HISTOIRE ROMAINE

 

Livre II — Préface sur l’histoire des empereurs qui ont régné après Auguste.

 

 

L’empire Romain a reçu de grandes plaies par l’ambition des deux premiers Césars, qui poussés du désir de s’élever au dessus de leurs citoyens, et de soumettre au joug de leur tyrannie un peuple passionné pour sa liberté, remuèrent tous les fondements de leur république, renversèrent toutes sortes de lois, et violèrent tous droits divins et humains, pour venir à chef d’un si sanglant et si furieux dessein. Ceux qui ne pouvaient qu’avec une extrême douleur voir opprimer la liberté, pour laquelle leurs pères avaient toujours si courageusement combattu, s’opposant à leur fureur, et s’efforçant de nager contre le torrent, firent une telle résistance, qu’il fallut que ces deux princes donnassent jusqu’à huit batailles, devant que de pouvoir établir une si odieuse domination. La première fut à Pharsale dans les plaines de la Thessalie, où l’on vit toute la fleur de l’empire Romain divisée en deux partis, résolus de combattre ; l’un pour l’ambition de César, et l’autre pour le salut de Pompée, qui avait embrassé la défense de la liberté. La seconde se donna en Afrique, où la splendeur du nom des Scipion s’éteignit avec la gloire de la république, dont leur famille avait été un des premiers et des plus illustres ornements. La troisième se termina en Espagne, où les deux enfants de Pompée, comme poursuivis et persécutés du malheur de leur père, furent contraints de céder au plus puissant la victoire, qui acheva de ruiner toutes les espérances du peuple Romain. Après tant de carnages et de meurtres, celui qui avait rempli l’univers du sang de ses citoyens, assassiné par les ennemis de la tyrannie, vomit son sang et sa vie au milieu du sénat qu’il avait opprimé. Mais Auguste recueillant et renouant les pièces de son naufrage, s’efforça de reprendre les rennes de l’empire qui lui avaient été si violemment arrachées. Antoine qui n’avait pas moins d’ambition que lui, et qui d’ailleurs méprisait sa jeunesse, se pensa assez puissant pour lui disputer la souveraine autorité parmi ses citoyens.

Les voila aux armes, ils en viennent à une quatrième bataille, qui se donne au milieu d’Italie, aux environs de Modène, où le génie d’Auguste commence peu à peu à se montrer plus puissant que celui d’Antoine, qui ayant perdu son armée, ne trouva de salut qu’en une honteuse fuite. Lepidus soutint sa fortune branlante, et s’étant laissé entraîner dans son parti, fut cause de l’ouverture qui se fit depuis de ce sanglant triumvirat, sous lequel on vit renaître à Rome l’horreur des proscriptions, des massacres et des brigandages qui l’avaient désolée sous la tyrannie de Sylla. Quelle fut alors la race de Rome ! Quelles prodigieuses inhumanités ! Quelles monstrueuses fureurs n’y furent pas exercées durant ce misérable règne, où l’on vit un des chefs vendre son oncle ; l’autre livrer son frère ; l’autre prostituer son ami, et le plus grand homme de sa république, afin de pouvoir les uns et les autres assouvir leur rage contre ceux qu’ils s’étaient proposez d’exterminer !

Toutefois cette furieuse indulgence, dont ils usèrent les uns envers les autres pour partager l’empire avec la vie de leurs citoyens, ne pût tellement affermir une amitié si malheureusement cimentée, qu’elle ne se vit bientôt ébranlée par la fureur d’une femme. Car cependant qu’Antoine va désolant l’orient, Fulvia qui était demeurée à Rome avec Lucius Antonius son frère, ne se souciant point de l’étroite alliance qu’elle avait avec Auguste, anime son frère contre lui, et le jette en une sanglante guerre qui se termine par la prise de Pérouse, où Auguste lâchant les rennes à la colère, se venge par le fer et par le feu : et ne se contentant pas de la boucherie qu’il avait faite des soldats et du peuple, dont le sang lui semblait trop vil pour assouvir sa passion, fait prendre jusqu’à quatre cens, ou chevaliers, ou sénateurs Romains, qu’il mène au pied d’un autel dédié à la mémoire de Jules César ; et là par une horrible barbarie les fait massacrer comme des pauvres victimes. Nonobstant cela, cette cruelle alliance se renoue, et ces tigres acharnez contre leurs meilleurs citoyens, oublient pour un temps leurs querelles particulières, afin de pouvoir vomir toute leur rage contre le public.

Parmi cela il fallut venir à une sixième bataille, et ôter du monde ceux qui avaient abattu la tyrannie en faisant mourir Jules César. Pour ce sujet, Auguste accompagné d’Antoine, passa dans la Thessalie, qui avait été fatale à Pompée, se présenta aux champs Philippiques, et y combattit les forces de Brutus et de Cassius, qui avaient ramassé les reliques éparses des bons citoyens, résolus de faire un dernier effort pour la liberté. Après un sanglant combat, Auguste demeura victorieux, et le désespoir de ses ennemis les ensevelit dans les dernières ruines de leur république.

Un des enfants de Pompée qui s’était sauvé de la journée d’Espagne, et qui avait été comme réservé à un plus grand opprobre, ne laissa pas de vouloir tenter encore une fois la fortune, et ayant fait une puissante flotte de vaisseaux pour se rendre maître de la mer, entreprit d’arracher la victoire à Auguste : mais ce fut enfin avec un si malheureux succès, qu’il en perdit le nom de capitaine, et mit la gloire des Pompées au tombeau ; de manière qu’Auguste obtenait un plein triomphe sur tous ses ennemis, si Antoine ne se fut derechef jeté à la traverse pour lui ravir le fruit de tant de victoires. Ce mauvais esprit charmé par Cléopâtre, princesse artificieuse, et douée d’une singulière et exquise beauté, dont Jules César avait le premier éprouvé la puissance, lui suscita de nouveaux troubles, et alluma une nouvelle guerre contre lui. Ils en vinrent à une huitième bataille qui se donna à Actium, où Antoine laissa la victoire à Auguste pour s’enfuir avec Cléopâtre, dont les amours ruinèrent enfin sa fortune. Voila bien des guerres civiles et bien des combats donnez devant qu’Auguste, suivant les pas de son oncle, ait pu monter dans son trône, et donner un maître à l’empire.

Combien de meurtres et de carnages, combien de ruines et de misères accompagnèrent et suivirent ces furieuses rencontres ? Combien y eut-il du plus pur sang de Rome répandu parmi toutes ces violences ? Cette misérable ville était un vrai théâtre d’horreur, où les sénateurs, les chevaliers, et les premiers hommes de la république, étaient massacrés au moindre dépit du plus puissant. Les campagnes étaient toutes rouges du sang des fugitifs, et les combats moissonnèrent toute la fleur et l’élite de ses meilleurs soldats, et de ses plus excellents capitaines. Toutefois si nous voulons considérer l’état suivant auquel Rome se vit réduite sous les Tibère, sous les Caligula, sous les Néron, sous les Domitien, sous les Vitellius, sous les Othon et sous la plupart de leurs successeurs, nous trouverons que ces premières misères ne furent que des roses, en comparaison des oppressions et des calamités publiques et particulières qu’elle fut contrainte de souffrir sous ces monstrueux et abominables princes qui sont venus après les premiers Césars. Car encore au siège d’Auguste, après qu’il eut défait Cassius et Brutus aux champs philippiques, après qu’il eut opprimé le jeune Pompée en Sicile, après qu’il eut désarmé Lepidus en Italie, et qu’Antoine faisant une fin digne de sa vie, se fut tué lui-même, les horreurs commencèrent à cesser ; et ce sage prince pour effacer l’infamie de ses premiers déportements, et pour s’insinuer dans les coeurs d’un peuple lasse de ses misères, fit du bien à tout le monde, récompensa les soldats, pourvut aux nécessités du peuple, honora le sénat, donna le repos à sa république, et rendit sa puissance si formidable aux nations étrangères, qu’on les vit venir des plus éloignées contrées du monde reconnaître la majesté de l’empire Romain. De sorte que si ses commencements furent pernicieux à la république, la fin ne fut pas semblable. À raison de quoi on disait de lui, qu’il eut été à désirer, ou qu’il ne fut jamais venu au monde, ou qu’il n’en fut jamais sorti. Mais sous les princes suivants, on ne verra ni trêves, ni relâche aux malheurs du peuple Romain : plutôt ce sera comme un enchaînement perpétuel de misères ; le dernier orage servant toujours de commencement à une nouvelle tempête. Quel prodigieux changement ! Quel illustre exemple de l’inconstance et de la vanité des grandeurs du monde ! Ce peuple qui donnait la loi à l’univers, perdant la gloire que ses ancêtres lui avaient acquise, devient enfin le plus infortuné et le plus misérable qu’ait jamais vu le soleil. Et Rome qui était le chef du monde, le siège de l’empire, l’orgueil de la terre, et la terreur de toutes les nations étrangères, a été tellement désolée par le mauvais gouvernement de ses empereurs, qu’aujourd’hui on la cherche au milieu d’elle-même, sans y pouvoir plus trouver autre image de sa première grandeur, que les superbes reliques de ses ruines. C’est ce que nous avons à montrer en cette suite de l’histoire romaine, qui n’est autre chose qu’une horrible peinture des fureurs de ces princes. Car nous y verrons plus de massacres en pleine paix, qu’il ne s’en est jamais fait aux plus sanglantes guerres. Nous y verrons des dénaturés princes tremper leurs mains dans le sang de leurs frères, de leurs cousins, et de leurs autres parents. Nous y verrons la famille d’Auguste exposée aux outrages des calomniateurs, et enfin toute exterminée, ou par le fer, ou par le poison. Nous y verrons les consuls, les sénateurs, les chevaliers et autres personnes de qualité, servir de jouet à la brutalité des ministres et des bourreaux de ces infâmes monstres. Nous y verrons un fils, qui n’ayant pu empoisonner sa mère, n’a point de honte de la faire tuer aux yeux du soleil. Nous y verrons plus de quarante empereurs brutalement massacrés ou étouffés par le poison. Voire même nous y verrons ces exécrables parricides s’autoriser par la coutume, au lieu de se déraciner par le châtiment.

Nous y verrons des siècles entiers souillés d’autres massacres, troublés de furieuses guerres, agités de séditions domestiques, et pollués de toutes sortes de sacrilèges et d’impiétés. Bref nous y verrons tant d’insolence et de rage, tant de meurtres et de parricides, qu’au lieu que les autres histoires donnent du plaisir à ceux qui les lisent, celle-ci bien souvent arrachera des larmes à ceux qui considéreront à loisir tant de tragiques évènements. Mais au moins n’y remarquera-t-on aucune trace de haine ou de courroux, contre ceux desquels nous accuserons les crimes : les sujets qui ont accoutumé d’allumer ces passions dans les âmes des historiens, sont trop éloignés de nous pour en être transportez. La vérité sera donc ici en plein triomphe, et l’on n’y verra ni aigreur ni flatterie qui puisse rendre notre foi suspecte.