut pris tout à fait le gouvernement, il trouva le trésor épuisé, et les finances toutes consommées par les vaines dépenses de son prédécesseur : mais il lui vint un nouveau fond des statues d’or et d’argent de Domitien, que le peuple avait abattues ; d’autant que les ayant toutes fait fondre, il en recueillit une somme de deniers, qui servit à suppléer en partie à la pauvreté de la république : et voyant que cela ne suffisait pas encore, il exposa en vente tous ses plus précieux meubles, et même ceux des empereurs, dont il se pouvait passer, et ne réserva que ceux qui étaient nécessaires : et outre cela, mit encore à l’encan force héritages et force maisons, afin d’en faire de l’argent pour soulager le public. Il fit aussi distribuer des champs et des terres au pauvre peuple, et secourut libéralement tous ceux qu’il trouva en nécessité. Et d’autant qu’il se faisait beaucoup de dépenses superflues aux sacrifices et aux spectacles, il en abolit et en retrancha une grande partie. Et se ressouvenant que la clémence était un des plus riches ornements d’un prince, il s’efforça de faire paraître les effets de la sienne à l’endroit de ceux qui avaient été accusez d’impiété, et persécutés comme ennemis du prince, et leur donna une pleine liberté, rappelant de l’exil ceux qui avaient été confinez sur cette calomnie ; entre lesquels, comme nous dirons en son lieu, il se trouva un grand nombre de juifs et de chrétiens. Mais pour mêler les exemples de la justice, avec ceux de la douceur, il commanda qu’on mit à mort tous les malheureux esclaves qui avaient trahi et accusé leurs maîtres, et ne voulut plus dorénavant ils fussent reçus à les déférer en justice, quelque crime qu’ils voulussent leur imputer. Il fit sévèrement châtier les autres calomniateurs : mais à cause de sa grande facilité, la recherche en fut si cruelle que le consul fronton voyant cette grande licence, prononça ces graves paroles : que c’était vraiment un grand malheur de vivre sous un prince, qui ôtait toute sorte de liberté aux citoyens ; mais que c’était bien encore un plus grand mal de vivre sous un prince qui donnait toute sorte de licence, et qui mettait toutes choses à l’abandon. Cependant il fit beaucoup de belles lois par l’avis du sénat, et des autres grands personnages, dont il se servait en tous ses conseils ; entre autres choses il défendit de tailler les hommes pour en faire des eunuques, qui avaient accoutumé d’être les délices des autres princes. Il défendit encore à l’oncle d’épouser sa nièce, soit qu’elle fut fille de son frère, ou qu’elle fut fille de sa soeur. Pour faire paraître qu’il n’avait nulle jalousie d’état, ni aucun ombrage de personne, il prit pour son collègue, et pour son compagnon au consulat, Virginius Rufus, que les armées avaient souvent élu empereur, et qui avait toujours refusé cette qualité ; pour laquelle les autres répandaient tant de sang de leurs citoyens. En somme Nerva se gouvernait en sorte, que s’il se fut dépouillé de l’empire, et qu’il eut voulu vivre en personne privée, il l’eut peu faire en toute assurance, n’ayant donné sujet à personne de lui vouloir du mal ou de le rechercher. Toutefois il ne peut éviter le commun malheur des empereurs, vu qu’un Calpurnius Crassus issu de ce Crassus qui eut si grande part au massacre de Jules César, attenta à sa vie, et ayant plusieurs complices de sa fureur s’efforça de pratiquer les soldats et de les attirer à cette horrible méchanceté.

Nerva eut avis de la conspiration : mais se souvenant de ce qu’il avait juré dans le sénat, il ne voulut pas faire mourir Crassus, et se contenta de le reléguer avec sa femme à Terracine. Le sénat blâma cette indulgence, et dit tout haut, que les parricides se devaient expier avec plus de sévérité. Mais ce n’était pas l’humeur de Nerva dont la bonté fut si grande que les méchants en abusèrent insolemment. Même Calperius Elianus colonel de ses gardes, passionné pour la mémoire de Domitien, sollicita des soldats de demander qu’on leur livrât ceux qui l’avaient massacré, afin d’en faire une justice exemplaire. Mais Nerva leur résista de toute sa puissance, et voyant l’insolence dont ils usaient, il leur présenta la gorge, et leur dit qu’ils frappassent, ajoutant, qu’il aimait mieux mourir ; que de souiller la dignité de l’empire en trahissant ceux qui l’avaient élevé à cette souveraine puissance. Mais les soldats foulants aux pieds le respect qu’ils lui devaient, passèrent outre et s’allèrent saisir de Petronius, de Parthenius et de Stephanus qui avaient eu le plus de part au massacre, et après leur avoir fait toutes sortes d’opprobres, les firent cruellement mourir. Après cela Calperius devenu plus insolent par le succès, poussa son audace plus avant, et contraignit Nerva de se présenter devant le peuple pour remercier publiquement les soldats, de ce qu’ils avaient exterminé les plus méchants hommes qui fussent sur la terre. Parmi ces outrages Nerva vit bien qu’on méprisait sa vieillesse, à raison de quoi il se résolut de chercher de l’appuy en nommant un coadjuteur, comme avaient fait plusieurs de ses prédécesseurs. Il fut louable en l’élection qu’il en fit, d’autant qu’encore qu’il eut beaucoup de parents et d’alliés, il préféra la vertu à son sang, et pensa plus à l’utilité de la république qu’à la gloire de sa maison. De fortune il venait de recevoir une heureuse nouvelle de Pannonie, où les troupes romaines avaient remporté une assez glorieuse victoire sur les barbares. Là dessus il voulut en aller consacrer le laurier à Jupiter dans le Capitole : et comme toute l’assistance était occupée aux voeux et aux prières, après avoir brûlé de l’encens, il se leva pour parler, et sans prendre avis de personne et sans y apporter autre cérémonie, adopta Trajan, et le déclara son successeur à l’empire, priant les dieux que cette élection fut heureuse au sénat, au peuple romain, et à lui en son particulier. Cette élection faite au milieu des sacrifices et des prières publiques fut infiniment agréable à tout le monde qui avait connaissance de la vertu, et de la valeur de Trajan. Et c’est en cette occasion que les plus savants hommes de ce siècle-là, et entre autres le jeune Pline, ont déployé les maîtresses voiles de leur éloquence pour montrer que Trajan avait été un prince donné du ciel plutôt qu’avancé par la faveur des hommes, vu qu’il n’avait point été proclamé empereur au milieu d’une armée dans le palais, ou sur un théâtre ; mais dans le Capitole, dans le temple de Jupiter, et aux pieds des autels des dieux. Et parce qu’il était alors dans les armées d’Allemagne où il commandait, Nerva lui écrivit de sa propre main tout l’ordre de son adoption et inséra dans la lettre un vers grec, comme pour le prier d’avoir pitié de ses larmes, et venger l’opprobre qu’on lui avait fait souffrir. Et bientôt après mourut d’une fièvre, qu’il contracta d’un effort de voix qu’il fit en criant contre un Regulus qui l’avait mis en colère. Le sénat rendit à son corps les mêmes honneurs qui avaient été rendus à Auguste, dans le sépulcre duquel on mit ses cendres reposer.

L’innocence qu’on vit reluire aux déportements de Trajan au milieu des affaires de la paix ; la générosité et la grandeur de courage qu’il fit paraître aux choses de la guerre : la prudence et la conduite qu’il montra au cours de toutes ses actions privées et publiques, et les autres belles qualités qu’il apporta à l’empire, firent croire à tout le monde que l’élection que Nerva avait fait de lui, n’était pas tant venue de son mouvement particulier, qu’elle était procédée de l’inspiration secrète de la providence de Dieu, qui avait voulu l’élever à cette souveraine dignité, afin de retirer l’univers des misères où les débordements et les insolences de la plupart des autres empereurs l’avaient plongé, et pour redonner aussi à l’empire comme une nouvelle face, et lui faire reprendre sa première vigueur.

Jamais étranger n’avait joui de cet honneur, et Rome avait toujours pris ses princes dans l’Italie : mais Nerva s’arrêtant plus au mérite qu’à l’origine, jeta ses yeux sur cet espagnol, originaire d’Italica, ville voisine de Seuille en Espagne pour lui résigner sa puissance : et fut si heureux en son élection, que Rome et l’univers eurent sujet de la bénir. Il était à Cologne lors qu’il reçut les lettres de son adoption. Il ne put pas sitôt aller prendre possession de sa dignité ; mais fut contraint de demeurer encore plusieurs mois en Allemagne, pour mettre ordre aux affaires de cette grande et remuante province. Durant qu’il y était encore, le sénat lui décerna de grands honneurs, et particulièrement l’appelant Germanicus, et lui en envoya le titre dans l’armée où il commandait. De sa part il n’oublia rien des compliments qu’il crut être deus au sénat ; et comme il eut reçu la nouvelle de la mort de Nerva, il écrivit à tout le corps, et entre autres choses l’assura que jamais il ne ferait mourir, ni ne noterait d’infamie aucun de la compagnie, ni aucun homme de bien, quelque occasion qui s’en put offrir, mais qu’il laisserait le jugement des crimes libre à ceux de leur qualité : ce qu’il observa si exactement, que depuis on ne vit aucune image de violence sous son règne. Seulement se souvenant de l’outrage fait à son prédécesseur, et des solennelles prières qu’il lui avait faites de venger ses larmes et sa douleur, il commanda qu’on lui envoyât Elianus colonel des gardes avec ses complices, qui s’étaient séditieusement bandés contre lui, pour faire mourir ceux qui avaient tué Domitien : et les ayant en sa puissance, les fit punir de mort afin de servir d’exemple aux autres, et de couper par leurs supplices les racines de toutes les séditions civiles. Étant arrivé à Rome il employa toute son industrie à retrancher les abus qui s’étaient glissés dans la république parmi la licence des règnes passés. Ensuite de quoi marchant sur les pas de Nerva, qui avait donné quelque commencement à cette bonne oeuvre ; il fit de grandes largesses aux villes d’Italie, pour leur donner moyen d’élever honorablement leur jeunesse. On dit que sa femme Plotine princesse extrêmement vertueuse et modeste entrant dans le palais parmi la pompe dont elle se voyait environnée, dit à ceux qui étaient auprès d’elle, qu’elle souhaitait d’en sortir comme elle y entrait ; peut-être appréhendant les outrages, qui avaient été faits aux femmes, et aux parentes des autres empereurs. Quant à Trajan, ayant fait quelque séjour à Rome, pour mettre l’ordre qu’il désirait aux affaires publiques, il se sentit piqué d’un désir de gloire, qui le fit résoudre à aller venger sur les daces les affronts qu’ils avaient faits à l’empire sous le règne de Domitien ; lequel même s’était obligé de leur payer tous les ans une somme d’argent qui était comme une espèce de tribut qui flétrissait la gloire des romains. Pour cet effet il mit ses troupes aux champs, dont leur roi Décébale ayant eu avis appréhenda l’orage qui allait fondre sur sa tête. Ce qui accroissait sa peur, c’était qu’il voyait bien qu’il n’aurait pas affaire à Domitien prince lâche et efféminé, à des capitaines, ni à des légions toutes corrompues de leurs débauches et de leurs dissolutions : mais qu’il aurait à combattre contre Trajan, qui surpassant autant ses prédécesseurs en justice, en vaillance, en force et en courage, que les empereurs surpassent le reste des hommes en gloire, et en éminence de dignité, mènerait contre lui des troupes vraiment romaines, desquelles son armée ne pourrait jamais soutenir l’effort, ni résister à leur valeur. Aussi certes Trajan était alors en la vraie fleur de l’âge des capitaines ; n’ayant atteint que quarante-deux ans, de sorte que ni la vieillesse ne le rendait pesant ni la jeunesse téméraire. Et au reste il était bien formé, et bien sain de son corps, et avait un excellent esprit, principalement aux affaires de la guerre. Décébale appréhendant donc à bon droit un si puissant, et si redoutable ennemi, fit tout ce qu’il put pour détourner son voyage, de façon que Trajan étant arrivé assez près de son armée, on lui rapporta un gros potiron sur lequel ces barbares avaient écrit en caractères latins, que les Burres et les Daces, et les autres alliés le conjuraient de s’en retourner et d’entretenir la paix qui avait été solennellement jurée entre eux et le peuple romain. Mais Trajan méprisant cela, marche à même temps pour les combattre. La bataille fut sanglante, à cause de la valeur et de la résistance des daces, qui outre le grand carnage qu’ils firent des vaincus en laissèrent beaucoup de blessés. Après la victoire il fit de superbes obsèques aux morts de son armée, et même fit dresser un autel sur leur sépulture, et ordonna qu’on y ferait tous les ans des sacrifices funèbres ; et quant aux blessés, il en eut un soin si particulier, que le linge manquant pour bander leurs plaies, il coupa ses habits pour les accommoder. Cela fait, il passa dans les montagnes, où les daces avaient leurs retraites, et s’en saisit nonobstant toute leur résistance. Il est vrai qu’il y courut grande fortune : mais ayant envoyé un de ses lieutenants nommé Lucius avec une partie de l’armée pour les charger d’un autre côté, dont ils ne se doutaient pas, ils se trouvèrent surpris, et perdirent un grand nombre de leurs meilleurs combattants. Décébale qui dés auparavant avait envoyé des ambassadeurs pour demander la paix à Trajan, se voyant alors comme à un doigt de sa ruine, en dépêcha d’autres des plus honorables de sa nation pour faire la même requête. Ceux-ci à leur arrivée ayant quitté leurs armes, s’étant jetés aux pieds de Trajan, le supplièrent de permettre à leur roi de venir en personne traiter avec lui, l’assurant de sa part qu’il ferait ce qui lui serait ordonné ; ou bien que si cela ne lui plaisait pas, qu’au moins il envoyât quelqu’un des siens pour proposer les conditions qu’il désirait de lui. Là dessus il envoya Sura, Claudius et Levianus gouverneurs du palais, pour recevoir les offres de ce barbare : mais ils ne purent tomber d’accord ; de sorte que cette entrevue demeura nulle, et même Décébale ne s’était point voulu trouver à cette conférence, et y avait seulement envoyé quelques-uns de ses plus confidents amis. Trajan irrité de ces façons de faire, passe outre, et s’en va occuper le reste des montagnes, et se saisir des châteaux et des forts qui en défendaient les advenues. Là parmi les autres dépouilles, il trouva force armes, force machines de guerre, force esclaves, et mêmes les enseignes romaines qui avaient été perdues à la défaite de Fuscus, et de l’armée que Domitien avait envoyée en Dace. Décébale ne trouvant donc plus de ressource à ses affaires et ayant même appris que Maximus capitaine romain, ayant forcé un de ses châteaux, y avait pris sa soeur prisonnière, vit bien qu’il fallait implorer sérieusement la clémence du vainqueur ; c’est pourquoi il s’offrit de recevoir toutes les conditions qu’il plairait à Trajan de lui prescrire. En suite de quoi il délivra aux députés de l’empereur toutes les armes, toutes les machines, tous les ouvriers, et particulièrement tous les fugitifs de l’armée romaine, et acquiesça à ruiner ses places, à rendre celles qu’il avait usurpées sur ses voisins, et outre plus promit de tenir à l’avenir pour ses ennemis, tous les ennemis du peuple romain, et de ne débaucher ni de recevoir à sa solde aucun soldat des sujets de l’empire, et là dessus s’alla jeter aux pieds de Trajan. Après cela, pour faire paraître qu’il renonçait entièrement à la guerre il envoya des ambassadeurs au sénat afin de le prier de vouloir confirmer cette paix : ce qui donna sujet à Trajan de repasser en Italie, n’ayant plus personne à combattre. Les ambassadeurs de Décébale ayant été introduits dans le sénat, après avoir quitté leurs armes, se présentèrent les mains jointes comme des esclaves, et supplièrent la compagnie de vouloir ratifier le traité fait par leur Roi avec l’empereur.

Le sénat leur accorda leur humble prière, et leur fit rendre leurs armes. Puis il décerna l’honneur du triomphe à Trajan, qui pour cette victoire fut nommé Dacieus, comme auparavant il avait été nommé Germanicus, à cause des glorieux exploits qu’il avait faits en la Germanie. Il accompagna la pompe de son triomphe d’une réjouissance publique qu’il donna au peuple, faisant dresser un combat de gladiateurs, et d’autres passe-temps de théâtre, et d’autres spectacles pour entretenir la commune. Parmi tout cela, il ne relâcha rien de la sévérité des lois, mais se mit lui-même à rendre la justice, dont il acquit la réputation du plus juste et du plus équitable prince, qui eut jamais gouverné l’empire romain. Mais il ne se passa guère de temps qu’on n’apportât à Rome la nouvelle que Décébale avait rompu sa foi.

Car ce mal conseillé prince ne se pouvant résoudre à quitter les armes, commença à enfreindre toutes les conditions du traité, faisant provision d’armes, levant des troupes, recevant les fugitifs de l’armée romaine à sa paye, et remettant les places en meilleure défense qu’elles n’étaient lors qu’elles furent démantelées. D’ailleurs il envoya des ambassadeurs à tous les princes ses voisins pour les faire entrer en cette guerre, leur remontrant, que s’ils l’abandonnaient, ils s’exposaient au danger d’être, après lui, la proie du vainqueur, au lieu que s’ils voulaient unir leurs forces avec les siennes, il leur était aisé de prévenir ce malheur, et de maintenir leur liberté. Toutes ces pratiques ayant été rapportées à Rome, le sénat le déclara ennemi de la république, et Trajan se prépara pour aller châtier sa perfidie. Comme il fut arrivé en Moesie, Décébale qui se sentait trop faible pour combattre à force ouverte, eut recours aux artifices et aux pratiques secrètes, et s’en fallut fort peu qu’il ne surprit par une détestable méchanceté, car il suborna quelques-uns des siens pour le tuer, sous couleur de s’aller rendre à lui. La chose semblait fort aisée à faire, d’autant que principalement durant la guerre, Trajan donnait un libre accès à tout le monde auprès de sa personne. Toutefois ce malheureux dessein ne succéda pas, d’autant qu’un des traîtres ayant été pris sur quelque soupçon qu’on eut de lui, et ayant été aussitôt appliqué à la question, en découvrit toute la trame, Décébale eut donc recours à un autre artifice. Il y avait un des colonels des légions nommé Longin, vaillant homme, qui lui avait donné beaucoup d’affaires en cette guerre. Il lui écrivit qu’il était résolu de suivre ce qu’il lui conseillerait, et de se soumettre à l’empereur s’il jugerait qu’il le dut faire ; et le pria de lui faire ce bien de le venir trouver, afin d’en conférer et d’en délibérer plus mûrement.

Longin se fiant à la parole d’un roi s’en alla le trouver : mais à peine fut-il arrivé qu’il fit mettre des chaînes au col, et s’efforça à force de tourments d’apprendre de lui le dessein et les conseils de Trajan : toutefois n’ayant peu arracher aucune chose de lui, il lui fit ôter ses liens, et se contenta de lui donner des gardes, et là dessus dépêcha vers Trajan, pour lui offrir de le lui rendre, si pour sa rançon il voulait lui laisser tout le pays qui allait jusqu’au bas du Danube, se figurant que Trajan pour rien du monde ne laisserait perdre un si brave capitaine, auquel mêmes il portait une particulière affection. Néanmoins il fit une si prudente réponse, que Décébale n’en put recueillir ni qu’il méprisât Longin, ni que sa conservation lui fut si chère qu’il le voulût racheter à si haut prix sur cette ambiguïté, Décébale ne sait ce qu’il en doit espérer : mais Longin ne voulant plus servir d’otage aux ennemis du peuple romain ; se résolut de se faire mourir, de peur d’être cause de retarder les conquêtes de son prince. Et pour tromper Décébale après s’être fait apporter du poison par un de ses affranchis, lui offrit de faire sa paix avec son maître : comme il reçut favorablement son offre, il écrivit à Trajan, et bailla les lettres à porter à son affranchi, afin qu’il eut moyen de se sauver : et comme il fut parti, la nuit suivante il avala le poison qu’il lui avait baillé, et mourut à même temps. Cette fraude déplut si fort à Décébale qu’il offrit de rendre le corps de Longin, et dix autres prisonniers, moyennant qu’on lui délivrât cet affranchi, sur qui il désirait passionnément se venger : mais Trajan ayant ouï là dessus le centenier de Longin, que Décébale avait envoyé pour moyenner cet accord ; retint le centenier, et ne bailla point l’affranchi à ce barbare ; montrant en cela qu’il avait plus de soin du salut des siens, et de la dignité de l’empire, qui de la sépulture de son ami.

Cependant comme il vit que Décébale se déterminait de recevoir la guerre, il se prépara de son côté à le ruiner ; et craignant que durant toutes ces guerres le Danube venant à se glacer, son armée n’en fut incommodée, et ne pût être secourue ; il fit bâtir dessus ce fleuve un pont de telle structure, qu’on le mit entre les plus magnifiques ouvrages de l’univers. Ayant passé dessus il continua la guerre, et eut bien de la peine à dompter cette belliqueuse nation. En fin toutefois il subjugua toute la contrée, et s’empara même de la place où Décébale tenait ordinairement sa cour. Ce qu’entendant cet infortuné prince, et craignant de tomber vif en la puissance de Trajan, il se tua lui-même, et à même temps Trajan lui ayant fait couper la tête l’envoya à Rome, et par ce moyen soumit toute la dace au joug de l’empire : et pour la tenir en devoir, y fit une colonie romaine. Décébale avait caché ses trésors dans une rivière voisine, dont il avait détourné le cours, pour y faire une fosse, et y mettre ce qu’il avait de plus précieux, et puis avait fait remettre l’eau dans son canal, pensant par ce moyen en dérober la connaissance à ses ennemis : mais un de ses amis nommé Bicilis ayant été pris par les romains, décela tout, et déclara où étaient ses richesses, de sorte que l’armée romaine fit lors un grand butin. Ainsi Trajan s’en retourna à Rome chargé de gloire pour avoir étouffé toutes les semences d’une si longue et si importune guerre. Il n’y fut pas sitôt arrivé que tout l’univers sembla s’efforcer à l’envie d’honorer ses triomphes. Car il lui vint des ambassadeurs des plus éloignées contrées du monde pour se réjouir avec lui de ses victoires. Et entre autres on vit des indiens venir comme faire hommage à sa vertu. Cependant il donna au peuple le plaisir de divers spectacles, qui durèrent 120 jours entiers, en l’intervalle desquels il fit faire un carnage extraordinaire de toutes sortes de bêtes tant sauvages que domestiques : et outre cela il fit combattre jusqu’à dix mille gladiateurs les uns contre les autres. Après ces sanglants passe-temps, il appliqua son esprit à embellir la ville et les champs de nouveaux et superbes édifices, de ponts, d’arcades, de rues et de palais, dont les marques sont demeurées et ont duré jusqu’à nôtre siècle : mais il n’y a rien de mémorable en tous les bâtiments qu’il fit en tout le cours de son règne que la magnificence du cirque, dont la structure égala l’orgueil des temples, voulant donner au peuple vainqueur de l’univers un lieu pour contempler les spectacles et les jeux des théâtres qui fût digne de sa grandeur. Il est vrai que cette belle et superbe colonne, qu’on voit encore aujourd’hui à Rome, semble avoir été le chef-d’oeuvre de sa magnificence. Il bâtit encore des bibliothèques, et témoigna de l’amour aux lettres, auxquelles néanmoins il n’avait pas été trop curieusement élevé, quoi qu’il eut eu Plutarque pour précepteur. Durant qu’il était occupé à toutes ces magnificences, il mourut un de ses plus familiers amis nommé Lucinius Sura qui lui avait en partie procuré l’empire l’entretenant toujours auprès de Nerva, et donnant à ce vieillard une singulière opinion de son courage, et de sa vertu.

Trajan eut un extrême regret de sa mort, et pour honorer sa mémoire, lui fit dresser un pompeux tombeau, et lui élever une magnifique statue, comme pour monument de leur ancienne amitié, et pour reconnaître par ce moyen la libéralité dont il avait usé à l’endroit du peuple romain faisant bâtir à ses dépens un parc des exercices pour la jeunesse. On raconte que Trajan donna un insigne preuve de la confiance qu’il avait en sa fidélité, et en la sincérité de son affection. Car comme de son vivant plusieurs jaloux de l’amitié que lui portait l’empereur, se fussent efforcez de le lui rendre suspect par leurs calomnies l’accusant d’avoir quelque dessein sur sa vie ; Trajan pour faire paraître combien il se fiait en sa probité ; étant invité à souper chez lui, s’y en alla librement et après avoir renvoyé ses gardes fit appeler le médecin et le barbier de Sura, et commanda à celui-là de lui ôter le poil du sourcil, et à celui-ci de lui faire la barbe, et après cela se mit dans le bain, et puis soupa joyeusement avec la compagnie. Le lendemain racontant à ses amis tout ce qui s’était passé, et voulant comme faire rentrer la calomnie en la bouche de ceux qui l’avaient injustement accusé, il leur dit, que si Sura eut eu envie de le faire mourir, il en avait eu le jour de devant une belle occasion ; mais que ne l’ayant pas fait c’était un signe visible et un témoignage irréprochable, qu’il n’avait point de si malheureux dessein. Cela emplit de merveille et d’étonnement tout le monde, qui n’admirait pas seulement la franchise dont il avait usé à l’endroit de son ami, mais aussi la grandeur de son courage qui l’avait fait aller hardiment en lieu où ses plus confidents serviteurs lui figuraient qu’il courait fortune de la vie. C’était son innocence qui le rendait assuré, n’ayant rien de commun avec les tyrans qui s’effrayent des moindres et des plus légers soupçons, et qui se vengent ordinairement de leurs craintes par toutes sortes de violences qu’ils font souffrir à ceux dont on leur a donné de la défiance.

On rapporte encore une autre chose mémorable de Trajan sur le même sujet, c’est à savoir que baillant l’épée selon les formes de l’empire, au colonel de ses gardes, il lui tint ce langage : prend cette épée, et si je me gouverne en juste prince, emploie-la pour moi : mais si j’abuse de mon autorité, fais-la servir contre moi ; ajoutant, que celui qui donnait la loi à tout le monde, devait moins faillir que les autres. Quel désir de régner modérément, et quelle confiance de son innocence, devait avoir un prince qui tenait ce langage au plus puissant de ses officiers ? Aussi peut-on dire que la justice fut comme en plein triomphe sous son règne, vu même qu’il acheva d’exterminer cette méchante engeance de délateurs, et calomniateurs qui avaient eu une si grande vogue sous les règnes des Domitien, des Néron et des Caligula. Le peuple romain avait bien reçu du contentement, et pris un grand plaisir aux témoignages et aux effets de sa magnificence, aux somptueux bâtiments qu’il avait faits, aux jeux qu’il avait donnez, et aux combats des hommes et des bêtes, dont il voulu recréer la commune : mais il n’y eut point de spectacle si doux à ses yeux, que celui du châtiment de ces pestes publiques qui avaient ruiné les meilleures familles de Rome. Ce lui fut une joie incomparable de voir traîner au gibet ceux qui avaient empli toute la ville de supplices de voir gémir sous la rigueur des bourreaux ceux qui avaient fait gêner tant d’innocents, de voir persécuter par la justice du prince, ceux qui avaient été fomentez par l’avarice des autres empereurs, et de voir en fin exterminer ceux qui avaient désolé la république. Et ce qui accrut encore son contentement, ce fut que les misérables reliques de tous ceux qui avaient été pollués de la contagion de ce crime, furent mises dans des vaisseaux, et exposées aux vents et aux vagues de la mer, pour les passer dans les rochers, et dans les déserts, en punition de ce que peu s’en fallait que par leur exécrable méchanceté la plus fleurissante ville du monde ne fut devenue une effroyable solitude. De sorte que Trajan peupla toutes les îles les plus sauvages de ces scélérats au lieu que sous plusieurs de ses prédécesseurs, on les avait vues peuplées de sénateurs, et de chevaliers, et d’autres personnes illustres, que ces abominables calomniateurs y avaient fait reléguer.

Ensuite de ce châtiment des délateurs, on vit les officiers du trésor de l’empire de la république, auxquels ils avaient de coutume de porter la proie demeurer paisibles, modérés, et non plus actifs ni ardents comme ils étaient auparavant : de manière qu’il semblait alors que leur tribunal fut un temple, au lieu que sous les règnes passés c’était vraiment une caverne de brigands, et une retraite de voleurs, où l’on voyait regorger le sang, et partager inhumainement les dépouilles des pauvres citoyens. Cette reformation alla jusqu’au fisc et au domaine particulier du prince, dont les officiers furent aussi rappelés à leur devoir : si bien que sous Trajan on pouvait dire à ses anges, à ses procureurs, et à ses solliciteurs : nous sommes en justice, il faut que vous veniez devant le magistrat, vous n’aurez que ce que les lois ordonneront. Et quand quelqu’un avait procès contre eux il lui était loisible de récuser les juges qu’il croyait n’entendre pas son affaire, où qui lui étaient suspects d’ailleurs ; et d’alléguer même qu’ils étaient des amis particuliers de l’empereur, à raison de quoi le fisc dont les causes ne sont jamais mauvaises que sous les bons princes, perdait souvent la sienne sous son empire. Outre cela il modéra les subsides, et retrancha les charges qui avaient été imposées sur les héritages des familles, et en affranchit les pères et les enfants, qui succédaient les uns aux autres, et étendit ce privilège à tous les citoyens romains, mêmes à ceux qui étaient hors de la ville.

Mais nonobstant cette grande équité, et cette grande modération, avec laquelle il gouvernait l’empire, il ne laissa pas de se trouver des ennemis du repos public, qui attentèrent à sa vie, comme si l’exécrable coutume d’assassiner les empereurs eut passé en loi parmi les romains. Un nommé Crassus fut convaincu de cet abominable crime, mais Trajan en ayant remis la connaissance au sénat, cette compagnie en fit faire un sévère châtiment. Cependant son courage l’appelait à la guerre, prenant pour prétexte que le roi des Parthes nommé Osroës, avait disposé de la couronne d’Arménie, et l’avait donnée à Partamasitis, après l’avoir ôtée à celui qui la tenait de l’empire romain : il se résolut d’aller punir cette audace : mais en effet ce fut une passion de gloire, et n’y eut que son ambition particulière qui le porta à ce grand dessein, s’étant mêmes proposé de passer plus avant, d’imiter la valeur, et d’égaler les conquêtes du grand Alexandre. En cette résolution il se rendit à Athènes, où Osroës averti de son voyage, l’envoya prier par ses ambassadeurs de vouloir entendre à une bonne paix, de vouloir renouer les anciennes intelligences de deux empires, et d’accorder la couronne d’Arménie à Parthamisitis, alléguant qu’aussi bien Exedaris à qui elle avait été ravie, était un perfide qui n’avait gardé sa parole ni aux romains ni aux Parthes. Les ambassadeurs ayant fait leur proposition, lui offrirent les riches présents dont leur maître les avait chargés pour lui faire paraître la gloire et la magnificence de son empire. Trajan refusa ces présents, et ne fit autre réponse à ses ambassadeurs, sinon que l’amitié ne consistait pas aux paroles, mais se faisait paraître aux effets : et qu’au demeurant, quand il serait passé en Syrie, il verrait qu’il aurait à faire, et n’oublierait rien de ce qui était de la dignité du peuple romain. Là dessus il passa en Asie, et ayant visité la Cilicie et fait quelque séjour à Séleucie, se rendit à Antioche, où Augare, roi des Osroënnéens, lui envoya des ambassadeurs et des présents, mais n’osa l’aller trouver, craignant de donner quelque ombrage aux Parthes, qu’il ne voulait non plus offenser que les romains, désirant de se maintenir neutre entre ces deux grandes puissances. Aussitôt qu’il fut entré sur les confins de l’Arménie les princes et les rois voisins lui vinrent faire la révérence, et déployèrent leur magnificence pour l’honorer et pour s’insinuer dans ses bonnes grâces. Entre autres choses ils lui présentèrent un cheval qu’on avait dressé en sorte qu’il se mettait à genoux, et se baissait pour se laisser monter à celui qui le voulait essayer.

Trajan les reçut fort humainement, sans toutefois rien ravaler de la majesté de l’empire. L’armée ne laissait pas de marcher contre les ennemis, qui ne firent pas grande résistance, de sorte qu’il subjugua toute l’Arménie en peu de temps et sans beaucoup de peine. Partamasitis se voyant dépouillé de son état eut recours à sa clémence, et lui écrivit des lettres pleines de soumissions et de prières : mais parce que nonobstant sa disgrâce il avait encore pris la qualité de Roi, Trajan offensé de son audace ne lui daigna faire aucune réponse ; à cause de quoi il lui écrivit des secondes lettres, dans lesquelles il s’abstint de prendre ce titre, et le pria d’envoyer vers lui Marcus Junius, par lequel il lui ferait entendre ce qu’il désirait de sa faveur. Trajan lui envoya le fils de Junius ; et passant outre alla se saisir de Samosate, qui lui fut rendue sans combat. De là il s’achemina à Satala où il fit de grands présents à Anchialus, roi des Énochiens et des Machénoliens, qui s’était des premiers soumis à sa puissance. Étant arrivé à Élégia, il permit à Parthamisitis de le venir trouver : et sur le point de son arrivée il se fit dresser un trône dans les tranchées de l’armée pour recevoir avec plus de pompe ce prince étranger, qui se présentant à lui ôta son diadème de dessus la tête et le mit à ses pieds, se promettant qu’il le lui rendrait, et qu’il l’investirait du royaume d’Arménie au nom du peuple romain.

L’armée voyant ce spectacle, commença à battre des mains, et parmi les autres applaudissements, les soldats élevèrent un cri de joie, et saluèrent Trajan empereur, comme on avait accoutumé de faire après les plus célèbres victoires, le jugeant digne de cet honneur, d’autant qu’ils voyaient un frère du Roi des Parthes prosterné à ses pieds comme un captif, sans qu’il lui eut coûté une seule goutte du sang des siens pour le subjuguer. Partamasitis effrayé de leur bruit, et croyant qu’on lui voulait faire recevoir quelque grande honte, tâcha de s’enfuir pour éviter cet opprobre : mais le trouvant environné de gens de guerre, il vit bien que tout ce qu’il pouvait faire, c’était de conjurer Trajan de le vouloir ouïr en particulier, sans l’immoler ainsi à la moquerie de toute son armée, Trajan le mena dans sa tente, mais ne lui accorda rien de ce qu’il demandait. Partamasitis indigné de ce refus, sortit tout en colère, et s’alla jeter au travers de l’armée ; mais Trajan le fit ramener devant son trône, ou il lui commanda de déclarer publiquement devant toute cette grande multitude ce qu’il désirait de lui afin que les amis de ce barbare, et les autres qui ne seraient pas pleinement informés ni bien instruits de ce qui se serait passé entre eux deux, ne se pussent pas donner la liberté d’en faire de mauvais contes, et d’en parler selon leur passion. En cette extrémité Partamasitis reprend courage, et se souvenant de sa dignité, parle hardiment à Trajan, se plaint de la façon dont il traite les rois, lui reproche qu’il n’est point son prisonnier ; qu’il n’a point été vaincu à la guerre ; qu’il est venu de sa franche volonté ; qu’il s’est fié en sa foi, et qu’il a cru qu’il ne lui ferait souffrir aucun outrage : mais qu’il a espéré qu’il lui octroierait la couronne d’Arménie, comme autrefois Néron l’avait donné à Tiridate, avec une magnificence digne d’un empereur romain. Tout cela ne put fléchir Trajan qui au contraire protesta qu’il ne laisserait point l’Arménie en la puissance d’aucun étranger, mais qu’il lui baillerait un gouverneur du corps de la république. Toutefois pour lui montrer qu’il ne le voulait pas traiter comme un captif, il lui permit de s’en aller où il voudrait : mais il ne lui permit d’emmener avec lui que les seuls Parthes qui l’accompagnaient : et quant aux Arméniens de sa suite, il voulut que comme originaires du royaume, ils demeurassent dans l’Arménie. Outre cela il le fit accompagner par une troupe de cavalerie, afin de lui ôter tout moyen de parler, et de faire des pratiques avec personne.

Après cela, Trajan ayant mis des garnisons par tout, s’en alla à Édesse, où il vit pour la première fois le roi Augare, qui auparavant l’avait seulement envoyé visiter. Son fils qui était aux bonnes grâces de Trajan lui moyenna sa faveur. Les autres princes voisins vinrent aussi s’excuser de ce qu’ils ne lui avaient pas plutôt rendu ce devoir. De là il fit avancer l’armée, et passa en Mésopotamie, où il fit sentir la puissance de ses armes à ceux qui avaient occupé cette belle et riche province. Mannifarus s’en était emparé et l’avait prise sur les Parthes, mais voyant qu’il ne la pouvait garder contre Trajan, il dépêcha ses ambassadeurs vers lui pour l’assurer qu’il était prêt de la quitter : à quoi Trajan ne repartit autre chose, sinon qu’il fallait faire réussir ces belles paroles en bons effets, et partant que Mannisarus le vint trouver et exécuter ses promesses, et qu’alors il ajouterait foi à ce qu’il lui en avait fait dire.

Et d’autant que ne lui ni Manus, roi de l’Arabie, ne se mettaient en aucun devoir de le contenter encore qu’ils le lui eussent promis, il se résolut d’aller à Adiabène, dont le roi lui était aussi suspect, et de s’approcher d’eux, afin de donner tout à la fois la loi à ces petits rois qui faisaient les fâcheux. Il envoya devant Lucius, qui prit Singar et quelques autres places sur les ennemis. En somme ce voyage lui fut si heureux, qu’enfin il vit soumis à sa puissance, ou comme alliés, ou comme vaincus, les rois d’Ibérique, des Osroënnéens, d’Arabie, de Colchos, du Bosphore, d’Édesse et de Marcomède. Il prit aussi Batna et Nisibe ; qui sont les deux plus belles et les plus puissantes villes de la Mésopotamie, de sorte que cette grande et fertile province, arrachée de l’empire des Parthes, fut jointe à celui des romains. Le sénat ayant eu avis de toutes ces glorieuses conquêtes, lui décerna toutes sortes d’honneurs, et enfla ses titres de nouvelles qualités, l’appelant parthique, arabique, et très bon : mais celle de très bon lui fut bien plus agréable que celle de parthique ou d’arabique ;  montrant en cela qu’il aimait mieux être loué de l’innocence de ses moeurs, que de la gloire de ses armes. Cependant voulant prendre quelque sorte de relâche de tous ses grands travaux de deux ou trois années, il repassa à Antioche pour y prendre comme de nouvelles forces, afin d’être plus frais pour les autres conquêtes qu’il avait projetées en son esprit : mais le malheur voulut qu’y étant arrivé, et désirant y passer son hiver, cette grande ville qui est la métropolitaine de la Syrie, et comme l’oeil de l’orient, fut affligée d’un si violent tremblement de terre, qu’elle en fut presque toute ruinée. Non seulement les citoyens d’Antioche, mais presque tout l’univers se trouva enveloppé en ce malheur. Car Trajan étant retourné victorieux et triomphant, il s’y était rendu une multitude incroyable de personnes de tous les coins du monde, une partie se voulant trouver pour faire la cour à l’empereur, une autre pour voir les spectacles, une autre pour poursuivre ses affaires à la cour, et une autre pour entretenir ses commerces. Les vents, les éclairs, les foudres, et les orages extraordinaires qui s’était élevés quelque temps auparavant, avaient bien fait appréhender quelque malheur : mais personne ne s’était figuré que la désolation d’eut être si grande. On ouït premièrement sous la terre un horrible bruit, et comme un mugissement effroyable, qui fut suivi d’une violente agitation, qui fit sauter en l’air une partie des maisons, ébranla les autres, renversa les toits, arracha les fondements des édifices, et de là le tourbillon de cette tempête passant aux lieux qui n’étaient point encore bâtis, et y trouvant la brique, les pierres, et les bois destinez pour y travailler ; emporta tous ces matériaux avec un sifflement, et un bruit si épouvantable que les cheveux en dressaient d’horreur à tout le monde. Parmi cela il se leva une poussière si épaisse que l’on ne pouvait s’entrevoir, ni parler les uns aux autres ; et l’orage accueillant ceux qui étaient en la campagne, les enlevait en l’air après les avoir agitée et secoués longtemps, et les rejetait contre terre avec une telle violence qu’ils se brisaient, comme s’ils fussent tombez de quelque haut précipice. Plusieurs demeuraient morts sur la place ; l’on voyait leurs membres espars deçà et delà par la tempête ; et les autres qui avaient eu l’orage plus favorable, ou moins violent, ne laissaient pas d’en demeurer estropiez. Mêmes on remarqua que les tourbillons avaient arraché et entraîné les plus grands arbres des champs, avec toutes leurs racines. Mais pour revenir au désastre de la ville, le nombre de ceux qui périrent en cet accident fut infini ; d’autant que non seulement il s’en trouva beaucoup d’enveloppés dans les ruines de la terre ; mais il y en eut aussi plusieurs qui furent tuez des pierres et des ruines des édifices qui tombaient sur eux. C’était un piteux spectacle de voir ceux qui demeuraient engagez sous ces ruines et sous ces pierres, d’autant qu’ils ne pouvaient plus vivre, ni ne pouvaient encore mourir, mais étaient là gémissants sous le fait froissés et à demi étouffés ; et quoi qu’il y en eut quelques-uns qui échappèrent, toutefois la plus grande part demeura estropiée, les uns ayant perdu une jambe, et les autres un bras, les autres ayant la tête écrasée, les autres ayant l’estomac froissé, et vomissant le sang à cause de la rude secousse qu’ils avaient reçue de la tempête. Ce désastre fut d’autant plus remarquable que le consul romain nommé Pedan se trouva accablé sous les ruines des bâtiments, et en fut retiré presque déjà mort et sans espérances de vie ; et que Trajan après avoir couru la plus grande fortune du monde, fut contraint de se sauver par les fenêtres du logis où il était. On dit que ne sachant où se mettre à couvert, il se présenta à lui un personnage, surpassant en grandeur l’ordinaire des hommes, qui le prenant par la main l’emmena dehors, où il le laissa plein d’étonnement et d’effroi, d’autant que mêmes il se trouva quelque peu blessé des éclats qui l’avaient heurté. Le tremblement de terre continuant par plusieurs jours, il fut contraint de se tenir à l’air dans le cirque, et se loger sous des tentes, n’osant demeurer dans les maisons. Comme la tempête fut pleinement apaisée, il se mit à consoler les pauvres citoyens qui purent échapper du malheur, et pour essuyer leurs larmes, fit rebâtir leur ville, et étendit son soin et sa libéralité aux villes qui s’étaient senties de cette ruine : de sorte que tout le monde eut sujet de se louer de sa bonté. Le printemps étant venu il se prépara pour poursuivre ses conquêtes : et d’autant qu’en toute la contrée voisine du tigre il n’y avait point de bois propre à bâtir des navires, il fit prendre ceux qu’il avait fait faire en Mésopotamie, en la ville de Nisibe, et les fit charger sur des chariots (car ils étaient faits de sorte qu’on les pouvait démonter ; et les rassembler, et les mettre en état pour être propres à la navigation) afin de les transporter jusqu’au lieu où il voulait passer l’Euphrate et mal gré tout l’effort et toute la résistance des ennemis, il en fit dresser un pont, sur lequel il jeta son armée qui était composée d’un si grand nombre de vaillants hommes, que ces barbares ne purent l’empêcher de se prévaloir de la rivière. Au contraire voyant leur résolution, ils entèrent en une telle appréhension de leur valeur, qu’ils s’enfuirent tous, et lui laissèrent le passage libre. Les romains ayant donc passé l’Euphrate, coururent toute la contrée d’Adjabène, riche province de l’Assyrie, et se rendirent maîtres de la puissante ville d’Arbèles, en la plaine de laquelle Alexandre Le Grand avait autrefois défait Darius et toute la puissance des perses. Après cela ne trouvant personne qui leur résistât, à cause que les Parthes étaient occupez à leurs divisions et à leurs guerres civiles, ils passèrent jusqu’à Babylone ville métropolitaine de toute l’Assyrie, dont les superbes murailles ont été mise entre les merveilles du monde. Autour de cette ville est le lac où croît le bitume, dont ces murailles furent cimentées. On dit que sa vertu est telle, qu’étant mêlé avec des briques, et des pierres, il les rend plus dures que le fer : là même est un gouffre d’où il sort une vapeur si puante et infecte, que ni les bêtes, ni les oiseaux n’en peuvent approcher sans mourir soudainement, tant l’odeur en est venimeuse : et si même la vapeur montait plus haut ou s’épandait aux environs, la contrée demeurerait inhabitable : mais la providence de Dieu y a pourvu, d’autant que cette fumée au lieu de s’épandre ou de s’élever se resserre en elle-même ; et s’épaissit, et puis retombe dans son gouffre sans s’étendre davantage. Trajan eut la curiosité de voir tout ces jeux de la nature, et pour cet effet demeura quelque temps dans Babylone pour en reconnaître les particularités. Après cela il eut quelques envies de dresser un canal pour faire entrer l’Euphrate dans le Tigre afin d’y faire conduire ses vaisseaux pour y faire un pont qui servit de passage à son armée.

Mais comme les entrepreneurs lui eurent rapporté que l’Euphrate était beaucoup plus haut que le Tigre, il changea de résolution, craignant que l’Euphrate, dont le cours est fort rapide, déchargeant ses eaux dans une autre rivière, ne se diminuât tellement qu’il ne fut plus navigable. Il fit donc porter ses navires de l’Euphrate dans le Tigre, comme nous avons dit qu’il les avait fait porter de Nisibe au passage de l’Euphrate, et puis ayant passé ce grand fleuve s’en alla saisir de Cresiphonte et de Séleucie, achevant par ce moyen de ruiner l’empire des Parthes, qui avait toujours disputé la gloire des armes à l’empire romain. Après cela il se résolut de passer la mer rouge : mais auparavant il voulut subjuguer l’île de Messane, qui est au milieu du Tigre, et y trouvant un roi nommé Athambile, qui ne lui fit pas grande résistance s’en rendit aisément le maître : mais y étant arrivé en hiver il eut beaucoup de difficultés à combattre, et courut de grandes fortunes, tant à raison de la rigueur du temps, que de la violence du fleuve, et du reflux de la mer, qui venait jusqu’à cette île. Toutefois les habitants de Spasine, ville sujette au roi Athambile, appréhendant ses armes, lui donnèrent tout le secours, et lui rendirent tout l’honneur dont ils se purent aviser. De là il passa sur l’océan, et fit connaître la puissance des romains à toute la côte voisine des Indes. Ayant rencontré un navire marchand qui faisait voile en ces contrées-là du côté du Gange, il s’informa curieusement de toutes les particularités du pays, et se remettant en mémoire ce qu’Alexandre avait fait en cette même mer, le jugea heureux, d’avoir commencé ses conquêtes en la fleur de son age, et protesta, que s’il eut été plus jeune il eut fait ce voyage : et ajouta qu’au moins il avait passé plus avant que ce grand conquérant, auquel quelque temps auparavant il avait fait des sacrifices au même lieu où il était mort auprès de Babylone. Enflé de tant de gloire qu’il avait acquise en un si long voyage, il en écrivit magnifiquement au sénat, et lui fit un dénombrement de tant de nations inconnues qu’il avait soumises à l’empire, que la compagnie fut d’avis qu’on ne lui prescrivit point de certain triomphe, mais qu’il triomphât de telles nations, de telles provinces, et de tels royaumes qu’il voudrait : et là dessus lui fit dresser un arc triomphal sur la place, ou il avait fait ériger cette superbe colonne qui dure encore aujourd’hui. Toutefois il ne fut pas si heureux au progrès de son voyage, qu’il avait été au commencement. Au contraire aussitôt qu’il fut entré en l’océan, une partie des provinces qui s’étaient soumises à son empire commencèrent à minuter une révolte, et se servant de l’occasion de son absence, chassèrent ou coupèrent la gorge à toutes les garnisons qu’il avait laissées, pour les contenir en obéissance. Cette nouvelle lui fut portée lors qu’il courait la mer océane, et qu’il visitait les villes de cette côte, où il allait recherchant les merveilles que l’antiquité en avait publiées : mais il n’y trouva rien que des monceaux de terre, et des ruines dont on ne lui pouvait dire que des fables. Pour châtier cette audace, il dépêcha ses lieutenants Maximus et Lucius, et les envoya avec de grandes forces pour dompter les rebelles. Maximus se trouva opprimé des ennemis : mais Lucius s’acquitta dignement de sa charge : de sorte qu’ayant repris Nisibe il força Edesse, après l’avoir saccagé mit le feu dedans afin de réprimer l’insolence de ces barbares. Deux autres de ses lieutenants reprirent aussi Séleucie, et la brûlèrent. En ces entrefaites Trajan s’en revint à Ctesiphonte, où étant arrivé, et craignant que les Parthes se réveillant au bruit de ces séditions, ne tramassent aussi quelque chose de leur côté contre l’empire romain, fit assembler les principaux d’entre eux, qui étaient dans son armée, et après leur avoir parlé en présence des romains de la gloire de ses conquêtes, et des belles choses qu’il avait faites en un si long voyage, leur donna pour roi un prince de la maison et du sang des Arsacides, nommé Parthamaspates, auquel il mit le diadème sur la tête et reçut le serment de lui et des autres Parthes, et leur fit promettre solennellement, qu’ils seraient à jamais fidèles à l’empire romain. Après cela il fit avancer son armée dans l’Arabie, et se voulant venger des Agaréniens, qui s’étaient aussi rebellés, les assiégea dans une petite ville où ils s’étaient retirez pour se défendre contre son armée. Encore que cette ville fut fort petite et assez faible, néanmoins ce siège ne réussit pas, d’autant que les soldats se trouvèrent incommodez de toutes choses, la contrée étant fort pauvre et fort stérile, et même dénuée d’eau à cause des excessives chaleurs qui y dominent, de sorte qu’une grande armée n’y peut camper longtemps sans pâtir beaucoup. Trajan ne la put donc forcer ; au contraire il y courut par diverses fois fortune de la vie. Une fois ayant fait brèche il envoya les plus vaillants de son armée pour y donner un furieux assaut : mais après avoir été battus et repoussez par les ennemis ils furent contraints de se retirer avec une notable perte : et comme il voulut les aller secourir avec l’élite de sa cavalerie, il eut bien de la peine à se garantir d’y être tué, quoi qu’il eut changé d’habit, afin de n’être pas reconnu. Car les barbares ayant eu quelque indice que c’était lui, adressèrent tous leurs coups au lieu où il était, et tuèrent un cavalier qui était tout auprès de lui.

Outre cela les assiégés furent comme secourus du ciel, et on crut parmi ces païens que le soleil auquel leur ville était consacrée, les avait assistez contre les romains, d’autant qu’il fit des tonnerres, des éclairs, des vents, et des tourbillons extraordinaires, et que la foudre et la grêle tombaient avec une violence extrême sur les romains, lors qu’ils les voulaient assaillir. Pour comble de malheur les romains, s’étant retirez pour prendre leur réfection, se sentirent persécutés de grosses mouches, qui outre le tourment qu’elles leur faisaient, gâtaient encore leur boire et leur manger, et tout ce qui était servi devant eux : de manière que parmi tant de misères et si peu d’apparence de forcer la place, Trajan fut contraint de lever son siège avec beaucoup de regret et de honte. Peu de temps après il tomba malade de la maladie dont il mourut. Durant toutes ces courses de Trajan les juifs qui étaient espars en divers quartiers du monde, comme transportez d’une rage et d’une fureur extraordinaire, firent un horrible massacre des romains et des grecs qui se trouvèrent parmi eux. Ceux de Cyrène province d’Afrique ayant pour chef un de leur nation nommé André par une prodigieuse cruauté en firent mourir plus de deux cens mille, et leur rage passa si avant qu’ils mangèrent la chair de ceux qu’ils avaient massacrés, et prenant leurs entrailles encore toutes sanglantes s’en firent des ceintures et s’habillèrent de leurs peaux. Ils en fendirent aussi plusieurs par la moitié du corps, exposèrent les autres aux chiens, aux bêtes sauvages, et contraignirent les autres de combattre et de s’entre-tuer comme des gladiateurs. En Égypte et Cypre, la barbarie ne fut pas moindre, vu qu’ils en firent bien mourir jusqu’à deux cens quarante mille, de sorte qu’ils rendirent toutes ces provinces presque désertes, et particulièrement l’île de Cypre, où le carnage fut si grand, que depuis en détestation de cette cruauté il ne fut plus loisible aux juifs d’y aborder ; et si la tempête y en jetait quelqu’un, ou qu’il y arrivât par quelque autre aventure, il était permis aux habitants de le tuer impunément. Trajan ayant eu avis de cette brutale cruauté, envoya contre eux ses lieutenants, qui en firent une horrible vengeance ; la justice de Dieu se servant de leurs armes et de leur haine pour persécuter et exterminer cette misérable nation indigne de voir le soleil, après avoir attaché en croix celui qui l’a mis dans le ciel pour éclairer les hommes. Cependant il se délibérait de passer par la Mésopotamie pour raffermir l’autorité de l’empire dans toutes ces provinces nouvellement conquises : mais son indisposition lui fit changer de dessein : de sorte que se contentant de ce qu’il avait fait, il se résolut de prendre le chemin d’Italie, pour aller recueillir le fruit de ses victoires, et recevoir les justes honneurs que le peuple romain lui préparait, afin de lui témoigner le sentiment qu’il avait de sa valeur. À la vérité il était attendu avec une ardeur incroyable de tout le peuple, qui ne pouvait assez le louer de tant de beaux exploits qu’il avait faits, comme d’avoir étendu les bornes de l’empire par delà le fleuve du Tigre, où auparavant lui le nom romain était à peine connu, d’avoir fait l’Arménie, la Mésopotamie et l’Arabie, provinces romaines, d’avoir donné un Roi aux Parthes, et un à ceux d’Albanie à l’autre bout du monde ; d’avoir rendu tributaires les rois d’Ibérie, d’Adiabène, du Bosphore, de Colchos, et d’Osroëne, avec plusieurs autres : d’avoir poussé ses victoires jusqu’à la Mer Rouge ; d’avoir passé le golfe de Perse, et d’avoir couru les côtes des Indes ; d’avoir rempli tant de nations de la terreur de ses armes : et en somme d’avoir plus subjugué de provinces, pris de villes, dompté de peuples, que ne fit jamais capitaine romain. Mais la mort qui l’accueillit en chemin rompit tous les desseins qu’on avait fait à Rome pour honorer sa vertu. Étant parti de l’orient en résolution de s’en retourner en Italie, il se rendit en Cilicie, où sa maladie commença à le presser : de sorte qu’il fut contraint de se faire porter à Seline ville de cette province, et de s’y arrêter pour chercher quelque relâche à son mal : mais il fut plus puissant que tous les remèdes. De sorte qu’au grand regret de son armée, ou pour mieux dire, de tout l’univers, il y mourut entre les bras de ses amis et de sa femme Plotine. Au commencement de sa maladie il était entré en quelque soupçon, qu’on l’avait empoisonné, et mêmes on crut qu’Adrian avait eu part à cette méchanceté. D’autres attribuèrent son mal à ce qu’ayant accoutumé de jeter tous les ans une assez grande quantité de sang qui lui était comme une purgation naturelle, alors son sang s’arrêta, et ne coula plus comme auparavant : à raison de quoi la nature oppressée des humeurs se trouva abattue et impuissante pour résister à la maladie, de sorte qu’il en mourut. Mais la plus vraie opinion est qu’il décéda d’une hydropisie, qui s’étant peu à peu formée, l’enleva en fin du monde.

Il est bien vrai que parmi cette indisposition il fut saisi d’une apoplexie qui lui ôtant tout sentiment acheva de le tuer. Tant y a qu’il finit sa vie avec ses conquêtes dans la ville de Seline, qui depuis à raison de sa mort fut nommée de son nom Trajanopolis, c’est à dire, ville de Trajan. On fit divers jugements de l’adoption d’Adrian, car quelques-uns crurent que Plotine transportée de l’amour qu’elle lui portait, avait supposé cette élection, et que l’empereur étant déjà décédé, elle avait attiré quelqu’un de ses confidents, et l’avait fait parler et dire d’une voix cassée, comme si c’eut été le malade, qu’il nommait Adrian pour son successeur.  Ce qui sembla d’autant plus vraisemblable que Trajan durant sa vie, parmi les dangers qu’il courait tous les jours, et mêmes parmi son indisposition, n’avait jamais voulu faire ce choix, soit qu’il eut Adrian en peu d’estime et en mauvaise réputation, soit, comme d’autres se figurent, que s’étant proposé de rendre sa renommée en tout et par tout égale à celle d’Alexandre, il n’eut voulu, non plus que lui, nommer aucun successeur de son empire. Au moins crut-on bien que s’il avait consenti à l’élection d’Adrian, ç’avait été avec quelque sorte de regret. Mais le crédit qu’avait Adrian dans les armées, et la puissance qu’il lui avait laissée entre les mains, l’établissant gouverneur de la Syrie, où il était lors que ces choses se passaient, assurèrent sa succession, et la firent approuver par le sénat, et par le peuple romain, qui lui avaient quelque sorte d’inclination, à cause, qu’outre qu’il avait épousé une des nièces de Trajan, il était encore doué d’excellentes qualités qui servaient à couvrir une partie de ses défauts et de ses vices. Au reste tout l’univers regretta la perte de Trajan, et l’empire romain crut avoir reçu par sa mort la plus grande plaie qu’il eut reçue de long temps d’autant que ce bon prince s’était acquis l’amour et la bienveillance de tout le monde par son excessive bonté, et par son incomparable valeur. À la vérité il était orné de toutes les parties qui peuvent recommander un grand prince. Il avait bien acquis de la gloire à la guerre, y ayant fait de si belles choses, qu’il avait égalé, ou même surpassé les faits d’Alexandre : mais il s’était encore plus fait admirer par la modération de son gouvernement, et par la civilité et la douceur de ses moeurs. Car et dans Rome, et dans les provinces, il avait toujours montré une grande égalité à tout le monde : et parmi une si éminente gloire on l’avait vu si éloigné de toute vanité, qu’il allait visiter privément ses amis, les assistait quand ils étaient malades, mangeait avec eux quand ils faisaient quelque fête ou quelque assemblée, se mettait dans leurs carrosses par les chemins, et leur témoignait toute sorte de confiance et de familiarité quand les occasions s’en pouvaient présenter. Au reste il n’offensa jamais aucun sénateur, mais porta un si grand respect à cette illustre compagnie, que durant prés de vingt ans qu’il régna, il ne fut fait mourir qu’un seul homme de son corps : encore ne fut ce pas par son ordonnance, mais par l’arrêt du sénat même, qui ne pût souffrir un crime si énorme que celui dont il était chargé, qui était d’avoir attenté à la vie d’un si bon et si juste prince. Avec la même louange il fit refleurir les lois, et remit la justice en sa splendeur, n’ayant jamais commis aucune violence pour enfler le trésor de l’empire, ou pour accroître le sien particulier. Au reste il était si magnifique et si libéral, que pour peu qu’il connut les personnes, il leur faisait de grands biens, s’ils les en croyait dignes. Il emplit aussi l’univers des superbes ouvrages qu’il fit bâtir à Rome et aux autres provinces de l’empire. Il accorda de grandes franchises, et donna de beaux privilèges à plusieurs villes qui l’en requirent, ou qu’il jugea les mériter.

On ne le vit jamais transporté de colère, ni ému d’aucune passion de vengeance pour épandre le sang de ses citoyens, des sujets ou des alliés de l’empire. Toutes ses belles vertus le firent estimer par tout le monde comme un dieu entre les hommes, et n’y eut aucune sorte d’honneurs qu’on ne lui déférât, encore plus après sa mort, qu’on n’avait fait durant sa vie. Entre les paroles mémorables qu’on remarqua de lui, on fit beaucoup de cas de ce que ses amis le reprenant de qu’il se rendait si familier à tout le monde, il leur répondit : qu’étant empereur il se gouvernait à l’endroit des particuliers de la même sorte dont il eut souhaité qu’ils se fussent gouvernés en son endroit s’ils eussent été empereurs, et lui personne privée. Cependant comme les choses humaines ne sont jamais si heureuses qu’elles soient de tous points parfaites et accomplies, on remarqua deux grands défauts en lui, qui sont deux honteuses taches en un si beau visage. Car on l’accusa d’être sujet au vin, et mêmes Adrian se vantait qu’aux voyages d’Allemagne il s’était insinué en ses bonnes grâces en lui faisant compagnie à boire excessivement.

Et d’ailleurs, qui est un crime qui ne peut être expié que par le feu du ciel, il fut soupçonné d’aimer les garçons : toutefois d’autres ont cru que c’étaient pures calomnies de ceux qui portaient quelque jalousie à sa gloire. Certes s’il a été justement blâmé d’un si énorme et si détestable crime, la fable de ceux qui sans fondement et sans aucune image de raison, l’ont fait sauver par les prières d’un grand pape, est digne d’être envoyée aux enfers brûler avec lui. Après sa mort, selon la forme des romains aveuglez par le diable, il fut mis au rang des dieux, et eut cet honneur particulier qu’il est seul des empereurs romains qu’on ait enterré dans la ville, d’autant que les lois des douze tables défendaient d’y faire des sépultures. Ses os enfermés dans une urne d’or, furent mis reposer dans cette superbe colonne qu’il avait bâtie, et qui parmi toutes les ruines et les ravages de Rome s’est conservée entière jusqu’à ce jour, pour servir comme d’un éternel monument des victoires et de la vertu de ce grand prince, auquel pour comble de gloire il ne manqua que d’être chrétien, d’autant que cette sainte profession eut rendu ses vertus plus nettes, et eut retranché les vices qui ont souillé une si belle vie. Sa mémoire fut si douce et si chère à la postérité qu’aux siècles suivants parmi les acclamations qu’on faisait aux empereurs au milieu du sénat on leur souhaitait qu’ils fussent aussi heureux qu’Auguste, et aussi bons que Trajan : de sorte que la gloire de sa bonté est montée à un tel comble, que soit qu’on l’ait voulu flatter, soit qu’on ait voulu lui donner de véritables louanges ; elle a mis comme en pleine moisson ceux qui l’ont choisie pour sujet de leurs discours.

Quant à ce qui regarde les affaires des chrétiens sous ces deux princes, la persécution que Domitien avait excité contre eux, se ralentit un peu sous le règne de Nerva : d’autant qu’ayant fait casser par arrêt du sénat les cruelles ordonnances qu’il avait faites contre ceux qui étaient accusés d’impiété, les chrétiens qui avaient été enveloppez en la rigueur de ses édits, furent rappelés de l’exil où ils avaient été envoyés ; et croit-on que saint Jean l’évangéliste, qui après avoir essayé la violence de l’huile bouillante où il fut jeté à Rome, avait été confiné en l’île de Pathmos, où il eut ces divines révélations que l’église conserve encore sous le nom de son apocalypse, se servant du bénéfice et de la grâce de Nerva, s’en retourna en son église d’Éphèse, et y mourut d’une mort paisible, après avoir plus longtemps que nul des autres apôtres travaillé à planter et à cultiver l’évangile de Jésus-Christ. Mais c’est chose prodigieuse, que sous l’empire de Trajan, prince modéré et doué d’une singulière humanité, la persécution se soit rallumée contre ces innocents ; même avec une telle violence, qu’outre les illustres martyres de trois grands papes, c’est à savoir de Clément, d’Evariste et d’Alexandre, d’un célèbre évêque de Jérusalem, nommé Simon fils de Cleophas, issu de la famille de David, et tenu entre les parents de notre seigneur, et du grand S Ignace patriarche d’Antioche, l’on compte des millions de martyrs qui souffrirent en ce temps-là : non que Trajan eut fait de nouveaux édits de persécution, mais à cause qu’il avait renouvelé les défenses des assemblées et des confréries, sur le sujet desquelles on appréhendait les chrétiens en leurs syntaxes, et on les traitait comme criminels de lèse majesté, et comme transgresseurs des défenses des empereurs. Le jeune Pline ayant été envoyé par Trajan pour administrer la Bithynie, se trouva engagé aussi bien que les autres magistrats idolâtres, à punir les chrétiens qui lui étaient déférés comme contrevenants aux lois du prince : et voyant le nombre des accusez, en écrivit à Trajan, et lui déclara qu’après une exacte recherche de leur vie, il n’avait trouvé autre chose en eux, mêmes par la confession de ceux qui les abandonnaient, sinon qu’ils avaient de coutume de se lever à certains jours devant le soleil, et de s’assembler pour chanter des hymnes à Jésus-Christ, comme à un vrai dieu, et qu’après cela, ils renouvelaient leur confédération par un serment qui ne les embarquait en nulle société de crime, mais les obligeait à fuir le larcin, les adultères et les perfidies. Ce qu’ayant fait, ils s’en allaient manger ensemble, sans qu’on eut peu savoir s’ils usassent d’autres viandes que de viandes innocentes et communes en la vie des autres hommes. Trajan averti par Pline que non seulement dans les villes, mais mêmes dans les bourgades, il se trouvait un si grand nombre de fidèles de tous âges, de tous sexes et de toutes conditions, lui répondit que parmi le peu de moyen qu’il y avait de régler les exécutions des chrétiens, et d’en établir une forme assurée, il ordonnait qu’on ne les rechercherait point, mais que s’ils étaient déférés et convaincus, on les punirait.

En quoi certes la prudence manqua à ce prince, qui néanmoins désirait de se montrer extrêmement prudent en cette affaire. Car qui ne vit la confusion des paroles de son arrêt ? Il défend de rechercher les chrétiens, parce sans doute qu’il les croyait innocents, et toutefois il commande qu’ils soient punis comme des coupables. Il pardonne, et néanmoins il persécute ; il dissimule, et toutefois il châtie. S’il les condamne, pourquoi ne les fait-il pas rechercher ? Et s’il ne les veut pas faire rechercher, pourquoi ne les prononce-t-il pas exempts de crime ? Tel était le malheur de l’église sous les princes idolâtres que Satan avait aveuglez : néanmoins cette déclaration de Trajan apaisa un peu l’orage de la persécution, encore que les ennemis des chrétiens prissent de là de nouvelles occasions de les calomnier devant les magistrats pour opprimer leur innocence.