HISTOIRE ROMAINE

 

Livre III — Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous l’empire de Caïus Caligula.

 

 

S’il s’est jamais trouvé prince qui ait pris les rennes de l’empire, ou qui soit entré en la possession de cette éminente gloire avec une commune joie, je ne dirai pas du peuple romain, mais de tout l’univers, il faut avouer que ç’a été Caïus Caligula, fils de Germanicus et successeur de Tibère. Les armées le désiraient ardemment, d’autant que dés le berceau il avait été nourri parmi les légions. Le peuple le souhaitait avec encore plus de passion à cause de la mémoire de son père, dont ils avaient vu la famille cruellement persécutée sous la tyrannie de Séjan. Tibère prince adonné à la vanité de l’astrologie, avait eu quelque connaissance du bonheur qui lui était promis, mais il ne se trompa pas comme le reste du monde, au jugement qu’il fit de son courage et de son règne : car parlant de lui il avait de coutume de dire, que c’était un serpent, qu’il nourrissait au peuple romain, et un phaéton qu’il élevait pour la ruine de l’univers.

Mais les romains abusés par l’ardeur de leurs espérances, se figuraient que leur salut était attaché à l’avancement de ce prince sorti d’une si illustre famille. C’est pourquoi encore que Caligula fût parti de Misène avec le corps de Tibère pour en accompagner le deuil, néanmoins ils allèrent au devant de lui comme au devant d’un triomphateur : de sorte que parmi l’appareil des obsèques, on le vit marcher d’une façon magnifique et pompeuse entre les autels, les victimes, et les torches ardentes, au milieu desquelles cette grande multitude jeta mille cris de joie et d’applaudissement pour lui témoigner son affection.

Étant entré dans Rome, aussitôt par le commun consentement du sénat, et de tout le peuple, qui brûlait du désir de le voir au faîte des honneurs, il fut déclaré prince absolu de l’empire, sans faire aucune mention du fils de Drusus que Tibère lui avait donné pour compagnon de cette gloire. Mêmes pour faire davantage de honte à la mémoire de Tibère, il fit casser son testament comme fait par un homme troublé de son esprit, vu qu’il avait laissé l’empire à un enfant à qui l’âge ne permettait pas seulement d’entrer dans le sénat. Macron avait disposé les sénateurs à lui faire cet outrage, qui fit paraître qu’il n’y a point d’industrie assez puissante pour assurer les choses contre l’ingratitude des hommes, et contre la violence de la postérité ; vu que Tibère avait employé tout ce qu’il en avait pour assurer l’empire à son petit-fils ; mais on lui rendit ce qu’il avait prêté au jeune Agrippa, auquel on crut qu’il avait volé la succession qu’Auguste lui avait laissée. La joie de l’établissement de ce nouveau prince fut si excessive, qu’on trouva qu’en moins de trois mois on avait immolé plus de cent soixante mille victimes pour en remercier les dieux. Ce qui lui accrut l’amour de ses citoyens, et les affections des soldats aussi bien dedans que dehors la ville, ce fut que non content de payer fidèlement aux uns et aux autres l’argent que Tibère et Livia leur avaient laissé par leurs testaments, il leur fit encore d’autres libéralités qui semblaient témoigner la grandeur de son courage. Et à la vérité on en eut loué la splendeur et la magnificence, si en la suite de son gouvernement on eut vu qu’il eut bien usé de ses richesses : mais ayant épuisé tous les trésors de l’empire, et consumé une prodigieuse somme de deniers en de vaines et folles dépenses, on crut que ce n’avait pas été par jugement, mais par profusion qu’il avait fait ces grandes largesses. Cependant l’affection du peuple en son endroit allait toujours croissant, de sorte que comme il voulut secrètement faire un petit voyage aux îles de la Campanie, guères éloignées de Rome, on fit des vœux et des prières publiques pour son retour. Et depuis étant tombé malade, et se trouvant en quelque danger de mort, tout le monde alla veiller à l’entour du palais où il reposait, et y en eut de si insensés en leur passion, qu’ils firent des vœux, les uns de combattre à outrance à la façon des gladiateurs, les autres de s’exposer eux-mêmes à la mort, au cas que les dieux le redonnassent à l’empire. Les princes étrangers lui témoignèrent aussi le contentement qu’ils avaient de l’honneur qui lui était arrivé.

Artabanus, roi des Parthes, qui avait toujours haï et méprisé Tibère, rechercha son amitié, et ne dédaigna point de venir au deçà de l’Euphrate adorer les aigles et les enseignes romaines, et de traiter avec Vitellus de la façon dont il devait à l’avenir se gouverner en son endroit. Caligula se rendait de son côté extrêmement aimable, se montrant grandement populaire en toutes ses actions.

Après avoir loué avec beaucoup de larmes, et rendu les autres derniers devoirs à Tibère, il s’achemina vers les îles de Pandaterie et de Pontie, où étaient les cendres de sa mère et de son frère Néron, et nonobstant la tempête qui semblait s’être élevée pour rendre sa piété plus recommandable, il se mit à la voile, alla quérir de si chères reliques qu’il transporta à Rome, après les avoir adorées. Il n’oublia aucune sorte de pompe pour les honorer lors qu’il mit les urnes dans le tombeau où reposaient les cendres des autres princes du sang d’Auguste. Outre cela, il dédia le temple d’Auguste avec beaucoup de cérémonie et de pompe : et pour ne témoigner pas de la charité seulement aux morts, il fit décerner à son aïeule Antonia tous les honneurs qu’on avait jamais donnés à Livia femme d’Auguste. D’ailleurs il fit son oncle Claudius, qui depuis fut empereur, son collègue au consulat. Et quant au jeune Tibère, il l’adopta le même jour qu’il prit la robe virile, et le fit déclarer prince de la jeunesse romaine. Il voulut que les magistrats, prêtant le serment, jurassent de n’avoir pas ni leurs personnes, ni leurs enfants plus chers que ses sœurs. C’étaient toutes façons populaires qui lui gagnaient les cœurs du monde. Mais ce qui le fit encore plus aimer, ce fut qu’il ouvrit les prisons à ceux qui y avaient été mis durant la tyrannie, ajoutant à leur liberté la grâce des crimes dont l’injure du temps plutôt que leur méchanceté, les avait rendus coupables. D’ailleurs il feignit de brûler tous les mémoires qu’il avait trouvé de ceux qui par leurs calomnies avaient opprimé l’innocence de sa mère et de ses frères, et prit les dieux à témoins qu’il ne les avait point lus, afin qu’on ne crut pas qu’il en voulût mal à personne.

Il voulut faire noyer ceux qui étaient convaincus de ces monstrueuses voluptés, qui avaient eu cours sous le règne de Tibère, mais leur ayant pardonné le passé à la prière de leurs amis, il se contenta de les noter d’infamie, et les chassa de la ville. Il laissa aux magistrats une pleine et absolue puissance, sans permettre à personne d’appeler à lui de leur jugement. Il fit la recherche de l’ordre des chevaliers, et ôta de ce rang ceux qui en avaient déshonoré la qualité.

Il diminua grandement les tributs de l’Italie, et soulagea les peuples des oppressions qu’ils avaient souffertes sous Tibère. Et pour montrer qu’il favorisait toutes sortes de vertus et de bons exemples, il fit donner une grosse somme d’argent à une femme affranchie, qui ayant été mise à la question pour accuser son maître, ne voulut jamais le charger au milieu des gênes et des tourments. Le peuple romain voyant tant de modération, tant de douceur et tant de bonté aux déportements de Caligula, parmi ses autres honneurs, lui dédia un bouclier d’or, et ordonna que tous les ans à certain jour les prêtres accompagnés du sénat, et suivis des enfants des bonnes familles, chantant ses louanges, et célébrant ses vertus, le porteraient solennellement dans le capitole. On appela aussi le jour auquel il avait pris les rennes du gouvernement, la renaissance de Rome. Il traita splendidement le sénat et les chevaliers, et fit encore de nouvelles largesses au peuple. Et quant aux princes étrangers, il se comporta si libéralement en leur endroit, qu’ils eurent sujet de le louer de sa magnificence, vu qu’il redonna au jeune Antiochus et au jeune Agrippa les royaumes de leurs aïeuls, dont ils avaient été dépouillés. Ce dernier avait été grandement persécuté par Tibère, d’autant que faisant la cour à Caligula il lui était échappé de lui dire au mépris de Tibère, quand viendra le jour que ce vieillard mourra, afin que je te voie empereur ?  car cette parole fut rapportée à ce défiant et soupçonneux prince ; et Agrippa fut convaincu par un de ses affranchis de l’avoir proférée. De quoi Tibère irrité à merveilles, l’envoya quérir, et non seulement lui bailla des gardes, mais outre cela le fit charger de chaînes, et l’envoya prisonnier, où il demeura jusqu’au décès de ce prince. Mais soudain que Caligula vint à l’empire, il eut souvenance de ses liens, le tira de la prison, le rappela à la cour, lui remit le diadème sur la tête, lui redonna ses états, ajouta de nouvelles provinces à son royaume, pour comble de magnificence lui donna une chaîne d’or du poids de celle de fer dont il avait été cruellement attaché. Agrippa l’appendit depuis au temple de Jérusalem pour remercier Dieu du changement de sa fortune. Jusque ici nous avons parlé de Caligula comme d’un prince, mais dorénavant nous serons contraints d’en parler comme d’un monstre. Ce qui le ruina de réputation parmi le monde, fut l’inconstance de son esprit, et la bizarrerie de ses déportements, qui fut si excessive, qu’on ne pouvait asseoir nulle sorte de jugement sur ses paroles, ni sur ses actions.

Au commencement il s’était montré fort populaire et ennemi de tout orgueil, mais cette humeur ne lui dura guère, vu qu’en un même jour il prit tous les plus superbes titres dont il pouvait enfler sa gloire, se faisant nommer le très bon, le très grand, le fils des armées, le père des exercites, même il ne tarda guère à prendre aussi celui de père de la patrie, que Tibère avait toujours si constamment refusé. Comme divers rois qui affluaient à Rome, disputaient un jour au soupé de la splendeur et de la gloire de leurs couronnes, il s’écria, il faut qu’il y ait un roi : il faut qu’il y ait un roi. Et peu s’en fallut, qu’à même temps il ne se parât d’un diadème, et qu’il ne prit le nom de roi. Mais ses amis s’avisèrent d’une exécrable flatterie pour l’en divertir. Ils lui remontrèrent qu’il était beaucoup élevé au dessus de la grandeur des rois et des princes ordinaires, et lui imprimèrent si avant cette insolente opinion, qu’il commença à se mettre au rang des dieux, jusqu’à se faire adorer au milieu des statues des deux jumeaux Castor et Pollux : et pour comble d’impiété et d’horreur, il se fit bâtir un temple, où il mit son simulacre formé en or, et ordonna que tous les jours on le parerait d’un habit semblable à celui qu’il porterait. Les hosties étaient des paons, des faisans et des plus exquis oiseaux du monde qu’on lui immolait à chaque jour. Le reste sent son frénétique, vu qu’il invitait la lune à coucher avec lui quand il la voyait en sa pleine lumière. Il s’en allait quelquefois comme pour parler à l’oreille du simulacre de Jupiter adoré dans le capitole, et feignait qu’il lui répondait, et qu’il le contentait enfin en ce qu’il désirait de lui. Voila d’excessives marques de vanité ou plutôt de manie qu’il fit paraître au lieu de cette première modération qu’il avait montrée en ses déportements. Il avait témoigné une louable piété à l’endroit de son aïeule Antonia : mais comme cette bonne princesse se fut donnée la liberté de le reprendre de quelque mauvaise action qui lui était échappée, il la traita si indignement qu’elle en mourut de regret, à quoi quelques-uns ont ajouté qu’il la fit empoisonner, sans avoir donné après sa mort aucune marque de douleur.

Il avait fait démonstration de vouloir honorer la mémoire des morts, mais oubliant le sentiment qu’il en devait avoir, il se mit à déshonorer tous les princes et toutes les princesses, dont la souvenance lui avait été si chère. Méprisant Agrippa, il disait qu’il n’était point son petit-fils, mais que sa mère Agrippine était venue de l’incestueux accouplement d’Auguste avec sa fille Julia. En détestation des victoires du même Auguste, il défendit de célébrer les fêtes ordonnées pour monument de celle d’Actium et de celle de la Sicile, qu’il disait avoir été funestes à la république. Il osa écrire au sénat, que l’impératrice Livia femme d’Auguste, n’était pas venue d’une famille noble ni illustre. Après la mort de Tibère il avait conjuré le sénat de lui décerner tous les honneurs qui avaient été rendus à Auguste : mais le sénat en ayant remis l’arrêt à son arrivée dans la ville, à peine y fut-il entré qu’il l’empêcha, et se contenta de donner une légère sépulture à son corps : car quant à la harangue qu’il fit, et qu’il accompagna de ses larmes, il ne s’étendit pas tant sur les louanges de Tibère que sur celles d’Auguste, et sur celles de son père Germanicus, dont il voulut rafraîchir la mémoire aux romains. Voila ses changements à l’endroit des morts. Enfin il se montra en toutes choses si contraire à soi-même, qu’à son avènement à l’empire ayant blâmé tous les déportements de Tibère, condamné ses voluptés, et détesté ses parricides, non seulement il s’abandonna depuis aux mêmes méchancetés, mais en commit encore de plus horribles.

Ce fut le premier qui vomit mille outrages contre Tibère, à raison de quoi plusieurs pensant lui faire chose agréable, se donnèrent inconsidérément la liberté de diffamer sa mémoire : mais depuis il lui donna mille louanges, et persécuta comme ennemis de l’état, ceux qui s’étaient licenciés de médire de lui ; avec cela il ne laissa pas de haïr mortellement ceux qui se déclarèrent ses amis. Il abolit la loi de la recherche du crime de lèse majesté, et toutefois il fit mourir beaucoup de personnes de qualité sur le soupçon de cette offense. Comme pareillement il fit exécuter plusieurs de ceux qui étaient accusés d’avoir conspiré contre son père, contre sa mère et contre ses frères, encore qu’il eut protesté publiquement d’avoir oublié toutes ses injures, et qu’il eut même fait démonstration d’en avoir brûlé les mémoires et les informations. Et à la vérité il avait brûlé les copies, mais il avait gardé les originaux pour convaincre les accusés. À son avènement il avait sévèrement défendu que personne ne lui érigeât des statues, ne lui bâtit des temples, et ne le reconnut pour Dieu : mais depuis il fut si perdu et si effréné, qu’il souffrit qu’on gravât sur une superbe colonne le décret qui fut fait de l’adorer, et de sacrifier à sa fortune. Tantôt il se plaisait à la foule des suivants, et tantôt il en fuyait la presse, et affectait la solitude. Il s’offensait quand on ne lui demandait rien, et appelait importuns ceux qui lui demandaient quelque chose. Il se montrait ardent à entreprendre, mais lâche à exécuter. Il usait de profusion, et brûlait d’amour de l’argent, jusqu’à se rouler sur des monceaux d’or pour assouvir ses cupidités.

Il faisait démonstration de haïr les flatteurs, et toutefois il ne pouvait souffrir ceux qui parlaient librement, de sorte qu’il n’y avait personne qui sut comme il fallait se gouverner auprès de lui : et s’il réussissait à quelqu’un, c’était plutôt par bonne fortune que par industrie. Tellement que les romains se virent soumis au joug d’un prince si divers et si monstrueux en toutes ses actions, qu’encore qu’ils eussent horreur de la mémoire de Tibère, si est-ce qu’ils crurent que Caligula le surpassait autant en vices, que Tibère était éloigné des vertus d’Auguste. Au moins Tibère gouvernait l’état, et ne se servait des autres que comme ministres de sa volonté ; mais Caligula abandonnait le gouvernement de l’empire à des comédiens et à des bateleurs, qui avaient une pleine puissance sur son esprit. Voire même il voulait que les consuls et les gouverneurs de la ville exécutassent promptement les ordonnances de ces farceurs, qui abusaient insolemment du crédit qu’ils avaient auprès de lui. Mais suivons l’ordre de cette histoire.

Après la mort de Tibère, se voyant en possession de ce qu’il avait si ambitieusement désiré, il fit mine devant le sénat, et en présence de plusieurs de l’ordre des chevaliers et du peuple, de vouloir partager l’autorité avec eux, et de ne vouloir rien faire sans leur avis, s’appelant par une insigne flatterie : leur fils, leur nourrisson et leur courage. Pour arrêt de cette faveur, il ouvrit, comme nous avons dit, les prisons, et donna la liberté aux pauvres captifs, et entre autres à Pomponius, personnage de qualité relevée, qui après avoir exercé le consulat, avait été jeté dans cette misère, où il avait croupi durant le cours de sept ans : et comme il reconnut les malheurs, la terreur et l’effroi, dont la recherche du crime de lèse majesté avait rempli la ville, il la supprima, et feignit de brûler tous les monuments que Tibère avait laissés, afin, disait-il, que quand même l’envie lui viendrait par après de venger les outrages faits à sa mère et à ses frères, il ne fut plus en sa puissance. Il n’avait lors que vingt-cinq ans, et encore n’étaient-ils pas complets : c’est pourquoi il fut loué de tout le monde, personne ne se figurant qu’en cet âge il fut capable d’une si horrible dissimulation, mais au contraire chacun s’imaginant toute franchise, et toute candeur en ses promesses. Pour réjouir le peuple il fit célébrer les saturnales, où les serviteurs commandaient à leurs maîtres, et les maîtres obéissaient à leurs serviteurs, même les prolongea, et y ajouta un jour, afin que la réjouissance en durât davantage.

Il quitta le consulat pour faire place aux autres, mais six mois après il le reprit et voulut avoir pour collègue en cette charge son oncle Claudius, qui jusqu’à ce jour était demeuré dans l’ordre des chevaliers, sans avoir été élevé à aucune dignité publique, sinon qu’après la mort de Tibère, il avait été envoyé ambassadeur vers son neveu Caligula. Cependant ne se contentant pas de ce qu’il avait déjà fait contre la mémoire de Tibère, il entra dans le sénat, fit une harangue toute pleine de reproches contre lui, et d’ailleurs mêlée de belles promesses, et de belles espérances qu’il donnait, de remettre la république en sa première splendeur. Cette harangue fut si agréable à la compagnie, que le sénat craignant qu’il ne changeât de résolution, vu l’instance de son esprit, ordonna que tous les ans elle serait lue en pleine assemblée. Après cela, Caligula paré des ornements triomphaux, dédia le temple d’Auguste, où les jeunes enfants des plus illustres familles firent la musique, et après il fit festin non seulement aux sénateurs et à leurs femmes, mais mêmes au peuple, auquel outre cela il fit encore voir divers spectacles, et mêmes des combats de bêtes farouches amenées de l’Afrique pour servir à cette réjouissance, qui passa si avant que ce n’étaient plus à Rome que ballets, que musiques, que festins et que recréations, d’autant que l’empereur avait donné les vacations à la justice, avait défendu toute sorte de deuil, et avait commandé aux veuves de se remarier, et à tout le monde de faire fête, et de se réjouir. Les excès que fit Caligula parmi ces réjouissances, lui causèrent cette fatale maladie, qui fut cause de la mort de beaucoup de personnes. Les affections étaient encore si bien portées en son endroit, qu’il semblait que l’univers fut malade avec son chef : ce n’était que deuil dans les provinces, et que désespoir dans la ville. Ce n’étaient que vœux, que prières, que sacrifices pour le salut de l’empereur, auquel chacun croyait que le sien était attaché. Tout le monde appréhendait le changement et les malheurs qui suivent ordinairement la mort des grands princes : mais comme les nouvelles de sa santé furent portées par tout, chacun s’imagina que tout était sauvé, et que Caligula vivant il ne fallait rien appréhender, toutefois on s’aperçut bientôt que celui dont on attendait des sources de félicité, allait emplir l’univers de misères. Il commença ses cruautés dans sa propre maison, où il fit mourir le jeune Tibère qu’il avait adopté pour fils, et que l’empereur Tibère avait nommé pour son successeur. Le prétexte qu’il prit pour le perdre, fut qu’il s’était réjoui de sa maladie, et qu’il avait espéré sa mort. On y ajoute que ce jeune prince, craignant d’être empoisonné, prenait ordinairement des contrepoisons, dont Caligula s’aigrit de sorte, qu’il s’écria, quoi ? Des contrepoisons contre César ? Et incontinent après le fit massacrer.

Pour rendre cette mort tragique, on fit courir le bruit que Caligula lui avait commandé de se tuer soi-même, et que même il avait défendu aux tribuns et aux centeniers de lui aider en cette tragique action, alléguant qu’il n’était permis à personne de mettre la main sur les héritiers de l’empire : tout ainsi que si en violant tout droit divin et humain, il eut voulu comme par moquerie retenir quelque image de respect, et quelque forme de justice. Cette violence sembla bien étrange, chacun s’étonnant de ce qu’un empereur qui donnait des royaumes entiers aux enfants des rois étrangers, comme au jeune Antiochus celui de Commagène, et à Agrippa petit-fils d’Hérode, celui de la Judée, usât de cette cruauté à son frère, ou plutôt à son fils et à son coadjuteur, et lui ôtât non seulement les biens de la fortune, mais encore la vie, et cela sans en communiquer, non pas mêmes par lettres au sénat. Il arriva d’ailleurs une autre chose assez étrange sur le sujet de sa maladie. Il trouva deux romains, qui le voyant en ce danger firent vœu aux dieux, que s’il revenait en santé ils voulaient l’un sortir du monde et ne plus vivre, et l’autre combattre à outrance parmi les gladiateurs. Comme il se porta mieux, et qu’on vit sa vie assurée, ils l’allèrent trouver comme pour lui demander récompense de leur affection. Mais ce courage brutal les contraignit de s’acquitter de leurs vœux, de peur,  disait-il, qu’ils ne se trouvassent parjures. Il usa d’une pareille fureur à l’endroit de Silanus, dont il avait épousé la fille du vivant de Tibère : il le traita si indignement qu’il le mit au désespoir, et le contraignit de se couper lui-même la gorge avec un rasoir. Il l’accusa d’avoir refusé de s’embarquer avec lui à un voyage qu’il fit sur mer, et disait qu’il était demeuré en la ville pour se servir de l’occasion s’il venait à périr par quelque tempête. Et néanmoins Silanus ne s’était dispensé de ce voyage, sinon parce qu’il ne pouvait supporter l’air de la mer.

Il ne se contenta pas d’avoir commis des incestes abominables avec ses propres sœurs, mais outre cela à la vue du soleil et du monde, il en tint une nommée Drusilla en qualité de femme, après l’avoir ôtée à son mari. Il ne fit guère cas des autres, vu qu’après en avoir fait sa volonté, il les prostitua aux plus perdus de sa cour. Quant à cette Drusilla, sa passion dura même après sa mort : car il en reçut un tel déplaisir qu’il fit cesser la justice, voulut que tout le monde se ressentit de son affliction, de sorte que durant ce deuil il n’était permis à personne, ni de rire, ni de se mettre dans le bain, ni de manger avec son père, sa mère, ses frères, sa femme ou ses enfants, sur peine de perdre la vie ; mêmes il sortit tout furieux de la ville, et passa en la Sicile pour tempérer son ennui, mais il s’en revint aussitôt à Rome, et garda toujours depuis cette coutume de jurer par le nom de Drusilla, voire mêmes aux plus sérieuses affaires, et aux plus importantes actions. Il lui fit aussi décerner tous les honneurs qu’en divers temps on avait décernés à l’impératrice Livia femme d’Auguste. Et puis il ordonna qu’elle serait adorée comme une déesse, et que tout le monde lui dresserait des statues, et l’honorerait comme Venus même. Et se trouva outre cela un sénateur si perdu de conscience, qu’il jura solennellement l’avoir vue monter dans le ciel comme une déesse ; ajoutant que s’il ne disait la vérité, il voulait que toutes sortes de malheurs tombassent sur lui et sur ses enfants. Caligula le récompensa largement de cette abominable flatterie. Cependant cette mort fut encore un écueil, contre lequel beaucoup de personnes firent naufrage : vu que ceux qui la pleuraient étaient accusés de ne la tenir pas pour déesse, et ceux qui ne la pleuraient pas étaient calomniés d’avoir perdu tout sentiment d’humanité ; de façon que les larmes et les ris rendaient les personnes également criminelles. Cependant il n’est pas aisé de dire en quoi il montra plus d’effronterie, ou à se marier, ou à retenir, ou à répudier ses femmes. Il ravit au jeune Pison celle qu’il venait d’épouser, et cependant ne la garda que peu de jours sans faire divorce ; mêmes deux ans après il la confina, l’accusant d’avoir été avec son premier mari en cet intervalle. Oyant louer la beauté de l’aïeule de Lollia Paulina, il envoya quérir cette sienne petite-fille dans le gouvernement de son mari, qui fut contraint de la lui céder, mais il la répudia presque aussitôt qu’il l’eut épousée. Il en épousa une autre nommée Cesonia, femme dissolue et déshonorée, qui n’avait rien qui la recommandât que la seule passion de son mari, qui toutefois s’en trouva si perdu, qu’il faisait trophée des amours de cette impudique, jusqu’à la faire marcher avec le bouclier et le casque à ses côtés au milieu des armées, et à la montrer plus privément à ses amis. Mais ses cruautés nous r’appellent. Il prit un si grand plaisir au combat des gladiateurs, que ne se contentant pas d’en voir un petit nombre amuser la compagnie, il les faisait combattre en gros, afin qu’il y eut plus de carnage et de sang répandu.

Et ce qui surpassa toute barbarie, c’est qu’un jour n’y ayant point de criminels sur le rolle pour les exposer aux bêtes farouches, comme c’était la coutume, il fit prendre les premiers venus du peuple qui s’étaient assemblés pour voir le spectacle, et devant que de les faire jeter aux bêtes il leur fit couper les langues, afin qu’ils ne pussent, ni se justifier, ni se plaindre. Un chevalier romain se trouvant chargé d’avoir autrefois tramé quelque chose contre sa mère Agrippine, il l’obligea de combattre à outrance pour s’en purger, et comme il fut sorti victorieux du combat, il le livra à ses accusateurs pour le faire mourir. Toutefois il n’y eut rien qui étonnât tant les romains que la mort de Macron et de sa femme Ennia, vu que tout le monde savait qu’il devait et sa fortune et sa vie à l’un et à l’autre : car Tibère ayant fait un mauvais jugement de Caligula, et se figurant que s’il vivait longtemps, il ruinerait, comme il fit depuis, son petit-fils Tibère qu’il voulait laisser son successeur, s’était résolu de prévenir ses violences, et de le faire tuer : mais Macron sut tellement défendre Caligula, qu’il fit perdre la volonté à Tibère de le ruiner. On disait même que dés lors il lui avait prostitué sa propre femme pour acquérir son amitié, et pour s’en prévaloir, quand il serait parvenu à l’empire. Les autres disent que Caligula la lui avait débauchée. Quoi qu’il en fut, l’amitié de Macron et de sa femme lui avait sauvé la vie, et donné l’empire. Cependant il ne laissa pas de les contraindre tous deux à se défaire eux-mêmes, montrant au sujet d’Ennia qu’il n’y a pas grande ressource ni grand appui en l’impudicité, qui est le propre élément du dégoût et de l’inconstance. Le désastre de ces deux fut suivi de beaucoup de supplices, dont le prétexte fut la vengeance de Germanicus, d’Agrippine, et de leurs enfants, frères du prince : mais en effet on voyait que ce prodigue et insensé empereur, ayant consumé en de vaines et excessives dépenses les trésors de l’empire, faisait mourir les plus riches de Rome afin d’avoir leurs confiscations. Il en fit mourir d’autres sous couleur qu’ils s’étaient réjouis durant sa maladie, et durant le deuil de sa sœur Drusilla : et plus il allait en avant, plus son courage s’effarouchait. Comme s’il se fut repenti de la grâce qu’il avait faite à ceux qu’il avait tiré des prisons où ils avaient été jetés sous la tyrannie de Tibère, il fit revoir leurs procès et les fit mourir pour les mêmes crimes, dont alors ils avaient été accusés.

Plusieurs de ceux-là furent condamnés à combattre à outrance, et moururent en ce cruel exercice : de sorte qu’on ne voyait dans Rome que meurtres et carnages, auxquels il prenait un singulier plaisir. Car depuis ce temps-là il s’endurcit, et s’obstina à outrager le peuple, sans se soucier de le gratifier, ou de lui complaire en aucune de ses actions : comme aussi le peuple de son côté se montra si éloigné et si aliéné de l’affection qu’il lui avait portée, qu’il se mit à combattre toutes ses volontés, et à lui résister en toutes choses. Toutefois les choses n’étaient pas égales, d’autant que le peuple n’avait que la parole, et Caligula se vengeait par les massacres. Ce qui le mettait en furie, c’était que la commune lassée des longueurs du théâtre, dédaignait de se trouver aux spectacles, où il les faisait quelquefois attendre tout le jour, et ne venait que sur la nuit pour faire commencer les jeux, parmi lesquels mêmes il se faisait beaucoup de choses dont le peuple avait du dégoût et de l’horreur, d’autant que bien souvent il faisait tuer ceux qui ne lui plaisaient pas dans la foule. Il s’aigrit aussi grandement contre les romains, d’autant qu’en leurs acclamations ils l’appelaient le jeune Auguste, s’imaginant que par ces cris ils ne louaient pas sa bonne fortune qui l’avait élevé en sa jeunesse à l’empire, mais qu’ils l’accusaient d’être monté trop jeune à cette souveraine dignité ; qui demandait un âge plus mûr et plus sage. Cet esprit de fureur lui fit lâcher cette cruelle parole, qu’il eut désiré que tout le peuple romain n’eut eu qu’une seule tête, afin qu’il peut la couper et l’abattre tout à la fois : cependant le peuple pour l’irriter et l’aigrir davantage, refusait absolument de se trouver à ses spectacles, et outre cela, faisait de chaudes poursuites contre ses flatteurs, qu’il déchirait de toutes sortes d’injures et de reproches : de colère il sortit de Rome et laissa à d’autres la charge de présider aux spectacles ; toutefois il ne fit pas long voyage, car il revint aussi tôt célébrer le jour natal de sa sœur Drusilla, de laquelle après avoir dédié l’image, il la fit porter sur le chariot sacré tiré par des éléphants, avec toute sorte de pompe et de magnificence : et mêmes pour adoucir les courages des romains, il défraya les jeux, et leur fit voir divers combats de bêtes farouches, et leur fit un festin général, où avec les sénateurs et le peuple, il appela les dames, et leur fit de grandes libéralités. Ces vaines dépenses ayant épuisé tous les trésors, il fut contraint pour entretenir son luxe d’avoir recours à de nouvelles inventions pour trouver de l’argent. Pour cet effet il voulut que les consuls, les gouverneurs, et les autres personnes de qualité achetassent un grand nombre de gladiateurs qu’il leur vendit extrêmement cher.

Plusieurs pour lui complaire se mirent à ce trafic, d’autant qu’ils voyaient qu’il se trouvait lui-même à la vente qui s’en faisait. Il y en eut qui aimèrent mieux s’y ruiner, que conserver leurs biens, d’autant que ce prodigue prince cherchait tous les moyens du monde de perdre ceux qui avaient des richesses, afin de s’accommoder de leurs dépouilles. Il condamna aussi tous ceux qui étaient encore en vie, et qui avaient laissé quelque chose à Tibère, de lui payer exactement tout ce qui se trouva couché dans leurs testaments. Il confisqua aussi, et s’appliqua tout l’argent que les centeniers furent trouvés avoir donné à d’autres qu’à l’empereur depuis le triomphe de son père. Il fit pareillement rechercher avec une rigueur intolérable tous ceux qui avaient eu des charges publiques, particulièrement tous ceux qui avaient eu les commissions de tenir les chemins en état, et par le moyen d’un sénateur nommé D. Corbulon, il exigea et des vivants et des morts une somme excessive de deniers qui acquit le consulat à son exacteur, qui toutefois en fut depuis recherché sous le règne de Claudius. Il n’y avait sorte de violence qu’il ne fît pour amasser ainsi de l’argent, et ne se trouva personne dans Rome, ni homme ni femme, de quelque condition que ce fut, qui ne sentit les mains de cette harpie. S’il donnait la vie à quelque personnage d’âge, il se constituait héritier de son bien, et par moquerie l’appelait son père, sa mère, et même recevait les revenus devant la mort de celui qui l’avait fait de cette sorte son héritier. Jusqu’à ce temps-là il n’avait cessé de médire de Tibère, et déchirer sa réputation par toutes sortes de reproches, prenant un singulier plaisir au blâme que les autres lui donnaient aussi bien que lui. Mais changeant lors d’humeur, il s’en alla dans le sénat, où il fit une longue et ennuyeuse harangue à sa louange, et s’efforça de montrer, que les sénateurs avaient été cause de tout le mal qui était arrivé sous son règne, les uns pour avoir accusé, les autres pour avoir oppressé par des faux témoignages ; et tous en général pour avoir condamné les innocents, qui n’avaient été exécutés que sur leurs accusations, et sur leurs arrêts. Il leur reprocha encore que c’étaient eux qui avaient perdu Tibère, et qui avaient enflé le courage à Séjan, dont toutefois ils n’avaient pu souffrir les prospérités. Et ajouta qu’ils n’avaient pas dépouillé ce mauvais courage, et que partant il ne pouvait rien attendre de bon d’une compagnie envenimée contre ceux qui commandaient. Et là dessus pour achever la farce, il introduisit Tibère parlant à lui de cette sorte : tu fais bien, Caïus, de traiter ainsi sévèrement ton sénat ? Garde-toi bien d’aimer ni de pardonner à pas un de cette malheureuse compagnie ; ils te portent tous une haine irréconciliable, ils désirent passionnément ta mort, et te massacreront si une fois tu tombes en leur puissance. Ne pense pas vaincre leurs haines par les bienfaits, qui plutôt serviront à effaroucher ces mauvais courages. Ne te soucie nullement de leurs discours, mais affranchis-toi de la tyrannie de la renommée, pour n’avoir autre pensée que de tes plaisirs, et de ce qui peut contribuer à ton repos et à ta sûreté, qui est la plus juste chose que tu puisses procurer : car vivant de cette sorte tu ne courras nulle fortune, tu passeras doucement ta vie, et ils t’honoreront bon gré mal gré qu’ils en aient. Que si tu prends un autre chemin, tu perdras tes peines, tu ne remporteras de tes soucis qu’une fumée de vains honneurs, et parmi les infidèles amitiés de ceux qui t’environnent maintenant, tu te verras surpris en une conjuration où tu perdras honteusement ta fortune et ta vie. Ne te laisse pas abuser au perfide respect qu’ils feignent de te porter. Personne ne se soumet d’un franc courage au joug des princes. C’est la crainte qui retient les hommes au devoir, et qui fait qu’ils les honorent : mais s’ils se rendent les plus puissants, leur audace leur met les armes à la main pour perdre celui dont l’empire leur est odieux. Après un langage si brutal, il commanda qu’on recommençât à procéder contre ceux qui étaient accusés d’avoir attenté contre le prince et contre la république : et pour faire apparaître de sa volonté, il voulut que l’ordonnance en fut derechef gravée dans une colonne de bronze qu’il fit dresser pour cet effet.

Et soudain sans faire autre compliment à la compagnie, il sortit brusquement du sénat, et le laissa plein d’effroi et de terreur, à cause d’un si grand changement, et aussi parce que chacun se ressouvenait avec quelle liberté il avait parlé de Tibère. Le plus prompt remède fut d’avoir recours aux flatteries, qui furent si honteuses, que le lendemain le sénat ne fut occupé à autre chose qu’à lui donner des louanges excessives, jusqu’à l’appeler le très débonnaire prince, et à le remercier de ce qu’il les laissait encore vivre. Voire même il y fut ordonné que l’on sacrifierait à sa clémence aux jours des fêtes de la cour. Et là dessus on en vint jusqu’à porter dans le capitole son image suivie de tous les enfants de la ville, qui chantaient des hymnes de triomphe, comme s’il eut remporté quelque victoire sur les ennemis. Encore n’en demeurèrent-ils pas là ; mais ils ajoutèrent tous les jours quelque chose à leur flatterie, et parmi cela tout ce qu’ils faisaient ne donnait pas un plein contentement à Caligula. Car ce fut en ce temps-là, qu’ayant un dégoût des triomphes de la terre, il s’avisa d’en aller chercher sur la mer, et s’en procura la gloire d’une façon bien étrange. En la Campanie il y a un bras de mer qui sépare Pouzzol d’avec Baïes. L’espace de la séparation est de mille pas et davantage.

Il se résolut donc de faire un superbe pont sur ce détroit de mer, afin d’y pouvoir courir à cheval avec ses amis. Pour cet effet il amassa un nombre prodigieux de navires, tant de ceux qu’il fit bâtir que de ceux qui se trouvèrent en tous les ports de cette mer, qu’il dépourvut de sorte qu’il en pensa jeter la famine à Rome et dans l’Italie. Les ayant amassées en ce détroit, il les fit attacher les uns avec les autres, fit jeter du gazon dessus, afin que la commodité en fut plus grande, non seulement pour le passage, mais mêmes pour y dresser des tentes et des logements, dans lesquels il fit venir l’eau douce pour la plus grande commodité de ceux qui l’accompagnaient. Après avoir fait achever cet ouvrage, il se vêtit superbement, prit une cuirasse qu’il disait avoir été à Alexandre, et porta dessus une casaque de soie de couleur de pourpre toute éclatante d’or et pierres précieuses venues des Indes ; puis ayant mis une riche épée à son côté, pris son bouclier, et paré sa tête d’une couronne de chêne, il alla sacrifier à Neptune et aux autres dieux, et principalement à l’envie ; de peur, disait-il, d’en être persécuté et traversé en la gloire des belles choses qu’il faisait. La cérémonie achevée, il monta sur le pont avec une belle troupe de cavalerie, et de ce pas marcha contre la ville de Baïes, comme contre une ville ennemie qu’il allait forcer. S’y étant logé, il y passa la nuit et le jour suivant, comme pour se reposer du combat ; et puis remonta sur son chariot avec un magnifique équipage, et une pompe incomparable, parmi laquelle on voyait de grandes richesses qui servaient comme de dépouilles et d’ornement à cet imaginaire triomphe, auquel afin qu’il ne manquât rien, son chariot fut suivi par un jeune prince du sang des Arsacides, qui de fortune se trouva avec Caligula comme otage des Parthes. À ses deux côtés marchaient ses amis et ses favoris dans leurs chariots particuliers, et étaient parés de superbes habits semés de fleurs, et suivis du reste de l’armée, où chacun portait ses livrées et ses couleurs particulières. Et afin que ce fut une vraie comédie, il voulut faire une harangue à ce victorieux exercite, comme pour le remercier de tant de fatigues et de tant de peines qu’il avait prises pour lui assurer la victoire. Pour cet effet il fit dresser un tribunal au milieu du pont, d’où il commença à louer ses généreux exploits, les travaux de son armée, et la gloire qu’il avait acquise, et sur tout il fit vanité d’avoir couru à pied sur les ondes de la mer. Après cela, il passa le reste du jour et la nuit entière à faire bonne chère aux rays des flambeaux qui luisaient, non seulement de dessus le pont, mais aussi de dessus la montagne voisine, où l’on en avait attaché un grand nombre en forme de croissant, qui dissipait toutes les ténèbres, et emplissait tous les environs de lumière : de sorte qu’il semblait que cet insensé empereur voulût changer la nuit au jour, et la mer à la terre. Parmi la débauche il jeta plusieurs de ses amis dans la mer, dont il y en eut quelques-uns qui périrent, et les autres furent doucement portés par le flot sur la rive voisine, ce détroit étant fort calme, et presque du tout exempt d’orages. Ce succès enfla le courage de ce vain esprit, qui se vanta d’avoir effrayé Neptune.

On ajoute diverses raisons de ce ridicule dessein : quelques-uns crurent qu’il l’avait fait par émulation de Xerxès, qui avait couvert l’Euphrate et le détroit de l’Hellespont de ses vaisseaux. Mais un bon témoin nous assure que ce qu’il en fit, ce fut pour faire réussir une prédiction qu’avait fait de lui le devin Thrasyllus du temps de Tibère. Car Tibère ayant de l’ombrage, et une assez mauvaise opinion de Caligula, avait voulu s’informer de Thrasyllus s’il régnerait après lui, et le devin lui avait répondu que Caligula régnerait aussi peu après lui, qu’il passerait à cheval sur le détroit d’entre Baïes et Pouzzol.

Voulant donc convertir cette prédiction en oracle, il fit dresser ce pont, où avec ses amis il courut sur des chariots traînés par des chevaux, et passa d’une ville à l’autre. Ce fut là tout le fruit qu’il recueillit de cet inutile et superbe ouvrage. Le peuple sentit de furieux effets de sa frénésie : d’autant que cette folle dépense ayant derechef épuisé les finances de l’état, qui n’étaient pas amassées pour un si ridicule usage, il eut recours à de nouvelles calomnies pour avoir le bien des plus riches citoyens. Ses poursuites étaient d’autant plus dangereuses, que le sénat n’eut osé déclarer innocents ceux qu’il avait fait déférer comme coupables ; de façon qu’on vit bien encore des meurtres à Rome, où l’on précipitait les uns du haut du Capitole, les autres étaient exécutés dans les prisons, et les autres se tuaient eux-mêmes dans leurs maisons pour prévenir leurs supplices. Ceux qui sortaient de la ville pour se sauver, ne trouvaient pas grande sûreté dans les champs, et la plupart étaient massacrés sur les chemins, ou périssaient sous la rigueur de leur exil. On les chargeait de divers crimes, mais leurs richesses seules étaient cause de leur ruine. Et de fait, comme Junius Priscus prévôt de la ville, eut été fait mourir sous ce prétexte, et qu’on eut rapporté à Caligula qu’il n’avait pas de si grands biens qu’on avait pensé, il se plaignit de lui, quoi que bien étrangement, et dit qu’il l’avait trompé, et qu’il pouvait encore vivre s’il eut voulu, puis qu’il n’avait pas de quoi faire désirer sa mort. Il y eut un grand personnage nommé Domitius, homme extrêmement disert entre ceux de son temps, qui ne se pût sauver de sa fureur, qu’en lui cédant la palme de l’éloquence en plein sénat, où Caligula avait harangué contre lui. Ayant admiré la harangue du prince, au lieu d’y repartir, il lui en sut un tel gré, qu’il le fit depuis consul. Toutefois cette dignité ne pouvait pas être guère honorable, venant d’un prince qui en avait voulu donner le titre à un de ses chevaux.

Et puis il y avait du danger à être consul sous le règne de Caligula, qui disait ne pouvoir jamais manquer de sujet pour déposer ceux qui l’étaient. Sa raison était, parce qu’étant aussi bien issu du sang de Marc Antoine que de celui d’Auguste, il fallait que les consuls tombassent en l’un ou en l’autre de ces deux extrémités, lors que la fête de la victoire d’Actium se célébrait à Rome, c’est à savoir, ou qu’ils sacrifiassent pour la défaite d’Antoine, ou qu’ils manquassent de sacrifier pour la victoire d’Auguste, dont il pouvait prendre tel ombrage qu’il voulait. Et pour ce sujet il en chassa deux, parce qu’à ce jour-là, selon la coutume de la ville, ils avaient célébré cette fête en l’honneur d’Auguste ; ce qu’il interpréta à outrage fait à Antoine, dont il aimait mieux être appelé le petit-fils que d’Auguste. Au reste sa conscience lui reprochait sa tyrannie, et lui donnait des sentiments de ses crimes. C’est pourquoi il envoya un orateur en exil, parce qu’il avait déclamé contre les tyrans, quoi que ce ne fut que pour exercer son éloquence, et non pour décrier la monarchie. En ces frayeurs il partagea le gouvernement d’Afrique, afin d’affaiblir le fils de Pison, jeune homme courageux, qui commandait en cette grande province avec beaucoup de dignité. Il n’y avait plus d’argent ni à Rome, ni en Italie, et tous les donneurs d’avis étaient aussi bien au bout de leurs finesses, que lui au bout de ses trésors. Pour ce sujet il fit dessein de passer dans les gaules, sous prétexte, disait-il, de la guerre de Germanie, mais en effet en intention d’aller piller les gaules et l’Espagne, comme il avait pillé l’Italie ; vu qu’ayant passé le Rhin sans se soucier autrement de voir les ennemis, il retourna aussitôt sur ses pas. Mais certes il vendit son voyage bien cher aux sujets, aux alliés, et aux amis de l’empire, vu que ne se contentant pas des riches présents qu’ils lui apportèrent de toutes les villes, il fit accuser les plus riches d’avoir intelligence avec les ennemis de la république, ou d’avoir attenté quelque chose contre sa personne, et ainsi les ruina de moyens et de vie ; de sorte que c’était un crime capital d’avoir de grands moyens, et de posséder de grandes richesses. Quand on vendait les biens des misérables à l’encan, il s’y trouvait, et en haussait lui-même le prix, et même exposant en vente à Rome quelques ornements des princes ses aïeuls, il les enchérissait, parce qu’ils avaient été dont il voulait que la gloire servit à son avarice, ou plutôt à ses profusions.

Cependant parmi toutes ces violentes exactions, il ne devenait point plus riche, d’autant que le jeu et les débauches épuisaient plus d’or et d’argent qu’il n’en pouvait mettre ensemble. Un jour en la fureur du jeu, comme il se vit sans argent, il ne fit que sortir pour commander qu’on fit mourir les plus riches des gaules, dont il recueillit une somme prodigieuse de deniers, et s’en alla se moquer de ses compagnons qui s’amusaient à jouer de si petites sommes durant qu’il amassait de l’or à monceaux. Ce serait chose ennuyeuse de réciter les noms de tous ceux qu’il fit mourir pour des causes si légères. Getulicus, qui par la générosité de son courage s’était sauvé de la fureur de Tibère, ne pût éviter la sienne, mais il le fit mourir parce qu’il croyait qu’il s’était acquis trop de crédit parmi les légions. Il n’eut non plus de pitié de Lepidus, quoi qu’il lui eut autrefois fait épouser sa sœur Drusilla, et qu’il fut compagnon de toutes ses impudicités, et particulièrement de son inceste avec toutes ses sœurs : voire même après sa mort, il envoya à Rome trois poignards pour être consacrés à Mars vengeur, qu’il disait l’avoir délivré des conspirations faites contre sa personne. Et outre cela, il écrivit au sénat qu’il était échappé de plusieurs grands dangers qu’on lui avait préparé pour le perdre si les dieux ne l’eussent sauvé.

Le sénat dépêcha aussitôt vers lui son oncle Claudius pour lui témoigner la joie qu’il avait de ses conquêtes, pour lui offrir l’honneur du triomphe, et pour l’assurer de la bonne volonté de la compagnie, qui prenait part à toute sa gloire. Quelle honte de déférer les ornements et la splendeur d’un triomphe, à un prince qui n’avait pas seulement vu l’armée des ennemis ! Mais ils reçurent le juste payement de leur flatterie : car Caligula leur en sut si mauvais gré, qu’il rejeta indignement les honneurs qu’ils lui avaient décernés. La raison de cela était, non qu’il méprisât cette vanité, mais parce qu’il ne voulait pas qu’on crût qu’il fut au pouvoir du sénat d’ajouter quelque chose à la splendeur de ses actions. Mêmes il avait de coutume de dire, que tout ce qu’il faisait en sa faveur, était plutôt une diminution de sa puissance qu’un accroissement de sa gloire : et toutefois il se fâchait quand il manquait à l’honorer, de sorte qu’il y avait bien de la peine à contenter un si mauvais esprit. Au reste, pour faire plus de honte à ces ambassadeurs du sénat, il se plaignit tout haut, qu’ils étaient envoyés pour épier ses actions. À cause de quoi aussi il commanda à une partie de s’en retourner, et ne permit qu’à peu de ceux qu’il nomma de le venir trouver, et encore leur fit-il un maigre accueil. Et mêmes on crut qu’il eut fait mourir son oncle Claudius, n’eut été qu’il l’avait en estime d’un homme insensé. Le sénat s’imaginant que son courroux venait de ne se voir pas assez honoré à sa fantaisie, pour le contenter, lui envoya une seconde ambassade plus magnifique que la première, avec le décret des nouveaux honneurs qu’on ajoutait aux premiers pour rendre sa gloire plus enflée. Les ambassadeurs le trouvèrent à cette fois d’assez bonne humeur, et même il alla au devant d’eux pour les recevoir.

Cependant les massacres ne cessaient pas à Rome durant son absence ; ce qui mit tout le monde en grand’peine du succès des affaires, et de la durée d’un si misérable règne ; chacun craignant qu’il ne devint tous les jours plus farouche et plus inhumain, à cause principalement que ceux qui avaient le plus de puissance et le plus de part en ses conseils, étaient les rois d’Agrippa et Antiochus, qu’on savait être tous pleins de passion pour la tyrannie. C’est pourquoi à son troisième consulat personne des magistrats n’osa convoquer le sénat de peur de l’offenser, et de lui donner sujet de dire qu’ils avaient entrepris sur sa charge, comme il était résolu de les en accuser s’ils en eussent autrement usé. Là dessus les sénateurs s’assemblèrent dans le Capitole, sans être appelés de personne, et selon l’ordinaire y sacrifièrent, mirent sa chaire d’argent au lieu le plus honorable, l’adorèrent, et selon la coutume reçue dés le temps d’Auguste, lui offrirent des pièces d’argent, mais ne firent autre chose que le louer, et passèrent tous ces jours-là sans lui donner un collègue ; de sorte qu’ils en eussent interdit l’élection, si douze jours après Caligula ne leur eut mandé qu’il renonçait à cette dignité, pour y en laisser entrer deux autres. Sa dépêche ayant été ouverte, et le sénat ayant connu ses intentions, ceux qui avaient été nommés entèrent en possession de leur charge.

Après cela, le sénat fit comme un dernier effort de flatterie : car il ordonna qu’on célébrerait le jour natal de Tibère et celui de Drusilla, avec la même pompe et les mêmes honneurs qu’on avait accoutumé de célébrer celui d’Auguste : et puis, comme pour couronner le vice et dresser des trophées aux incestes, il consacra deux statues à Caligula et à Drusilla qu’il avait déflorée. La passion de ce monstre, qui brûlait encore de cet abominable amour, après la mort de sa sœur, le fit passer à ce débordement, d’autant qu’il leur avait écrit avec un commandement absolu d’obéir. À même temps s’étant approché de l’océan, il fit voler le bruit par tout qu’il allait passer en Angleterre pour y réprimer tous les mouvements de rébellion qui s’y étaient élevés. L’évènement en fut ridicule. Étant monté sur mer, et n’ayant encore guère éloigné son vaisseau du rivage, où l’armée était en bataille, il rebroussa aussitôt chemin, redescendit à terre, se présenta au milieu de ses troupes, se fit dresser un trône, et de ce lieu éminent commanda qu’on sonnât de la trompette, donna le signal de la bataille, et à même temps commanda aux soldats d’amasser des coquilles de mer, et après avoir recueilli ces belles dépouilles il parut aussi enflé de gloire comme s’il eut subjugué l’océan. Voire mêmes il eut bien l’effronterie de porter ces coquilles à Rome, comme pour y montrer le butin qu’il avait fait sur les ennemis. Le sénat fut bien empêché à se résoudre comme il se devait gouverner à son retour : car de le louer d’une action si ridicule, c’était proprement le diffamer : mais aussi ne le louer pas, c’était irriter un esprit perdu de vanité et de folie. Et certes à son entrée dans la ville, peu s’en fallut qu’il ne fit égorger tout le sénat, parce qu’il ne lui avait pas décerné les honneurs divins qu’il avait attendus de sa flatterie. Mais cette fureur s’alentit un peu ; non toutefois sans faire sentir toujours quelque trait de violence : car il fit mourir Betillinus, et voulut que son père Capiton assistât à son supplice. Il avait un de ses flatteurs nommé Protogénès, qui portait ordinairement deux libelles contenant les noms de ceux qui devaient être exécutés, et appelait l’un l’épée, et l’autre le poignard. Cet insolent étant entré dans le sénat, comme tout le monde vint pour le saluer, un des sénateurs nommé Proculus voulut faire comme les autres, et lui rendre le même compliment qu’ils lui rendaient, mais le regardant d’un visage farouche il s’écria, quoi, m’oses-tu bien aussi saluer, toi qui es ennemi de César ? Ce qu’entendant ceux qui étaient autour de lui, mirent en pièces ce pauvre sénateur. Cette cruauté fut si agréable à Caligula, qu’il écrivit au sénat que cette action faisait qu’il oubliait tout ce qui s’était passé. Et le sénat secondant sa fureur, ordonna qu’il aurait un tribunal plus haut élevé que le siège des sénateurs, et qu’il entrerait dans la compagnie avec une garde de soldats à ses côtés. Ces démesurées flatteries le perdirent à la fin, vu qu’il se laissa persuader qu’il était quelque chose de plus grand que tous les hommes mortels ; mêmes pour en rendre la vanité plus plausible, il disait qu’il avait la compagnie de la lune, et que la déesse Victoire lui avait envoyé une couronne. Il feignit aussi d’être Jupiter, et ce fut le prétexte qu’il prit pour avoir la compagnie de toutes ses sœurs. On le voyait tantôt en habit de Venus, tantôt en celui de Diane, tantôt en celui de Junon, et prenait les noms de ces déesses, aussi bien que la forme de leurs habillements. On le voyait une autre fois couvert d’une peau de lion comme Hercule, et une autre fois tenant un trident à la main comme Neptune, et une autre fois en une autre forme, n’ayant point de plus ardente passion, que de donner cette vaine impression qu’il n’était pas homme. Cependant il monta à ce faite d’orgueil, que se croyant élevé au dessus de la fragilité humaine, il ne voulait plus être baisé par ceux qui lui venaient faire la cour, mais les accoutumait à lui baiser le pied : ce qu’il voulut même qu’ils tinssent à une singulier faveur, encore qu’on vit tous les jours qu’il ne faisait point de difficulté de baiser des bateleurs, qui étaient les plus puissants conseillers de son état. Au reste il n’emplit pas seulement de terreur le sénat et le peuple ; mais mêmes les gouverneurs des provinces, dont les plus puissants ne trouvèrent de salut que dans la flatterie.

Vitellius personnage autrefois diffamé dans la ville, s’était acquis une glorieuse réputation dans son gouvernement de Syrie, d’autant qu’étant allé pour combattre Artabanus, roi des Parthes, qui avait pris l’Arménie sur les romains, il l’arrêta au passage de l’Euphrate, et remplit tellement son armée de la frayeur de ses armes, qu’il le contraignit de venir lui demander la paix, lui fit adorer les images d’Auguste et de Caligula, et enfin emmena ses enfants pour otages de sa foi, afin qu’il n’osât plus la violer. Cette grande réputation lui suscita l’envie de plusieurs qui donnèrent au prince de l’ombrage de sa puissance : de sorte que de crainte qu’il ne remuât, Caligula se résolut de le faire mourir, et pour cet effet lui manda qu’il eut à quitter son gouvernement pour s’en revenir à la cour. Vitellius averti de ce dessein, s’en revint, se présenta devant lui, mais avec l’habit d’une personne affligée, et puis se jeta à ses pieds, versa de chaudes larmes, l’appela Dieu, l’adora, et lui fit vœu que s’il lui donnait la vie, il lui immolerait des victimes, et lui ferait des sacrifices. Ce qui amollit tellement le cœur de Caligula, que non seulement il lui pardonna, mais mêmes le tint depuis au rang de ses plus confidents amis. Un jour Caligula lui demandant s’il ne l’avait pas vu embrassant la lune, il trouva une défaite ingénieuse, mais pleine de flatterie : il n’est permis, lui dit-il, sinon à vous autres dieux, de vous entretenir les uns les autres en ses secrets. L’insensée passion qu’il avait de se faire adorer comme Dieu, et de faire par tout élever ses simulacres, causa particulièrement de grands ennuis aux juifs, desquels n’ayant pu arracher le consentement qu’il désirait, pour mettre sa statue dans le temple de Jérusalem, il se proposa de les ruiner : et sans la faveur que trouva auprès de lui Agrippa, indubitablement cette misérable nation s’en allait dés lors perdue, vu l’excessive haine qu’il lui portait, et qu’il avait déjà assez témoignée aux ambassadeurs qu’ils avaient envoyés à Rome pour se plaindre de l’horrible barbarie, dont ceux d’Alexandrie avaient usé en leur endroit aux yeux de Flaccus gouverneur de l’Égypte. Car au lieu de leur faire faire la réparation qu’ils devaient attendre de sa justice, il leur fit reconnaître que s’ils ne recevaient ses statues, et particulièrement le colosse qu’il voulait faire dresser dans le temple de Jérusalem, il était résolu de se venger cruellement de leur obstination.

Déjà le courroux de Dieu était allumé contre ces misérables juifs, pour l’exécrable parricide qu’ils avaient commis en la personne de son fils, mais il ne voulait pas qu’ils périssent pour une si injuste cause, comme celle qui les rendait odieux à Caligula : d’autant qu’il ne les persécutait pour autre raison, sinon parce que ne le pouvant estimer autre qu’un homme mortel, ils ne voulaient pas l’adorer comme Dieu.

Cependant Caligula continuant en ses vanités, se logea dans le Capitole pour se faire estimer compagnon de Jupiter, et puis se fâchant de n’y tenir que le second lieu, il dit des outrages à Jupiter, de ce qu’il l’avait occupé le premier, et se fit faire un temple dans son palais pour y être adoré sans compagnon : il voulut néanmoins être le prêtre de Jupiter, et prit pour collègues sa femme Cesonia, son oncle Claudius, et les plus riches de Rome, auxquels il fit chèrement acheter leurs dignités. Il se fit aussi prêtre du temple qu’il s’était dédié, et en cette charge prit pour collègue son cheval, qu’il était aussi résolu de faire consul, si la mort n’eut arrêté le cours de ses frénésies. Il voulait faire apporter de la Grèce le simulacre de Jupiter Olympien, pour en faire son image ; mais on dit que le vaisseau sur lequel le simulacre fut chargé, fut brûlé de la foudre du ciel.

Il ouvrit le temple de Castor et de Pollux pour faire un chemin en son palais, ajoutant qu’il voulait que les enfants de Jupiter fussent ses portiers. Il avait fait faire une machine pour imiter le bruit du tonnerre, et avait de coutume de s’écrier, comme défiant Jupiter : ou défaits moi, ou que je te défasse. Mais autant qu’il s’efforçait de donner au monde cette impression qu’il était Dieu ; autant ses oeuvres en détruisaient la créance. Ce n’étaient tous les jours qu’inhumaines exactions, que monstrueuses paillardises, et un si excessif reflux de toutes sortes de débordements et d’ordures, qu’il fit perdre patience aux plus sages et aux plus modérés. Il dressa des bordeaux dans son palais quelle infamie à un si grand empereur ! où il n’eut point de honte de prostituer et de souiller l’honneur des plus honorables dames de Rome. Il viola encore la nature, y tenant des garçons des meilleures familles, dont il abusait honteusement, voire même il fit un infâme trafic de ses ordures.

Étant donc monté à ce comble d’impudence et d’effronterie, Cassius Cherea, et Cornelius Sabinus, capitaines des gardes, assistés de plusieurs complices, conjurèrent contre sa vie, et après beaucoup de remises et de difficultés que la grandeur de l’entreprise apporta à leur dessein, le massacrèrent, et l’étendirent sur le carreau, percé de plus de trente coups, que les conjurés lui donnèrent, s’encourageants les uns les autres pour détruire ce monstre. Cherca l’un des capitaines de ses gardes, était en estime d’homme vertueux, mais ennemi particulier de Caligula, qui lui avait fait de grands opprobres en sa charge. Car outre qu’il l’appelait ordinairement efféminé, lors qu’il allait prendre le mot, il lui baillait ou Venus, ou Cupidon, ou un autre semblable pour se moquer de lui.

Un peu auparavant Caligula avait été averti de se donner garde d’un Cassius Longinus proconsul d’Asie, comme si c’eut été celui qu’il devait redouter, à raison même qu’il était issu du sang de Cassius, qui aida à tuer Jules César ; mais il ne s’avisa pas que Cherea avait aussi nom Cassius. Au reste il fut tué de cette sorte ; il se préparait de donner des spectacles au peuple, et avait déjà assisté au festin, où l’on vit un consul à ses pieds, les baisant d’une façon servile et honteuse. Comme il voulait sortir du théâtre pour aller ouïr un concert que faisaient de jeunes enfants amenés de l’Asie, qui chantaient ses louanges ; Cherea et les autres conjurés se figurant qu’il ne fallait plus différer une entreprise si périlleuse, l’allèrent attendre à un coin de rue, se jetèrent sur lui, le massacrèrent avec tant d’animosité, qu’il n’y eut pas un des conjurés qui ne voulût tremper son épée dans son sang ; même il y en eut de si furieux, qu’ils mangèrent sa chair, et à même temps sa femme Cesonia et sa fille furent aussi massacrées.

Ainsi Caïus Caligula après avoir régné prés de quatre ans, et commis toutes les horreurs que nous avons dépeintes avec moins d’horreur qu’il n’y en avait en ses déportements, connut par effet qu’il n’était pas Dieu, comme il s’était figuré. Alors les citoyens se souvinrent de cette cruelle parole qu’il avait dite, qu’il eut voulu que le peuple romain n’eut eu qu’une tête, et lui firent voir que le peuple avait beaucoup de mains, et Caligula qu’une tête. Les soldats des gardes au bruit de ce massacre, se jetèrent sur les premiers qu’ils rencontrèrent, et tuèrent beaucoup d’innocents, demandant avec des cris effroyables, qui avait tué le prince ? Comme ils criaient ainsi après la vengeance, Valerius Asiaticus personnage consulaire, se présenta sur un lieu élevé, d’où tout le monde le pouvait voir, et regardant de là les gardes, s’écria à haute voix et leur dit, plut aux dieux, messieurs, que ce fut moi qui l’eusse tué ! et par une parole si hardie arrêta leur insolence et leur fureur. Cette tragique mort laissa un grand étonnement dans toute la ville : les uns admiraient l’audace de ceux qui avaient osé attenter contre la vie d’un si grand prince, environné de tant de gardes, et assisté de tant de gens de guerre : les autres se représentaient l’horreur des déportements de ce monstre, qui ne pouvait attendre qu’une sanglante fin, vu les excessives cruautés qu’il avait exercées contre tant d’innocents. Car il faut avouer que Rome n’a jamais vu un prince plus sanguinaire ni violent que Caligula, au cours du règne duquel il semble que la nature ait voulu montrer ce que peut la licence et le débordement des grands vices en une éminente fortune. Comme les officiers vinrent un jour lui rapporter que la chair des animaux qu’on achetait pour engraisser les bêtes farouches, dont on se servait aux spectacles, était à un prix excessif, il ordonna qu’on leur ferait curée des pauvres criminels qui étaient dans les prisons. Et comme on le suppliait de prendre les plus coupables, il voulut que sans reconnaître, on exposât les premiers venus. Il prenait plaisir à faire flétrir de toutes sortes d’opprobres des personnes honorables, et après cette honte, en envoyait les uns en exil pour aller tirer les métaux, et exposait les autres aux bêtes cruelles. Il enfermait les autres dans des cages de fer comme de pauvres bêtes, ou bien il les fendait lui-même par la moitié avec son épée : et cela bien souvent pour les plus légers sujets du monde, comme pour n’avoir pas juré par son génie, ou pour avoir ri durant le deuil d’une putain. Il contraignit les pères et les mères d’assister aux supplices de leurs enfants, et étant arrivé qu’un père pressé de se trouver à la mort de son fils, s’était excusé sur son indisposition, alléguant qu’il se trouvait mal, il lui envoya une litière pour l’y porter.

Une autre fois en fit appeler un qui assistait au spectacle de la mort de son fils, et l’ayant retiré de là, le fit mettre à la table, et s’efforça de le faire rire parmi une si horrible douleur. Il fit brûler un poète sur le théâtre, à cause d’un vers qu’il avait fait un peu ambigu. Parlant à un qu’il avait r’appelé de l’exil où Tibère l’avait envoyé, il lui demanda ce qu’il avait accoutumé de faire en la solitude ; et celui-là lui ayant répondu par une insigne flatterie, qu’il n’y faisait autre chose que prier les dieux, que ce qui n’était arrivé, arrivât bientôt, c’est à savoir que Tibère mourut, afin qu’il régnât ; il s’imagina de là que tous ceux qu’il avait confiné faisaient des imprécations contre lui, semblables à celles que celui-là faisait contre Tibère. Et là dessus dépêcha par toutes les îles pour massacrer ceux qui y étaient relégués. Faisant exposer un chevalier romain aux bêtes pour être dévoré, ce pauvre misérable s’écria, qu’il était innocent ; ce qui le mit en telle fureur, qu’il le fit retirer, et lui fit couper la langue, et puis après le fit jeter pour être déchiré par les lions et par les tigres.

Ayant entrepris de faire mourir un sénateur, il suborna force assassins qui l’allant saisir à l’entrée de la cour, s’écrièrent que c’était un ennemi de la république, et sur ce séditieux cri lui donnèrent plusieurs coups de poignard, et le baillèrent aux autres à achever, et quant à lui sa rage ne pût être assouvie, jusqu’à ce qu’après avoir fait traîner le corps par les rues, on jeta à ses pieds les membres et les entrailles de cette misérable charogne. À la cruauté des actions, il joignit l’aigreur des paroles. Ayant résolu de faire mourir son frère Tibère, on lui vint dire qu’il prenait à toute heure du contrepoison : quoi, dit-il, du contrepoison contre César ? Confinant ses sœurs pour les effrayer davantage par ces menaces, il leur dit qu’il n’avait pas seulement des îles pour les y confiner, mais qu’il avait aussi des épées pour leur ôter la vie. Un des premiers citoyens de Rome lui avait demandé congé d’aller aux Anticyres pour se purger le cerveau, incontinent il commanda qu’on l’égorgeât, et ajouta qu’il fallait une saignée à celui à qui l’ellébore n’avait point servi. Faisant mourir quelqu’un, afin que le supplice fut plus long, il disait aux bourreaux qu’ils allassent lentement en besogne. Il avait toujours en la bouche ces tragiques paroles, qui avaient été aussi familières à Tibère, qu’ils ne m’aiment point, moyennant qu’ils me craignent. Il se plaignait publiquement de la condition de son règne qui n’était signalé par aucune calamité publique, au lieu que celui d’Auguste avait été mémorable par la défaite des légions de Varus ; et celui de Tibère par l’accident de Fidènes : et pour ce sujet, il souhaitait quelque grande défaite d’armée, quelque longue famine, quelque furieuse peste, quelque cruel embrasement, ou quelque effroyable tremblement et ouverture de terre qui abîmât un million de personnes, comme si les prospérités de son règne eussent diminué sa gloire. Durant son dîné, ou durant son soupé, il fallait bailler la question aux accusés, sans montrer aucun signe de pitié parmi les tourments et les gènes de ces misérables. Étant allé faire un sacrifice, et étant revêtu en prêtre il leva le marteau, et au lieu de tuer l’hostie, assomma le ministre du sacrifice. En baisant sa femme ou quelqu’une de celles qu’il aimait, il ajoutait, quand je voudrai je ferai abattre cette belle tête. Quelles caresses ! Il fit mourir Ptolémée, parce que ce jeune prince l’accompagnant sur le théâtre, attira sur lui, et ravi les yeux des spectateurs de l’éclat de sa robe. Ayant contraint par ses rigoureuses lois plusieurs personnes riches de le nommer leur héritier, il disait que c’étaient des moqueurs, vu qu’ils vivaient encore après avoir fait un successeur, et là dessus envoyait à plusieurs des viandes exquises qu’il avait empoisonnées pour les faire mourir. Il y aurait trop d’horreur à réciter par le menu ses autres cruautés, ses débordements, ses adultères, ses rapines, ses impiétés et ses sacrilèges, qui firent juger à tout le monde ce qui arriva aussi : c’est à savoir qu’un prince si monstrueux ne mourrait jamais d’une mort commune.

La religion chrétienne avait déjà jeté de longues racines dans la Judée, dans la Galilée, dans la Samarie, sous l’empire de Caligula : mais Rome n’avait encore alors aucune connaissance de Jésus-Christ, non plus que les autres nations idolâtres, auxquelles les apôtres faisaient scrupule d’aller prêcher l’évangile, de peur de donner les choses saintes aux chiens ; mais depuis que Dieu par le miracle d’une vision, eut informé Saint Pierre au milieu de son ravissement, qu’il avait agréable qu’on amenât toutes sortes de peuples à la connaissance de son nom, tous ces sacrés ouvriers entèrent en cette riche moisson des gentils, et durant que Saint Pierre visitait les églises de la Palestine, et les lieux circonvoisins, Saint Paul et Saint Barnabé sortis d’Antioche de Syrie, où ils avaient fait quelque séjour, passèrent en Séleucie, delà en Chypre, puis en Pamphylie et en Pifidie, annonçant indifféremment aux juifs et aux gentils la parole de Dieu et le salut en Jésus-Christ. Nous verrons bientôt à Rome des fruits de leurs prédications, mais alors on n’y parlait des chrétiens que sous le nom des juifs.