HISTOIRE ROMAINE

 

Livre II — Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous l’empire de Tibère.

 

 

Tibère, esprit malin et farouche, et le plus dissimulé prince que la terre ait jamais porté, fraya le chemin à tous les malheurs qui travaillèrent Rome et l’empire Romain depuis le décès d’Auguste. L’horreur de ses déportements fit juger à plusieurs, qu’Auguste ayant cette vanité de se vouloir faire regretter après sa mort, fit cette mauvaise élection, afin que le peuple Romain venant à les comparer l’un avec l’autre, jugeât son empire doux, au prix de celui d’un si barbare successeur : toutefois il y avait beaucoup d’autres considérations qui avaient pu induire ce grand prince à faire ce choix, vu que Tibère était fils de l’impératrice Livia, qui avait toute sorte de pouvoir sur son esprit, et outre cela était même son gendre, ayant épousé sa fille Julia ; de qui encore que la vie déplut à son père, néanmoins la force du sang pouvait lui faire désirer qu’un fils venu de ce mariage recueillit sa succession par le moyen de son père. Il avait premièrement jeté les yeux sur Caius et sur Lucius, enfants d’Agrippa et de Julia, mais la mort les lui ayant ravis tous deux en la fleur de leur âge, il ne restait plus que le posthume Agrippa, qui pût succéder à leur espérance. Mais ce prince était cruel et brutal de son naturel, et d’ailleurs l’opprobre de son exil l’avait effarouché, et l’avait rempli de rage et de dépit, et puis n’avait ni l’âge ni l’expérience pour pouvoir dignement gouverner un si grand empire : au lieu que Tibère parmi l’orgueil enraciné de tout temps en sa famille, avait un esprit rassis, et ne cédait qu’à peu de personnes en la suffisance de commander aux armées, comme il avait fait paraître aux guerres d’Allemagne et de la Pannonie, qu’il avait achevées avec beaucoup de gloire, même parmi les malheurs qui étaient arrivés aux légions romaines par la stupidité de leurs autres capitaines.

À cause de quoi, outre les ornements triomphaux, et les honneurs d’un superbe triomphe qui lui avaient été décernés, le sénat l’avait voulu surnommer l’invincible, le pannonique, le germanique. Et Auguste même l’avait en telle estime, qu’outre les louanges qu’il lui avait données de vaillant homme et de grand capitaine, il l’appelait l’unique appuy de l’empire, et se reposant sur lui de tous ses soins, et de toutes les affaires d’état, il avait toujours prié les dieux, qu’ils le voulussent conserver au moins s’ils n’avaient point le peuple Romain en horreur. Ces considérations ont été si puissantes, que plusieurs ont cru qu’encore que ceux qui interprétaient sinistrement les plus innocentes actions d’Auguste, eussent semé ce bruit, que son ambition et sa vanité lui avaient fait faire cette élection, afin de se rendre plus recommandable par la comparaison d’un si mauvais successeur ; néanmoins ce sage et cet avisé empereur n’avait rien fait en cela qui fut indigne de la netteté de son jugement, mais qu’après avoir mûrement pesé les vices et les vertus de Tibère, il avait estimé ses vertus plus considérables que ses vices ; vu principalement que sur le point de son adoption, il protesta publiquement que ce qu’il en faisait c’était pour l’amour qu’il portait à la république, dont il prévoyait que Tibère serait un puissant défenseur. Il n’y a que ce seul Germanicus qui puisse faire remettre en doute la candeur d’Auguste, et donner un juste sujet de blâmer le choix qu’il fit de Tibère. Car il est certain que ce jeune prince le surpassait en toutes sortes de vertus, et que comme il possédait avec une certaine éminence toutes les belles qualités qui avaient recommandé Auguste, aussi n’avait-il nul de ces grands défauts qui faisaient appréhender au peuple Romain que Tibère ne parvint à l’empire. Mais sans fonder l’abyme des jugements de Dieu, et sans aller plus curieusement rechercher les secrets de sa providence, qui pour châtier les crimes des Romains, voulut les assujettir à ce farouche esprit ; Livia se trouva si puissante auprès d’Auguste, que ses artifices et le soin qu’elle eut d’avancer Tibère, furent victorieux du mérite et des belles qualités de Germanicus, qui par les chaudes poursuites de cette fine femme fut reculé de cette glorieuse succession. Il est vrai que devant que d’être élevé à ce fait d’honneur, Tibère avait montré quelque modération en ses actions, mais c’était un pur artifice dont il se servait pour couvrir ses mauvaises inclinations, qui l’eussent pu reculer de cette fleurissante succession, si son mauvais courage eut éclaté devant que d’y être parvenu. Et même parmi ces déguisements, on ne laissa pas de remarquer de grands signes de son insolence et de sa cruauté. Aussi commença-t-il son règne par un crime exécrable, vu que se figurant qu’Agrippa, petit-fils d’Auguste, qui avait été relégué dans Planasie, île voisine de Corse, pourrait lui quereller l’empire, envoya un centenier (les autres disent un tribun) avec commandement d’en dépêcher le monde ; alléguant pour justifier cette barbarie, qu’Auguste désirant de couper toutes les racines des troubles que ce jeune prince son proche parent, pouvait susciter dans l’état, avait ordonné qu’on le fît mourir pour assurer le repos de la république. Mais qui croira qu’Auguste, prince extrêmement indulgent à l’endroit des siens, contre un seul desquels il n’eut jamais de haine obstinée, eut voulu souiller sa vieillesse mourante d’un si détestable parricide ? Au contraire, qui ne se persuadera aisément toutes choses impies et cruelles de l’esprit de Tibère ? Toutefois il le dissimula, de peur de rendre ses commandements odieux au sénat : mais le peu de soin qu’il eut de faire rechercher celui qui avait fait cette inhumaine exécution, laissa cette impression de lui, qu’il était auteur de sa mort, et que le centenier n’avait été que l’instrument de sa fureur. Cependant ce rusé esprit se trouva fort empêché à établir sa fortune. Il n’osait déclarer sa passion, ni l’ambition dont il brûlait. Et quoi qu’écrivant aux légions il prit la qualité de prince absolu, et mêmes qu’il fut environné de gardes comme empereur, et quoi que les soldats l’accompagnassent sur la place et à la cour ; si est-ce qu’il n’osait s’ouvrir devant le sénat, auquel pour cette cause il usait toujours de paroles à deux visages : de sorte que ni il ne disait clairement qu’il acceptât l’empire, ni il ne protestait aussi absolument de le refuser. On dit que plusieurs choses l’empêchaient de se déclarer : il appréhendait que Germanicus, jeune prince de grande espérance, qui avait beaucoup de légions en sa disposition, qui pouvait se promettre toute sorte de secours de la plupart des alliés du peuple Romain, et qui au demeurant était adoré de ce peuple, tant à cause de la splendeur de sa naissance, qu’à raison de la gentillesse de son courage, n’aimât mieux lui ravir l’empire de son vivant, que d’attendre qu’il le lui cédât par la mort. Il croyait aussi qu’il y allait de sa réputation, d’autant que le bruit volait partout, qu’Auguste ne lui avait pas déféré l’empire d’une franche volonté, mais qu’il avait été circonvenu par Livia son épouse, qui par ses blandices l’avait porté à faire une si pernicieuse élection de son fils.

Désirant donc d’arracher cette créance de l’âme de tout le monde, il se faisait rechercher et solliciter par les sénateurs, afin qu’on se persuadât que la république l’avait choisi, et l’avait appelé à cette souveraine dignité, comme seul capable de la tenir. Et puis par ce retardement, et par ses remises, il sondait les volontés des plus grands de Rome, qui étaient contraints de composer leurs visages, afin de ne paraître ni trop aises du décès d’Auguste, ni trop tristes de l’établissement de Tibère : tellement qu’ils mêlaient leurs larmes avec leur joie, et leurs regrets avec leurs flatteries, pour ne lui laisser aucune prise sur leurs déportements. Cependant il usait modérément de toutes choses, et ne parlait que de rendre les derniers devoirs à Auguste, et mêmes comme ses obsèques furent achevées, le sénat continuant à l’importuner d’accepter l’empire, il lui tint un langage où l’on remarqua bien plus de splendeur et de pompe, qu’on n’ajouta de foi à ses paroles. Il fit un long et ennuyeux discours de la grandeur de la charge d’un empereur, etc.

En cette extrémité, le sénat qui n’avait point de plus grande crainte que de faire paraître qu’il eut pénétré dans ses intentions, et reconnu le fonds de ses desseins, a recours aux larmes, aux plaintes et aux prières : réclame la foi des dieux et d’Auguste, et d’une façon toute servile embrasse même les genoux de Tibère, comme implorant sa miséricorde, et le conjurant d’avoir pitié de la république, qui n’avait plus de ressource qu’en sa suffisance. Parmi ces insupportables flatteries, la patience échappe aux plus courageux qui détestent une si visible hypocrisie. Pour amuser le sénat, il lui arriva de protester devant la compagnie, que comme il ne se jugeait pas capable de l’empire entier, aussi prendrait-il volontiers le gouvernement d’une partie qui lui serait assignée. Mais Asinius Gallus, personnage libre, prenant la parole, l’empêcha fort, lui disant hardiment : je te demande donc, César, quelle partie de l’empire tu veux que nous te baillions ? Choisi celle que tu désires. Étonné de cette pressante demande, il demeura muet, mais peu à peu reprenant son esprit, il ne serait pas,  répliqua-t-il, honorable à moi qui fais ce que je peux pour m’excuser du tout, d’en choisir une partie.

Cette réponse, et le visage de Tibère, firent connaître à Gallus qu’il l’avait offensé, et en voulait faire des excuses : mais ce farouche esprit ne pardonnait pas si aisément une injure. Et outre cela, il lui voulait mal de long temps, d’autant qu’il avait épousé Vipsania fille de Marcus Agrippa, qui avait été premièrement femme de Tibère. Cela ne ferma pas la bouche au reste du monde : au contraire, il y eut un citoyen, qui durant ce tumulte cria tout haut, ou qu’il le prenne, ou qu’il le laisse. Un autre encore eut bien la hardiesse de dire en sa présence, que les autres ne tenaient que le plus tard qu’ils pouvaient ce qu’ils promettaient, mais que lui il promettait le plus tard qu’il pouvait ce qu’il tenait déjà. Ces libertés coûtèrent depuis la vie à ceux qui en usèrent. Enfin il accepta l’empire ; mais avec une protestation pleine d’impudence, que c’était contre son désir, et qu’il le faisait seulement pour ne paraître pas insensible aux prières et aux larmes de la république, à laquelle il jurait de remettre un jour cette charge : c’est à savoir lors que le sénat jugerait raisonnable de donner quelque repos à sa vieillesse. Mais cependant qu’il se moquait ainsi du sénat et du peuple, les armées d’Illyrie et d’Allemagne mirent l’empire à un doigt de sa ruine. En Illyrie les plus séditieux remontrèrent à leurs compagnons, qu’on se joue de leurs vies ; (...).

Ces séditieuses harangues étaient d’autant plus favorablement reçues des soldats, que plusieurs montraient leurs cheveux blancs, les marques des coups qu’ils avaient reçus, leurs habillements déchires, et leurs corps nus, pour faire pitié à tout le monde. Et quoi que Junius Blesus, lieutenant de l’armée d’Illyrie, leur représentât sagement, que ces tumultes et ces séditions n’étaient pas les voies que des soldats devaient tenir, pour obtenir de leur prince ce qu’ils désiraient de lui ; néanmoins ils insistèrent de sorte, qu’il fut contraint de leur bailler son propre fils qui était tribun dans l’armée, pour l’envoyer ambassadeur vers Tibère, afin de lui porter leurs demandes : et mêmes durant son voyage, ils firent mille ravages en leurs logements, outragèrent leurs capitaines, et mirent les mains violentes sur les centeniers : de sorte que Blesus mêmes voulant châtier les plus coupables, fut arrêté par la multitude qui alla tirer des prisons ceux qu’il y avait jetés. Bref ces mutins n’oublièrent rien de tout ce qui pouvait émouvoir l’envie et la pitié, et donner de la terreur. Le bruit de cette sédition vola à Rome, de sorte que Tibère, qui ne publiait que le plus tard qu’il pouvait les mauvaises nouvelles qui arrivaient, fut contraint d’envoyer son fils Drusus avec les premiers de Rome, accompagné de puissantes troupes pour aller apaiser ces tumultes. Son arrivée ne fut guère agréable aux soldats, qui se mirent en armes pour le recevoir, et comme il voulut parler, on les vit frémir et jeter un horrible cri qui l’interrompit : enfin ils lui laissèrent dire quelque chose de sa commission : mais comme ils virent qu’on ne leur donnait que des paroles, et qu’on renvoyait le tout au sénat, ils rompirent son discours, (...). Là dessus ils se séparèrent, résolus d’attaquer ceux qui favorisaient Drusus : et de fait ils eurent bien de la peine à sauver Lentulus, l’un de ses plus puissants amis, que ces troupes mutinées poursuivirent à coups de pierres, et le laissèrent dangereusement blessé entre les mains de ceux qui accoururent pour le sauver de leur fureur.

Une éclipse de lune qui survint la même nuit, leur fit tomber le courage ; de sorte qu’oubliant peu à peu toute la violence, ils eurent recours aux prières, et sur les promesses que leur fit Drusus de les assister, ils dépêchèrent de nouveaux ambassadeurs vers Tibère. Mais le conseil de Drusus lui persuada qu’il fallait avoir recours à de plus puissants remèdes, et que s’il laissait cette rébellion impunie, cela hausserait le courage aux mutins : au lieu que s’il la châtiait, il arrêterait leur insolence. Sur cet avis il fit appeler dans sa tente les plus violents et les plus séditieux des troupes, et les fit mettre à mort par ses gardes, et puis fit jeter leurs corps hors des tranchées. Telle fut la fin de la sédition d’Illyrie. Drusus l’ayant apaisée, s’en retourna à Rome rendre compte à Tibère du succès de son voyage.

Comme les armées d’Allemagne étaient composées de plus de légions que celles d’Illyrie, la sédition y fut aussi plus violente et plus dangereuse : les jeunes soldats, qui depuis peu d’années avaient été levez à Rome, se souvenant des délices de la ville, et s’ennuyants des travaux de la guerre, allaient semant plusieurs paroles séditieuses parmi leurs compagnons, criants que le temps et l’occasion conviaient les vieilles bandes à chercher du repos, (...).

Germanicus général des deux armées d’Allemagne, logées l’une à la haute, et l’autre à la basse rive du Rhin, était lors absent et occupé à recueillir les tributs des gaules ; on lui donne avis que les légions se sont révoltées contre leur prince et contre leurs chefs, que les plus mutins ont tué leurs capitaines et leurs centeniers ; et que par une exécrable furie, ils les ont jetés dans la rivière ; ou les ont laissés étendus sur la terre hors des tranchées ; qu’il n’y a plus de discipline dans l’armée ; que l’on ne se soucie ni de tribuns, ni de maîtres de camp ; qu’on n’y fait ni garde, ni sentinelle, ni autre faction, si ce n’est à la discrétion des particuliers qui ordonnent de tout, et qui ne reçoivent la loi de personne que de leur fureur. Ce bruit ne l’étonne point tant, qu’il ne pourvoie premièrement aux gaules, et qu’il ne leur face prester le serment à Tibère, devant que de se rendre dans les armées. Comme il arrive dans celle que commandait Cinna en la basse Germanie, il n’ait d’abord que plaintes, que murmures, que cris séditieux : il ne voit que mille spectacles de misères : les vieux soldats l’environnent, lui montrent leurs plaies, leurs cheveux blancs, leurs membres courbez de vieillesse, et tous estropiez le conjurent d’avoir pitié d’eux, (...). Et même il s’en trouva un plus effronté que ses compagnons qui lui présenta son épée, et qui lui dit qu’elle tranchait mieux que la sienne, et qu’il s’en servit pour se tuer, s’il en avait si grande envie. Ses amis eurent bien de la peine à l’empêcher de se défaire, et furent contraints de le remporter ainsi échauffé dans sa tente. Là ils consultèrent quel remède ils pourraient apporter à ce mal extrême, qui semblait plutôt venir du courroux du ciel, que du mauvais courage des légions. Ils trouvèrent bon qu’ils supposât des lettres de Tibère, qui assurassent les légions de sa bonne volonté, et qu’ils témoignassent qu’il les voulait récompenser de leurs services. Mais les soldats s’apercevant que c’était une feinte, dont on se servait pour les abuser, s’opiniâtrèrent à demander qu’on leur payât comptant l’argent qu’on leur avait promis, et qu’on leur avait fait espérer, autrement qu’ils chercheraient par la voie des armes, ce qu’on refusait à leurs prières : de sorte que Germanicus fut contraint de prendre dans sa bourse, et dans celle de ses amis, de quoi apaiser ces mutins. Cela fait, ils demeurèrent d’accord de se retirer dans leurs garnisons, où ils se rendirent en assez mauvais ordre.

C’étaient les légions de la basse Germanie commandées par Cecinna qui avaient fait ce tumulte. Germanicus s’acheminant à l’armée de la haute Germanie, où Silius commandait en son absence, y trouva quelques légions assez obéissantes. Celles qui voulurent faire les mauvaises, furent promptement réprimées par leurs chefs, et envoyées à leurs garnisons. Sur ces entrefaites, voila arriver les députés du sénat, qui vont trouver Germanicus en un lieu appelé l’autel des Ubiens, où il y avait deux des légions séditieuses en garnison. Ces légions, que leur conscience étonnait, prennent ombrage de l’arrivée des députés ; se figurent qu’ils sont venus avec puissance de casser par arrêt du sénat, tout ce qu’ils avaient extorqué par force de Germanicus, et pour châtier leur insolence, et punir leur témérité.

En ce désespoir ils vont au logis de leur général, rompent sa porte, l’arrachent de son lit, le menacent de le tuer, s’il ne leur baille leur enseigne ; et comme ils s’en sont saisis, ils s’en courent tous furieux par les rues, et rencontrant les députés du sénat, leur disent mille injures, et leur font mille outrages, particulièrement à Munatius Plancus, qui à toute peine se sauva de leur fureur, en embrassant les aigles et les enseignes romaines, dont la révérence comme des choses saintes, eut encore le pouvoir de les retenir. Germanicus pour arrêter ces violences se présente dans le camp, fait asseoir Plancus auprès de lui, et prenant la parole, remontre aux soldats leur insolence et leur rage, accuse leur erreur, et leur déclare qu’ils ont tort de prendre ombrage de l’arrivée des députés du sénat : que leur commission ne porte autre chose, qu’une déclaration de la bonne volonté de Tibère à l’endroit des soldats, auxquels il veut qu’on paye exactement tout ce qui leur est dû, ou qui leur a été promis. Et comme il voit que toutes les assurances qu’il leur donne n’amollissent point leur courage, il se résout d’envoyer sa femme et son fils hors de l’armée, afin de courir seul la fortune dont il était menacé. Ce fut un bien triste spectacle, devoir cette chaste et courageuse princesse, petite-fille d’Auguste, fille d’Agrippa, femme du général de l’armée, belle-fille de Drusus, sortir ainsi enceinte qu’elle était, comme une fugitive ; sans escorte, sans avoir ni capitaine ni soldat pour sa garde, ne traînant que des femmes, et un petit prince son fils, et s’en aller chercher un asile parmi des étrangers. Cela fléchit le courroux de ces tigres, qui comme repentant de leur faute, conjurèrent Germanicus de la laisser dans l’armée, et de ne faire point cette dernière honte aux soldats, qu’on pût dire qu’ils eussent chassé la femme et les enfants de leur général. Mais il fit paraître et sa douceur et sa colère au langage qu’il leur tint, leur déclarant, que ni sa femme, ni ses enfants ne lui étaient point si chers que l’honneur de Tibère, (...).

Ces reproches eurent une telle puissance sur les esprits des soldats, qu’à même temps confessant leurs crimes, ils conjurèrent Germanicus de châtier les coupables, de pardonner à ceux qui avaient été surpris, de les mener au combat contre les ennemis, de rappeler sa femme, de faire revenir son fils nourri parmi les légions, et de ne bailler point de si chers otages à des étrangers. Il leur promet de faire revenir son fils, mais quant au retour d’Agrippine, il s’en excuse, sur ce qu’elle était grosse et prés de son terme ; et là dessus il les somme d’exécuter le reste de ce qu’ils avaient promis. Soudain ils s’en vont par les logements, prennent les auteurs de la sédition, enchaînent les plus violents, et les présentent au lieutenant de la première légion nommé Cetronius, qui en fait une sévère punition, commandant qu’on tuât sur le champ tous ceux qui se trouveraient coupables par le jugement de leurs compagnons. Germanicus était bien aise, de voir ces mutins faire eux-mêmes la vengeance de leur crime, d’autant que le châtiment venant de leur mouvement, cette rigueur ne lui pouvait être imputée à cruauté, mais toute la haine en tombait sur les légions.

Le même se fit dans les vieilles bandes, qu’on jugea à propos d’éloigner du reste de l’armée, à raison qu’on voyait leurs courages aigris et irritez, non moins par la rigueur de ce remède, que par la souvenance de l’horreur de leur faute. Après cela Germanicus fit procéder au jugement des centeniers, et ceux qui furent reconnus par les tribuns et par les légions, avoir innocemment et dignement fait leurs charges, y furent maintenus ; mais ceux qui furent trouvez souillés d’avarice, ou de cruauté, furent dégradés et jetés hors des troupes. Cependant toutes les séditions ne furent pas éteintes par la rigueur de ces châtiments.

Deux légions de celles qui étaient sous la charge de Cecinna, exerçaient encore toutes sortes de cruautés, et faisaient une infinité d’outrages dans leurs garnisons. Ni les supplices de leurs compagnons ne les étonnaient, ni l’horreur de leur offense ne les adoucissait ; mais sans se repentir de leurs crimes, elles persistaient en leur première fureur. Germanicus se résolut de les combattre, si elles refusaient d’obéir, toutefois il crût qu’il leur fallait donner du temps pour se reconnaître et pour rentrer en leur devoir. Cependant il manda à Cecinna qu’il eut à leur faire entendre de sa part, qu’il était aux champs avec une puissante armée, et qu’il ne pardonnerait à personne, si l’on ne prévenait sa justice, et si l’on ne châtiait les coupables devant qu’il arrivât.

Cecinna montra ses lettres, et déclara sa commission à quelques-uns des premiers et des plus gens de bien de ses troupes ; leur représenta l’infamie qu’allait encourir l’armée, et le danger où les particuliers allaient tomber, et les conjure de vouloir détourner ce malheur, et de se souvenir, qu’au lieu qu’en la paix on a égard aux mérites d’un chacun, parmi la fureur des armes on enveloppe dans les mêmes châtiments, les innocents avec les coupables. Enfin il mania si dextrement cette affaire, que ces premiers, après en avoir parlé à ceux de leurs compagnons auxquels ils se fiaient davantage, et qu’ils croyaient les plus propres pour faire cette exécution, ayant pris un signal, dont ils convinrent entre eux, se jetèrent dans les tentes, et firent passer par le fil de l’épée ceux qui ne se défiaient d’aucune violence. On oyait les cris, on voyait les plaies et le sang ; mais on en ignorait la cause, et n’y avait que les complices qui sussent jusque où l’étendrait ce carnage. Ce fut un horrible spectacle, et peut-être qu’en tout le cours des guerres civiles de l’empire Romain, il ne s’est jamais rien vu de si tragique, vu que ceux qui le jour de devant avaient bu et mangé paisiblement ensemble ; ceux qui la même nuit avaient couché sous les mêmes tentes, sans aucune image de discorde, comme transportez de fureur dans un même camp allaient attaquer leurs compagnons, et les massacrer dans les propres logements où ils venaient de reposer, et de se lever d’auprès d’eux : et ce qui accrut la douleur et la pitié ce fut que les coupables prenant les armes pour se défendre, épanchèrent le sang des innocents, sans que les capitaines se missent en devoir d’arrêter la furie ; qui passa si avant, que Germanicus qui avait lâché les rennes au courroux et à la vengeance, entrant dans le camp, et voyant tant de corps étendus sur la place, en versa des larmes, et s’écria, que ce n’était pas une saignée, mais un effroyable massacre qu’on avait fait. Après cela il fit brûler les corps, et rendre les derniers devoirs à ces misérables. Ceux qui restèrent de cette boucherie, pleins d’horreur et d’effroi, demandèrent à leur général qu’il les menât promptement contre les ennemis, l’assurant qu’ils voulaient expier la fureur de leur rébellion, par des plaies honorables, et par le sang qu’ils verseraient pour apaiser les ombres de leurs compagnons massacrés. Germanicus se servant de l’ardeur de ses soldats, les fit marcher contre les Allemands, se jeta dans le pays voisin, et ayant surpris les ennemis parmi les débauches, sans guet, sans ordre, sans discipline, tua tout ce qui se rencontra, et s’ouvrant le chemin par le fer et par le feu, désola cinquante milles de pays ; ne pardonna ni à âge, ni à sexe ; n’épargna ni les choses sacrées, ni les profanes ; brûla les temples aussi bien que les maisons des particuliers, et emplit tout de meurtre et de sang. Ce fut dans les terres des Marses qu’il fit tous ces ravages, sans que pas un de ses soldats reçut une seule blessure des ennemis, qui pour avoir été surpris ne rendirent point de combat. Leurs voisins éveillez au bruit de ces ruines, prirent les armes, se rangèrent en un corps d’armée, marchèrent contre les Romains, et se présentèrent pour les combattre. Mais Germanicus se mettant à la tête des légions, cria à ses soldats : que l’occasion d’effacer l’infamie, de leurs séditions s’offrait à leurs yeux ; qu’ils marchassent courageusement, et qu’ils se hâtassent d’aller changer la honte de leur offense à l’honneur de la victoire.

Ces paroles embrasèrent leur courage, de sorte que de ce pas ils allèrent attaquer l’ennemi, le forcèrent dans les forêts où il s’était retranché, et le contraignirent de prendre la campagne pour se sauver à la fuite. Cela assura la victoire à Germanicus, qui voyant toutes choses paisibles, renvoya les légions dans leurs garnisons. La gloire de cet exploit fit oublier aux soldats leurs infamies passées. Comme la nouvelle en fut portée à Tibère, elle lui donna de la joie, et si lui apporta du souci. Il était bien aise de voir la sédition éteinte ; mais il portait envie à la gloire de Germanicus, qui s’était acquis l’amour des soldats, et la faveur des légions, par la magnificence dont il avait usé en leur endroit, et par la facilité qu’il avait montrée à les contenter en ce qu’ils avaient désiré de son indulgence. Cependant il ne laissa pas de louer publiquement dans le sénat, la prudence, le courage, la diligence, et les autres vertus de Germanicus ; mais ce furent de belles paroles, dites plutôt par ostentation, que par vrai amour qu’il portât à ce jeune prince. Car Tibère estimant que les autres n’avaient pas plus de sincérité en leurs actions, qu’il en avait aux siennes ; se figurait, que comme il faisait démonstration de vouloir une chose, et aspirait à l’autre ; qu’aussi Germanicus parmi l’apparence de fuir l’empire, s’assurait secrètement les courages, et s’insinuait dans les coeurs pour le lui ravir : et puis il appréhendait l’esprit d’Agrippine, qu’il savait être femme qui n’avait point de petites ambitions : toutefois dissimulant la haine qu’il portait à l’un et à l’autre, après avoir dit plusieurs choses à l’avantage de Germanicus, il fit sacrifier aux dieux pour ses victoires, et pour ce qu’avait aussi fait en Illyrie Drusus ; sur les louanges duquel il ne s’étendit pas tant qu’il avait fait sur celles de Germanicus : mais on remarqua bien plus de candeur, et plus de sincérité, en ce qu’il dit à la recommandation de ce dernier, qu’en tout ce qu’il avait dit, comme à regret, en faveur du premier. Au reste, il délivra aux soldats ce qui leur avait été promis par Germanicus, et rendit cette grâce égale à ceux d’Illyrie, et à ceux d’Allemagne. Julia fille d’Auguste, que Tibère avait épousée, et depuis répudiée et chassée de Rome avec des marques d’une éternelle infamie, mourut en cette saison, plutôt oppressée de douleur et de nécessité ; que chargée d’âge ou de maladie. Tibère l’avait réduite à ce point de misère, non tant à cause de son impudicité, qu’à raison qu’elle l’avait méprisé devant qu’il fut empereur. Néanmoins afin de faire paraître que c’était plutôt pour effacer la honte qu’elle lui avait fait recevoir en son mariage, que pour aucun autre sujet, il fit mourir à même temps Sempronius l’un de ses adultères, qui à son occasion avait été relégué dans une des îles de l’Afrique. Cependant Tibère jaloux de la gloire de Germanicus, chercha les moyens de le retirer de l’Allemagne, qui était à ce généreux courage, comme une moisson de triomphes ; mais pour ôter tout soupçon de l’envie qu’il lui portait, il prit un prétexte honorable pour le rappeler. Encore que la guerre ne fut pas terminée, il lui fit décerner l’honneur du triomphe, dont toutefois l’image n’eut pas la puissance de lui faire si tôt quitter les armes. Au contraire, combien que la guerre fut remise jusqu’à l’été suivant, afin d’y entrer avec une plus grande puissance, il n’attendit pas la saison, mais dés le printemps se jeta à la campagne, se promettant qu’il trouverait les Allemands divisez, à cause des contraires factions de Segestes et d’Arminius, dont le premier favorisait le parti des Romains, auquel il s’était toujours montré extrêmement passionné et fidèle ; et l’autre combattait pour la liberté d’Allemagne, qu’il protestait lui être plus chère que toute la gloire de la terre, et même que sa propre vie.

Segestes avait donné des preuves de sa fidélité, lors qu’Arminius surprit Q Varus, et qu’il fit cet horrible massacre des légions romaines, qui pensa faire mourir Auguste de douleur et de regret ; et si Varus eut voulu suivre ses avis, l’empire n’eut pas reçu cette honteuse perte. Il persistait en cette volonté parmi les violences de ses compagnons, et y était encore fortifié par la haine particulière qu’il portait à Arminius, d’autant qu’il lui avait ravi sa fille, et qu’il l’avait épousée, encore qu’elle fut fiancée à un autre, de sorte que le beau-père et le gendre se voulaient beaucoup de mal ; et ce qui devait leur être un lien de concorde et d’amour, leur était un sujet de querelle et d’inimitié. Germanicus voulant donc se prévaloir de leurs divisions, mit son armée aux champs, bailla la conduite d’une partie à ses lieutenants, qu’il envoya par divers endroits donner l’alarme aux Allemands, afin de les affaiblir par cette diversion. Puis prenant ce qui lui restait, alla surprendre les Cattes, qui laissèrent à sa merci leurs femmes, leurs enfants, les vieillards, et les plus faibles d’entre eux. Il les fit tous passer par le fil de l’épée, ou arrêter prisonniers. Durant cette exécution leur jeunesse se sauvait à travers de la Drane, dont elle fit mine de vouloir défendre la levée contre les Romains qui y dressaient un pont pour en avoir le passage libre : mais on les chassa à coups de traits et de flèches ; tellement qu’une partie se rendit au vainqueur, et le reste se sauva à la faveur des bois. La ville capitale de cette province tomba en la puissance de Germanicus.

Il la brûla, et désola toute la contrée, et de là tira vers le Rhin, sans que l’ennemi osât le suivre. Les Chérusques s’étaient proposés de secourir les Cattes, mais Cecinna rompit ce dessein par les courses qu’il fit sur leurs terres, et par la victoire qu’il remporta sur les Marses, qui avaient été si hardis que de lui présenter la bataille. En ces entrefaites, Segestes dépêcha vers Germanicus, lui fit représenter le misérable état auquel il était réduit par les pratiques d’Arminius, puissant en crédit parmi les Allemands, à cause de son audace, et parce qu’il les induisait à la guerre, que ce peuple aimait uniquement. Il lui fit dire par son propre fils, qu’il était assiégé, et qu’il n’attendait que l’heure qu’on le prit, et qu’on l’enchaînât pour le faire servir de spectacle aux Allemands. Germanicus se crût obligé de secourir un si fidèle ami du peuple Romain, et pour cet effet commanda à l’armée de marcher vers le lieu où ses compagnons le tenaient assiégé : et comme il fut arrivé, entra sur eux, les chassa, délivra Segestes, et le tira de là avec toute sa famille, et avec tous ses parents, entre lesquels il y avait force dames de qualité, et particulièrement la femme d’Arminius, fille de Segestes, qui tenait plus du courage de son mari, que de celui de son père. Comme Segestes se vit devant Germanicus, il fit une belle harangue de sa fidélité, dont sa conscience lui rendait un glorieux témoignage, et protesta qu’il avait embrassé le parti des Romains, non pour trahir son pays, qui lui serait une infamie éternelle, et odieuse même à ceux qui en auraient recueilli le fruit s’il avait eu une méchante pensée ; mais parce qu’il jugeait qu’il était utile aux deux nations de vivre en bonne intelligence ; et de ne troubler point le repos l’une de l’autre par une pernicieuse guerre. Ajouta, qu’il avait donné des témoignages irréprochables de sa fidélité à l’endroit des Romains, depuis qu’Auguste l’avait honoré de la qualité de citoyen Romain. Que si Varus l’eut voulu croire, les légions romaines qu’Arminius avait massacrées eussent encore été entières. Que ce service rendu aux Romains l’avait pensé ruiner avec toute sa famille. Qu’il s’était vu chargé de chaînes et de liens, pour s’être opposé aux violences des factieux. Que si tant de services étaient dignes de quelque faveur, il se croirait glorieusement récompensé, si l’on excusait la jeunesse de son fils, qui s’était porté un peu violemment au massacre des légions de Varus ; et si l’on faisait la même grâce à sa fille, femme d’Arminius, qu’il avouait néanmoins n’être pas venue de son bon gré, mais par contrainte en sa compagnie : toutefois qu’il laisserait Germanicus choisir lequel il aimerait le mieux, ou la traiter comme méritait la femme d’Arminius, ou bien lui pardonner comme à la fille de Segestes.

Germanicus le recueillant, et lui répondant amiablement, l’assura de la liberté de ses enfants, et quant à lui, lui promit de le remettre en ses biens, et en ses états dans sa province. Le bruit de sa clémence témoignée à Segestes courut par tout, aigrit les uns, et adoucit les autres, selon les inclinations des esprits, et les passions des hommes qui en ouïrent parler. Le dépit d’Arminius s’accrut ; la douleur de voir sa femme captive, avec le fruit de son ventre, l’irrita, et lui fit vomir de furieuses reproches contre Tibère, contre Germanicus et contre les légions romaines, (...). Ces paroles firent remuer non seulement les Chérusques, mais aussi toutes les provinces voisines, et d’entre elles-mêmes les anciens alliés du peuple Romain. Ce qui fit appréhender à Germanicus, de se voir à même temps toute cette grande puissance sur les bras. Afin donc de divertir les forces des ennemis, il envoya ses lieutenants faire des courses en divers endroits, où ils s’amusèrent, et défirent enfin ces barbares, qui perdirent tout courage lors qu’ils virent les forces romaines ralliées toutes ensemble. Le plus glorieux monument que Germanicus laissa en ces lieux-là, de sa piété, ne servit qu’à accroître et à enflammer toujours davantage la jalousie que Tibère lui portait.

Il se rencontra de fortune dans le même bois où les Allemands avaient laissé les misérables reliques des légions de Varus, sans leur donner sépulture. Touché du désir de rendre les derniers devoirs à ces vaillants hommes morts avec leur chef au service de la république, et mêmes pour gratifier leurs parents qui étaient dans l’armée, il commanda qu’on en recueillit les os espars par les bois et les marais voisins ; les fit mettre dans la terre, et pour leur dresser un tombeau, jeta le premier gazon, tant afin de montrer sa piété à l’endroit des morts, que pour témoigner aux vivants le sentiment qu’il avait de leur douleur. Ces obsèques déplurent à Tibère, qui n’en pût approuver la pompe, soit parce qu’il interprétait sinistrement toutes les actions de Germanicus, soit parce qu’il craignait que le courage des soldats ne s’attendrit en voyant les misères de la guerre, dont il les laissait considérer un si triste monument ; ou soit mêmes qu’il crut qu’un général d’armée reçu dans le collège des augures, ne devait point se souiller de l’attouchement des morts.

Cependant Germanicus pousse ses victoires plus avant, va chercher Arminius dans les lieux les plus écartés, où il tenait ses Allemands à couvert, et comme il le trouve à la campagne, il envoie la cavalerie à la charge, et lui fait quitter le champ qu’il avait choisi pour la bataille. Arminius ne perdit ni le jugement ni le courage en cette occasion, mais exhorta les siens de se rallier, de le suivre, et de tirer vers le bois où était son embuscade : et à même temps fit signe à ceux qu’il avait cachez dans le bois, de sortir, et de marcher la tête baissée contre la cavalerie romaine. La cavalerie étonnée de ce nouveau renfort, tourna le dos, et s’enfuit vers le gros de l’armée, et rompit les gens de pied que Germanicus envoyait pour la soutenir ; mêmes ces fuyards s’allaient jeter dans un profond marais, si Germanicus n’eut fait avancer les légions pour arrêter ce désordre. Les légionnaires rassurèrent leurs compagnons, donnèrent l’épouvante aux ennemis, et firent que les deux armées se séparèrent sans aucun avantage. Comme Germanicus ramenait la sienne, les troupes que conduisait Cecinna coururent fortune d’être taillées en pièces par Arminius, qui les ayant jetées dans les marais, d’où elles ne pouvaient sortir qu’avec une peine extrême, qui les empêchait de combattre de pied ferme, poussa contre la cavalerie, la chargea si courageusement et si heureusement, que Cecinna même fut porté par terre, et ne se fut jamais sauvé si les ennemis ne se fussent amusez au pillage, et si par leur avarice ils n’eussent donné le moyen à la première légion de tirer de la presse un si vaillant capitaine.

Ce ne fut pas encore le dernier malheur des Romains : mais ils demeurèrent si étonnés de cette rencontre, que Cecinna eut toutes les peines du monde de les retenir dans les tranchées : toutefois comme il leur eut remontré, qu’ils n’avaient plus de salut qu’en leurs armes ; que toute l’espérance de pouvoir fuir leur était retranchée par l’obstacle des marais ; et qu’au demeurant la fuite était pleine d’opprobre, au lieu que les combats rendus avec générosité apportaient une immortelle gloire, il les fit résoudre à attendre que l’ennemi se présentât, afin de n’être point opprimez dans les bois, ou dans les marais, et de ne combattre plus avec l’incommodité qu’ils avaient soufferte auparavant. L’ennemi suivant le plus mauvais conseil, ne faillit point d’aller attaquer les tranchées, à la défense desquelles il pensait qu’il n’y avait plus que de chétifs soldats, et de misérables reliques d’une armée ruinée, qu’il serait bien aisé d’achever de perdre. Mais comme les Allemands virent paraître la fleur et l’élite de ces troupes ; comme ils aperçurent l’éclat de leurs armes ; comme ils ouïrent le bruit des trompettes ; comme ils sentirent la puissance de leurs bras, et qu’ils s’aperçurent que toutes choses leur arrivaient contre leur attente, ils perdirent courage, et se laissèrent honteusement chasser et tailler en pièces. Les chefs se sauvèrent, Arminius sans blessure, et son oncle Inguiomerus avec une profonde plaie ; mais tout ce qu’on pût atteindre de soldats, passa par la fureur des armes. Quoi que les Romains au sortir du combat se trouvassent dénués de toutes sortes de choses, la victoire adoucissait leur misère, et leur faisait croire qu’ils étaient riches, et pourvus de toutes les autres commodités. Nonobstant ce bonheur, le bruit courait par tout que l’armée romaine avait été défaite, et que les Allemands marchaient contre les gaules avec de puissantes troupes ; de sorte que si Agrippine princesse de grand courage, ne se fut opposée à la lâcheté des soldats qui étaient autour d’elle, il y en avait qui allaient rompre le pont du Rhin, et qui n’eussent pas attendu le retour des légions pour en défendre le passage. Mais elle fit tout ce qu’eut pu faire un grand chef de guerre pour rassurer les soldats, et pour leur faire attendre leurs compagnons ; et mêmes au retour des légions elle fit penser les blessés, et pourvut aux nécessités de tous ceux qui se sentaient des misères de la guerre. Cette généreuse action laissa un poignant aiguillon dans l’âme de Tibère, qui comme si cette princesse eut caressé et flatté les légions pour les avoir favorables en un plus grand dessein, dont il soupçonnait Germanicus, s’en plaignit, et lui reprocha entre autres choses, qu’il ne restait plus rien à faire aux généraux d’armée, (...). Séjan qui servira de fatal ornement à cette histoire, poussa à la roue, et enflamma encore davantage le mauvais courage de Tibère, comme jetant dés lors les semences de la haine qu’il fit depuis éclore à la ruine d’Agrippine. Cependant Germanicus pour voguer plus à l’aise sur l’océan, envoya par terre une partie des légions qu’il avait avec lui ; mais ayant pris le chemin de la levée, elles furent accueillies d’un furieux orage, qui faisant déborder l’océan, donna une même face à la mer, au rivage, et aux champs, et empêcha les soldats de pouvoir discerner d’entre la terre ferme, la mouvante, d’autant que tout était couvert d’eau, et les plongea comme dans un abyme de misères, les uns étant emportés par la violence des vagues, les autres se perdant dans les gouffres, et les autres flottants au milieu des ondes avec leurs chevaux et leur bagage, n’attendant qu’une soudaine mort, dont l’effroyable image se présentait par tout à leurs yeux. La prudence et les conseils, les cris et les avertissements étaient inutiles parmi cette tempête. Enfin toutefois Vitellius qui avait la conduite de ces troupes affligées, les tira de ces gouffres, et les mena ainsi harassées qu’elles étaient, vers le fleuve de Veser, où Germanicus qui avait pris la mer les attendait. Le bruit courut par tout qu’elles avaient été submergées, et l’on ne voulut point croire qu’elles se fussent sauvées, jusqu’à ce qu’on vit Germanicus de retour avec l’armée. Au reste, les gaules, l’Espagne et l’Italie firent tout devoir de le secourir d’armes, de chevaux et d’argent, pour lui donner moyen de remettre l’armée, et de récompenser les pertes qu’elle avait faites. Germanicus les en remercia, et se contentant des armes et des chevaux, sans vouloir prendre leur argent, paya les soldats du sien ; et pour adoucir leur malheur, prit la peine d’aller visiter les blessés, et de manier leurs plaies ; loua la grandeur de leur courage, et les emplit tous, ou d’espérance, ou de gloire, leur tenant le plus courtois langage dont il pût s’aviser.

Durant que ces choses se passaient en un coin du septentrion, il se leva un autre orage en orient. Les Parthes quelque temps auparavant avaient envoyé leurs ambassadeurs à Rome, demander à Tibère un de leurs princes nommé Vonones, que son père Phraatès avait laissé pour otage de son amitié à l’empereur Auguste ; afin de lui mettre entre les mains les rennes de leur royaume. Tibère extrêmement aise de voir cette superbe nation, qui avait tant de fois fait recevoir de grandes hontes aux Romains, lui demander un Roi, tint cela à un extraordinaire honneur. En suite de quoi il fit dresser son équipage, et lui donna des moyens pour soutenir la dépense d’un si grand et si important voyage. Au commencement il fut fort agréable à ces barbares, mais peu à peu son ardeur vint à s’alentir, et eux à se refroidir. Pensant donc de sang froid à ce qu’ils avaient fait, ils eurent honte de se voir soumis au joug d’un prince pris à Rome parmi leurs ennemis. Les Romains, disaient-ils, voudront dorénavant disposer du trône des Arsacides, et nous donner des rois imbus et infectés de leurs ruses, et nourris à leurs artifices. Où est la gloire de ceux qui ont taillé en pièces Crassus, et qui ont fait tourner le dos à Marc Antoine, si un esclave d’Auguste, qui a si longtemps souffert les opprobres de la servitude, commande aux Parthes ? Et ce qui enflammait davantage leur haine, c’était que ce prince ne se plaisait à nul des exercices auxquels les anciens rois ses prédécesseurs avaient de coutume de prendre plaisir. Il n’aimait point la chasse ni les chevaux, comme ils les avaient toujours aimez ; mais se faisait porter en litière accompagné de serviteurs grecs, dont les façons déplaisaient à ces barbares. Son honnêteté même, sa douceur, et les caresses qu’il faisait à ceux qui l’allaient voir, n’étant point choses usitées parmi les Parthes, lui étaient imputées à un insigne défaut : de sorte que ce qu’il y avait de plus civil en ses moeurs, lui était aussi bien une matière de haine que ce qu’il y avait de moins poly. Parmi ces mécontentements ils offrent leur couronne à un du sang des arsacides nommé Artabanus, qui l’accepte, et qui ayant été vaincu en la première bataille donnée sur cette querelle, se remet aux champs avec de plus puissantes troupes, et se fait enfin maître du royaume, d’où il chasse Vonones, après l’avoir défait en bataille. Vonones ainsi chasse, a son refuge en Arménie, et y est reçu comme Roi par une nation peu affectionnée aux Romains, quoi que soumise à leur joug.

Mais comme le Parthe menace de faire la guerre si on prend sa protection contre lui, Silanus gouverneur de Syrie, le tire de là, lui baille des gardes, et lui laisse le nom de Roi, avec la pompe et le luxe pour adoucir sa servitude. Au reste, Tibère fut bien aise de ces troubles de l’orient, d’autant qu’ils lui présentaient une belle occasion de tirer Germanicus, et de le distraire des légions parmi lesquelles il s’était acquis une plaine puissance, sous ce prétexte de l’envoyer en ces provinces éloignées, pour y maintenir la gloire de l’empire. Il croyait qu’en ces lieux-là il serait exposé à plus d’accidents et de pratiques, et qu’il y périrait plutôt, soit par la violence ou par l’artifice, soit par les armes des ennemis, ou par la perfidie des amis. Mais d’autant plus que Germanicus connaissait la mauvaise volonté de Tibère, et l’inclination contraire qu’avaient les soldats, d’autant plus aussi banda-t-il son esprit à consulter comme il pourrait promptement achever la guerre d’Allemagne, de peur qu’un autre ne lui en ravit la gloire. Et comme il se représenta l’avantage qu’avaient les Allemands par terre, à cause des bois et des marais dont ils connaissaient tous les détours, il prit une nouvelle résolution de se jeter sur la mer avec une puissante flotte, qu’il se promettait de pouvoir décharger dans le milieu de l’Allemagne sans courir risque, et à cette fin fit bâtir mille navires, prépara un superbe équipage d’armes, chevaux, et de machines de guerre, donna à ses vaisseaux le rendez-vous en l’île de Holande, d’où il tira cette flotte, et la mena par l’océan jusqu’à la rivière d’Amisie, et là fit désembarquer les troupes pour faire à bon escient la guerre en Allemagne. Les commencements de ce voyage furent prospères, mais la suite en fut malheureuse.

D’abord il saccagea les Angrivariens, qui par une insigne perfidie s’étaient rebellés contre les Romains. Cela fait, il se mit à chercher Arminius, même parmi les bons augures et les heureux présages qui l’assuraient de la victoire, et lui présenta la bataille. Arminius plein de courage, ne la refusa point ; mais après avoir conjuré les siens de marcher hardiment contre l’ennemi, en vint aux mains, donna des marques d’une prodigieuse vaillance, soutint l’effort des légions, et fit tout devoir de capitaine et de soldat, jusqu’à ce que la douleur de ses plaies le chassa du combat, d’où il sortit tout couvert de son sang. Cette victoire fut d’autant plus glorieuse à Germanicus, qu’elle arriva sans grande perte du sang des Romains, et qu’elle détourna de dessus leurs cols, les chaînes que les Allemands avaient préparées pour les en charger s’ils les eussent vaincus : car on en trouva un grand nombre parmi les dépouilles, d’où l’on jugea que ces barbares se promettaient une victoire toute assurée : mais le trophée que le vainqueur dressa les affligea plus que leur propre malheur. Ils renouèrent leurs forces pour effacer cet opprobre, et à la faveur des bois pensèrent surprendre l’armée romaine, qui les alla attaquer dans les forêts où ils firent merveilles de leur côté ; mais ils ne purent enfin résister à la valeur des Romains. Le combat fut d’autant plus cruel, que les Allemands ayant à leur dos un si grand marais, et les Romains ayant derrière eux la rivière et les montagnes, les uns et les autres se trouvèrent réduits à cette nécessité de disputer leur vie, sans apparence de pouvoir se sauver à la fuite, si bien qu’ils n’avaient plus d’espérance qu’en leur vertu, ni de salut qu’en la victoire, à laquelle pour cette cause ils aspiraient avec une incomparable ardeur. La fortune plutôt que la valeur abandonna les Allemands, dont Germanicus fit faire un grand carnage, criant qu’il fallait exterminer toute cette opiniâtre nation pour voir la fin de la guerre. Cette victoire fut encore plus glorieuse que la première, et toutefois le trophée qu’il en dressa fut comme un monument de sa modestie, vu qu’il le fit consacrer sous le nom de Tibère, sans y ajouter le sien, soit qu’il ne voulût point donner d’ombrage à ce fâcheux prince, soit qu’il se contentât du témoignage de sa conscience, qui lui représentait incessamment l’image de cette belle action.

L’inscription de ce trophée fut conçue en ces termes : l’armée de Tibère César a consacré ces monuments à Mars, à Jupiter et à Auguste, pour les victoires qu’elle a remportées des nations qui sont entre les rivières du Rhin et de l’Elbe. Ces grandes prospérités advenues sur la terre furent traversées d’un insigne malheur qui arriva sur la mer. Germanicus voyant l’été bien avancé, renvoya une partie de ses troupes par terre dans leurs garnisons, et se résolut de ramener le corps de l’armée par l’océan. À son entrée la mer se trouva si calme, que cette puissante flotte de mille vaisseaux allait doucement au gré du vent et des rames, sans faire autre bruit que celui que faisaient les voiles et les avirons ; mais tout à un instant on vit le ciel se couvrir et un orage se former dans les nues, d’où il tomba une furieuse grêle qui fut suivie d’un vent impétueux et horrible, qui agitant le flot et poussant les vagues comme à l’aventure, fit perdre la route aux navires, et le jugement aux nochers qui les conduisaient. Les soldats effrayés et nouveaux à ces sortes d’accidents, troublants les mariniers, ou les secourant mal à propos, au lieu de leur aider rompaient tout l’ordre de leur conduite : et là dessus le ciel et la mer plièrent dessous l’effort de l’orage, qui dissipant cette grande flotte, jeta une partie des vaisseaux en plein océan, et poussa l’autre contre les îles que les rochers et les gués inconnus, dont elles étaient environnées, rendaient de dangereux accès. Les ayant à toute peine esquivé, le flot les repoussa où allait le vent ; mais les mariniers ne pouvaient faire mordre leurs ancres dans la terre, ni ne pouvaient vider l’eau qui les allait gagnant, à raison de quoi ils furent contraints de jeter leurs chevaux, leur équipage, et mêmes leurs armes dans la mer, afin de décharger les navires, qui commençaient à faire eau de tous côtés, et à succomber au fait. Autant que l’océan est plus sujet à la violence des orages que le reste des mers, et autant que le froid est plus âpre en Allemagne qu’aux autres provinces plus éloignées du septentrion, autant aussi ce naufrage fut-il plus pitoyable que nul autre sorte de malheur qui fut encore arrivé aux Romains. Une partie des vaisseaux coula à fonds, et fut engloutie des ondes, et l’autre fut portée par la tempête dans les îles les plus éloignées du commerce et de la fréquentation des hommes, où les pauvres soldats ne trouvant personne qui pût prendre pitié de leur misère, se virent réduits à mourir de faim, ou à soutenir leur vie des charognes de leurs chevaux que l’orage avait poussé dans les mêmes détroits.

Le vaisseau de Germanicus fut l’unique de tous qui aborda en la terre des Cauciens. Ce brave prince affligé outre mesure de ce désastre, se voyant si mal accompagné, monta mille fois, et de jour et de nuit, sur les rochers et sur les rivages les plus élevés, pour voir s’il n’y avait point de ressource en son infortune, et ne voyant nulle apparence du retour de ses compagnons, fut prêt par diverses fois de se précipiter du haut des rochers dans l’océan. Ses amis l’en empêchèrent, et le conjurèrent de se souvenir que c’était aux grandes adversités qu’il fallait montrer la force de son esprit, et faire reluire sa constance. Mais comme plein de désespoir il ne cessait de crier qu’il ne voulait plus vivre, après avoir été cause d’une si notable perte advenue à l’empire : enfin les flots venants à s’abaisser, et le vent à s’adoucir, quelques-uns de ses vaisseaux demi brisez et destitués de rames et de voiles, se vinrent rendre au port où il était. Après les avoir fait remonter à la hâte, il les renvoya vers les îles pour recueillir toutes les pièces de son naufrage.

Ce soin lui sauva beaucoup de ses soldats. Les Angrivariens mêmes qui depuis peu de jours s’étaient soumis à son empire, montrèrent une grande charité à l’endroit des pauvres Romains, qu’ils rachetèrent de ceux qui les avaient pris, et les renvoyèrent à Germanicus. Il demeura encore quelques jours dans ces côtes, pour recueillir ceux qui se pouvaient sauver. Cet accident haussa le coeur aux Allemands ; qui pour cette raison reprirent les armes, et firent un dernier effort qui ne leur réussit pas plus heureusement que le premier : de sorte qu’ayant été tant de fois battus, ils furent contraints d’avouer, que la vertu des Romains était au dessus des accidents de la fortune. Ces choses faisaient croire que Germanicus dans un été pouvait achever cette guerre : mais Tibère qui ne voyait qu’à regret la splendeur de ses belles actions, le conjura de laisser ce reste de guerre pour servir d’apprentissage à son frère Drusus, le pressa de s’en retourner à Rome prendre l’honneur du triomphe qui lui était décerné, lui représenta, qu’il avait assez éprouvé l’inconstance de la fortune ; qu’il avait été heureux parmi les combats, mais qu’il avait aussi senti la fureur des orages. Partant qu’il se mit à l’abri de tout cela, et qu’il laissât les Allemands s’entre ruiner eux-mêmes par leurs divisions. Ce généreux courage qui ne respirait que les combats, demanda à son père encore un an pour achever ce qu’il avait heureusement commencé sous ses auspices : mais pour lui ôter tout sujet de remise, Tibère lui présenta un consulat qui demandait sa présence, et lui fit mille belles offres pour l’attirer à Rome. Il s’aperçut aisément de la jalousie de ce défiant vieillard, et vit bien qu’il lui voulait ravir la gloire qu’il avait déjà acquise, en l’empêchant d’achever cette guerre, où il ne se présentait plus rien qui le pût empêcher d’obtenir une pleine victoire sur ces farouches peuples. Mais il jugea qu’il
fallait plier sous la volonté de cet artificieux prince : c’est pourquoi il se prépara au voyage de Rome qui commençait à être un théâtre d’horreur : car ce fut lors que l’on commença à ouvrir les portes aux fausses accusations, qui ruinèrent les plus gens de bien de la république au milieu de la paix. Le respect de Germanicus était comme un puissant frein, non seulement au reste des calomniateurs, mais à Tibère même, qui n’osait se licencier, pour la crainte qu’il avait que l’on ne jetât les yeux sur ce jeune prince, s’il faisait quelque outrage aux personnes d’honneur.

Et puis il y avait encore d’autres obstacles de sa fureur. Un esclave du posthume Agrippa nommé Clément, qui ne ressemblait pas mal à son maître, que Tibère avait fait inhumainement mourir, ayant plusieurs complices de sa fourbe, fit courir le bruit qu’il était cet Agrippa que les dieux par une grâce spéciale avaient sauvé de la rage de Tibère, pour remettre l’empire en la maison d’Auguste : et trouva de la créance non seulement dans le reste de l’Italie, mais dans Rome même, où ceux qui désiraient du changement ne demandaient que des nouvelles de cette nature. Cela mit en peine Tibère, qui se figurant tantôt qu’il ne fallait rien mépriser, tantôt qu’il ne fallait pas tout craindre, flottait entre la honte et la crainte, appréhendant d’un côté qu’on ne se moquât s’il employait la puissance de ses armes contre un esclave, et craignant de l’autre que plusieurs n’aidassent à se tromper eux-mêmes, afin d’avoir un si spécieux prétexte de remuer en la faveur d’un petit-fils d’Auguste. Toutefois il en usa si à propos qu’il étouffa le trouble en sa naissance, ayant surpris ce misérable par l’artifice de ceux qui étant envoyés de sa part, et feignants le contraire, l’amenèrent prisonnier dans le palais, où Tibère lui demandant comme il était devenu Agrippa ? Il lui repartit plus généreusement que ne portait sa condition, comme tu es devenu César : là dessus il fut mis à mort pour couper les racines de la guerre : cependant Germanicus reçut l’honneur du triomphe avec beaucoup de splendeur et de magnificence : on y porta les dépouilles des ennemis, et l’on fit marcher devant lui les prisonniers de la plus vaillante nation du monde, et les images des montagnes, des fleuves et des combats, pour servir d’ornement à sa valeur : mais parmi toute cette pompe il n’y eut rien de si agréable aux yeux du peuple Romain, que la personne de ce brave prince accompagné de cinq enfants qui étaient avec leur père, tout l’espoir et toute la ressource de la République. Tibère pour couvrir toujours son envie, se montra magnifique aux largesses qu’il fit au peuple en faveur de ce triomphe, et pour obliger davantage Germanicus, il voulut lui faire l’honneur d’être son collègue au consulat. Mais personne ne crut que ces faveurs procédassent d’une sincère affection : au contraire, l’on jugea par ses déportements suivants, qu’il ne tâchait qu’à s’en défaire sous couleur de le jeter dans les honneurs. Déjà ce qui était passé dans l’Arménie, lui représentait l’occasion de l’envoyer en orient, et de l’exposer à toutes sortes de dangers ; mais l’accident d’Archélaüs, roi de Cappadoce, qui mourut de regret de se voir indignement traité de Tibère, qui l’avait attiré à Rome par les artifices de Livia, et les troubles de la Cilicie, de la Judée, et de la Syrie, en rendirent le prétexte plus favorable. Afin donc de faire trouver bon son dessein, il remontra au sénat qu’il n’y avait que Germanicus seul capable d’apaiser les troubles de l’orient, et d’y conserver la majesté de l’empire Romain, vu que quant à lui il était sur le déclin de son âge, et Drusus était encore trop jeune pour être employé à des affaires de tel poids ; au lieu que Germanicus était en la fleur de ses ans, orné de toutes les qualités requises, et propre en toutes façons à les entreprendre. Et partant qu’il était à propos de lui bailler cette charge avec un pouvoir si ample, qu’il ne lui manquât que le seul nom d’empereur. Le sénat ayant approuvé cette élection, en passa le décret. Germanicus se prépara donc au voyage d’orient : mais pour lui ôter l’appuy qu’il y pouvait trouver, Tibère révoqua de la Syrie Silanus son ami, et mit pour gouverneur en sa place Pison, homme fâcheux, haut à la main, et violent, qui se persuada aisément qu’on l’envoyait en cette grande province, afin de se servir de lui pour traverser les desseins, et pour perdre entièrement Germanicus. Et de fait, quelques-uns soupçonnèrent Tibère, de lui avoir dit à l’oreille ce qu’il désirait qu’il fît pour l’ôter du monde. Tant y a que ce Pison et sa femme, furent les instruments de la ruine de ce jeune prince. À même temps qu’il prit le chemin de l’orient, son frère Drusus fut envoyé en Illyrie, pour se former aux exercices de la guerre. Les divisions des Allemands firent qu’il n’y trouva pas grand sujet de gloire pour ce premier voyage : car au lieu de le venir combattre, ils employèrent toutes leurs forces à s’entre-détruire et à s’entre faire la guerre, les uns embrassants le parti d’Arminius, qui combattait pour la liberté, et les autres, suivants celui de Marobodvus, roi de Suève, qui ayant reçu beaucoup d’honneur à Rome du temps d’Auguste, avait toujours depuis favorisé les affaires des Romains ; tellement qu’ils en vinrent à une cruelle bataille, où toutefois Arminius demeura victorieux au prix du sang des siens. Ainsi Drusus n’eut guère de choses à faire en ce premier voyage d’Illyrie. Durant ce temps-là l’Asie reçut une grande perte, par un tremblement de terre qui abîma douze de ses villes. En Afrique un nommé Tacfarinas fit la guerre, ou plutôt exerça un brigandage sur les pays de l’empire, qui obligea le proconsul Furius Camillus, rejeton du grand Camillus qui sauva Rome de la fureur des Gaulois, de lui courir sus, et de réprimer son audace. Germanicus cependant commença son voyage, passa en Dalmarie, où était lors son frère Drusus ; de là fit voile en Achaïe, tira vers le détroit d’Actium, pour y voir les monuments de la victoire d’Auguste, puis se rendit à Athènes, où les grecs lui firent tous les honneurs dont ils se purent aviser.

Continuant son chemin, il visita l’Asie, où il se pleut à reconnaître les lieux que l’antiquité ou quelque singularité rendait vénérables ; et pour laisser un plus durable monument de sa vertu, soulagea les provinces opprimées par la tyrannie des magistrats, ou ruinées par les contentions civiles. Enfin il se rendit à Rhodes, où Pison qui s’efforçait de ternir le lustre de toutes ses plus belles actions, le vint trouver, et reçut de lui tant de faveur, et fut recueilli avec tant de courtoisie, qu’un tigre s’en fut adouci. Mais ce courage envenimé convertit toutes ses fleurs en poison, et sans demeurer plus longtemps à Rhodes, prit la route de Syrie pour prévenir Germanicus, et soudain qu’il y fut arrivé, corrompit les légions qui commencèrent à l’appeler leur père, et pratiqua tellement les soldats, qu’il les avait tous à sa dévotion, parce qu’il se faisait paraître autorisé du prince. Germanicus n’ignorait point les mauvais offices que lui rendait cet insolent gouverneur ; mais les affaires l’appelaient en Arménie, où il fit voile pour apaiser les tumultes excitez sur l’élection des rois. Vonones y prétendait ; mais toute la nation inclinant à demander Zénon fils du roi de Pont, Germanicus lui bailla le diadème, et le déclara roi. Après cela il passa en Cappadoce, nouvellement réduite en province, et la soulagea des tributs que les rois avaient de coutume d’y prendre, afin de faire espérer au peuple, qu’il allait vivre sous un plus doux gouvernement que celui de ses anciens princes. Bien qu’il eut mis ce bel ordre aux provinces alliées de l’empire son esprit n’était pas pourtant content.

L’arrogance de Pison qui avait refusé de lui mener, ou mêmes de lui envoyer en Arménie les légions qu’il lui avait demandées, lui avait ulcéré le coeur, et quoi qu’ils se vissent et qu’ils parlassent ensemble dans la ville de Cyr, où était la garnison de la dixième légion ; si est-ce qu’on ne pût refermer cette plaie. Elle s’ouvrit davantage par les paroles de mépris que lâcha Pison parmi les barbares, diffamant tant qu’il pouvait les actions de Germanicus. Cependant Germanicus fut contraint de l’endurer, quoi qu’avec un sensible déplaisir. Étant à Cyr, les ambassadeurs des Parthes le vinrent trouver, et lui déclarèrent, qu’ils étaient envoyés de leur roi, pour renouveler l’amitié et l’alliance que les Parthes avaient avec les Romains : que leur roi pour lui faire plus d’honneur, le viendrait trouver jusqu’à l’Euphrate, mais qu’il le conjurait de ne permettre point, que Vonones naguères roi d’Arménie, demeurât en la Syrie, de peur qu’il n’épandit dans les provinces, et parmi les princes voisins, les semences d’une sanglante guerre. À tout cela Germanicus répondit avec tant de courtoisie, que les ambassadeurs s’en retournèrent pleinement satisfaits, et à même temps, plutôt pour faire dépit à Pison qui était ami de ce roi fugitif, que pour gratifier aux Parthes, il confina Vonones en Cicilie. Après cela il s’achemina en Égypte, pour voir les antiquités de ce royaume ; mais n’oublia pas le soin des affaires, soulagea le peuple, et se rendit si agréable à tout le monde, que Tibère sur l’avis qu’il en eut, en entra en de nouveaux ombrages. Et d’autant que Germanicus marchant par l’Égypte, avait montré une grande simplicité en ses habits, en sa suite, et en la dépense de sa table, il blâma assez doucement ses façons de faire, trop populaires à son gré. Mais quant à ce qu’il était entré dans Alexandrie, il ne pût le lui pardonner, alléguant qu’Auguste par une raison d’état, qui était un des secrets de l’empire, avait défendu aux gouverneurs de la province et aux autres personnes de marque, d’entrer dans cette puissante ville, qui était la clôture de la terre et de la mer, de peur que consumant les vivres qui y étaient, ils n’affamassent l’Italie qui en retirait ses principales commodités.

Cependant Germanicus qui ne savait rien de l’aigreur de Tibère, poursuivit son voyage, s’embarqua sur le Nil pour se rendre en la ville de Canope : de là passa aux lieux où l’on voyait encore les superbes ruines de l’ancienne Thèbes, s’amusa à en contempler toutes les merveilles, visita la statue de Memnon qui rendait ses oracles à mesure que les rayons du soleil entraient dans sa bouche, reconnut l’orgueil des pyramides que les anciens rois d’Égypte avaient dressées pour monument de leur vanité : puis s’achemina à Eléphantine et à Sienne, qui étaient autrefois les limites de l’empire Romain, du depuis étendu jusqu’à la mer rouge, et ayant fait ce long voyage, à son retour trouva de nouveaux sujets de douleur, à cause des mauvais offices que Pison lui avait rendus. Cet insolent prenant l’occasion de son absence, avait cassé toutes les ordonnances qu’il avait faites pour tenir les villes en obéissance, et les légions en discipline. Germanicus étonné de cette audace, lui en fit reproche avec de grandes marques de courroux. Pison lui répondit avec une pareille aigreur ; mais appréhendant l’autorité de Germanicus, se résolut de quitter la Syrie, et en sortait à même temps, n’eut été que Germanicus venant à tomber malade, il voulut attendre l’évènement du mal. Comme il le vit guéri, il fit voile à Athènes, où trouvant le peuple empêché à faire des sacrifices pour remercier les dieux de la guérison de Germanicus, il mit tout en désordre, et renversa mêmes effrontément l’appareil des hosties qu’on voulait immoler. Sorti d’Athènes, il alla en la Séleucie, où il apprit comme Germanicus était retombé en une seconde maladie plus dangereuse que la première. Et de fait les amis de Germanicus appréhendèrent le poison, d’autant que l’on avait trouvé dans le logis de Pison beaucoup de marques de charmes et de maléfices, qui ne promettaient rien de bon à ce jeune prince : mêmes ses gardes surprirent des serviteurs de Pison, envoyés pour épier, et pour reconnaître le cours et le danger de la maladie. Germanicus se voyant ainsi persécuté par ce méchant se plaignit amèrement de son audace, commença à appréhender pour sa femme et pour ses enfants, voyant comme on les traitait lui encore vivant, et là dessus écrivit des lettres pleines d’aigreur à Pison ; lui déclara qu’il renonçait à son amitié, et lui commanda qu’il eut à vider promptement la province. Pison craignant son courroux, se mit à la voile, mais vogua lentement, attendant toujours les dernières nouvelles de la mort de Germanicus, afin de se rendre aussitôt le plus puissant en la Syrie. Aux derniers accès, Germanicus se trouva tantôt un peu mieux, tantôt beaucoup plus mal : enfin comme il se vit l’âme sur les lèvres, pressé de la douleur, avec des yeux mourants, il regarda ses amis, et leur dit ces paroles à demi étouffées : (...).

Ces paroles prononcées par un si grand prince aux derniers accès de la douleur, attendrirent les coeurs, et arrachèrent des larmes à ses amis, qui lui touchant dans la main, lui jurèrent saintement, qu’ils abandonneraient plutôt la vie que la poursuite d’une si juste vengeance. Il eut encore le loisir de dire quelques paroles à sa femme, et de la conjurer par sa mémoire, et par les gages qu’il lui laissait de leur amitié qu’elle dépouillât cette grandeur de courage qu’elle avait toujours montrée en toutes ses actions : qu’elle pliât sous l’inclémence de la fortune qui la persécutait ; et que quand elle serait rentrée dans Rome, elle prit soigneusement garde à ne point irriter les plus puissants par une vaine émulation de leur grandeur : d’où l’on conjectura qu’il avait quelque crainte de Tibère. À même temps il rendit l’esprit avec un regret incroyable de toute la province et des peuples voisins. Les nations étrangères et leurs rois en portèrent le deuil, tant il avait charmé tout le monde par la douceur et par l’innocence de ses déportements. Ses obsèques furent célébrées sans images et sans pompe : mais les louanges qu’on donnait à sa vertu, surpassaient toute sorte de magnificence dont on eut pu les honorer. Mêmes plusieurs pesant la circonstance du lieu et de sa mort, le comparaient, voire le préféraient à Alexandre (...).

Devant que lui rendre les derniers devoirs, on laissa son corps nu exposé aux yeux de tout le monde, pour voir si on reconnaîtrait quelques signes de poison dont l’on parla fort diversement. On prit pour un violent indice de cette méchanceté, que son corps parut tout plombé, et tout couvert de meurtrissures, et qu’il jeta de l’écume par la bouche. Et ce qui accrut encore davantage le soupçon, ce fut qu’après qu’il fut brûlé, son coeur se trouva entier parmi ses cendres et parmi ses os, sans que le feu l’eut aucunement entamé. Car on dit que la nature du coeur est telle, que depuis qu’il a été une fois infecté du poison, le feu ne peut le consumer, ni mêmes l’entamer, encore qu’on le mette au milieu des braises et de la flamme. Après que la cérémonie des obsèques fut faite, ses amis eurent quelque dispute pour le gouvernement de Syrie, qui demeura enfin à Sentius, jusqu’à ce que Tibère en eut autrement ordonné. Ce Sentius envoya à Rome une sorcière amie de Plancine, afin que sa déposition servit à faire le procès à Pison ; mais elle mourut en chemin, et l’on trouva dans un noeud de ses cheveux le poison dont elle s’était étouffée ; ce qui augmenta le soupçon des amis de Germanicus. Cependant Pison tâcha de se fortifier dans la Syrie : et quoi que son fils lui conseillât de s’en aller à Rome pour effacer le blâme que ses ennemis lui donnaient, en prévenant leurs accusations ; et lui représentât que s’il se maintenait par la voie des armes dans la Syrie, on croirait qu’il était auteur d’une guerre civile, dont même il ne devait pas se promettre une heureuse issue, puis qu’il lui faudrait combattre contre des gens qui adoraient la mémoire de Germanicus : néanmoins il ferma les oreilles à ce bon conseil, et suivit l’avis de ceux qui le conjurèrent de se servir de l’occasion, de maintenir la dignité dont l’empereur l’avait honoré contre des usurpateurs, et de laisser cependant vieillir les bruits qu’on faisait courir de lui, afin de ne s’exposer pas à la merci d’un peuple irrité par les cris d’Agrippine, et par la présence des cendres de Germanicus. Il se résolut donc de faire voile en Syrie : et comme il était prés de la Pamphylie, il découvrit de loin les vaisseaux d’Agrippine, qui conduisait à Rome les cendres de son cher mari, pour émouvoir tout le monde à pitié. Il cria aussitôt aux armes : ceux d’Agrippine, comme les haines étaient réciproques, firent le semblable ; mais ils ne passèrent point plus avant, et se contentèrent de s’entre dire des injures. Pison passa en la Cilicie, où Sentius se plaignit à lui des entreprises d’un des siens nommé Domitius, qui s’efforçait de corrompre et d’attirer à son parti les légions, et lui représenta que c’était déclarer la guerre à la république, et irriter ouvertement la puissance de l’empereur, et que quant à lui il ne souffrirait point cette audace. Pison qui vit bien que l’orage allait fondre sur lui, se fortifia dans une place du pays, avec ce qu’il pût ramasser de mauvais soldats ; mais Sentius le pressa de sorte, qu’il fut contraint de se soumettre à l’évènement du voyage de Rome, où il trouva tout le monde en deuil à cause de la mort de Germanicus. Car il faut savoir que le peuple Romain ne montra jamais tant de tristesse, ni ne fit jamais paraître tant de deuil pour la mort d’aucun de ses princes, qu’il en témoigna pour celle de Germanicus : mêmes lors qu’on lui apporta les premières nouvelles de la maladie qui le mit en fin au tombeau, il fit éclater les marques de sa douleur, de son courroux et de son étonnement, jusqu’à diffamer Tibère et sa mère Livia, et les accuser publiquement d’être auteurs de son infortune. C’a été, disait le peuple, pour le perdre qu’on l’a envoyé, ou plutôt qu’on l’a relégué aux extrémités du monde. C’a été pour le ruiner qu’on a établi Pison dans la Syrie : c’est là le fruit des conférences secrètes de Livia avec Plancine. nous voyons bien qu’on en veut à tous les princes qui témoignent de l’affection à la république : nous voyons bien qu’on tâche de le ruiner, de peur qu’il ne rende au peuple Romain la liberté qu’on lui a malheureusement ravie ; c’a été la cause de la mort de Drusus, ce sera encore celle de Germanicus.

Parmi la liberté de ces discours, le peuple comme forcené, s’en courut jeter des pierres contre les temples des dieux, et se mit à abattre leurs autels, comme les accusant d’injustice d’avoir permis qu’un si excellent prince tombât en ce malheur : mêmes il s’en trouva qui prenant leurs dieux domestiques de dépit les jetèrent dans les rues, et d’autres qui de rage ravirent les fruits de leurs femmes accouchées, et les allèrent exposer à la fortune. Il était auparavant venu un bruit que Germanicus se portait mieux : à cette nouvelle tout le peuple s’en était allé en foule au capitole avec des flambeaux et des victimes, pour en rendre grâces aux dieux ; et peu s’en était fallu qu’en cette chaleur ils n’eussent arraché les portes du temple, qu’ils croyaient s’ouvrir trop lentement pour satisfaire à leur passion. La presse avait été si grande, que Tibère qui dormait s’éveilla au bruit de la commune, qui criait à haute voix, Rome est sauvée, la république est sauvée, puisque Germanicus est sauvé. Mais après qu’on sut à Rome qu’il était infailliblement décédé, il n’y eut plus moyen d’arrêter le peuple, ni d’adoucir son ennui. Ce ne furent plus que clameurs, que larmes, et que plaintes ; mêmes nonobstant les défenses du prince, qui voulut modérer cette ardeur par ses édits, le deuil s’échauffa de sorte, que toutes les fêtes du mois de décembre qui se devaient passer en réjouissances, furent employées aux regrets et aux pleurs. Et cependant toutes ses démonstrations externes de douleur n’étaient rien au prix de l’ennui qui oppressait leurs esprits. Tout l’honneur qu’on pouvait rendre à sa mémoire, lui fut rendu avec une telle passion, qu’on pouvait juger par ces derniers devoirs, l’extrême amour que les Romains lui avaient porté durant sa vie. Il n’est pas possible de nombrer les statues et les images qui lui furent dressées par tout : on y ajouta les arcs triomphaux qu’on érigea, non seulement à Rome, mais mêmes sur les rives du Rhin, et sur les montagnes de la Syrie. Tout cela fut encore peu en comparaison de ce que firent les Romains à l’arrivée d’Agrippine, qui apportait l’urne où étaient encloses les cendres de Germanicus. Cette désolée princesse s’en venant à Rome, et passant à Brindes avec ses vaisseaux, non seulement les rivages et le port, mais mêmes les remparts et les toits des maisons de la ville, rompaient du monde qui y abordait pour contempler ce funeste spectacle, et pour rendre à Germanicus quelque témoignage de son affection et de sa douleur. De là s’acheminant à Rome, il se présenta sur les chemins une si prodigieuse affluence de peuple pour la recevoir, que l’on s’entre étouffait dans cette foule. Ce n’étaient que sanglots, que soupirs, que larmes et que plaintes excessives, que l’on ne pouvait soupçonner procéder d’aucune flatterie, vu que tout le monde savait bien la joie qu’avait Tibère de la mort de Germanicus, nonobstant qu’il la dissimulât artificieusement, et qu’il la couvrit d’un deuil apparent. Comme elle fut entrée dans Rome, et que le jour fut venu auquel on devait mettre reposer les cendres dans le tombeau d’Auguste, les plaintes et les pleurs redoublèrent, tout ce peuple se mit à crier, que la république était ruinée, que toutes ses espérances étaient éteintes avec Germanicus : et personne ne se souciait du dépit de celui qui commandait, à qui néanmoins on savait que ces honneurs et ces paroles perçaient le coeur. En tout cela Tibère n’emporta rien que les louanges que les Romains donnaient à Agrippine ; car ils l’appelaient l’ornement de l’empire, le vrai sang d’Auguste, l’unique miroir de l’antiquité, et levant les mains et les yeux au ciel suppliaient les dieux de sauver ses enfants, et de les faire vivre et régner plutôt que la race des méchants. Au reste ils reprochèrent à Tibère et à sa mère, qu’ils n’avaient point eu de soin d’honorer Germanicus, comme on avait de coutume d’honorer ceux de sa qualité ; que mêmes ils ne lui avaient pas rendu ce qu’on rendait à la noblesse, et qu’outre que Rome n’avait vu nulle pompe funèbre, nulles images, nuls épitaphes, nulles larmes, et bref nulles marques de douleur et de regret ; encore par un orgueil ou plutôt par une dureté insupportable, ils avaient dédaigné d’aller hors la ville pour recevoir les précieuses cendres de ce jeune prince ; mais que tout cela était un effet de la haine qu’ils portaient à la république, de la liberté de laquelle Germanicus allait être le propugnateur. Cette licence que le peuple se donna parmi son deuil, déplut merveilleusement à Tibère, qui pour ce sujet la voulut réprimer par un commandement qu’il fit de modérer les honneurs deus à la mémoire du défunt, alléguant, qu’on ne devait pas pleurer les grands princes (...).

Et pour les divertir, il les conjura de se trouver au spectacle des jeux mégaliens, qui se devaient bientôt célébrer. Le peuple fut donc diverti de cette sorte ; mais les amis de Germanicus pressaient le sénat de faire justice de Pison, qui avait envoyé son fils devant à Rome pour adoucir Tibère, et pour se rendre favorable le jeune Drusus, qu’il croyait n’être pas si marri d’avoir perdu un frère, qu’aise de n’avoir plus un tel rival à combattre. On lui donna de bonnes paroles, et mêmes comme son père fut arrivé, on ne lui changea rien de sa première fortune, ni lui aussi ne quitta rien de sa première splendeur, tant il se fiait en l’appuy de Tibère. D’autre côté Tibère se trouva fort entrepris de sa contenance, à cause du bruit qu’on sema dans le temple qu’il favorisait ce parricide. Pour étouffer la rumeur, il se départit du jugement, et renvoya la cause au sénat, où étant entré avec les autres, comme il vit l’ardeur du peuple qui affluait là pour ouïr ce qu’il dirait, il fit une harangue toute plaine d’artifice, par laquelle il protesta, de ne désirer rien tant que de voir punir Pison, s’il se trouvait coupable, mais qu’il ne voulait pas que pour gratifier le prince on opprimât son innocence, et partant qu’on ouït sans passion et la cause et les accusations. Là dessus on donna du délai à Pison, pour se préparer à sa défense, et le jour du jugement étant venu, il comparut et se purgea le mieux qu’il pût du soupçon du poison ; mais il ne pût se laver des autres crimes dont il fut accusé. Il trouva ses juges insensibles à la pitié. Tibère, parce qu’il avait pris les armes en Syrie contre son autorité : le sénat, parce qu’il croyait qu’il avait commis une insigne méchanceté contre la personne de Germanicus : même le peuple pour empêcher que Tibère n’usât de quelque illusion, et n’employât ses artifices accoutumés pour détourner la justice, se mit à crier à l’entour de la cour, que si ce misérable était absous de l’arrêt du sénat, personne ne le sauverait de leurs mains. Sa femme même l’abandonna en sa misère ; mais ce qui l’effraya le plus, ce fut qu’étant rentré pour la seconde fois dans le sénat, afin de se justifier de cette horrible méchanceté, parmi la rigueur que lui tenaient ses autres juges, il ne pût découvrir si Tibère inclinait à le favoriser ou à le condamner, tant ce dissimulé prince savait bien couvrir et son amour et sa haine quand il voulait. On crut que de dépit Pison voulût publier un écrit, par lequel il découvrait le commandement secret qu’il avait eu de Tibère de faire mourir Germanicus ; mais que Séjan l’en détourna par de vaines espérances dont il l’abusa.

Enfin Pison voyant toutes choses désespérées, se tua lui-même, ayant premièrement laissé un écrit, par lequel il protestait de son innocence que l’envie avait opprimée, et demandait grâce pour ses enfants, qui n’avaient pu être complices de son crime, quand même il aurait été convaincu d’avoir fait ce dont il était accusé. On eut pitié de ses enfants, et mêmes Plancine nonobstant ses maléfices trouva grâce auprès de Tibère, qui fut bien aise de la donner aux prières de sa mère qui la lui demanda. Tout cela fit que l’on dit de l’un et de l’autre, que tout le monde avait plaint la mort de Germanicus, excepté Tibère et Livia qui en avaient été bien aises. Mais il faut un peu reprendre les affaires d’Allemagne, et puis nous retournerons à celles de la cour. Durant que Germanicus faisait ses voyages, Drusus acquit beaucoup de gloire et de réputation en cette grande province, à cause qu’il précipita les Allemands en leur dernière ruine, par les discordes civiles qu’il sema entre leurs princes. Le premier malheur tomba sur Marobodvus, roi de Suève, qu’un jeune prince nommé Catualdus ruina entièrement, pour se venger de la violence dont il avait usé en son endroit, le chassant de ses terres. Ce pauvre Roi dépouillé de son état, eut recours à Tibère, et implora son assistance comme allié du peuple Romain.

Pour toute faveur, Tibère lui offrit Ravenne pour sa retraite, avec permission de se servir de l’occasion quand elle s’offrirait pour rentrer dans son royaume, mais au bout de dix-huit ans il y mourut diffamé de lâcheté, d’autant qu’il avait préféré une honteuse vie à une glorieuse mort. Catualdus ne demeura guère longtemps paisible de sa conquête ; mais chassé par les Suèves, fut contraint à son tour d’avoir recours à Tibère, qui lui offrit aussi une ville d’Italie pour sa retraite. Et cependant afin d’empêcher que ceux qui avaient suivi l’un ou l’autre parti, ne suscitassent de nouveaux troubles, on les envoya delà le Danube, et on leur donna un Roi pour les contenir en obéissance. Le dernier désastre des Allemands fut la mort d’Arminius, le plus redoutable ennemi qu’aient jamais eu les Romains, contre lesquels il osa bien prendre les armes pour la défense de la liberté de son pays, non au commencement ni en la naissance de la gloire de ce peuple, mais au temps que son empire était le plus fleurissant de la terre. Ce jeune prince donc après avoir fait tant de belles choses pour empêcher que les Romains ne subjuguassent l’Allemagne, enflé de ses prospérités et de la gloire qu’il avait acquise après la défaite de Marobodvus, voyant qu’il n’avait plus d’ennemi sur les bras, d’autant que l’armée romaine s’était retirée, se résolut d’opprimer la liberté de son pays, pour laquelle il avait si vaillamment combattu contre les étrangers. Les Allemands découvrirent cette trame, et s’aperçurent qu’il se voulait faire Roi, et là dessus leurs affections se changeant prirent les armes contre Arminius, qui parmi les divers accidents de la fortune qu’il avait surmonté, fut enfin tué par ses domestiques. Sa mort laissa l’Allemagne paisible aux Romains, et donna le moyen à Drusus de s’en retourner à Rome, pour y jouir des honneurs et des plaisirs de la ville. À peine y fut-il entré, que les choses y changèrent entièrement de face, d’autant que la mort de Germanicus étant arrivée, comme nous avons dit, Tibère n’ayant plus personne que le peuple lui put opposer pour arrêter le cours de ses violences, se déborda en toutes sortes de voluptés, de cruautés et de vices, au lieu qu’auparavant sa mort, la crainte qu’il avait que ce jeune prince favorisé du peuple n’entreprit de le dépouiller de sa dignité, faisait qu’il se contenait en un tel quel devoir. De façon que les commencements de son règne laissent un prodigieux étonnement dans l’âme de ceux qui en considèrent la fin : car en ses commencements il se montrait éloigné de toute ambition, et n’affectait en nulle sorte les honneurs excessifs, dont le peuple avait accoutumé d’honorer ses princes ; même il défendit les pompes trop exquises au jour de sa naissance : il ne voulut avoir ni temples, ni autels, ni prêtres qui fussent instituez en son nom, et ne voulait point qu’on lui érigeât des statues, ni qu’on lui dressât d’images sans une particulière permission de lui ; qu’il n’accorda jamais qu’à cette condition qu’elles seraient mises non entre les simulacres des dieux, mais parmi les ornements des maisons. Il défendit de jurer par son nom ou par sa fortune, et si quelqu’un l’avait fait et s’était parjuré, il n’en faisait nulle punition. Les Romains lui faisant instance et le conjurant d’ordonner que le mois de novembre qui était celui de sa naissance, fut appelé de son nom Tibère, il s’en moqua plaisamment, et que feriez-vous, dit-il, si vous aviez treize césars ? Il ne voulait pas non plus que les personnes de condition libre l’appelassent seigneur, mais tenait ce nom-là à outrage. Il ne pouvait souffrir qu’autres que les soldats l’appelassent empereur, et avait accoutumé de dire, qu’il était seigneur des esclaves, empereur des armées, et prince du reste de la république. Il rejeta le surnom de père de la patrie, qu’on lui avait déféré, et refusa la couronne civique dont on voulait orner l’entrée de sa maison. Au reste il était tellement ennemi de la flatterie, qu’il ne feignait point de reprendre sur le champ ceux qui en usaient en son endroit. Un sénateur appelant ses affaires les sacrées occupations, il lui fit changer ce langage, et dire, les laborieuses occupations. Un autre disant qu’il était venu dans le sénat par son commandement, dites à ma prière, lui repartit-il. Il supportait avec une patience incroyable, la liberté des mauvais discours qu’on faisait de lui parmi le peuple, et disait sur ce sujet, qu’en une ville libre comme Rome il fallait que les langues et les esprits fussent libres. Il laissa au sénat et aux magistrats comme une image de leur ancienne puissance et de leur première majesté, vu qu’il n’entreprit point en tout ce temps-là de disposer des affaires de l’empire, soit de celles de la paix ou de celles de la guerre, mais les renvoya toutes au sénat. Il entrait tout seul dans l’assemblée, et soumettait son suffrage au jugement des autres ; mêmes ne se fâchait nullement de voir qu’on ne suivit pas ses avis, tellement que bien souvent ceux qu’il voulait absoudre, étaient condamnés sans aucune marque de courroux de sa part. Il repartit aux gouverneurs qui lui conseillaient de charger les provinces de l’empire, de gros tributs, qu’un bon pasteur devait tirer la laine, mais non pas écorcher ses troupeaux. Il faisait quelquefois l’honneur aux bonnes familles d’assister aux funérailles de ceux qui étaient décédés. Quand il commença à faire à bon escient le prince, ce ne fut en ces commencements que pour servir au public, mêmes s’il cassa des arrêts du sénat, ce fut parce qu’il trouvait qu’ils étaient contraires au repos de l’empire. Il assistait de ses conseils les juges des causes criminelles, et tenait la main à l’exécution de la justice. Il modéra la dépense des jeux qui se célébraient avec de curieuses superfluités pour obliger le peuple : il réprima l’insolence des comédiens, et réduisit les gladiateurs à petit nombre : il s’efforça de mettre ordre au luxe et à la dépense de la table, à la pompe de la vaisselle, aux débauches de la jeunesse, et à l’insolence des femmes impudiques. Pour maintenir le repos de la république, il mit garnison en divers lieux de l’Italie, afin d’arrêter les courses des brigands et des voleurs. Il châtia rigoureusement les tumultes populaires, et pourvut sagement à ce qu’ils ne pussent plus s’élever : il fit détruire les asiles qui se trouvèrent par tout l’empire, d’autant qu’ils ne servaient qu’à faire croître les crimes. Quelque remuement qu’il y eut dans les provinces, il n’y voulait point mener les armées, et n’y envoyait ses lieutenants que le plus tard qu’il pouvait, et lors qu’il voyait que les peuples ne donnaient aucun signe de repentance. Il ramenait les rois mutinez à leur devoir, plutôt par plaintes et par menaces que par la voie des armes. Il ne faisait pas grande dépense pour sa maison, mais pour la république il n’épargnait rien, ni aux bâtiments, ni aux nécessités du peuple. Il
départait libéralement de ses trésors aux pauvres sénateurs, quand il connaissait leurs nécessités. Il était de facile accès, et voulait que les sénateurs le saluassent tous à la fois pour ôter la contention. Au reste, il honorait grandement le sénat, saluait les pères, comme eut fait un des moindres du peuple, et en somme il se montrait si plein d’affection envers le peuple, qu’il avait accoutumé en ces commencements-là de prier les dieux, qu’ils ne le laissassent vivre ni régner, qu’autant qu’il serait utile à la république. Voila quel était Tibère devant la mort de Germanicus. Mais depuis que cet obstacle lui fut ôté, il se licencia à toutes sortes de vices, et se rendit enfin le plus décrié prince qui ait jamais tenu les rennes de l’empire. Tibère donc voyant qu’il n’y avait plus personne qui épiât sa fortune, ni de qui il dut prendre aucune sorte d’ombrage, se déborda en une si prodigieuse licence, et s’abandonna si honteusement aux voluptés, à la cruauté et aux autres vices, que l’on connut bien aisément que sa vie passée n’avait été qu’une dissimulation de son mauvais courage ; de sorte que dorénavant nous ne verrons plus que de cruelles images de sa tyrannie et de sa fureur. Rome qui avait conçu quelque espérance de sa douceur et de sa modération, éprouvera désormais combien il est dangereux d’avoir pour maître un homme venu de l’exil et du bannissement à l’empire. Il est vrai que la considération de son fils Drusus arrêta encore quelque peu de temps le cours de ses violences ; mais enfin il déclara ouvertement son mauvais naturel, et fit sentir à tout le monde les effets de sa rage. Le sénat de son côté contribua grandement à ce malheur, par les excessives et honteuses flatteries dont il acheva de perdre ce mauvais esprit. Les surprises, les calomnies, les fausses accusations, les perfidies et les infidélités, furent les roses et les oeillets du reste de son règne. Sa violence parut principalement en la recherche des crimes de lèse majesté, dont il se servit pour perdre ceux que leur innocence mettait à couvert des autres accusations. Ce fut le prétexte qu’il prit pour détruire la postérité d’Auguste, pour désoler le sénat, et pour ruiner les plus nobles et les plus illustres familles de la ville. Non seulement les esclaves, mais aussi les personnes de condition libre étaient appliquées à la question, et déchirées de gênes sur cette dangereuse calomnie : mêmes pour avoir plus de ministres de sa fureur, il donnait aux délateurs les biens des misérables accusez, et les dignités et les honneurs de la ville n’étaient plus que pour ces pestes de la république.

Séjan esprit violent, et du tout conforme aux humeurs de Tibère, fut un puissant instrument de sa tyrannie. Rome le vit monter au plus haut degré d’honneur et de puissance après Tibère, dont encore il maniait l’esprit comme il voulait ; mais ce ne fut que pour servir d’un fameux spectacle, et d’un fatal exemple de la vanité de la cour. Sa faveur fut odieuse, parce qu’elle prit son origine, non de sa vertu, ni des services faits au prince, ou à la république, mais de la violence de son esprit, que Tibère jugea propre pour exécuter hardiment ce qu’il avait résolu de faire contre ceux qu’il ne voulait plus conserver par amour, mais retenir par crainte. Cependant il avait toutes les parties d’un homme qui aspire à la tyrannie : il avait un corps endurci au travail, et puissant à la peine ; son esprit était hardi, et savait couvrir ses desseins, artificieux à dresser des calomnies, vain de son naturel, flatteur pour le bien de ses affaires ; modeste en apparence, et honteux à prendre les grandes charges : mais en effet, désespérément ambitieux, et ne songeant pas à moins qu’à l’empire de tout le monde ; magnifique et honorable en sa dépense pour charmer les coeurs ; au reste, industrieux, vigilant, et doué des autres qualités requises pour voler un sceptre, et pour ravir un état. Il crut que la charge de colonel des gardes pouvait servir à ce superbe dessein : c’est pourquoi il fit tout ce qu’il pût pour en augmenter la puissance. Pour cet effet, il rallia comme en un corps d’armée toutes les compagnes éparses çà et là par la ville, et les logea dans l’enceinte d’un même camp, tant afin qu’aux premières occasions elles pussent toutes à la fois recevoir ses commandements, qu’aussi afin qu’étant ensemble, elles s’entre enflammassent le courage et se montrassent plus formidables par le nombre. Pour s’insinuer dans les esprits des gens de guerre, il les allait visiter, et les appelait souvent chez lui. Il leur donnait des centeniers et des tribuns de sa main, avançait ses amis aux premières charges de l’empire, et leur faisait donner les gouvernements des provinces : en quoi il eut Tibère si favorable, que non seulement en son particulier ; mais mêmes devant le sénat, il l’appelait compagnon de ses travaux : jusqu’à souffrir qu’on lui dressât des images, et qu’on les adorât sur les théâtres, à la place, et aux lieux les plus honorables des armées. Or parce que la maison du prince étant fleurissante et pleine d’héritiers, il lui était bien difficile de rompre tout à la fois ces obstacles de sa grandeur, il se résout de prendre son temps pour défaire tous ces jeunes princes les uns après les autres, et voulût commencer par Drusus, non seulement parce que c’était le plus proche héritier, mais aussi pour se venger d’un insigne outrage qu’il avait reçu de lui.

Ce qu’il y eut de plus déplorable en l’accident de ce jeune prince, qui d’ailleurs avait de mauvaises conditions, ce fut que sa femme servit d’instrument à sa ruine, après s’être laissé corrompre par Séjan, qui feignit d’en être amoureux, afin que l’adultère lui fut un degré au poison. Ce méchant dessein fut exécuté par l’entremise d’un eunuque de Drusus, qui huit ans après étant appliqué à la question, confessa toutes les circonstances, et déclara tous les complices de l’empoisonnement. Tibère n’ayant pas fait grande démonstration de s’affliger de sa mort, laissa cette opinion à plusieurs qu’il avait part à ce crime. Tous les historiens ont mis cela entre les choses controuvées, pour achever de peindre ce détestable prince : toute la honte en est demeurée à Séjan, qui ne tarda guère après à machiner la ruine d’Agrippine et de ses enfants. Quant à ce qui regarde Drusus, l’on prit à mauvais augure que Tibère le fit son collègue au consulat ; d’autant que tous ceux qu’il avait eus pour compagnons de cette dignité, par je ne sais quel malheur étaient tous péris de mort violente ; comme l’on pouvait remarquer par l’exemple de Quintilius Varus, de Pison et de Germanicus : ce qui arriva encore après Drusus, à Séjan, qui quelque temps depuis tomba au même malheur, après avoir aussi été consul avec Tibère. Cependant Tibère, comme pour se divertir se mit à connaître de diverses affaires, donna audience aux ambassadeurs de diverses nations, chassa les comédiens de l’Italie, pourvut mêmes à quelques cérémonies de la religion, mais se fâcha amèrement, de ce que les prêtres parmi les prières publiques faites pour sa santé, avaient inséré les noms de Néron et de Drusus, enfants de Germanicus et d’Agrippine. Il s’en plaignit au sénat, et remontra, qu’il ne fallait point hausser le courage à ces jeunes princes, dont les volages esprits étaient déjà assez enflés de la gloire de leur naissance. Et Séjan jetant de l’huile sur le feu de sa colère, accusait leur mère d’avoir divisé les esprits des Romains, dont il y en avait déjà plusieurs qui au grand mépris du prince se disaient du parti d’Agrippine. Là dessus il proposa qu’il fallait affaiblir cette faction, et pour cette raison suscita des accusateurs aux plus éminents d’entre les amis de Germanicus, leur fit faire leur procès par le sénat : de sorte qu’il y en eut qui pour prévenir la rigueur de l’arrêt, se tuèrent eux-mêmes dans leurs maisons.

Cependant Tacfarinas continuait ses brigandages au milieu de l’Afrique, où il fut heureusement attaqué et défait par Dolabella, proconsul de cette province. Blesus appuyé de la faveur de Séjan, y avait été envoyé devant lui, et y avait fait quelques exploits contre ce barbare : mais et lui et ses devanciers s’étaient contentez de quelques légers combats, qu’ils croyaient suffire pour leur faire obtenir à Rome les ornements d’un triomphe, et n’avaient point voulu pousser plus avant leurs victoires ; de sorte qu’on voyait à Rome, trois statues triomphales érigées à l’honneur de ceux qui avaient eu la charge de cette guerre, et cependant ce brigand ne laissait pas de ravager encore l’Afrique, et de faire des courses continuelles sur toutes les terres de l’empire. Dolabella ayant avis de ses entreprises, marcha contre lui, le surprit, tailla son armée en pièces, commanda aux siens de laisser tout autre soin pour poursuivre Tacfarinas, et pour couper par sa mort toutes les racines de la guerre, que cet insolent africain avait entretenue et renouvelée depuis un si longtemps au grand opprobre de l’empire. Tacfarinas fit preuve de sa valeur en ce combat, et y voyant son armée défaite et son fils vaincu, se jeta dans les ennemis, et pour éviter une honteuse captivité par une glorieuse mort, leur vendit chèrement sa vie. Il semblait que Dolabella méritait tout l’honneur de l’achèvement de cette guerre ; mais Tibère favorisant Blesus à cause de Séjan, lui refusa les marques triomphales, de peur que cette faveur n’effaçât la gloire de Blesus. Toutefois cette injustice n’accrut point la gloire de Blesus, et rendit celle de Dolabella plus éclatante, d’autant qu’avec une plus faible armée que celle qu’avait commandé Blesus, il avait taillé en pièces toutes les troupes de Tacfarinas ; avait pris un grand nombre de prisonniers de marque, et avait encore laissé sur la place le chef et l’auteur de tout ce mouvement. Cette guerre étrangère étant achevée, les esclaves en pensèrent allumer une autre au milieu de l’Italie, mais elle fut aussitôt éteinte par une insigne aventure. Les levées se faisaient auprès du port de Brindes, et tout était déjà en armes. De fortune il arriva trois navires de ceux qu’on tenait sur cette mer, pour assurer la navigation des marchands contre les courses des pirates.

Celui qui commandait en ces quartiers-là, prenant ces vaisseaux dissipa toute cette canaille, dont les principaux furent envoyés prisonniers à Rome pour être punis de leur insolence. En ce même temps Rome vit un spectacle plein d’horreur et d’effroi, qui fit frémir tous les gens de bien : car il se trouva un fils vrai opprobre de la nature, qui se rendit accusateur de son propre père, lui imposant qu’il avait conspiré contre la vie du prince. Le père réclamant la justice des dieux et des hommes, imprima si bien les marques de son innocence dans les coeurs du peuple, que cet infâme parricide fut contraint d’abandonner la ville et de s’enfuir à Ravenne, d’où néanmoins il fut rappelé pour poursuivre son accusation, qui mit en un extrême danger les plus grands personnages de Rome, mêmes les meilleurs amis de Tibère. Mais l’innocence fut si forte, que tout le malheur tomba sur le pauvre Vibius Serenus qui était l’accusé, que Tibère se contenta de confiner en l’île d’Amorge, comme avouant par la douceur de la peine que le crime n’était pas avéré. Cependant les supplices croissaient toujours sous prétexte d’assurer la personne et la dignité du prince : un historien même pour fuir la persécution, fut contraint de se faire mourir, à cause qu’il avait loué et appelé Brutus et Cassius, les derniers des Romains. En ces entrefaites les espagnols voulurent bâtir un superbe temple à Tibère, qui sur la prière qui lui en fut faite de le permettre, en eut tant de honte qu’il rejeta ce sacrilège, et méprisa une si monstrueuse flatterie. Cependant Séjan voyant que la fortune lui était si favorable, et que Tibère ne lui refusait rien, entreprit d’étendre sa puissance ; et son effronterie monta à un tel comble, qu’après avoir souillé le lit de Drusus d’un horrible adultère, il demanda sa veuve en mariage. Tibère qui voyait bien la conséquence d’une si puissante alliance, colorée d’une feinte piété à l’endroit du prince, en la maison duquel il disait se vouloir insinuer, non pour accroître sa puissance, mais pour trouver un appui à sa famille,  lui donna de bonnes paroles en apparence : mais en effet rejeta sa prière, lui remontrant que les autres honneurs qu’il recevait des premiers de l’empire, lui acquerraient assez d’envie, sans donner cette nouvelle jalousie au sang de Germanicus. Ce refus mit en peine Séjan, qui appréhenda que Tibère n’eut changé de volonté en son endroit, et toutefois il ne savait comme se mettre à couvert de l’orage, vu que s’il chassait de chez lui les compagnies dont il semblait que Tibère avait de l’ombrage, il diminuait son autorité, et s’il en souffrait l’abord, il s’exposait aux calomnies. En cette appréhension pour se rendre maître absolu de Rome, et pour s’arracher ces épines de l’âme, il se résolut de lui persuader de s’aller pour mener aux champs, s’assurant que les voluptés effémineraient tellement sa vieillesse, qu’il serait bien aise de passer doucement son temps, et de lui remettre le soin des plus sérieuses affaires de l’empire. Il mania si dextrement son esprit, qu’enfin il vint à chef de ce dessein. Durant toutes ces pratiques, la Thrace prit les armes pour maintenir sa liberté ; mais Popeus Sabinus y apporta un tel ordre qu’il en mérita les ornements du triomphe, pour avoir vaincu et dompté ces barbares en diverses rencontres.

Mais pour revenir à Rome, on y achemina la ruine d’Agrippine par les supplices de ses plus proches parents. Sa cousine Claudia Pulchra y fut opprimée, sans que les prières ou les reproches qu’elle fit à Tibère la pussent sauver. Au contraire s’étant donnée la liberté de lui reprocher, qu’il offrait des victimes à Auguste durant qu’il exterminait sa postérité, il s’en sentit tellement outragé, qu’il lui repartit sur le champ, qu’elle était furieuse parce qu’elle ne régnait pas. Étant tombée malade, et Tibère l’étant allé voir, elle le conjura avec de chaudes larmes, de prendre pitié de son veuvage, de lui donner un appuy pour ses enfants, et une consolation de sa misère, lui demandant un mari. Lui qui connaissait le courage de cette princesse, et qui savait où tendait cette demande, ne lui répondit rien là dessus, mais couvrit son soupçon et sa crainte par son silence. Séjan acheva de la perdre par un étrange artifice. Il lui fit donner avis par des gens qui feignaient de l’aimer, d’être en souci de sa vie, que Tibère la voulait faire empoisonner, et qu’elle prit garde à ce qui viendrait de sa main, et cependant avertit Tibère de la défiance qu’elle avait de lui. Comme elle se trouva à la table, elle n’osa ni toucher ni manger de ce qui fut servi devant elle. Tibère s’en apercevant, lui présenta du fruit qu’elle prit, mais n’en goûta pas seulement, dont il entra en tel dépit, que se tournant vers Livia, il lui dit, qu’il ne fallait point s’émerveiller s’il se montrait sévère à l’endroit de celle qui le tenait pour un empoisonneur. Et depuis tout le monde crut qu’il était résolu de la faire mourir. Cependant, soit qu’il craignit les yeux du sénat, tant à raison des défauts de son esprit, qu’à cause de la difformité de son corps ; soit qu’il ne put plus endurer les continuelles reproches que lui faisait incessamment sa mère, d’avoir procuré l’empire à un ingrat et à un méchant ; soit que Séjan l’eut préparé à ce changement, il prit résolution de quitter la ville, et après mille et mille remises, enfin s’achemina vers la Campanie, où il ne voulut être suivi que de peu de personnes, entre autres de Séjan qui conduisait toute cette trame.

Ceux qui se mêlaient de prédire les choses futures, publièrent par tout que l’aspect des astres sous lequel il était sorti, le menaçait d’une prompte mort, et lui ôtait toute espérance de retourner jamais dans Rome. Ce dernier se trouva vrai, et peu s’en fallut que le premier n’arrivât aussi : car Tibère depuis cette sortie ne r’entra jamais à Rome, et aussitôt qu’il en fut sorti, il fut presque accablé sous les ruines d’une galerie où il soupait avec ses amis, et n’eut été que Séjan soutint le fais de la voûte qui tomba sur lui, il était indubitablement accablé sous les ruines. Ce danger où se mit Séjan pour lui sauver la vie, fit qu’il prit une dernière créance en lui, et qu’il lui confia toute sa fortune. Séjan donc se voyant assez puissant pour ruiner ceux qui mettaient quelque sorte d’obstacle à la grandeur qu’il s’était projeté, attaqua les enfants de Germanicus, accusa l’aîné d’avoir attenté à l’état, et d’avoir conjuré contre le prince, suborna même son frère Drusus, et l’anima contre lui par les vaines espérances qu’il lui donna, que la succession le regardait après que cet aîné serait ôté du monde. Mais certes il n’était pas plus affectionné à l’un qu’à l’autre de ses deux frères.

Tibère montra de grands signes de son courroux à Néron, mais sa mort fut encore différée et remise à un autre temps. Durant toutes ces fureurs il arriva de grands accidents, l’un à Fidènes, et l’autre à Rome. Celui de Fidènes arriva de cette façon : il s’était trouvé un nombre incroyable de peuple, pour assister à des jeux qui s’y célébraient ; mais de malheur, le théâtre où tout ce grand monde était assis pour contempler les spectacles, n’avait d’assez fermes fondements de sa maçonnerie, ni sa charpenterie n’était assez puissamment liée ; de sorte qu’étant chargé de cette grande multitude, il n’en pût supporter le fait ; mais fondant en ruine, accabla ou estropia jusqu’à cinquante mille personnes de toutes conditions.

Celui de Rome fut, que le quartier du Mont Celien fut entièrement désolé par un violent embrasement. Tout cela fut pris à mauvais augure, et le monde ne cessait de crier que l’empereur s’était absenté de la ville par un pernicieux conseil, et sous de mauvais auspices. Pour adoucir les plaintes, et pour réprimer les bruits, il distribua de l’argent à l’égard de la perte que les particuliers avaient reçue. Et lui cependant après avoir dédié dedans Nole un temple à Auguste, s’alla retirer, ou pour mieux dire, s’alla cacher dans le fonds de la petite île de Caprée, dont il fit le sérail de ses impudicités, sans toutefois y rien oublier de ses premières violences ; on crut qu’il avait choisi cette retraite tant à raison de la beauté de la contrée, qu’à cause de la commodité de l’île, qui sembla propre à cet esprit défiant, pour se mettre à couvert des entreprises qu’on pouvait faire contre sa personne : car c’était une île où il n’y avait ni port ni havre, où les grands navires pussent aborder ; seulement y avait-il un lieu pour y recevoir les frégates et les moindres vaisseaux, qui même ne pouvaient se présenter sur cette mer sans être découverts par la sentinelle qu’il tenait dans les rochers. Au reste, l’air y était doux en hiver, à cause qu’elle était couverte d’une montagne qui rompait la violence de la bise, et empêchait le passage aux mauvais vents : en été les chaleurs n’y étaient non plus excessives, d’autant que les zéphyrs en tempéraient l’ardeur. La vue en était extrêmement agréable, d’autant que la mer y faisait plusieurs bras, et y montrait un beau golfe, où l’on ne voyait s’élever que bien peu d’orages. Depuis que Tibère se fut à bon escient confiné dans cette solitude, l’oisiveté se rendit tellement maîtresse de ses sens, qu’il en oublia tout le soin des affaires ; de manière qu’il ne remplissait les charges vacantes dans les armées, ni ne se souciait de changer les gouverneurs des provinces, même contre la coutume il laissa quelques années l’Espagne et la Syrie sans gouverneurs consulaires. Il n’eut point aussi de honte de souffrir que les Parthes occupassent l’Arménie, que les daces et les Sarmates se rendissent maîtres de la Mœsie, que les Allemands ravageassent les gaules, et que les frisons, peuples auparavant inconnus et sans nom, s’acquissent la gloire d’avoir secoué le joug de l’empire, après avoir massacré les officiers, et taillé en pièces les légions romaines ; de sorte qu’outre l’infamie il laissa l’état en une extrême danger d’être ruiné.

Au reste n’étant plus éclairé de la lumière de Rome, il commença à faire paraître ouvertement toutes les mauvaises inclinations qu’il avait si longtemps dissimulées et cachées aux yeux de ceux qu’il croyait épier ses actions. Si j’écrivais par le menu les monstrueuses voluptés, dont ce bouc abominable se souilla en ce désert de Caprée, le papier en rougirait de honte. Si la patience de Dieu n’eut été extrême, il l’eut brûlé du feu du ciel parmi ces rochers. Il y avait dressé un infâme sérail de filles et de garçons, prostituez à toutes sortes d’ordures. Il y entretenait un nombre d’exécrables personnes qui lui suggéraient encore de nouvelles saletés. Les cabinets étaient parez des plus lascives peintures qu’on se pouvait imaginer. Et ce monstre faisant toutes sortes d’outrages à la nature, paissait ses yeux de ces dissolus spectacles, afin qu’ils servissent à enflammer et à fortifier l’impuissance de sa vieillesse. Il fit aussi bâtir des grottes dans les bois, pour y servir à toute sorte d’impudicité. Le reste est si horrible, qu’il surpasse toute créance, et croit qu’il est bien meilleur de le taire que de le publier.

Cependant les cruautés et les massacres des bons citoyens continuaient à Rome, où quelques sénateurs sachant qu’ils ne pouvaient arriver aux grands honneurs de la ville que par la faveur de Séjan, et que la faveur de Séjan ne pouvait s’acquérir que par la voie des crimes, s’avisèrent à son instance de dresser une honteuse partie à Titius Sabinus, le plus fidèle des amis de Germanicus, afin de le surprendre et de le perdre. Un des amis de Sabinus nommé Latinus, qui conduisait cette trame, ayant caché trois sénateurs au faite de sa maison, d’où ils pouvaient ouïr ce qui se disait en la haute chambre, y attira ce pauvre Sabinus qui s’ouvrit franchement à lui, et lui dit tout ce qu’il pensait du gouvernement de la cour. Il fut aussitôt déféré à Tibère, auquel ces sénateurs allèrent eux-mêmes faire le rapport de ce dont ils devaient rougir de honte. À même temps il commanda au sénat d’assurer sa vie, en faisant une sévère justice de ceux qui entreprenaient contre son repos. Jamais Rome ne se vit si triste ni si étonnée qu’elle se vit alors. Personne n’osait plus ouvrir la bouche pour parler, chacun y fuyait l’abord et la compagnie aussi bien des amis que des ennemis ; on prenait garde aux choses muettes et inanimées, au toit et aux murailles des maisons, de peur qu’elles ne couvrissent quelque traître. Ainsi Sabinus fut étranglé en la prison, et immolé comme une victime à la fureur de Séjan. Ce fut au commencement d’une année, qui vit bien en sa suite d’autres spectacles de l’inhumanité de Tibère. Le peu de conte qu’il fit d’honorer la mémoire de sa mère, qui lui avait procuré l’empire, pourrait être mis en ce rang, si les moindres crimes ne tenaient lieu de vertu parmi les horreurs de sa vie. La mort de cette grande princesse, veuve d’Auguste, et mère de Tibère, sur qui elle avait toujours retenu un grand pouvoir, apporta un dernier malheur aux affaires, d’autant que durant sa vie elle servait comme d’asile contre la fureur du temps, parce que Séjan n’osait combattre son crédit, à cause du rang qu’elle tenait : mais aussitôt qu’elle eut les yeux fermez, la rage de ce méchant n’eut plus de frein : c’est pourquoi on vit aussitôt des lettres écrites au sénat, contre Agrippine et contre son fils Néron. Cette hardiesse effraya les plus ardents flatteurs de Tibère, qui furent d’avis qu’on ne devait point précipiter la ruine de deux personnes de cette qualité ; mais qu’il fallait donner du temps à ce vieillard pour se rétracter d’un si farouche commandement. Séjan trouva cette remise d’autant plus mauvaise, que comme on délibérait de la vie d’Agrippine et de Néron, le peuple prit leurs images, et s’en alla environner le sénat, et se mit à crier, que c’étaient des lettres obtenues par surprise ; qu’il n’y avait nulle apparence que Tibère voulût détruire son sang, et partant qu’on ne traitât pas si cruellement la maison du prince. Il se plaignit donc de cette audace du peuple, disant, qu’il avait foulé aux pieds le respect qui était dû à l’empereur : qu’il avait méprisé sa juste douleur, et qu’il ne lui restait plus qu’à prendre les armes sous la conduite de ceux qui voulaient ruiner son autorité. Tibère fortifia ses plaintes, les appuyant des siennes, mais pour lors on ne passa point à davantage de sévérité. Au reste l’autorité de Séjan allait toujours croissant dans la ville, où il était révéré comme l’âme et comme l’oracle de l’empire. Entre les autres flatteries dont on honora cette idole de cour, il fut arrêté par le sénat qu’on célébrerait le jour de sa naissance, et qu’on en ferait la fête à Rome. Les statues et les images qui lui furent dressées par toutes sortes de personnes, ne se peuvent compter, et le nombre en surmonte toute créance ; et même on lui immola des hosties comme à un dieu. Quand on envoyait des ambassadeurs vers Tibère, Séjan avait part à cet honneur, et on lui en envoyait de particuliers : on les mettait ensemble aux prières publiques, et on jurait conjointement par leurs fortunes. Mais depuis qu’il eut quitté le séjour de Caprée, et que l’empereur l’eut renvoyé à Rome pour prendre le soin de toutes ses affaires tant de la ville que du reste de l’empire, cette grande puissance peu à peu devint formidable, mêmes à Tibère. Les gardes du prince étaient à sa dévotion. Des sénateurs, les uns lui devaient leur avancement, il entretenait les autres d’espérances, il retenait les autres par crainte : tous ceux que Tibère employait étaient de ses amis, et lui servaient d’espions auprès de lui, jusqu’à lui communiquer toutes ses lettres. Ces considérations firent que Tibère, prince artificieux et rusé sur tous les hommes du monde, voyant qu’il ne le pouvait pas aisément ruiner par la force, prit un autre chemin pour renverser sa fortune. Il lui témoigna plus d’amour et de faveur que jamais, et le nomma son collègue au consulat, l’appela son Séjan, et le compagnon de ses soucis, souffrit que les Romains lui dressassent de nouveaux autels, et de nouvelles images faites d’or, comme les siennes, endura qu’on le peignît dans un même tableau avec lui ; qu’on lui dédiât un chariot d’or qu’on roulait avec le sien sur le théâtre ; et pour comble de gloire, permit qu’on leur prolongeât conjointement le consulat pour cinq ans.

Parmi cela, il y avait toujours quelque grand personnage exécuté, sous couleur qu’il avait machiné contre le prince, qui était alors l’écueil contre lequel tous les innocents faisaient naufrage. D’ailleurs Séjan aveuglé de la fortune, et enflé de l’excessive puissance que Tibère lui donnait pour le ruiner, commença à mépriser son maître, se porta pour l’empereur, et appela Tibère gouverneur de l’île de Caprée. Sa maison ne désemplissait point de gens qui lui allaient faire la cour : on se tenait à sa porte pour y entrer, et chacun désirait de le saluer le premier afin d’en être vu de meilleur oeil. Cependant il eut de grands présages de sa ruine ; mais lui ni ses flatteurs ne prenaient garde à l’avenir, se contentant de jouir de la fortune présente, dont la splendeur leur éblouissait les yeux. Et certes si quelque ange du ciel, ou quelqu’un des oracles de Rome, eut prédit à ce peuple que cette prodigieuse fortune devait être bientôt renversée, peu de personnes eussent ajouté foi à ses paroles. La flatterie n’avait donc plus de limites, on l’associa, non plus au consulat, mais à l’administration souveraine de l’empire avec Tibère, qui en prit un tel ombrage, qu’il se résolut d’employer toute son industrie pour le ruiner, sans plus user de remise. Laissant donc les voies ouvertes, il se servit de divers artifices pour sonder les volontés du sénat et du peuple. Tantôt il écrivait des lettres, où il se plaignait qu’il n’avait de santé que pour ne mourir pas tout à fait, mais que du reste il se portait fort mal. Tantôt il en écrivait d’autres, où il assurait qu’il était remis en une meilleure santé ; qu’il sentait sa vigueur renaître, et que jamais il ne s’était mieux porté, afin que sur les divers bruits qui couraient de sa vie, ou de sa mort, il pût juger des affections des Romains ; avec le même artifice il exaltait quelquefois Séjan, et quelquefois il le déprimait, et avançait quelques-uns de ses amis, mais rebutait les autres. Ces nouvelles façons de procéder étonnèrent Séjan, et le firent balancer entre la crainte de déchoir, et la vanité de maintenir sa grandeur. Aussi son crédit mourait déjà, non seulement en l’espérance de Tibère, mais même dans les esprits des plus gens de bien de Rome, qui étaient bien aises de voir abattre l’orgueil de ce favori. Toutefois la vanité et l’inconstance de Tibère faisait que personne n’osait se déclarer ouvertement. Le plus grand ombrage que prit Séjan, vint de l’honneur que fit Tibère à Caïus Caligula, fils de Germanicus, qu’il sembla destiner pour son successeur à l’empire, en lui commandant de demeurer à Rome, et de l’y attendre, et que dans peu de jours il s’y rendrait. Car le peuple fit une telle démonstration de joie, de voir ce rayon de faveur luire sur la maison de Germanicus, que Séjan connut bien qu’à peine recevrait-il un autre maître qu’un prince de cette illustre race. Et puis il voyait tous les jours ses ennemis avancés, ses honneurs retranchés, son crédit affaibli, son autorité ravalée, et tout ce qu’il faisait pris en assez mauvaise part de son maître. Tibère ayant ainsi abaissé sa puissance, fit semblant de la vouloir relever, répandit un bruit qu’il le voulait faire tribun du peuple, et prenant Macron qu’il avait secrètement créé colonel de ses gardes, et pleinement instruit de ses volontés, le dépêcha vers le sénat, avec des lettres qu’il lui commanda de dire être écrites en faveur de Séjan, quoi que ce fut l’arrêt de sa mort. Macron ayant parlé confidemment à un des consuls ennemi de Séjan, s’assura des forces qui lui étaient nécessaires pour exécuter le commandement qu’il avait du prince. Et de ce pas s’en alla au sénat pour bailler ses lettres qui étaient écrites avec un tel artifice, et mêlées de tant de choses, qu’elles laissèrent diverses impressions dans les âmes de ceux auxquels la lecture en fut faite.

Jusqu’à la fin elles ne contenaient rien de trop aigre contre Séjan, mais seulement quelques légères plaintes, et puis parlaient d’autre chose. La clôture était un exprès commandement de faire mourir deux des amis de ce favori, et de l’arrêter prisonnier. Comme ces dernières paroles furent prononcées, les sénateurs étonnés commencèrent à se regarder les uns les autres par admiration, et ceux qui se trouvèrent auprès de lui se levèrent, comme s’ils eussent appréhendé la contagion de sa mauvaise fortune : d’ailleurs les tribuns et les centeniers l’environnèrent, de peur que se jetant parmi les gardes, il n’excitât quelque tumulte dans la ville. Le consul qui ne lui était point favorable, l’appela, mais il se trouva si étonné, qu’il ne se leva pas seulement pour lui répondre. Le consul le pressa encore une et deux fois, et lui tendant la main, lui dit, Séjan n’êtes-vous pas ici ? Est-ce donc moi, lui repartit-il, que vous appelez ? Comme il se fut levé, et qu’on eut vu quelle était enfin la volonté du prince, tout ce monde d’une commune voix commença à le maudire ; les uns se souvenant des outrages qu’il leur avait faits, les autres se représentant les terreurs qu’il leur avait données ; les autres voulant témoigner qu’ils renonçaient à son amitié, et les autres se réjouissant du renversement de sa fortune. Le consul n’ayant pris que la voix d’un seul sénateur, qui le condamna, l’envoya aussitôt dans la prison, où il fut conduit par les magistrats assistez d’un bon nombre de soldats et de leurs capitaines. Jamais l’empire Romain ne vit un plus prodigieux changement, ni une plus éclatante image de la vanité du monde, et de l’inconstance de la cour. Ceux qui deux heures auparavant tenaient à grand honneur de l’accompagner dans le sénat, et de l’appeler leur maître, le traînèrent dans les prisons, et le traitèrent comme un misérable esclave, abandonné aux bourreaux ; ils chargèrent de liens celui qu’ils avaient honoré de couronnes, ils traînèrent au supplice celui à qui ils avaient décerné des honneurs divins ; ils arrachèrent le voile dont se couvrait le visage, pour adoucir sa honte, celui qu’ils avaient jugé digne des plus superbes ornements des triomphes. Le peuple courant en foule pour voir ce spectacle, lui reprocha sa tyrannie, se moqua de sa vanité, détesta sa vie, maudit ses conseils, et se mit à crier qu’il n’y avait sorte de supplice qui pût expier l’horreur de ses crimes. La mère lui demandait ses enfants, la femme son mari, le fils son père, les soeurs leurs frères et leurs autres parents, qui comme misérables victimes avaient été immolées à sa fureur. La commune courut à ses statues et à ses images, les renversa, les brisa et les traîna par les boues, comme si c’eut été à lui-même qu’elle eut fait cet outrage : de sorte qu’il vit devant ses yeux de tristes présages de ce qu’on lui allait faire souffrir. Sans autre remise, le sénat s’assembla dans le temple de Concorde, et voyant d’un côté que les soldats des gardes dont on se défiait, ne faisaient nulle démonstration de le vouloir sauver, et de l’autre que tout le peuple était animé à sa ruine, le condamna à perdre la tête, ce qu’étant exécuté, la commune prit son corps qu’on avait fait porter à la voirie, le traîna durant trois jours par les rues de la ville, et après lui avoir fait souffrir toutes sortes d’opprobres, le jeta dans le Tibre, sans que ces indignités pussent encore assouvir sa haine, ni apaiser sa rage. La tempête alla donc fondre sur les parents et sur les amis de Séjan, dans les maisons desquels on fit mille horribles massacres. On voyait les corps étendus sur la place, et le sang ondoyer par les rues. Les innocents, comme il arrive toujours parmi les fureurs populaires, furent égorgés avec les coupables ; tellement que tout était plein d’horreur et de carnage. Cette violence fut tragique, mais il n’y eut rien de si détestable que l’outrage fait à la fille de Séjan, que le bourreau viola devant que de l’étrangler. Ses autres enfants ne furent pas plus humainement traitez. Leur misérable mère Apicata trouva seule son salut dans son divorce, d’autant que Séjan l’ayant répudiée longtemps auparavant son désastre, elle n’était point comprise entre ses complices ; mais voyant le malheur de ses enfants, elle se résolut de sortir du monde, et après avoir envoyé un mémoire à Tibère, où était contenu le secret de la mort de Drusus, elle se fit volontairement mourir. Tibère apprit par ce mémoire, que son fils Drusus avait été empoisonné par les pratiques de son favori. Mais pour revenir à l’infortune de Séjan, jusqu’à ce que Tibère eut la nouvelle assurée de cette mort, son esprit se trouva en d’étranges inquiétudes.

Même en l’incertitude du succès, il avait fait provision de forces frégates, et de forces légers vaisseaux pour s’enfuir au bout de l’empire, si Séjan se trouvait le plus fort et le plus puissant dans la ville. Comme il sut au vrai tout l’ordre qui avait été tenu en cette exécution, il ne pût dissimuler son contentement, mais fit paraître sa joie parmi les applaudissements des sénateurs, et des autres personnes de qualité qui le venaient trouver à Caprée pour lui donner une si agréable nouvelle ; il leur témoigna le sentiment qu’il avait de ce service, qu’il avouait franchement avoir assuré sa vie et son corps. Incontinent les parents et les alliés de Séjan furent laissés en proie à la fureur de leurs ennemis. Ceux qui lui avaient fait décerner des honneurs extraordinaires, et qui l’avaient honteusement flatté durant le cours de sa bonne fortune, furent recherchez, et enfin condamnés de la même sorte qu’ils en avaient fait condamner d’autres pour complaire à ce Mignon. Quelque innocente que fut une personne, c’était assez de crime pour la faire mourir, de dire que c’était un des parents, ou un des amis du malheureux. Il n’y en avait point de plus ardents à forger de ces accusations, que ceux qui avaient le plus ambitieusement recherché son amitié, d’autant que pour laver cette tache, ils déféraient les autres : mais plusieurs de ceux-là jugés coupables par la voix publique, se perdirent en voulant ruiner leurs compagnons. La forme de cette recherche était furieuse, vu qu’on emplissait les prisons de sénateurs, de chevaliers, et de toutes sortes de personnes illustres, et sans sortir de là on les exécutait, ou bien on les allait précipiter du haut de la roche Tarpéienne, puis on exposait les corps sur la place, et enfin on les jetait dans le Tibre. D’entre ceux qui furent accusés, il y en eut qui montrèrent un grand courage au milieu du danger, et qui se défendirent avec une constance qui étonna leurs ennemis. Un Terentius entre autres se présenta pour soutenir son innocence, et parla en ces termes au milieu du sénat : peut-être serait-il plus expédient pour sauver ma fortune, de nier le fait dont on m’accuse, (...). Les autres amis de Séjan furent traités avec bien plus de rigueur, et s’en trouva peu qui échappassent la fureur du prince et du peuple.

La crainte des bourreaux fit que plusieurs eurent recours à une mort volontaire et précipitée. Les maris et les femmes, les pères et les enfants, les frères et les soeurs, étaient enveloppez en un même malheur, et voir mourir une personne illustre de mort naturelle, était un prodige à Rome. Il s’en trouva qui pressés de ce désespoir, se tuèrent eux-mêmes avec les chaînes dont ils étaient chargés. Un des accusés durant qu’on décernait de sa vie, prit le poison qu’il avait caché sous sa robe, et l’avala au milieu du sénat, dont il fut retiré demi mort afin d’être achevé par le bourreau. Tibère acharné et comme irrité par les supplices, croyant que ces exécutions étaient trop lentes ; commanda que tout à la fois on fît mourir tous ceux qui se trouveraient dans les prisons accusez d’avoir eu amitié ou alliance avec Séjan. On vit sur le pavé un prodigieux carnage de personnes de tout sexe, de tout âge, et de toutes conditions, de nobles et d’autres, dont les corps étaient misérablement espars çà et là, ou entassez les uns sur les autres. Il n’était pas permis à leurs parents ou à leurs amis de les assister, de les pleurer, ou mêmes de les aller voir. Il y avait des gardes qui remarquaient leur contenance et leur deuil, et qui gardaient ces charognes jusqu’à ce qu’on les vint prendre pour les traîner dans le Tibre. On les voyait nager sur l’eau, et quoi que le flot les rejetât sur la rive, il n’était permis à personne de les recueillir pour les brûler. Ainsi il semblait que le commerce de la vie humaine fut aboli par la terreur des supplices : de sorte que parmi les horreurs de la cruauté qui allaient croissant, la pitié diminuait, et les regrets étaient interdits en cet excès de douleur. Voila comme étaient traitez ceux qui avaient eu quelque part à la faveur de Séjan.

Ce qu’il y eut de plus déplorable, ce fut la persécution de ceux à qui Séjan durant sa vie avait toujours fait une cruelle guerre c’est à savoir, Agrippine femme de Germanicus, et de ses enfants. Cette misérable princesse voyant la tyrannie de Séjan abattue, avait commencé à respirer, et à prendre de meilleures espérances, se figurant qu’il était seul auteur des indignités qu’elle avait souffertes. Mais s’apercevant que le coeur de Tibère ne s’amollissait point, et qu’au contraire sa misère allait croissant, elle se résolut de finir son affliction par une mort volontaire, qu’elle se procura en s’abstenant du tout de manger. Le bruit vola par tout qu’elle ne s’y était pas résolue : mais que Tibère l’ayant fait enfermer, défendit de lui porter à manger, afin que mourant de cette sorte, il pût faire croire qu’elle s’était elle-même détruite. La mort de ses deux enfants, Néron et Drusus, l’avait mise au désespoir : Néron confiné en l’île de Pontie, avait été fait mourir de faim, si ce n’est qu’on ajoute foi à ceux qui disent, que le bourreau lui ayant montré les instruments de la mort, comme étant envoyé du sénat pour l’exécuter, il se défit lui-même. Quant à Drusus, il mourut véritablement de faim dans le palais de l’empereur, où pressé de la rage et du désespoir, à cause qu’on ne lui fournissait nulle sorte de vivres, il fut contraint (quelle misère à un tel prince !) de manger la bourre de ses matelas. Leur malheur vint de la jalousie de Tibère, qui se fâcha de ce qu’au commencement d’une année ils avaient été nommés avec lui aux prières publiques. Sa cruauté fut si grande en leur endroit, qu’après leur mort il ne voulut pas permettre que leurs cendres fussent mises dans le sépulcre d’Auguste. Il ne fut pas plus pitoyable à l’endroit de leur mère Agrippine, à laquelle pareillement il refusa cet honneur, ajoutant que c’était encore beaucoup de faveur, qu’il ne l’eut pas fait étrangler et puis jeter son corps à la voirie ; dont même il voulut que le sénat le remerciât par une ordonnance publique. Il tâcha de souiller sa mémoire de honteuses reproches ; mais cette pensée demeura gravée même dans le coeur de ses ennemis, qu’Agrippine dans un corps de princesse, avait porté un courage de prince ; que l’empire Romain n’avait jamais vu femme si exempte des passions de son sexe que ce rejeton d’Auguste. Caïus Caligula par le courroux de Dieu, qui voulut punir l’orgueil des Romains, se sauva de ce naufrage, et fut réservé pour achever de déshonorer l’empire. Ce dénaturé prince ayant quelque temps auparavant épousé la fille de Silanus, s’était retiré dans Caprée auprès de Tibère pour être complice de ses abominations. Il avait vu d’un oeil sec la disgrâce de sa mère, et l’exil de ses frères : mais il ne fut pas plus sensible à la misère de leur mort. Il n’avait autre désir que de plaire à Tibère, dont il épiait la succession. Ses paroles, ses habits et ses actions s’accommodaient aux humeurs de ce tigre, et pour le tromper il couvrait une ardente ambition d’une feinte complaisance, qu’il faisait passer pour une véritable modestie. C’est pourquoi depuis qu’il fut venu à l’empire, où il se déborda en toutes sortes de vices, on dit de lui que jamais il n’y avait eu ni meilleur serviteur, ni plus méchant maître. Nous dirons en son lieu le jugement que fit de lui Tibère. Mais pour reprendre les malheurs de la ville, la cruauté passa si avant, que les meilleurs amis de Tibère voyant que ni les larmes publiques, ni les gémissements des particuliers, ni l’horreur des carnages, ni la longueur du temps, ne pouvaient adoucir cette bête sauvage, flétrirent son règne de ce dernier opprobre, que l’horreur de ses déportements leur rendit la vie odieuse, et leur fit chercher leur repos dans la mort. Il fit ce qu’il pût pour arracher ce désespoir de l’âme de Coccejus Nerva, le plus fidèle ami qu’il eut, et l’un des plus savants hommes de son siècle ; mais ses persuasions ne furent pas assez puissantes pour l’empêcher de se laisser mourir, lors qu’il jugea qu’un homme de bien ne devait plus désirer de vivre. Aussi certes la faveur de Tibère n’avait plus de bornes, vu que parmi les massacres des sénateurs, des chevaliers, et de tous les plus illustres personnages de Rome, le nom de Roi ne pût exempter Tigranes du supplice dont on exterminait les citoyens.

Si les merveilles d’Égypte ont leur place en l’histoire romaine, ont dit que cette année-là sous le consulat de Paulus Fabius, et L Vitellius, on vit en cette province un phénix qui servit de sujet à de belles disputes, que firent sur la nature de cet oiseau les plus savants hommes de ce siècle-là : parmi les Parthes il y eut de grands mouvements, à cause de l’orgueil et des cruautés de leur Roi Artabanus, qui depuis la mort de Germanicus avait commis de grandes lâchetés contre l’empire Romain, et fait beaucoup de mal à ses propres sujets. Ces barbares envoyèrent demander un autre Roi à Tibère, qui leur donna le jeune Phraatès, nourri dans Rome aussi bien que son père. Mais ce jeune prince ayant changé de façon de vivre, et ayant repris au boire et au manger la licence des Parthes, qu’il avait laissée à Rome, n’eut loisir que de passer l’Euphrate, et de voir la Syrie où il mourut de ses débauches. Tibère qui ne désirait rien si ardemment que de jeter des divisions civiles dans les royaumes étrangers, afin de n’être point obligé d’y envoyer des armées, ne rompit pas pour cela son dessein, mais leur nomma en sa place Tiridate, et envoya à même temps en Arménie Mithridate, et donna charge à Vitellius gouverneur de la Syrie, de les secourir tous deux contre le Roi des Parthes, qui de son côté méprisait la vieillesse de Tibère, comme impuissant aux fonctions de la guerre.

On dit même qu’il lui écrivit des lettres pleines d’outrages, par lesquelles il lui reprochait ses parricides, ses cruautés, sa lâcheté, et ses paillardises, et lui conseillait de se faire mourir d’une volontaire mort, pour satisfaire au désir et à la haine de ses sujets. La fin fut, qu’Artabanus, qui se vantait de vouloir reprendre sur les Romains tout ce qu’avaient possédé Cyrus et Alexandre, se vit dépouiller de tout son état, et réduit à se jeter entre les bras des scythes, et demeurer longtemps comme une personne privée au milieu de l’Hyrcanie : mais le mauvais ordre que mit Tiridate à ses affaires, et le peu de satisfaction qu’il donna aux Parthes, avec la perfidie de ceux mêmes qui l’avaient appelé, donnèrent occasion à Attabanus de rentrer en sa première fortune, sans que Tiridate eut le courage de défendre une si glorieuse conquête. En ce même temps Rome fit de grandes pertes par le feu : mais Tibère tira de la gloire de cet embrasement, d’autant qu’avec une grande magnificence il distribua beaucoup d’or et d’argent pour récompenser ceux qui avaient reçu quelque dommage en ce malheur. Toutefois c’eut été chose bien plus glorieuse pour lui, s’il eut éteint le feu de la persécution qu’il avait allumé contre ses citoyens, qui ne pouvaient plus respirer sous l’excès de sa tyrannie.

On avait cru que Séjan était auteur de tous les maux qu’il faisait ; mais l’obstination qu’il montra après sa mort à ruiner le sénat et la ville, fit bien voir que la cruauté procédait de son farouche esprit. Elle passa si avant qu’on ne trouva plus d’hommes consulaires pour les envoyer dans les provinces, comme c’était la coutume. Il est bien vrai qu’après la mort de Séjan, Macron qui avait succédé en sa charge, voulut aussi succéder à ses pernicieux conseils, et seconder le mauvais courage de son maître. Ce Macron donc non moins violent que Séjan, ruina une infinité de personnes par ses calomnies. Il couchait sur le roole des condamnés ceux qu’il lui plaisait, d’autant que c’était lui qui tenait le registre du prince. Et même on l’accusa d’avoir supposé beaucoup de faux commandements, afin de perdre les innocents, dont les richesses pouvaient l’accommoder. Pour fortifier son crédit, il jeta de bonne heure les yeux sur Caligula, auquel même avec un insigne opprobre de son mariage, il prostitua sa propre femme pour acquérir ses bonnes grâces. Tibère voyant qu’il l’abandonnait : c’est bien fait à toi, lui dit-il, de tourner le dos à l’occident pour regarder l’orient. À la vérité sa vie approchait bien de son occident ; mais parmi la faiblesse de son âge, parmi le déclin de sa santé, et parmi la diminution de ses forces et de sa vigueur, ses dissimulations et ses cruautés ne diminuaient point, et continuait toujours en ses premières humeurs, y étant même entretenu par les furieux conseils de ce Macron, qui achevait de perdre les reliques de ceux qui s’étaient sauvés de ce grand naufrage, si le devin Thrasyllus n’eut rompu son dessein en trompant Tibère. Tibère avait une grande créance en ce Thrasyllus, et ajoutait foi à toutes ses prédictions, à cause de la preuve qu’il avait faite de sa suffisance, devant que d’arriver à l’empire. Car étant à Rhodes, et l’ayant conduit sur la cyme du rocher, où il éprouvait la suffisance de tous ceux de cette profession, il l’interrogea de tout ce qui lui devait avenir : et après qu’il lui eut prédit qu’il serait un jour empereur, et qu’il lui eut encore déclaré plusieurs autres choses, dont il lui avait demandé des particularités ; et pour ce qui te regarde, Thrasyllus, lui dit-il, sais-tu bien le cours de ta destinée, et ce qui te doit arriver ? Tibère tenait là un de ses affranchis, homme puissant et robuste, qui n’avait nulle connaissance des lettres, et qui était du tout brutal, afin de précipiter celui qui ne le satisferait pas en ses recherches. Thrasyllus donc demandant le temps d’observer les constitutions du ciel, et l’aspect des astres, après s’être un peu reconnu commença à se montrer étonné, et plus il entrait avant en cette considération, plus il montrait avoir d’effroi : de sorte qu’enfin il s’écria, qu’il était au plus grand danger où il se fut jamais trouvé. Là dessus, Tibère qui savait le péril qu’il lui avait préparé s’il eut manqué à son art, l’embrassa et l’assura de sa vie et de son amitié, Thrasyllus acquit par ce moyen les bonnes grâces de Tibère, qu’il conserva jusqu’à la fin.

Au temps donc où nous avons laissé Tibère, ce devin ayant prédit sa mort particulière, assura Tibère que quant à lui il vivrait encore dix ans en l’empire, afin que sur l’espérance de vivre encore cet âge, il ne précipitât point les supplices de plusieurs grands personnages qui avaient encore été jetés dans les prisons par les calomnies et par les trahisons de Macron. Tibère se figurant une plus longue vie, sur l’assurance que lui en avait donné son oracle, remit l’exécution des pauvres affligez à un autre temps, et ne se hâta point de faire les autres choses qu’il s’était proposées. Ce délai sauva la vie à beaucoup d’innocents. Il y en eut toutefois qui sachant bien que Tibère ne pouvait plus guère vivre, et qu’étant mort ils étaient hors du péril, ne voulurent point allonger leurs jours, se défiant de la cruauté de son successeur Caligula, qu’ils prévoyaient ne devoir point être meilleur prince, ni plus doux au gouvernement de la république que son cruel prédécesseur. La résolution d’Arruntius fut admirable en ces ténèbres du paganisme. Ses amis le conjurant d’attendre la mort de ce monstre qui ne pouvait plus guère durer, vu que le mal le pressait, il leur répondit, que toutes choses n’étaient pas également séantes à toutes sortes de personnes, (...). Ayant dit cela, il s’ouvrit les veines et se fit mourir, laissant aux Romains comme un véritable oracle des misères du règne de Caligula.

Cependant la maladie de Tibère allait toujours empirant : mais il ne se pouvait résoudre à la mort, se figurant toujours que Thrasyllus ne l’avait point trompé, et qu’il vivrait encore les dix ans qu’il avait promis. C’est pourquoi il négligea les remèdes, et se moqua des médecins. Mais la mort plus puissante que ses artifices, mit tout à la fois fin à ses dissimulations, à ses cruautés et à sa vie. Durant son mal, il avait mis en grande peine Caligula et Macron, qui épiaient l’heure de son décès : car après un rude accès, durant lequel il fut tenu pour mort, il revint comme à une meilleure santé, dont l’un et l’autre étonnés, pour lui ôter toute ressource de vie, empêchèrent qu’on ne lui donnât plus à manger, et comme s’il eut eu froid firent jeter sur lui force couvertures qui le suffoquèrent. Ainsi mourut Tibère, dont la vie est pleine d’une prodigieuse diversité d’accidents. Dés son enfance il fut compagnon de la fuite de son père et de sa mère proscrits de Rome, mêmes il les pensa perdre par ses cris, lors que se voulant embarquer prés du rivage de Naples, de peur de tomber entre les mains de leurs ennemis, il se mit deux fois à pleurer ; l’une comme on l’arrachait de la mamelle de sa nourrice, et l’autre comme on le tirait du sein de sa mère pour le bailler aux serviteurs, afin de le porter. Depuis étant traîné par la Grèce, il pensa être brûlé par le plus grand malheur du monde, mais le feu qui sortait des forêts embrasées s’arrêta aux cheveux et aux habillements de sa mère Livia. À neuf ans il perdit son père, dont il fit la harangue funèbre. Au retour de la bataille d’Actium, Auguste qui avait ravi sa mère à son mari, lors qu’elle était grosse de lui, voulut qu’il accompagnât le char de son triomphe à son entrée dans la ville. En la fleur de sa jeunesse il fit de magnifiques dépenses, dont sa mère et son beau-père lui fournissaient l’argent pour donner des jeux et spectacles au peuple. Il épousa premièrement Agrippine, fille d’Agrippa, mais Auguste le contraignit de la répudier pour épouser sa fille, qui emplit sa maison de honte, et son âme d’épines et de douleur.

Il montra son éloquence en diverses causes qu’il plaida devant Auguste, pour les Trallians, pour les Thessaliens, et pour le roi Archélaüs. Il harangua aussi devant le sénat pour ceux de Thyacire, de Laodicée, et de l’île de Chio, qui avaient été affligez d’un épouvantable tremblement de terre. Il eut quelques charges publiques pour pourvoir aux nécessités de la ville, où il se porta assez dignement. à la guerre il fit preuve de son courage au voyage d’Arménie, où il remit la couronne sur la tête du Roi Tigrane, et à celui de la Syrie, d’où il fut envoyé pour recevoir de la main des Parthes, les enseignes qu’ils avaient prises à la défaite de Crassus. Il eut le gouvernement de la Gaule appelée Chevelue, et y réprima tous les mouvements domestiques et étrangers qui s’y étaient élevés. Il fit heureusement la guerre dans l’Illyrie et dans l’Allemagne, où il acquit les ornements du triomphe, qu’il reçut à son retour à Rome.

Il eut de grandes et honorables charges dans la ville. Il fut questeur, prêteur, consul, et même fut créé tribun pour cinq ans ; mais craignant que tant de prospérités ne donnassent de l’ombrage et de la jalousie aux petits-fils d’Auguste, il se résolut de quitter la ville, et se retira avec peu de suite en l’île de Rhodes, dont l’assiette et le séjour lui avait plu à son retour d’Arménie. Auguste comme pour se venger de ce qu’il était sorti de Rome contre son gré, le laissa longtemps tremper dans cette île, où pour voiler sa honte, à toute peine peut-il obtenir de lui qu’il lui donnât la qualité de son lieutenant. Il eut parmi cela beaucoup de craintes et de soupçons, tant du côté d’Auguste, que du côté de ses enfants : car il fut déféré d’avoir semé de mauvais discours, et des paroles à deux faces parmi les gens de guerre : mêmes il devint si méprisé, qu’un soldat demanda au jeune Caïus, qui ne l’aimait point, s’il voulait qu’il lui allât quérir la tête de ce banni : enfin par les prières de sa mère il fut rappelé à Rome : mais avec peu de faveur en ces commencements. On dit qu’à ce retour il eut beaucoup de bons présages de sa future grandeur, dont le plus remarquable fut, qu’à sa sortie de Rhodes, il parut un aigle sur le faite de sa maison, encore qu’on n’eut jamais vu aigle en cette île. Étant arrivé à Rome, de peur de faire renaître l’envie, il s’y contint comme personne privée : mais les deux fils d’Auguste, Lucius et Caïus étant morts, Auguste l’adopta pour son fils, et lui fit adopter Germanicus. Auguste lui donna le posthume Agrippa fils de Drusus, pour compagnon de son adoption : mais il sut bien en défaire le monde après qu’Auguste eut les yeux fermez. Il fut renvoyé en Illyrie, où il acquit bien de la gloire, durant une dangereuse guerre de trois ans qu’il y mena : il arrêta la fureur des Allemands après la ruine de Quintilius Varus et de ses légions. En reconnaissance de ses grands services faits à l’empire, on lui accorda les honneurs du triomphe qu’il différa de recevoir à cause du deuil de la ville, affligée du massacre des légions. Cependant il retourna en Allemagne, et en remporta la seconde fois beaucoup d’honneur : et mêmes à son retour il jouit de la gloire de son triomphe qu’il avait différé, et parmi le reste de la pompe il y porta le titre de ses victoires. Il ne précipitait jamais les combats : mais il se montrait vaillant quand il s’était mêlé avec les ennemis. Il était sévère en l’observation de la discipline militaire. Selon quelques historiens il apprit en Illyrie la mort d’Auguste, qu’on disait avoir regretté devant que de mourir, le sort du peuple Romain qui devait tomber sous la domination d’un si farouche maître. Depuis comme il se vit appelé à l’empire, il mena une vie bien éloignée de la gloire qu’il avait acquise étant personne privée. Il n’y eut plus de candeur ni de sincérité en ses paroles ni en ses actions ; ce ne furent plus qu’artifices, que perfidies et cruautés. Il couvrit son mauvais naturel durant toute la vie de Germanicus, et encore un peu depuis, jusqu’à la mort de Drusus. Sa mère Livia le contint assez longtemps en quelque devoir, l’empêchant de se déborder comme il désirait, et toutefois il ne laissa pas de commettre de grandes méchancetés devant ses yeux, dont aussi elle lui fit de honteuses reproches. Durant la faveur de Séjan il emplit Rome d’horreur et de sang, mais il cachait encore alors l’infamie de ses voluptés. Après la mort de Séjan ayant perdu toute honte, et n’ayant plus d’autre guide de sa propre inclination, il s’abandonna à toutes sortes d’ordures et de saletés, qui souillèrent sa vie d’un éternel opprobre. Parmi cela, il exerça tant de cruautés, et répandit tant de sang Romain, que l’empire pleura des siècles entiers, la perte de ses illustres citoyens que sa fureur ôta du monde.

Sous ce prince, les juifs, nation obstinée aux crimes, commirent le plus exécrable parricide qui puisse tomber sous la pensée des hommes, car ne pouvant supporter l’éclat des miracles de Jésus-Christ, fils de Dieu et sauveur du monde, et ne pouvant endurer la liberté de ses prédications qui découvraient et qui condamnaient les rapines, les avarices, l’orgueil, l’hypocrisie, et les autres vices des premiers d’entre eux, c’est à savoir, des scribes, des pharisiens et des docteurs de leur loi, par un détestable complot conjurèrent contre la vie de celui qui avait guéri leurs malades, illuminé leurs aveugles, chassé les diables des corps de leurs possédés, ressuscité leurs morts, et offert à tout le monde les trésors du royaume des cieux. Et sur cette horrible conspiration, contraignirent Ponce Pilate procureur de Tibère en la Judée, de lui faire toutes sortes d’outrages contre sa conscience, et de le livrer aux soldats qui assouvirent leur rage sur lui. Car après l’avoir tout déchiré de coups de fouets comme le plus criminel de la terre, ils le couronnèrent d’épines, lui mirent un roseau à la main, comme pour lui reprocher par moquerie qu’il s’était fait roi des Juifs, le chargèrent de sa croix, le menèrent au mont de calvaire hors la ville de Jérusalem, et là pour comble d’impiété, d’horreur et d’exécration, le crucifièrent entre deux larrons, l’abreuvèrent de fiel et de vinaigre, et ne cessèrent de l’outrager jusqu’à ce qu’il eut rendu son âme innocente entre les mains de Dieu son père. Toute la nature s’effraya de cette impie audace, et les créatures insensibles témoignèrent la douleur qu’elles avaient de la mort de leur créateur. Le soleil comme se détournant de peur de voir un si abominable spectacle, retira ses rayons, et ne voulut point éclairer la terre coupable d’un si exécrable sacrilège, et son éclipse fut si extraordinaire, qu’elle a été tenue pour un insigne miracle, mêmes par les idolâtres : les tombeaux s’ouvrirent, les rochers se fendirent, la terre trembla, et le voile du temple, comme pour montrer que tous ces mystères étaient accomplis et découverts, se rompit. Et parmi cela il se fit tant d’autres prodiges, que les plus obstinez d’entre ceux qui l’avaient crucifié, furent contraints de dire qu’il était vraiment fils de Dieu. Ces misérables pensaient que cette honteuse mort ruinerait toute la gloire qu’il s’était acquise par la splendeur de ses belles et divines actions, et l’ayant vu mettre dans le tombeau, ils pensaient que son évangile enterrée avec lui ne paraîtrait jamais à la lumière du monde : mais ressuscitant triomphant le troisième jour, il rétablit sa puissance, fit plus que jamais éclater ses merveilles, redonna la vigueur à son évangile, et fortifia tellement le courage de ses apôtres, que sous Tibère et sous les princes suivants, ils portèrent son nom devant les rois et devant les princes, et arborèrent par tout l’univers l’enseigne de sa croix. Car devant que de monter aux cieux, il jeta le plan de son église, en assura les fondements, en fit saint Pierre chef, donna et à lui et à ses autres apôtres un plein pouvoir de faire toutes sortes de miracles, afin d’amener les nations à la foi, et de leur confirmer les promesses du royaume des cieux. Mêmes cette gloire du fils de Dieu ne fut pas inconnue à Tibère : car Ponce Pilate son procureur en la Judée, ayant été témoin et spectateur des miracles et des prodiges qu’il faisait, ayant été complice et instrument de sa mort, et ayant appris le triomphe de sa résurrection par les gardes qu’il avait mis à son tombeau ; en écrivit pleinement à Rome, et en informa Tibère, qui étonné et ravi de tant de merveilles, proposa au sénat de le faire recevoir au rang des dieux, selon les formes de leurs consécrations ordinaires. Mais le sénat qui n’aimait point tout ce qui venait de la Palestine, refusa Tibère de sa prière.

Dieu ne voulant pas que son fils reçut des hommes une gloire qu’ils ne pouvaient donner, et qu’il possédait de toute éternité. Tibère ne pouvant faire autre chose à cause des lois, prit en sa protection le nom chrétien, qui ne faisait alors que de naître dans le monde, et empêcha qu’on ne courut sus à ceux qui en faisaient profession. Au reste le fils de Dieu sut bien venger sur les misérables juifs l’enragée audace qui leur avait fait entreprendre sur sa personne. Car depuis ce détestable sacrilège, cette malheureuse nation sentit toujours le courroux de Dieu étendu sur elle ; et parce qu’elle avait pris pour prétexte de sa fureur, l’obéissance de César, Dieu voulut que les Césars, c’est à dire les princes Romains, fissent la punition de son crime. Aussi n’était-ce pas l’amour que ce peuple portait à l’empereur Romain, qui lui avait fait employer son autorité pour faire crucifier Jésus-Christ, mais ce fut un pur artifice dont il se servit pour étonner Pilate par la révérence du nom de son prince : et certes les juifs avaient toujours eu une telle aversion des Romains et de leurs empereurs, qu’à toute heure ils étaient aux mains contre leurs lieutenants et contre leurs garnisons. Mêmes quelque temps auparavant la mort de notre seigneur, ils s’étaient par diverses fois mutinez contre Pilate : une fois parce qu’il avait voulu introduire dans Jérusalem les enseignes impériales avec les images des empereurs ; et l’autre fois, parce qu’il s’était saisi du trésor du temple qu’ils appelaient Corban, pour de cet argent faire un canal qui apportât l’eau de deux cens stades dans la ville. Et depuis il ne s’est jamais trouvé occasion de montrer leur animosité contre les Romains dont ils ne se soient servis. Un de leurs rois Hérode, surnommé Antipater, sous le règne de ce même Tibère, et devant la mort du fils de Dieu, avait inhumainement fait mourir son précurseur saint Jean Baptiste, personnage plus innocent que l’innocence même, qui plein de zèle avec une sainte liberté digne de celui qui avait été sanctifié au ventre de sa mère, avait blâmé et repris cet insolent prince, de l’incestueux mariage qu’il avait contracté avec Hérodias femme de son frère Philippe, à qui il l’avait volée. Depuis le roi des arabes lui ayant déclaré la guerre pour venger l’injure faite à sa fille qu’il avait répudiée pour épouser Hérodias, cet Hérode fut malheureusement défait avec son armée ; ce que le peuple crut avoir été une vengeance divine envoyée pour punir la mort de saint Jean Baptiste. Ce fut en ce temps-là que Vitellius après avoir été consul l’année de devant, fut envoyé en Judée pour châtier l’audace du roi des Arabes, et tout ensemble pour assurer l’Arménie qu’Artabanus, roi des Parthes, voulait envahir : mais c’est assez de toute cette histoire.