HISTOIRE ROMAINE

 

Livre I — Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous l’empire d’Auguste.

 

 

Encore que la république romaine ait produit les plus grands courages, et porté les plus ambitieux esprits de la terre, si faut-il confesser que jamais elle n’a élevé ni prince, ni capitaine qui se soit proposé un dessein si hardi, si généreux et si plein de gloire que celui qu’embrassa Auguste, lors qu’en l’âge de dix-neuf ans, recueillant le bris de la fortune de César qui avait été cruellement massacré dans le sénat, il entreprit de venger sa mort, et de réduire sous sa puissance ce superbe empire, qui avait donné la loi à tout le reste de l’univers. La faiblesse de son âge, la réputation de ceux qui avaient fait le massacre de son oncle, l’appréhension d’un grand sénat, et d’un peuple si puissant et si passionné pour sa liberté, les conseils craintifs et timides de ses parents et de ses amis, avec mille autres obstacles qui se présentaient à ses yeux et à sa pensée, semblaient devoir faire mourir en lui le désir de poursuivre une si hardie entreprise ; mais ce généreux esprit se fortifiant en sa résolution par la justice de la vengeance qu’il voulait rechercher, ferma les yeux à toutes ces considérations, et préférant une glorieuse mort à une honteuse vie, aima mieux s’exposer au danger de se perdre en satisfaisant à son devoir, qu’assurer sa fortune en manquant à son honneur.

Comme c’est l’ordinaire des hommes de juger des conseils par les événements, ceux qui au commencement avaient ouvertement blâmé son entreprise, comme un feu et comme un mouvement d’une jeunesse dénuée d’expérience et pleine de témérité, voyant le succès de ses affaires, changèrent d’opinion, et louant la force de son esprit, attribuèrent à une pure grandeur de courage ce qu’ils avaient auparavant condamné, comme sentant son audace, sa vanité, et son inconsidération. Il forma ce dessein sous d’heureux auspices ; d’autant que Dieu qui lui destinait la monarchie de l’univers, désirant faire paraître qu’il était non un oeuvre de la fortune, mais un fruit de sa providence, dés devant et encore après sa naissance, donna mille présages de la grandeur à laquelle il voulait l’élever. Encore que nous n’ajoutions nulle foi aux superstitieuses observations des idolâtres, nous ne ravirons point cet ornement à l’histoire, mais nous les rapporterons à leur vraie cause, et avertirons le lecteur chrétien, que ce sont autant de lumières et autant de preuves visibles qui font connaître, que le tout puissant dispose des royaumes de la terre, et qu’il donne les sceptres à qui il lui plait. Qu’on ne s’imagine donc ici ni fortune, ni destin, ni Jupiter, ni Apollon, ni aucune de ces fausses divinités que les païens ont crues ou adorées : mais qu’on se présente seulement les admirables conseils de la providence du vrai Dieu, qui par ces prodiges allait comme ébauchant, et comme formant peu à peu la gloire qu’il avait préparée à ce grand prince, sous le paisible empire duquel il voulait que son fils parut au monde revêtu de notre humanité. Longtemps devant qu’il naquit, la foudre ayant abattu une partie de la muraille de la ville de Velitres, lieu de son origine ; et les devins ayant assuré que c’était une foudre royale ; c’est à dire selon la doctrine de ceux de la Toscane, qui ont fait une exacte profession de cette vanité ; un présage de la souveraine puissance qui devait tomber entre les mains de quelqu’un de ses citoyens, les Velitrins abusés par cette vaine espérance osèrent bien prendre les armes contre les romains, se figurant qu’ils leurs ôteraient l’empire : mais après avoir reçu de grandes pertes, et s’être presque ruinés en cette guerre, ils reconnurent en fin, quoi qu’un peu tard, ce qu’il y avait de fatal en ce tonnerre, qui ne regardait que la seule splendeur de la fortune d’Auguste. Peu de mois devant sa naissance, Rome fut troublée d’un prodige qui arriva aux yeux de tout le monde, et dont les devins étant consultez, répondirent, que la nature s’efforçait de produire, et qu’elle était déjà comme aux tranchées de l’enfantement pour donner un roi au peuple romain. le sénat effrayé de cette menace, ordonna qu’on étoufferait tous les enfants qui naîtraient cette année-la : mais ceux qui avaient intérêt en l’affaire, et qui se flattaient de l’espérance d’avoir quelque part à cette gloire, donnèrent ordre qu’un si cruel arrêt ne fut point exécuté. Sa mère étant enceinte, songea un peu devant ses couches, que ses entrailles montaient jusqu’aux astres, et que de là elles allaient se déployant et s’épandant sur toute l’étendue du ciel et de la terre. Son père Octavius songea aussi qu’il voyait le soleil naître des flancs de sa femme. Le propre jour de sa naissance, on traitait de la conjuration de Catilina dans le sénat ; Octavius s’y étant rendu un peu tard, et s’étant excusé sur l’accouchement de sa femme ; Nigidius, excellent mathématicien, auquel il en communiqua, ayant appris et observé l’heure précise de l’enfantement, assura, que sans doute ce jour-la il était né un prince à l’univers. depuis son père conduisant l’armée romaine en Thrace, fit faire un sacrifice qui confirma tous les autres présages de son avancement. Car les prêtres de Bacchus, auxquels il s’était adressé, ayant répandu du vin sur l’autel de leur Dieu, il en sortit une grande flamme qui couvrant le dôme du temple monta jusque au ciel, dont demeurant tout étonnés, ils l’assurèrent que c’était un signe que son fils serait un jour seigneur de tout le monde : et ajoutèrent, qu’ils se souvenaient que ce prodige n’était jamais arrivé qu’au seul Alexandre, lors qu’il se préparait pour aller conquérir l’Asie et l’empire des perses. La nuit d’après, Octavius songea qu’il voyait son fils sur un char de triomphe, tiré par douze chevaux blancs, et qu’il lui semblait qu’il avait une apparence pleine de majesté, et plus vénérable que celle d’un homme mortel ; qu’il tenait en sa main la foudre et le sceptre ; qu’il était paré d’une couronne rayonnante, et qu’il avait tous les autres ornements de Jupiter. Étant encore dans les langes, sa nourrice l’ayant couché sur le soir, et ayant mis son berceau en une basse chambre, le lendemain on ne l’y trouva plus ; de sorte qu’appréhendant qu’il ne fut perdu, on le fit chercher par tout, et enfin on l’aperçut au sommet d’une haute tour, ayant le visage tourné devers l’orient du soleil. Dans la première fleur de sa jeunesse, dînant en un bois, une aigle vint lui ravir le pain de la main, et après s’en être envolée bien haut en l’air, elle revint fondre doucement sur le lieu où il mangeait, et remit sa proie sur la table. On rapporte encore que Quintus Catulus ayant dédié le capitole, les deux nuits suivantes eut deux songes qui furent encore des présages de la grandeur d’Auguste. La première nuit il lui était avis, qu’il voyait force jeunes enfants de sénateurs qui jouaient à l’entour de l’autel de Jupiter, et que Jupiter en tirait un à l’écart, et qu’il mettait le seau ou l’image de Rome dans son sein. D’autres disent que ces enfants demandant un tuteur à Jupiter, il leur montra Auguste, le baisa et dit aux autres que ce serait leur protecteur. La seconde, il lui semblait qu’il voyait cet enfant assis dans le giron de Jupiter, et qu’ayant commandé qu’on l’en arrachât, le Dieu l’en avait empêché, et lui avait déclaré qu’il en voulait faire un puissant appui, et un grand défenseur de la république. Le jour d’après, étant monté au Capitole, y rencontrant Auguste, qu’il ne connaissait point encore ; il le regarda attentivement, et assura qu’il ressemblait à l’enfant qui lui était apparu. Cicéron faisant compagnie à Jules César dans le même Capitole, racontait à ses amis que la nuit de devant il avait eu un songe qui le mettait en une extrême peine, d’autant qu’il avait vu descendre du ciel par une chaîne d’or, un jeune enfant agréable à merveilles, qui s’était arrêté à la porte du Capitole, où Jupiter lui avait mis un fouet dans la main, et à même temps ayant aperçu Auguste auprès de son oncle qui l’avait amené pour assister à son sacrifice, il l’assura que c’était celui-là même dont il avait vu l’image en songe.

Étant à Apollonie avec Agrippa, ils eurent tous deux la curiosité d’aller voir le mathématicien Théogène, et de lui faire faire leurs nativités : Agrippa s’étant avancé le premier, Théogène lui prédit une félicité et des grandeurs presque incroyables, dont Auguste étonné et appréhendant la honte de se voir moindre que lui, voulut cacher l’heure de sa naissance : toutefois à la fin il en fut tellement importuné, qu’il se laissa aller à la bailler. Théogène l’ayant curieusement observée, fut ravi de merveille, et se jetant à ses pieds, l’adora, comme celui à qui le ciel promettait l’empire de tout le monde, dont Auguste conçut une si grande opinion de sa destinée, qu’il publia depuis son horoscope ; et pour exprimer les particularités de sa constellation, fit battre de la monnaye d’argent avec l’image du capricorne, sous lequel il était né. Ayant donc tant de présages et tant de signes de sa future grandeur, il se fortifia en l’opinion et au désir de se faire monarque du monde, en vengeant la mort de son père. Lors qu’il apprit son désastre, il était à Apollonie, où il l’avait envoyé apprendre les lettres grecques, pour achever de former et de polir son esprit, et pour le rendre capable de la grandeur à laquelle il le destinait par son adoption. Cette nouvelle, comme un grand coup de tonnerre tombé sans être prévu, l’étonna extraordinairement, d’autant qu’il ne savait pas encore si le sénat et le peuple romain avaient contribué à ce parricide, ou si c’étaient ses particuliers ennemis qui en étaient les auteurs. Plusieurs capitaines des légions qui étaient alors en Macédoine le venant visiter à Apollonie, où César avait voulu qu’il l’attendit pour le prendre, et pour le mener au voyage qu’il pensait faire contre les Parthes, s’offrirent à lui, et le conjurèrent d’embrasser la vengeance de cette mort, l’assurant qu’ils l’assisteraient de la puissance de leurs armes : mais il les remercia, et les pria de lui conserver cette bonne volonté pour un autre temps ; et par une singulière prudence voulut, pour le dire ainsi, sonder le gué devant que se jeter dans un si effroyable torrent.

Ainsi donc, prenant seulement quelque nombre de ses plus familiers amis, il se résolut de s’acheminer à Rome, pour y apprendre toutes les particularités de ce massacre, afin de pouvoir faire la guerre à l’oeil, et de ne s’embarquer pas inconsidérément en une si dangereuse affaire. À peine est-il arrivé à Brindes, où il y avait force troupes, desquelles il ne se tenait pas trop assuré, qu’il fut pleinement informé de tout l’ordre de la conjuration, de la qualité des conspirateurs, du regret du peuple, et de tout ce qui s’était passé dans la ville et dans le sénat depuis que ce malheur était arrivé. Les légions presque toutes passionnées pour la mémoire de César, lui firent un meilleur accueil qu’il ne s’était figuré : dont concevant beaucoup de bonne espérance, il continua son voyage pour se rendre à Rome, en compagnie de ses amis, qui le suivaient comme une personne privée, et non comme celui qui allait disputer la possession d’un si grand empire. Comme il entrait dans la ville, le temps étant extrêmement calme et serein, on vit paraître à l’entour du soleil, un cercle luisant en forme de l’arc-en-ciel, que quelques-uns crurent être un présage de son bonheur, mais que les autres prirent pour un signe des troubles et des malheurs qui devaient suivre cette fatale entrée. D’abord ayant déclaré à ses amis qu’il voulait se porter héritier de César, prendre son nom comme de son père adoptif, et venger sa mort ; sa mère Attia, secondée par Philippe, qui l’avait épousée après le décès d’Octavius, père d’Auguste, s’efforça de lui arracher de l’âme cette passion, lui remontrant que cette succession était pleine d’envie et de haine, et que la redemandant il n’avait pas seulement à combattre les conjurez et les ennemis de son père, mais mêmes ses plus confidents amis, comme Marc Antoine, ses frères, Dolabella et Lepidus, qui verraient à regret un jeune homme succéder à la fortune de César, et qui pour maintenir l’autorité qu’ils avoient prise dans la république, s’opposeraient de toute leur puissance à ses desseins, qui allaient à la subversion de leur grandeur. Mais ce grand esprit rejetant un si lâche conseil, allégua à sa mère les paroles qu’Achille dit à Thétis, lors qu’elle tâcha de lui ôter de l’âme le sentiment qu’il avait de la mort de Patrocle : que ce lui serait un insigne opprobre, de ne venger pas l’outrage fait à son cher ami et à son fidèle compagnon : et ajouta à cela : qu’il n’entreprenait pas de venger la mort de son ami ou de son compagnon, mais le massacre de son père et de son prince, qui avait été tué, non dans les aventures de la guerre, mais au milieu d’une profonde paix. Ces hardies paroles rassurèrent ses parents, qui virent bien qu’il n’y avait point de moyen de lui arracher de l’âme le sentiment d’une si cruelle injure, et jugèrent qu’à quelque prix que ce fut, il en poursuivrait généreusement la vengeance. Pour cette raison, au lieu de l’en détourner, ils l’encouragèrent à la rechercher : mais le conjurèrent d’y apporter plus de patience que de précipitation, et d’y user plus de dextérité que de violence. Suivant ce sage conseil, ni il ne donna à connaître qu’il voulut rechercher les meurtriers de son père, ni il ne menaça personne, ni il ne fit aucune démonstration de trouver mauvais ce qui s’était passé dans le sénat et dans la ville, ni il ne se montra actif à recueillir sa succession, mais témoigna une grande modération en toute sa façon de procéder. Et d’autant que le plus puissant ennemi qu’il eut à combattre, était Antoine, qui avait mis la main sur les plus précieux meubles de son père, et les avait fait porter dans sa maison ; il s’efforça de vaincre et de gagner ce farouche esprit par toutes sortes de soumissions et de témoignages de respect. Il l’alla trouver dans la maison de Pompée, où il se tenait alors, afin de le conjurer par la mémoire et par l’amitié qu’il avait portée à son père, de le vouloir assister de son conseil et de son autorité en affaire de si grand poids : mais après avoir ouï ses demandes, il lui tint un si superbe langage, et lui témoigna si sensiblement le mépris qu’il faisait de sa jeunesse ; et même rejeta si loin la prière qu’il lui fit, de se contenter de retenir les meubles de César, et de vouloir lui faire rendre l’argent qu’il avait laissé pour satisfaire à ce qui était porté par son testament, qu’Auguste vit bien, qu’au lieu de tirer de l’assistance de lui, il en devait attendre toutes sortes de mauvais offices.

Devant que se pouvoir porter pour héritier de César, il fallait qu’il fit apparaître au peuple de son adoption, et qu’il montrât comme il était reçu dans la famille où il voulait entrer. Mais Antoine feignant de l’assister en cette occasion, allait le traversant par des sourdes pratiques qu’il faisait avec les tribuns. Auguste dissimula cet outrage, et se contenta d’avoir déclaré son droit au prêteur, qui était Caius, l’un des frères d’Antoine, auquel il le fit enregistrer selon les anciennes formes des romains. Cependant se voyant ainsi rebuté d’Antoine, il crût qu’il fallait s’insinuer dans les bonnes grâces du peuple, avec l’aide et avec l’appuy duquel son père s’était acquis une souveraine puissance dans la république. Il trouva le chemin ouvert à cette brigue ; d’autant que la commune outrée de douleur de la mort de César, commençait à se déclarer passionnée pour son héritier : et au contraire, témoignait beaucoup de dépit contre Antoine, d’autant qu’étant colonel de la cavalerie lors qu’il fut assassiné, et depuis ayant été créé consul, il n’avait pas fait la recherche qu’il devait du massacre d’un tel prince, son intime ami ; au contraire il avait souffert, que le sénat donnât l’abolition d’un si énorme crime à ses meurtriers, qui s’étaient retirés dans le Capitole pour éviter la fureur du peuple, qui sans doute les eut exterminés, si on ne l’eut arrêté. Se servant donc de l’occasion qui s’offrait pour accroître sa puissance parmi le peuple, et pour avoir plus de moyen de l’attirer à son parti, il poursuivit la dignité de tribun, vacante par le décès d’un qui venait de mourir : mais Antoine craignant l’accroissement de son pouvoir, s’opposa à cette poursuite, et rompit la brigue d’Auguste, qui ne se tenant pas entièrement rebuté pour cela, persuada à Canutius l’un des tribuns, de le présenter au peuple, afin de lui déclarer le désir qu’il avait de lui faire distribuer tout l’argent que César lui avait laissé. Canutius ayant donc fait assembler le peuple pour lui donner audience, Auguste usant d’un langage accommodé à ses intentions, lui promit non seulement de lui donner ce que son père lui avait promis, mais de lui faire encore de plus magnifiques largesses que celles qui étaient portées par son testament. Après cela, se confiant sous la bienveillance du peuple, il eut bien l’assurance de célébrer à ses dépens des jeux solennels pour la victoire que César avait obtenue contre les enfants de Pompée, ou comme disent les autres, pour la dédicace du temple de Vénus, que ceux qui en avoient eu la charge n’avoient osé entreprendre de célébrer, à cause de la puissance des conjurés, et de leurs alliés qui étaient dans le sénat. Le prétexte qu’il prit, fut que ce droit lui appartenait comme au fils et au juste héritier de César. Il était résolu de faire entrer dans la pompe de ces jeux, la litière de son père, et sa couronne d’or éclatante de pierreries, mais la résistance que lui fit Antoine, fut cause qu’il n’osa les faire apporter sur le théâtre, de peur d’exciter quelque sédition. Durant ces jeux, il apparut au ciel une comète qui étendait sa flamme du septentrion devers l’occident. Quelques-uns crurent que c’était une image de la gloire de César, qui avait été recueilli avec les dieux, et mis entre les astres ; mais le peuple n’en eut point d’autre créance que celle qu’on a ordinairement de ces sortes de météores, qu’on estime être des présages des malheurs dont le monde est menacé.

Cependant Auguste suivant l’opinion la plus plausible pour lui, fit dresser dans le temple de Venus une statue de bronze, à l’entour de laquelle était peint un comète, comme une marque de son immortalité. Personne n’osant résister à cela à cause de la faveur du peuple, il acheva de lui rendre les autres honneurs qui lui avaient été décernés à son retour d’Espagne, et après avoir fait offrir plusieurs sacrifices, et institué diverses fêtes en mémoire de ses victoires, ordonna qu’un des mois de l’année s’appellerait Juillet de son nom. Toutes ces choses, avec l’argent qu’il distribuait largement aux soldats, lui acquirent les bonnes grâces des gens de guerre, qui se rangèrent autour de lui en tel nombre, que les plus clairvoyants se doutèrent de quelque dangereux mouvement. Cette opinion fut confirmée par l’injure qu’Antoine fit à Auguste dans le palais, d’autant que se présentant pour parler à lui, et prenant la même place où il avait de coutume de se mettre du vivant de son père, Antoine l’en fit arracher par les sergents, et le chassa de là avec beaucoup de violence.

Le peuple porta impatiemment cet outrage fait au fils de César : mais son courroux s’enflamma encore davantage, parce qu’Auguste indigné d’un si grand affront, ne voulut plus se trouver aux assemblées publiques, mais se tint comme solitaire dans sa maison. Antoine sentant qu’il avait irrité le peuple, voulut pallier cette offense, et dit à ses amis, que quant à lui il ne portait nulle haine à Auguste, et qu’il savait bien qu’il était obligé de l’aimer à cause de la mémoire de son père : et partant qu’il se réconcilierait volontiers avec lui, s’il recherchait son amitié. Cette parole ayant été portée à Auguste, il témoigna ne désirer rien plus passionnément que de vivre en bonne intelligence avec lui, et prêta volontiers l’oreille à cette offre : de sorte qu’ils entrèrent en une paisible conférence, et traitèrent de leur accord avec tant de signes d’une parfaite réconciliation, qu’encore que chacun d’eux gardât en son âme du venin contre son compagnon, néanmoins le monde crut que toutes leurs haines étaient éteintes par cette entrevue. L’opinion qu’on en avait conçue se perdit bientôt, d’autant que leurs différents commencèrent à renaître, sur ce qu’Antoine accusa Auguste d’avoir fait attenter à sa vie : ce que quelques-uns imputèrent à sa vanité, mais les plus sages crurent que sa plainte était juste, et qu’Auguste sans doute l’avait voulu faire assassiner. L’aigreur passa donc si avant, que leur alliance si solennellement jurée, se rompit à même temps, et là dessus Antoine pour se fortifier de l’assistance du peuple, et pour l’aliéner d’Auguste, porta son frère qui était tribun, à publier un décret de la distribution de force terres pour la commune, et lui fit proposer de lui donner les marais du royaume de Pont, comme s’ils eussent été en état d’être labourés, quoi qu’on n’eut point encore travaillé à les sécher. Ce qui rendait Antoine puissant, c’était qu’il avait un frère tribun, l’autre prêteur, et lui il était consul : de sorte qu’eux trois pouvaient comme disposer de toutes les charges de la république, et par ce moyen obliger une infinité de personnes qui y aspiraient. Se confiant en leur autorité, ils arrêtèrent entre eux, que le prêteur demanderait pour lui le gouvernement de la Macédoine, qui du vivant de César avait été donné à M Brutus l’un des chefs des conjurés, et que Marc Antoine prendrait celui de la Gaule Cisalpine que tenait Decimus Brutus, qui était aussi l’un des meurtriers de César. Cette proposition ayant été rejetée au sénat, Auguste de nouveau réconcilié avec Marc Antoine, la fit recevoir et confirmer par le peuple, qui en faveur de ce jeune prince lui accorda ce qu’il demandait. Antoine récompensa ingratement Auguste de la faveur qu’il lui avait faite en cette poursuite, et au lieu de reconnaître son affection, il fit toutes sortes d’efforts pour reculer ses affaires. Il dissimulait le mieux qu’il pouvait cette mauvaise volonté : mais ses frères, comme instruments de sa passion, allaient ouvertement traversant tous les desseins d’Auguste. Lepidus ayant eu un grand différent avec le jeune Pompée pour le gouvernement d’Espagne, en avait composé avec lui, à la charge qu’il lui ferait rendre tous les biens de son père. Les frères d’Antoine prenant cette cause en main en haine d’Auguste, représentèrent au sénat qu’on ne pouvait honnêtement refuser à ce jeune prince, une grâce que Jules César lui avait octroyée après l’avoir défait, et firent ordonner qu’on lui rendrait tout l’or et tout l’argent monnayé qui avait été mis dans l’épargne publique, de la confiscation des biens du grand Pompée. Ainsi, encore qu’Antoine et Auguste ne se fissent pas ouvertement la guerre, néanmoins chacun tâchait à tromper et à ruiner son compagnon. Ayant tous deux de grands partisans, ces dissensions civiles emplirent Rome de confusions et de troubles, et la face des affaires était telle, qu’au milieu de la paix, on voyait les préparatifs d’une furieuse guerre, et quoi qu’on laissât au peuple une image de sa liberté, néanmoins tout se faisait par une pure tyrannie. Antoine, à cause de son consulat, paraissait en public le plus fort, mais le peuple inclinait du côté d’Auguste ; soit pour l’amour de la mémoire de César, ou à raison des grandes promesses qu’il lui avait faites, ou plutôt à cause de la haine extrême qu’il portait à Antoine, dont il appréhendait les violences et l’outrageuse domination : car en effet les romains n’aimaient ni l’un ni l’autre : mais comme la puissance des grands est toujours formidable et odieuse aux petits, ils favorisaient le parti de celui qu’ils voyaient être le plus faible, se réservant à défaire Auguste après qu’ils auraient ruiné Antoine. Les affections des romains étant ainsi partagées, les sujets de la guerre ne tardèrent guères à s’éclore et à éclater. Antoine connaissant la valeur des légions de la Macédoine, et sachant que c’étaient les plus belles forces de l’empire, désira de s’en assurer, et pour cet effet s’en alla à Brindes, où elles étaient de naguères arrivées, afin de les pratiquer, et de les mener à son voyage de la Gaule Cisalpine. Auguste voulant rompre ce coup, envoya quelques-uns de ses amis pour les en détourner, et pour les induire à force d’argent et de belles promesses à prendre plutôt son parti que celui d’Antoine. Cependant il s’en alla en Campanie d’où il tira un grand secours, principalement de Capoue capitale de la province, qui lui témoigna qu’elle n’avait pas perdu le sentiment des obligations que César de son vivant avait acquises sur elle. Il en rafraîchit la mémoire aux habitants, et pour s’insinuer en leurs bonnes grâces par ses propres bienfaits, leur fit aussi de grandes largesses. D’un autre côté ses amis qu’il avait envoyez à Brindes pour corrompre les légions, surent si dextrement conduire cette pratique, qu’ils en débauchèrent la plus grande partie. L’avarice et la cruauté d’Antoine servirent grandement à faciliter leur dessein. Étant arrivé à Brindes, et s’apercevant que les gens de guerre qui avaient servi sous César, avaient conçu quelque dépit contre lui, à raison du peu de soin qu’il avait eu de poursuivre la vengeance de la mort de leur empereur, s’efforça de s’en excuser, et pour les contenter, leur fit espérer des montagnes d’or de la province où il les voulait mener. Mais après leur avoir magnifiquement parlé de l’abondance et des richesses qu’ils y trouveraient, au lieu de leur donner des arrhes de sa bonne volonté, et d’ajouter la splendeur des effets à la pompe des paroles, il se restreignit à cent drachmes par tête, qu’il leur promit de leur faire toucher aussitôt qu’ils seraient entrés dans son gouvernement. à cette parole ils se mirent tous à rire, et se moquant d’une si mécanique promesse, s’en allèrent les uns d’un côté et les autres de l’autre, sans se soucier de l’écouter.

Indigné de ce mépris reçu en présence de sa femme, il sortit de son tribunal, en fit prendre quelques-uns, et même des centeniers et des capitaines, qu’il fit inhumainement mourir, menaçant toutes les légions de châtier leur insolence, et de les remettre à l’ancienne discipline. Leurs compagnons dissimulèrent ce grand outrage, mais comme il les voulut mener en sa nouvelle province, la plus part l’abandonna, et alla trouver Auguste, qui à son retour de la Campanie s’était jeté en Toscane pour y grossir ses troupes par de nouvelles levées qu’il voulait faire en cette province. Antoine étant allé à Rome pour encourager ses partisans, reçut cette fâcheuse nouvelle, et eut avis, qu’entre les autres, la quatrième légion, et celle qu’on nommait la martiale, s’étaient rendues à Auguste, et que même les éléphants étaient pris. Craignant donc une entière révolte, il alla trouver le reste de son armée, lui fit prêter le serment, l’emplit de promesses, et ainsi s’achemina en Gaule Cisalpine, résolu d’en chasser Decimus Brutus, auquel il ne se figurait pas qu’Auguste voulut donner aucune sorte de secours, vu que c’était un des meurtriers de César. Comme il fut entré dans cette province, il somma Decimus de la lui quitter : mais Decimus se défendit de l’ordonnance du sénat qui la lui avait confirmée, et se résolut de lui résister de toute sa puissance. Auguste se vit fort empêché au commencement de cette guerre, d’autant que voulant du mal à l’un comme à son ennemi mortel, et à l’autre comme au meurtrier de son père, il ne savait comme se résoudre à secourir Decimus. Enfin voyant bien qu’il ne pouvait les défaire tous deux à la fois, et considérant que s’il leur montrait une égale haine, il pourrait les induire à se réconcilier, et à unir leurs forces contre les siennes, il se délibéra de remettre la vengeance de la mort de son père à un autre temps, et de ruiner Antoine devant que d’attaquer Decimus Brutus. Decimus qui ne s’imaginait pas qu’Auguste pensât à cette vengeance, vu qu’il n’avait fait aucune visible démonstration de la poursuivre, accepta volontiers les offres qu’il lui fit de l’assister, et cependant se prépara pour résister à Antoine. Mais voyant qu’il n’avait pas de forces comparables aux siennes pour l’attendre à la campagne, il s’enferma dans la ville de Modène, ayant à sa suite un grand nombre de gladiateurs, et trois légions entières, dont il y en avait deux composées de vieux soldats, de la valeur et l’expérience desquels il avait mis toute son espérance. Afin de tenir la ville contre l’armée d’Antoine, il se pourvut de toutes sortes de munitions nécessaires, releva les remparts, et la mit en suffisante défense pour attendre un si puissant ennemi.

Sa résolution plût grandement aux plus gens de bien de Rome, qui détestaient l’ambition et l’audace d’Antoine : en suite de quoi l’année allant finir, le sénat se résolut de créer de nouveaux consuls, et de déclarer Antoine et Dolabella qui sortaient de charge, ennemis du peuple romain. Comme le premier jour de janvier fut venu, la cour s’assembla, et s’étant fait assister d’un grand nombre de soldats pour sa sûreté, nomma Hirtius et Pansa consuls, et leur enjoignit de s’employer promptement au secours de leurs citoyens. Après cela la compagnie fut trois jours à délibérer sur le fait d’Antoine, qui avait encore alors beaucoup de puissants amis dans cet illustre corps : mais Cicéron joignant sa passion particulière au zèle du bien public, déclama contre lui avec tant de véhémence, que nonobstant la résistance de ses partisans, le sénat ordonna qu’il serait traité comme un ennemi déclaré, s’il ne se départait de l’usurpation du gouvernement de Decimus. Cicéron pour le rendre plus odieux, alléguait diverses entreprises que cet homme brutal avait faites au grand mépris du sénat ; l’accusait d’avoir volé les trésors de la république ; etc.

Quelques amis d’Antoine tâchèrent de le justifier de ces impositions, mais enfin l’éloquence de Cicéron demeura victorieuse : de sorte que le sénat envoya ses députés à Antoine, pour lui dénoncer qu’il eut à sortir de la Gaule, et à quitter son armée pour s’en aller en Macédoine, et pour signifier à ses soldats que dans un certain jour ils eussent à se retirer, et qu’à faute de rendre une prompte obéissance à ce commandement du sénat, ils seraient avec leur chef déclarés ennemis de la république. Antoine qui était bien aise d’avoir ce sujet de faire la guerre, après s’être plaint du sénat qui lui préférait un enfant, et après avoir vomi mille injures contre Cicéron, qu’il croyait auteur de cet arrêt, feignit d’être content de quitter les armes, mais proposa des conditions qu’il savait bien qu’on n’accepterait jamais, à cause de quoi il fut solennellement condamné et déclaré ennemi du peuple romain. Cicéron voulant lui faire encore plus de dépit, embrassa l’avancement du jeune Auguste, qui s’était déclaré partisan de la noblesse et du sénat, et se mit à lui procurer tous les honneurs dont il se pût aviser : de sorte qu’encor qu’il n’y eut pas trop de candeur en ses paroles, néanmoins il fit tant que le sénat ordonna, qu’on lui érigerait une statue, qu’il jouirait du privilège des sénateurs ; que nonobstant sa grande jeunesse il pourrait demander les charges publiques devant le temps préfix par les lois ; qu’il prendrait la qualité de prêteur, et qu’avec Hirtius et Pansa il irait commander aux armées qu’on avait levées pour assurer la république. Ses soldats de leur côté, sachant qu’il les devait mener à la guerre contre Antoine, le voulurent forcer de prendre le nom d’empereur, protestant qu’autrement ils ne pouvaient le reconnaître pour leur chef, mais par une singulière modestie il rejeta cet ambitieux titre, et allégua de si pertinentes raisons de son refus, qu’ils en demeurèrent entièrement satisfaits.

Ces préparatifs de guerre se faisans, il arriva au ciel et sur terre, divers prodiges, qui emplirent les romains de terreur et d’épouvantement. Le tonnerre tomba en plusieurs lieux de la ville, et particulièrement sur la chapelle de Jupiter qui était dans le temple de la victoire. Il s’éleva un vent impétueux, dont les tourbillons renversèrent et mirent en pièce les colonnes qui étaient plantées à l’entour du temple de Saturne, et de la foi : ils abattirent, outre cela, le simulacre de Minerve, que Cicéron avait consacré dans le Capitole : ce qu’on prit pour un présage particulier du malheur qui arriva depuis à ce grand ornement de l’éloquence romaine. Il y eut encor un horrible tremblement de terre, qui arracha les fondements des maisons : d’ailleurs on vit en l’air comme une torche ardente qui jetait son feu de l’orient à l’occident, et il apparut une nouvelle étoile qui ne s’était point montrée auparavant : le soleil perdit sa lumière, et puis on le vit environné de trois cercles luisants, dont il y en avait un sur lequel se montrait une couronne d’espics enflammés : on prit ce prodige pour un signe de ce cruel triumvirat, qui se forma depuis entre Antoine, Lepidus et Auguste, et crût-on que la couronne était l’image de la puissance absolue qui demeura enfin entre les mains d’Auguste. Outre cela il y eut d’autres présages, et comme d’autres oracles des ruines dont la république était menacée. Car il entra dans le temple de Castor et de Pollux, des corbeaux qui allèrent arracher et effacer avec le bec les noms des consuls Dolabella et Antoine, qui étaient gravés dans un tableau pendu aux voûtes de ce temple. On ouït outre cela d’épouvantables hurlements de chiens, qui ayant couru toute la ville, s’allèrent jeter dans la maison de Lepidus, qui était alors souverain pontife. Le Pô qui avait inondé sur les terres voisines, se retira en un instant, et laissa les champs tous couverts de serpents. La mer s’étant débordée, jeta par l’embouchure du Tibre une multitude incroyable de poissons, dont elle couvrit une grande étendue de la terre voisine de ce fleuve. Ces prodiges furent suivis d’une cruelle peste, qui désola presque toute l’Italie. Parmi tant de signes du courroux du ciel, la guerre ayant été conclue contre Antoine, toute la ville se mit en deuil, et la plus grande partie du sénat changea de robe, et quitta ses ornements, pour témoigner la calamité publique. Les consuls mêmes se préparant pour aller à la guerre, eurent de sinistres présages de leur voyage.

Cependant Antoine voyant le refus que lui faisait Decimus Brutus, de lui consigner la province, dont il l’avait sommé de lui laisser la libre possession, l’alla assiéger dans Modène, et allégua pour prétexte que c’était un des meurtriers de César ; mais en effet, il ne désirait autre chose que de lui ravir et de lui enlever ce beau gouvernement. Auguste de son côté ayant appris la résolution du sénat, se prépara pour aller secourir Brutus, se portant d’autant plus volontiers à cette guerre, qu’il avait eu d’heureux présages devant que de s’y acheminer. Tout ce qui le fâchait, c’était que devant que de commencer la guerre, le sénat avait ordonné qu’on enverrait encore devers Antoine, pour tâcher de le mettre à quelque raison, et que cependant il avait surpris des lettres d’Antoine aux consuls, et d’eux à lui, qui le mettaient en défiance. Enfin toutefois, après avoir attendu tout l’hiver, et ayant avis que Decimus Brutus était fort pressé dans Modène, il se délibéra de l’aller secourir. Et pour cet effet, Pansa étant encore à Rome, empêché à faire ses levées, il manda à Hirtius, qui était déjà aux champs, qu’il eut à se joindre à son armée, afin d’aller ensemble faire lever le siège de Modène.

Hirtius s’étant rendu auprès de lui avec ses troupes ; ils marchèrent devers Bologne, qui leur ouvrit ses portes sans faire aucune résistance. Après cela, ayant rencontré à la campagne quelque cavalerie d’Antoine, ils lui donnèrent la chasse et la mirent en fuite. De là ils s’avancèrent devers Modène, mais ne pouvant passer la rivière où Antoine avait mis des légions pour leur en défendre le passage ; ils se contentèrent de donner avis à Brutus du secours qu’ils lui avaient amené. Antoine désirant de les combattre, laissa son frère Lucius au siège de la ville, qui se trouva alors grandement pressée, et mêmes travaillée de famine, et marcha contre eux pour leur donner la bataille. Les armées étant en présence, il se faisait tous les jours de belles escarmouches, où la victoire inclinait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Cependant il arriva un insigne malheur à Auguste ; d’autant que les allemands qu’il avait pris avec les éléphants d’Antoine, se ressouvenant de leur premier serment, s’allèrent rendre aux ennemis, et puis tournèrent leurs armes contre ses gens, qui ne se doutant nullement de cette trahison, se trouvèrent si étonnés, que l’avant-garde se laissa toute tailler en pièces par ces barbares. Ce malheur fut suivi de la déroute de son armée, dont ceux du parti d’Antoine demeurèrent victorieux. Ce succès ayant enflé le courage au vainqueur, il se résolut d’attaquer le camp de ses ennemis, devant que le secours de Pansa, qu’il savait venir à grandes journées, leur fut arrivé, se figurant qu’il le déferait aisément, vu l’ardeur et la bonne envie que montraient avoir les siens de combattre. Cependant il usa d’une ruse de guerre qui lui succéda heureusement : car ayant laissé une partie de son armée pour attaquer le camp de Hirtius et d’Auguste, il prit le reste de ses troupes, et les mena contre Pansa, qu’il rencontra comme il sortait de Bologne. D’abord il le chargea, sans lui donner le loisir de se reconnaître, et se porta si vaillamment en ce combat, qu’il lui tailla en pièces un grand nombre de ses gens, et contraignit les autres de se sauver dans leurs tranchées, où sans doute il les eut forcé, s’il n’eut craint qu’en ces entrefaites, Auguste et Hirtius avertis de son éloignement, n’eussent fait quelque plus grand exploit sur l’armée qui était demeurée au siége de Modène. Pansa fut si dangereusement blessé à cette rencontre, qu’il en mourut quelques jours après.

Antoine craignant donc de perdre trop de temps à forcer les tranchées où les vaincus s’étaient retirés, laissa cette entreprise pour aller donner une pleine bataille à Auguste et à Hirtius. Son voyage ne pût être si secret, qu’ils n’en eussent de bons advis, sur lesquels ils arrêtèrent ensemble que Hirtius irait lui couper chemin et donner la bataille à son armée, lassée d’un si long voyage, et étonnée d’une si fâcheuse mêlée. Ce dessein réussit ; d’autant que Hirtius ayant rencontré Antoine, le défit, et emporta sur lui une si glorieuse victoire, que l’armée en donna le titre d’empereur, à lui, à Auguste, et à Pansa, quoi que Pansa eut été vaincu à une autre rencontre, et qu’Auguste fut demeuré à la garde du camp, et n’eut point eu de part au combat. Cette victoire fit bien espérer à Auguste et aux deux consuls : de sorte qu’ils allèrent présenter la bataille à Antoine, qui au commencement n’osa l’accepter, mais lui étant venu un grand renfort des troupes de Lepidus, qui toutefois avait commandement de favoriser les armes des consuls ; il se mit aux champs, et prit le hasard de la bataille, où il fut si malheureux, qu’il fut contraint de s’enfuir, après avoir défait quelques-uns des ennemis, et perdu un plus grand nombre des siens. Il est vrai qu’il y eut aussi du malheur en l’armée victorieuse ; d’autant que le consul Hirtius faisant tout devoir d’un grand capitaine, et ayant même passé au travers de l’armée ennemie pour l’aller attaquer dans ses tranchées, y fut misérablement tué. Auguste, quoi que victorieux des armes de ses ennemis, eut bien de la peine à se défendre de leurs calomnies. Quant à la seconde, ils ne purent lui dérober la gloire d’y avoir fait tout devoir ; non seulement de capitaine, mais aussi de soldat ; vu qu’en l’ardeur du combat, voyant que celui qui portait l’enseigne d’une de ses légions, l’avait abandonnée, à cause de ses blessures ; il l’alla prendre, la chargea sur ses épaules, et se maintint si généreusement, qu’il sortit de la bataille tout couvert de son sang et de celui des ennemis. Mais depuis on fit courir le bruit qu’il avait fait mourir les deux consuls, afin qu’ayant déjà défait Antoine, et s’étant défait d’eux, il eut seul les armées victorieuses en sa puissance. Certes la mort de Pansa fut si suspecte, que le sénat fit arrêter prisonnier le médecin Glycon, qu’on accusait d’avoir empoisonné sa plaie par le commandement d’Auguste. Et quant à Hirtius, quelques-uns ont écrit que ce fut Auguste qui le tua lui-même dans la chaleur du combat. Cela se peut croire d’un esprit ambitieux ; mais il semble qu’Auguste n’avait point l’âme si cruelle, et qu’il eut eu honte de souiller sa gloire d’une si infâme lâcheté.

Auparavant cette victoire, le sénat induit particulièrement par les violentes remontrances de Cicéron, qui était furieusement animé contre Antoine, avait décerné toutes sortes d’honneurs en faveur d’Auguste et de son armée. Mais soudain qu’on eut à Rome la nouvelle de la fuite d’Antoine, la faction de Pompée reprenant courage, commença à traverser ouvertement le vainqueur. Et comme elle était puissante dans le sénat, elle sut si bien conduire cette pratique, qu’il donna à Brutus et à Cassius la Syrie et la Macédoine qu’ils avaient déjà occupées devant cet arrêt ; et outre cela, poussa l’affaire si avant, qu’on bailla à Cassius la charge d’aller faire la guerre à Dolabella, que le sénat avait déclaré ennemi de la république, parce qu’ayant pris Smyrne, et y ayant trouvé Trebonius, qui était un de leurs lieutenants en l’Asie ; il l’avait fait massacrer, en vengeance de ce qu’il avait participé au meurtre de César. Outre cela, on décerna l’honneur du triomphe à Decimus Brutus et à ses soldats, qui n’avaient combattu que dessus le rempart de Modène, sans faire aucune mention d’Auguste qui y avait couru fortune de sa vie. Et tant s’en faut que le sénat se mit en devoir de connaître sa valeur, qu’au contraire, les députés qu’il envoya en son armée eurent charge de parler séparément à ses soldats, et de leur dire le secret de la compagnie sans lui en rien communiquer : toutefois l’armée ne se montra pas si ingrate en son endroit que le sénat ; mais encore qu’il dissimulât cette injure, les légions protestèrent qu’elles ne donneraient aucune audience qu’en présence de leur empereur. Ce fut en ce temps-là que Cicéron passionné partisan de la faction de Pompée, se jouant de son éloquence, dit en paroles à deux visages, qu’il fallait honorer ce jeune César, et l’élever, ou plutôt, comme il l’entendait, l’enlever du monde.

Auguste offensé de ces outrages du sénat, qui ne parlait de lui qu’avec beaucoup de mépris, et comme d’un jeune homme, et se ressouvenant des dernières paroles que lui avait tenues Pansa, par lesquelles il l’avait averti qu’il se donnât garde des plus puissants de la ville qu’il savait être mal affectionnez en son endroit ; abandonna le parti de la noblesse, et pour se venger se prépara à une dangereuse guerre ; voire même, commença dés lors à prêter l’oreille aux offres qu’Antoine lui faisait de son amitié. Car Antoine, après sa fuite s’étant saisi de l’armée de Lepidus, et s’étant depuis remis en bonne intelligence avec lui ; se laissa tellement vaincre à ses persuasions, que par son advis il envoya rechercher Auguste d’amitié, et par des ambassades secrètes, fit tant qu’ils se promirent l’un à l’autre de s’assister, et de faire la guerre aux reliques de la faction de Pompée.

Aussitôt que le sénat eut avis de l’alliance d’Antoine et de Lepidus, auxquels s’étaient joints avec leurs forces, Plancus et Asinius Pollio, personnages grandement affectionnez à la mémoire de César, il recommença à faire la cour à Auguste ; et ne sachant rien de sa réconciliation avec Antoine, lui donna la commission d’aller faire la guerre à lui et à Lepidus, que Cicéron fulminant particulièrement contre Antoine, avait fait déclarer ennemis de la république. Auguste aspirant au consulat, fit démonstration de recevoir bien volontiers cette commission, et se mit en devoir d’amasser toutes ses forces pour aller défaire Antoine : mais voyant que pour tout cela le sénat ne faisait qu’user de remises en son endroit, sans le vouloir créer consul, il entra en un tel dépit, qu’il fit secrètement jurer à ses soldats qu’ils ne porteraient jamais les armes contre les exercites qui avaient été à son père : ce qui regardait les armées d’Antoine et de Lepidus, qui avaient servi sous César, et par ce moyen affermit l’alliance qu’il avait contractée secrètement avec eux. Cependant pour avancer sa brigue, il envoya à Rome quatre cens de ses soldats, lesquels sous couleur d’une feinte ambassade, avaient charge de demander l’argent qu’on leur avait promis, et de faire instance qu’on lui donnât le consulat. Le sénat usant de remise en une affaire de tel poids ; ceux qui étaient là de la part d’Auguste firent une autre proposition, dont il leur avait aussi baillé les instructions, et demandèrent en son nom qu’on décernât une abolition générale pour tous ceux qui avaient servi le parti d’Antoine en cette dernière guerre. Le but de cette demande était de sonder par ce moyen les intentions des sénateurs, afin que s’ils en faisaient refus ils eussent un juste sujet de témoigner du dépit. Là dessus donc le sénat faisant difficulté d’accorder ce pardon qu’ils n’avaient pas aussi espéré, les ambassadeurs montrèrent avoir un extrême dépit de leur refus, et après qu’ils furent sortis de la cour en cette colère, un centenier, chef de l’ambassade, ayant repris ses armes, s’adressant aux sénateurs, et mettant la main sur son épée : et bien, dit-il, si vous n’accordez le consulat à notre empereur, celle-ci le lui baillera. Cicéron entendant cette hardie parole, repartit au centenier : si vous le demandez de cette façon, infailliblement il l’obtiendra. La hardiesse de ce centenier ne déplût point à Auguste, mais il prit à un grand affront, qu’à la porte du sénat on eut fait quitter les armes à ses ambassadeurs, et qu’on leur eut demandé s’ils étaient envoyez de sa part, ou de la part de l’armée ? Là dessus il demanda à Antoine et à Lepidus, qu’ils se vinssent joindre à lui, et cependant prit le chemin de Rome ; et pour se venger de cet affront, permit aux soldats de faire toutes sortes de ravages sur les terres de ceux qui avaient combattu sa demande dans le sénat. La nouvelle de cette résolution ayant été portée à Rome, les sénateurs pour conjurer la tempête qui venait fondre sur eux, envoyèrent aux soldats d’Auguste l’argent qui leur avait été promis, pensant par ce moyen rompre son dessein de venir dans la ville. Ceux qui portaient cet argent avaient commission de le bailler aux soldats, et de ne le mettre point entre les mains d’Auguste : dont ayant eu avis, il leur envoya donner une telle épouvante, qu’ils s’enfuirent et s’en retournèrent à Rome avec leur argent. Le sénat voyant que nonobstant ses offres il poursuivait son voyage, pour dernier remède lui décerna le consulat.

Mais il ne s’en sentit nullement obligé, sachant bien qu’il lui avait fait cet honneur plutôt par crainte de ses armes, que par amour qu’il lui portât. Au contraire, cela lui enfla le courage, s’imaginant qu’il avait rempli de peur ses ennemis, et là dessus fit approcher l’armée de Rome. Ce que le sénat ne pouvant supporter, fut d’avis d’user de son autorité un peu hors de saison, et sur cette résolution lui envoya défendre de passer plus avant, avec commandement de quitter les armes pour vivre en personne privée, et de se retirer à cent milles de Rome ou environ. Durant ces allées et ces venues, les sénateurs changèrent leurs robes, et ordonnèrent aux prêteurs de prendre garde à la ville, mirent des hommes de défense par tout, et emplirent le Janicule, tant des soldats qui étaient venus d’Afrique, que de ceux qui étaient en garnison dans la ville. Tous les romains, comme il arrive ordinairement aux habitants des villes de se montrer hardis devant que le péril se présente, faisaient paraître une grande ardeur et un grand désir de se défendre contre sa puissance. Mais Auguste s’étant jeté dans les faubourgs, le courage leur faillit : de sorte que quelques sénateurs, puis une grande partie du peuple, et enfin les prêteurs mêmes, descendant du Janicule avec la garnison, le vinrent trouver, et se soumirent à sa volonté. Ainsi Auguste entra dans Rome sans combattre, et à même temps fut créé consul par le peuple, qui ne se soucia pas de garder les anciennes formes en cette élection. Toutefois pour ôter toute image de violence, il ne voulut pas assister à l’assemblée, sachant bien que c’était, non sa présence, mais la puissance de ses armes qui donnait cette terreur à ses ennemis.

S’étant de cette sorte rendu le maître de la ville, dont il était sorti pour laisser une forme de liberté au peuple dans la création de ses magistrats, il y rentra en qualité de consul, et étant allé sacrifier aux dieux selon la coutume, il eut le même augure qu’avait eu autrefois Romulus premier fondateur de Rome. Car à même temps on vit apparaître douze vautours, qu’on crut être un présage de sa monarchie : toutefois il y en a qui rapportent ce prodige autrement, et qui disent, que le premier jour que le peuple s’assembla pour élire des consuls, s’en étant allé promener dans le champ de mars, il vit premièrement six vautours, et que depuis, comme il haranguait ses soldats, il en vit douze autres, à la même façon que Romulus avait vu à deux fois ceux qui lui étaient apparus. Tant y a qu’ayant achevé son sacrifice, et pris possession de sa dignité, il se fit représenter tout l’argent qui était dans le trésor de la république, et avec une magnificence qui ne lui coûtait guère, le départit aux soldats, pour les obliger toujours davantage à son parti. À même temps il fit derechef confirmer son adoption par le peuple, et se porta ouvertement héritier et fils de César, duquel aussi il prit alors le nom, quoi que quelques-uns tiennent qu’il l’avait pris dés auparavant, mais ce n’avait pas été avec tant de solennité. Ainsi l’on vit les choses changer entièrement de face à Rome. Car ceux qui auparavant lui avaient si opiniâtrement refusé le consulat, firent un décret, par lequel ils ordonnèrent que le temps du sien étant expiré, il tiendrait rang dans les armées devant les consuls. Ceux qui l’avaient menacé de la rigueur des lois, parce que sans l’autorité du sénat il avait amassé des légions, lui assignèrent de nouvelles armées. Ceux qui lui avaient interdit l’entrée de la ville, lui en commirent la défense et le gouvernement, avec un plein pouvoir d’y faire et défaire toutes choses selon qu’il jugerait être plus expédient pour son repos et pour la tranquillité publique. Parmi tant de pouvoir, voyant qu’il tenait le sénat comme captif, que le peuple était extrêmement satisfait de lui, à cause qu’il lui avait exactement payé tout ce que César lui avait laissé par son testament, et que les soldats l’aimaient uniquement, à raison des largesses qu’il leur avait faites, il commença à faire procéder à la recherche des meurtriers de son père, et comme consul, nomma des commissaires pour ouïr tous ceux qui voudraient accuser les auteurs et les complices de ce parricide. Dés son premier voyage d’Apollonie à Rome, il avait tâché de surprendre Brutus et Cassius en chemin ; mais ce dessein ne lui ayant pas réussi, et ces deux grands personnages, chefs de la conjuration, ayant pourvu à leur sûreté, il s’avisa en cette occasion de leur faire faire leur procès, d’appeler en jugement tous les complices, aussi bien les absents que ceux qui étaient à Rome. Cette ouverture ayant été faite, les amis de César chargèrent tous ceux qu’ils croyaient avoir eu part à son massacre : mais cette poursuite passa toutes bornes de justice, d’autant qu’au décret de la condamnation on comprit non seulement les coupables, mais aussi plusieurs de ceux qui mêmes n’étaient pas à Rome quand le meurtre fut fait, et entre autres le jeune Pompée, auquel on ne pouvait reprocher qu’il eut eu aucune part à ce crime ; seulement alléguait-on contre lui, qu’il avait été ennemi de César. De sorte que cette affaire fut conduite avec une insupportable violence, à raison de quoi il y eut plusieurs des juges qui s’excusèrent sur la crainte qu’ils avaient des armes d’Auguste, et même il s’en trouva un nommé Sicilius Cecinna, qui en sa présence osa bien prononcer Brutus innocent, dont il ne lui fit point sur le champ démonstration de se fâcher contre lui, mais depuis dans la fureur des massacres du triumvirat, il sut bien se venger de cette hardiesse. Cependant on confisquait les biens, on donnait les charges, et l’on défendait aux innocents tout commerce d’eau et de feu, avec ceux qui avaient été ainsi condamnés. Cette rigueur ne contenta pas encor l’esprit d’Auguste, d’autant que les deux chefs de la conspiration, Brutus et Cassius, non seulement n’étaient pas en sa puissance, mais outre cela, avaient amassé jusqu’à 20 légions dans la Syrie et dans la Macédoine, et avaient deux puissants exercites pour défendre, comme ils parlaient, la république, et tous ceux qui aimaient la liberté : d’ailleurs, il voyait que D Brutus, qui avait été un de leurs plus puissants partisans, avait de son côté la même armée qui avait défendu Modène et les autres légions qu’il avait levées pour faire la guerre à Antoine. Tout cela le mettant en peine, à cause qu’il fallait d’autres forces que les siennes pour ruiner de si puissants ennemis, il se résolut de conclure entièrement la ligue avec Antoine et avec Lepidus, pour se rendre plus fort contre les conjurés.

Antoine et Lepidus s’étaient unis ensemble d’une façon assez étrange : car Antoine s’enfuyant de la dernière bataille qu’il perdit auprès de Modène, passa les Alpes, et avec ce qu’il pût emmener de ses troupes, se rendit auprès du camp de Lepidus qui était dans les Gaules, et pratiquant peu à peu ses capitaines et ses soldats, le fit finement rechercher d’amitié. Lepidus s’excusa au commencement sur le commandement qu’il avait du sénat de lui faire la guerre ; mais depuis les soldats des deux armées faisant connaissance, et entrant en une grande familiarité les uns avec les autres, il arriva qu’une nuit ceux du parti de Lepidus ouvrirent la porte de son camp, et y firent entrer Antoine, qui allant de ce pas le trouver, le conjura de vouloir être son ami, et sous ombre de s’allier avec lui, lui vola sept légions, dont son armée était composée. Toutefois pour ne lui ôter pas l’honneur avec l’autorité, Antoine lui laissa la qualité de chef pour en jouir conjointement avec lui ; mais en effet, il prit seul la disposition de toutes les affaires de la guerre. Lepidus forcé par les cris de ses soldats, fut contraint d’accepter son parti, et contre l’avis de ses plus fidèles capitaines (dont il y en eut un qui se voyant entraîné à sa ruine, se tua devant lui) se mit ainsi lâchement dans la puissance d’Antoine. Les forces de Lepidus étant réunies avec le reste de l’armée de Modène, avec quelques troupes de cavalerie, et avec trois légions complètes que Ventidius l’un des lieutenants d’Antoine lui avait amenées, le sénat entra en ombrage d’une si grande puissance, et craignant que ces deux chefs alliés ensemble, ne tournassent leurs armes contre leurs citoyens, les déclara tous deux ennemis de la république. Et donna la charge à Auguste d’exécuter son arrêt, et de joindre ses forces avec celles de Decimus Brutus pour leur aller faire la guerre. Auguste fit démonstration d’accepter volontiers cette commission du sénat. Mais cependant connaissant le dessein de ce grand corps, qui se voulait servir de leurs haines pour les ruiner l’un après l’autre, il envoya secrètement devers Antoine et devers Lepidus, afin de les faire résoudre à s’unir tout à fait avec lui, pour se venger de leurs ennemis. Auguste et le sénat étant ainsi sur les artifices, et s’entrebâillant le change, Auguste après avoir poursuivi en justice les meurtriers de César, s’en alla devers la mer d’Ionie, comme pour se préparer à cette guerre, et cependant laissa la charge à son collègue Pedius, de persuader au sénat de se réconcilier avec Antoine et avec Lepidus, et de casser tous les décrets qu’il avait faits contre eux et contre ceux qui marchaient sous leurs enseignes. Le sénat vit bien que cette poursuite se faisait à l’instance d’Auguste, et qu’on tramait quelque grande chose au préjudice de sa liberté : mais n’étant pas alors en état d’empêcher cette pratique, il céda au temps et au malheur, et non seulement révoqua tous les arrêts qu’il avait donnez contre eux et contre les soldats qui leur adhéraient, mais outre cela leur écrivit des lettres pleines de courtoisie et de toutes sortes d’honnêtes compliments. Auguste en ayant eu l’avis, témoigna au sénat le sentiment qu’il avait de cette obligation : mais en ces entrefaites il avait offert ses armes à Antoine, promettant de l’assister contre D Brutus s’il voulait le chasser de son gouvernement. Antoine de son côté le remercia, et l’assura que pour l’amour de lui il entreprendrait volontiers la guerre contre un méchant qui avait aidé à massacrer son père. Et de fait, il se prépara à même temps pour marcher contre lui. Decimus pleinement informé de cette résolution d’affaires, et du changement des volontés du sénat, et d’ailleurs ne se pouvant fier à son armée,d’autant que outre que Plancus l’avait lâchement abandonné, et que Pollio s’était rendu à Antoine,les quatre légions qu’il avait enfermées dans Modène y avaient tant pâti, qu’elles en étaient toutes ruinées de maladie, et les six autres qu’il avait levées depuis, étaient composées de nouveaux soldats mal aguerris ; se résolut de quitter toutes les pensées de la bataille, et de passer en Macédoine, pour s’aller joindre avec l’autre Brutus qui y avait une puissante armée, qu’il disait être celle du sénat et de la république. Mais ses soldats refusant de le suivre par le chemin qu’il avait pris, s’allèrent rendre les uns à Auguste, et les autres à Antoine. De sorte que se voyant ainsi abandonné, il ne sut plus où se retirer, mais vaguant çà et là, tomba enfin sous la puissance de ses ennemis, qui le firent mourir, pour punir son ingratitude envers César, de qui il avait reçu toutes sortes d’honneurs, et néanmoins avait aidé à l’assassiner. Après sa défaite, Antoine accompagné de Lepidus, s’approcha de Boulogne, où Auguste les vint rencontrer, afin de conclure cette fatale alliance qu’ils avaient malheureusement projetée pour renverser tout l’état de leur république. Lepidus était l’entremetteur de l’affaire, et tous deux avaient quelque confiance en sa probité.

Pour conclure solennellement leur traité, ils choisirent une petite île, que fait la rivière de Labiene aux environs de Modène, où Auguste et Antoine se rendirent, ayant chacun à sa suite cinq légions, qu’ils firent demeurer vis à vis les unes des autres, des deux côtés de la rivière, où elles se tinrent en armes. À même temps ils se présentèrent sur le bord du fleuve, ne menant chacun que 300 hommes. Lepidus qui conduisait cette pratique, passa le premier dans l’île, afin de reconnaître si l’on n’y avait point jeté de soldats pour faire un mauvais coup ; et n’ayant trouvé aucun sujet de crainte, ni pour l’un, ni pour l’autre, il leur fit signe qu’ils eussent à y passer en toute assurance. À ce signal ils se séparèrent de leurs gens, et entèrent seuls, puis se fouillèrent l’un l’autre pour savoir s’ils n’avaient point d’armes cachées, et cela fait, passèrent au milieu de l’île où Lepidus les vint aussitôt trouver. Auguste, comme consul, s’assit au milieu d’Antoine et de lui, et se voyant seuls commencèrent leur pourparler, qui dura deux jours entiers : durant lesquels ils traitèrent de ce qu’ils devaient faire pour établir leur tyrannie, et par une désespérée ambition, conclurent enfin, que César renoncerait à sa dignité de consul, etc.

Ces choses ayant été résolues d’un commun accord, et toutes leurs défiances étant levées, ils sortirent de l’île, et allèrent trouver leurs soldats qu’ils firent approcher les uns des autres, et pour les encourager, leur déclarèrent publiquement, que pour fruit de leurs peines ils leur destinaient, et dés lors leur donnaient les maisons et les biens de dix-huit des meilleures, des plus riches et des plus belles villes d’Italie, dont ils leur abandonnaient le pillage et la possession. les soldats extrêmement satisfaits de cette largesse dont ils leur donnaient l’espérance, firent un extraordinaire démonstration de leur joie, et louant leurs princes, s’embrassèrent les uns les autres, et promirent d’être obéissants et fidèles à de si généreux et de si magnifiques empereurs. Parmi cela les soldats conjurèrent Auguste de vouloir épouser la fille de Fuluia femme d’Antoine, afin que cette alliance fut un puissant lien pour étreindre leur amitié. Auguste qui se souvenait que son père avait épousé la fille de Pompée pour le bien de ses affaires, ne rejeta point cette prière, mais répudia librement sa femme pour tromper son ennemi en épousant sa belle-fille. Durant que ce parti se formait, on vit à Rome d’épouvantables prodiges, qui menaçaient l’univers des malheurs qui suivirent un si détestable complot. Les statues des dieux suèrent, les unes de l’eau, les autres du sang. On ouït des cris effroyables, et des bruits d’armes et de chevaux, sans qu’on vit paraître un seul homme. Au ciel on vit à l’entour du soleil comme de nouveaux astres : la foudre tomba dans les temples, et brisa plusieurs images des dieux. Il y eut des loups qui entèrent dans la ville, et qui allèrent jusques sur la grande place. On ajoute encore qu’il y eut un boeuf qui parla, et que le ciel donna mille autres signes de son courroux. Le sénat effrayé de tant de sinistres présages, envoya en Toscane pour consulter les auspices et les devins, dont le plus ancien de ceux auxquels les ambassadeurs s’adressèrent, prenant la parole, leur déclara que ces prodiges signifiaient, que Rome devait derechef tomber sous la puissance des rois qui y domineraient comme ils avaient fait auparavant, mais que quant à lui il ne verrait jamais ce malheur : et ayant dit ces paroles il retint sa voix et son souffle avec une telle contention de veines, qu’il s’étouffa et mourut sur la place. Pour accomplir ce fatal oracle, les trois princes ayant achevé leur traité, prirent le chemin de Rome, où ils portèrent les rolles de ceux qu’ils voulaient faire mourir. Y étant entrez les uns après les autres avec une longue suite de légions, il y firent renaître le déplorable temps des persécutions, des brigandages et des monstrueuses cruautés qui l’avaient désolée sous la tyrannie de Sylla. Ils commencèrent par leurs plus puissants ennemis, dont ils se résolurent de se défaire, de peur qu’ils ne remuassent quelque chose durant la guerre qu’ils désiraient aller faire contre Brutus et contre Cassius en Macédoine.

Après cela, ils couchèrent sur leurs rolles les plus riches de Rome, sans se soucier de l’innocence de ceux qu’ils persécutaient, vu qu’ils en ruinèrent beaucoup qui ne les avaient jamais offensés. Ce qui les poussa à cette barbarie, ce fut que Brutus et Cassius s’étant saisis des plus riches provinces de l’empire, et ayant arrêté le revenu de l’Asie, il ne leur restait que la seule Europe, où ils pussent faire aucune levée de deniers, encore se trouvait-elle tellement épuisée de moyens, à cause des troubles passez, qu’ils n’en pouvaient pas espérer grand secours. De sorte qu’il leur fallait chercher un autre fond pour soutenir la dépense de la guerre : et pour cette raison ils se prirent aux bonnes maisons, et aux plus riches de la ville. Parmi ceux-là il se trouva environ trois cens sénateurs, et plus de deux mille chevaliers, du nombre desquels furent L Paulus, frère de Lepidus, et L Antonius, oncle d’Antoine, que ce barbare accorda à Auguste en échange de Cicéron, auquel il ne pouvait pardonner l’opprobre dont il l’avait flétri par ses belles actions qu’il avait fait contre lui sur la tribune de Rome. Pedius ayant commencé cette tragédie devant leur arrivée, et voyant l’effroi de la ville, avait fait crier à son de trompe que l’on n’en voulait qu’à un petit nombre de meurtriers de César, et des ennemis particuliers de ces furieux princes, et par ce moyen avait tant soit peu rassuré le peuple : mais depuis qu’ils furent entrez dans la ville, après avoir fait publier leur sanglant triumvirat, et fait recevoir par force le décret de l’autorité qu’ils avaient prise, ils firent afficher deux tableaux des proscriptions qu’ils voulaient faire, et dans l’un couchèrent les sénateurs et les chevaliers, et dans l’autre couchèrent ceux de moindre qualité qu’ils destinaient au supplice. Leurs listes allaient tous les jours croissant. À la première fois Pedius n’en avait couché que dix-sept : à la seconde ils en mirent six vingt et dix, puis cent cinquante, et toujours en montant, prenant pour excuses que ces derniers avaient été oubliez par erreur. Au reste l’ordonnance de cette cruelle proscription, qu’ils s’efforcèrent de colorer de plusieurs prétextes, contenait une sévère défense à toutes sortes de personnes, pères, mères, frères, soeurs, parents, alliés, amis et domestiques, de receler ou de donner moyen d’échapper à ceux que les princes du triumvirat avaient fait mettre au rang des coupables. Et pour ôter à ces pauvres gens toute espérance de salut, ils mirent de leurs soldats aux portes de la ville, afin que s’ils en surprenaient quelqu’un qui se voulût sauver, ils les massacrassent sans pitié. On ne saurait exprimer les monstrueuses cruautés qui furent alors exercées, et dans Rome, et dans les provinces où ils avaient leurs bourreaux pour faire ce carnage. Les meurtriers ayant fait leurs exécutions, rapportaient à leurs princes les testes des misérables, et en recevaient la récompense selon la qualité de ceux qu’ils avaient massacrez. Parmi tant d’horreurs, on voyait des sénateurs et d’autres personnes illustres fuir misérablement en habit dissimulé, et les autres se cacher dans les puits, dans les caves, dans les cheminées, et sous les toits des maisons, n’osant même se fier à leurs femmes, à leurs enfants, ni à leurs domestiques. Les enfants appréhendaient leurs esclaves et leurs affranchis. Les créanciers craignaient ceux qui leur étaient redevables, et celui qui avait un héritage, ou qui avait de l’or ou de l’argent en sa maison, redoutait l’avarice de son voisin, de sorte qu’on ne voyait dans la ville qu’un spectacle d’horreur et d’effroi. Les consuls, les sénateurs, les tribuns, les prêteurs, et les autres magistrats compris dans la proscription, allaient errant çà et là désolés et misérables, et ne faisaient qu’attendre les coups des bourreaux. Il y en avait qui se jetaient à genoux devant leurs esclaves, et qui les appelaient leurs seigneurs et leurs sauveurs, de peur d’être trahis par leur infidélité, et parmi cela ne pouvaient éviter la perfidie de leurs domestiques. Les temples et les autels ne servaient d’asile à personne ; mais sans révérence des lieux sacrés, on les tuait en présence des dieux que Rome adorait. Les dignités qui avaient toujours été inviolables, ne purent sauver ceux qui les possédaient, vu que les tribuns furent proscrits avec les prêteurs, et avec ceux qui avaient été destinés consuls pour l’année suivante : mais il n’y eut rien de si tragique ni de si lamentable parmi toutes ces exécutions, que le massacre de ce grand ornement de l’éloquence, et de cet incomparable orateur Cicéron, que la rage d’Antoine ravit à sa république. Encore qu’Auguste eut longuement combattu et contesté pour lui, contre cet inhumain bourreau qui le voulait perdre pour se venger de ses philippiques, néanmoins enfin il se laissa aller à la passion, parce que ce monstre de tyrannie dépouillant tout sentiment d’humanité, lui abandonna son propre oncle en échange de son ennemi. De cette sorte Auguste consentant à sa fureur, Cicéron fut proscrit avec tous ses parents et tous ses domestiques.

Pensant se sauver de Campanie en Macédoine, il monta sur mer, mais son petit vaisseau ayant été accueilli d’une furieuse tempête, il en fut tellement épouvanté qu’il se fit descendre et remettre à terre, puis reprit le chemin d’une maison qu’il avait auprès de Gaiette assez voisine de la mer. Y étant arrivé, et s’étant mis à reposer en un lieu à l’écart, il arriva des satellites d’Antoine qui le cherchaient pour le massacrer. À même temps il se fit un amas de corbeaux qui allèrent voler à l’entour du lieu où il était, et qui se mirent à crier et à faire un tel bruit qu’ils l’éveillèrent ; même l’histoire ajoute, que ces oiseaux le prirent à la robe, et se mirent à le tirer avec le bec, comme pour annoncer et pour le retirer du danger où il était. Ses serviteurs prenant cela à mauvais augure, le jetèrent promptement dans sa litière ainsi malade qu’il était, et tâchèrent de le sauver à travers les bois, et de le porter jusqu’à la mer pour le faire mettre à la voile, et le conduire dans l’armée de Brutus, où les proscrits qui se pouvaient sauver se retiraient tous les jours. Mais sur le chemin ils furent rencontrez par les satellites d’Antoine, et nonobstant la fidélité de ses serviteurs, fut découvert par un qui avait autrefois servi son ennemi Clodius, qui montra à Popilius Lenas, l’un des chefs de ces bourreaux, le chemin que tenaient ceux qui conduisaient sa litière, et aussitôt ce misérable, que Cicéron avait autrefois défendu en justice, et à qui il avait sauvé la vie par son éloquence, sans se souvenir de ce bienfait, le suivant à la trace, et l’ayant atteint, donna l’épouvante à ses serviteurs, qui crurent qu’il était suivi d’un plus grand nombre de soldats, et les ayant fait fuir, se jeta sur la litière, et massacra inhumainement ce grand personnage, qui avait tant fait de service à la république Romaine. Après l’avoir tué, il lui coupa la teste et la main droite, et puis se mit à la voile avec ses compagnons, pour aller porter à Antoine ces monuments et ces gages de sa cruauté. À son arrivée à Rome, il trouva Antoine dans le palais assis sur son tribunal, et lui montra de loin la tête et la main droite de Cicéron, dont il conçut une si excessive joie, qu’il en récompensa largement le meurtrier, puis fit attacher la tête et la main sur la tribune aux harangues, pour servir de spectacle au peuple romain, qui vit avec un regret incroyable cet excès d’inhumanité. On dit que Popilius Lenas, pour faire connaître plus visiblement à tout le monde qu’il était auteur de ce massacre, qui l’a flétri d’une éternelle ignominie, faisant trophée de son ingratitude, mit sur la tribune son image, parée d’une couronne, avec une inscription qui exprimait son nom et son crime. Mais l’outrage que Fuluia, femme d’Antoine, fit à la mémoire de Cicéron, surpasse toute créance, vu que cette cruelle femme déshonorant son sexe par une prodigieuse cruauté, prit sa tête devant qu’elle fut portée sur la tribune, la mit sur son giron, lui dit mille injures, lui arracha la langue, la perça en divers endroits avec l’aiguille de ses cheveux, et lui fit une infinité d’autres opprobres. Ces monstrueuses violences furent accompagnées d’horribles perfidies, que les enfants commirent contre leurs pères, les femmes contre leurs maris, et les esclaves contre leurs maîtres. Car le fils du prêteur Annalis, sachant que son père s’était sauvé dans la maison d’un de ses serviteurs hors de la ville, eut bien le courage d’y mener les soldats, et de le faire massacrer par ces bourreaux.

Toranius autrefois prêteur, ayant un fils qui à cause de sa méchante vie avait grand crédit auprès d’Antoine, pensait se sauver par sa faveur, mais cet ingrat enfant commanda aux soldats qu’ils le tuassent. La femme de Septimius s’étant prostituée à un des domestiques d’Antoine, pour épouser son adultère fit proscrire et tuer son mari. Celle de Salassus alla elle-même quérir les soldats pour l’exécuter, dont ce pauvre homme effrayé et plein de désespoir, se précipita du haut du toit de sa maison, où il s’était caché pour se garantir de leur fureur. Ce serait chose trop ennuyeuse de réciter toutes les perfidies des esclaves à l’endroit de leurs maîtres, vu même que l’on sait assez que la déloyauté règne parmi ces âmes vénales. Et toutefois Rome ne laissa pas d’en voir plusieurs qui laissèrent de glorieux exemples de leur fidélité. Car non seulement il y en eut qui cachèrent leurs maîtres ; mais outre cela il s’en trouva qui se vêtirent de leurs habits, et qui se présentèrent aux bourreaux pour être tués en leur place. Quelques-uns déchargent Auguste de toutes ces barbaries, et disent qu’elles se faisaient contre sa volonté ; ce qu’ils croient avoir bien prouvé par les déportements suivants de ce prince, qui n’ayant plus de si cruels compagnons, montra n’avoir autre passion que de se faire aimer à tout le monde, par des offices d’humanité. À quoi ils ajoutent, que même durant ce furieux règne, non seulement il ne fit épandre que peu de sang, mais que même il sauva la vie à plusieurs qui avaient été proscrits, et qu’outre cela il décerna de rigoureuses peines contre ceux qui trahiraient leurs parents, leurs amis ou leurs maîtres : au lieu qu’au contraire il se montra extrêmement débonnaire à l’endroit de ceux qui se mirent en devoir de les sauver, dont ils produisent un mémorable exemple. La femme de Vinius, nommée Tanusia, pour conserver la vie à son mari, qui était au rang des proscrits, l’enferma dans un coffre, le fit porter dans la maison d’un sien affranchi nommé Philopœmen, et puis fit couvrir un bruit qu’il était décédé : ce que tout le monde ayant cru, elle observa le temps auquel un de ses parents devait donner des jeux au peuple, et se servant de cette occasion, fit tant par l’entremise d’Octavia sœur d’Auguste, qu’il se trouva seul des triumvirs à ce spectacle, dont ayant conçu une bonne espérance, elle entra au théâtre, se jeta à ses pieds, lui déclara comme la chose s’était passée, fit porter le coffre, le fit ouvrir, et ne tira son mari implorant sa clémence. De quoi tant s’en faut qu’il s’aigrit, au contraire tenant cela comme un miracle de l’amour des femmes à l’endroit de leurs maris, il ne se contenta pas de donner la vie au proscrit et aux complices ; mais même mit au rang des chevaliers Philopœmen, qui par la rigueur de la loi, devait être envoyé au gibet.

Mais quoi que cet exemple soit à l’avantage d’Auguste, toutefois c’est la vérité, qu’encore qu’au commencement il eut résisté à ses collègues, et qu’il se fut efforcé d’empêcher qu’il ne se fît nulle sorte de proscription, néanmoins depuis que la porte fut ouverte à la fureur, il s’y porta plus cruellement qu’aucun des autres, et se rendit inexorable à l’endroit de ceux qui avaient été condamnez. Même Lepidus ayant fait quelque excuse dans le sénat de ce qui s’était passé, et promis qu’à l’avenir les choses s’adouciraient, il protesta que quant à lui il voulait demeurer libre de faire mourir tous ceux qu’il lui plairait, et maintint opiniâtrement qu’il ne fallait pardonner à personne, puis qu’on en était venu si avant. Certes il montra une insigne cruauté à l’endroit de C Toranius qu’il fit proscrire, encore qu’il eut été son tuteur, et grand ami de son père. Je laisse le meurtre de Pinarius chevalier romain, qu’il fit tuer sur un simple soupçon. Mais qui saurait excuser la barbarie dont il usa à l’endroit de Q Gallius prêteur romain, à qui il voulut faire confesser à force de tourments, qu’il avait caché un poignard sous sa robe pour le tuer ? La constance de l’accusé à maintenir son innocence, ne pût adoucir sa rage ; mais après lui avoir fait donner toutes sortes de gênes, sans pouvoir arracher aucune confession du crime qu’il lui imputait, il se jeta barbarement sur lui, lui arracha les yeux, et puis commanda à ses capitaines de l’achever. Certes, il jugea lui-même cette action si pleine de blâme et de honte, qu’il tâcha de la couvrir et de s’en excuser, semant par tout un bruit qu’il ne l’avait point fait mourir ; mais que l’ayant fait premièrement arrêter, et puis l’ayant chassé de la ville, il avait été tué par quelques brigands, ou était péri en quelque naufrage. Lepidus avait l’esprit plus doux, et outre qu’il fit changer le décret de la mort de son frère L Paulus, en un exil où il l’envoya, il sauva encore plusieurs de ces misérables. Mais Antoine n’eut pitié de personne, sinon de ceux qui se rachetèrent à force d’argent qu’ils donnèrent à lui ou à sa femme Fuluia, qu’on eut prise alors pour une furie déchaînée, tant elle montrait d’animosité. Au contraire il fut bien si cruel, qu’il se fit apporter les testes des pauvres proscrits durant son repas, les regarda avec une détestable volupté, et voulut repaître ses yeux d’un si barbare spectacle. Une seule chose remarque-on de louable en lui durant tout ce triumvirat, c’est à savoir qu’il donna son oncle aux prières de sa mère.

Pour comble des cruautés qui arrivèrent sous ce piteux règne, on ajoute qu’il était défendu sur peine de la vie de pleurer le désastre de ceux qui étaient massacrés. Au reste, les triumvirs disposaient absolument des biens et des charges des proscrits, qu’ils donnaient à leurs soldats et à leurs partisans. Et parce que l’argent qu’ils avaient recueilli de leurs confiscations, ne leur semblait pas encore suffisant pour fournir aux frais de la guerre qu’ils allaient entreprendre ; ils firent de nouveaux rolles et de nouvelles proscriptions, qui n’allaient plus à la vie comme auparavant, mais à la seule perte des biens : remirent sus les impôts qui avaient été abolis, en établirent de nouveaux, et rançonnèrent les provinces de l’empire qui étaient sous leur obéissance. Il n’y avait alors que les gens de guerre qui eussent du bien : car ne se contentant pas de leurs monstres, qui surpassaient l’ordinaire, ni des excessives récompenses qu’ils recevaient des massacres qu’ils commettaient journellement, ni mêmes des riches possessions des proscrits qui leur étaient adjugées à vil prix, ils obtenaient des confiscations entières sans en donner aucune chose, et outre cela se faisaient nommer par force, héritiers des vieilles gens qui se trouvaient n’avoir point d’enfants : même leur avarice monta à ce comble d’impudence, qu’il s’en trouva un qui eut bien l’audace de demander les biens d’Attia mère d’Auguste, décédée quelque temps auparavant. Parmi tant de rapine, les triumvirs ayant fait décerner à la mémoire de César, toutes sortes d’honneurs, jusqu’à le mettre au rang des dieux, et à lui dresser des autels, se résolurent d’aller prendre une pleine vengeance de la mort sur Brutus et sur Cassius, qui avaient deux puissantes armées bien résolues de s’opposer à leur violence. Car pour reprendre les choses de plus haut, il faut savoir qu’après le massacre de César, Brutus et Cassius qui en étaient les principaux auteurs, s’étant sauvés dans le Capitole, et ayant conclu leur accord avec Antoine par l’entremise du sénat, qui décerna une abolition générale de ce qui s’était passé, rentrèrent dans leurs charges, et exercèrent encore quelque temps leurs prétures comme ils avaient fait auparavant. Toutefois considérant que non seulement les amis de César, mais encore une grande partie du peuple, qui avait voulu mettre le feu dans leurs maisons pour venger cette mort, les voyait à regret dans la ville, ils se retirèrent dans la Campanie, sous ombre de vouloir s’acheminer dans les provinces de leurs gouvernements. En cet éloignement ils essayèrent encore de retenir leur puissance : mais enfin s’apercevant qu’Auguste, qui s’était rendu à Rome après le massacre de son père, allait gagnant la commune, ils crurent qu’il ne faisait pas sûr pour eux en Italie, et là dessus firent voile pour la Grèce, où ils reçurent toutes sortes d’honneurs. Mais ne croyant pas que la Bithynie et Candie qui leur avaient été assignées, fussent propres pour leur entreprise, se jetèrent l’un dans la Syrie, et l’autre dans la Grèce et dans la Macédoine, qui à cause de leurs grandes richesses étaient la fleur des provinces de l’empire. Cassius ayant force amis en Syrie, où il s’était fait connaître au voyage de Crassus contre les parthes, la prit pour son partage, et y ayant formé un corps d’armée, marcha contre Dolabella, qui après avoir surpris et tué dans Smyrne Trebonius, avait été déclaré ennemi de la république. D’abord il le défit, et le pressa de si prés dans la ville de Laodicée, où il se voulut sauver, qu’il le contraignit de choisir une mort volontaire pour prévenir sa rigueur. Cassius s’étant ainsi fait maître de la Syrie et de la Cilicie, alla trouver Brutus, qui de son côté avait puissamment établi son autorité dans les autres provinces, ayant dressé en Macédoine et en Grèce un florissant exercite, dont il se voulait servir pour assurer sa vie, et pour rendre, comme il croyait, une entière liberté à sa république. Car et lui et Cassius étaient pleinement informez de ce qui se passait à Rome, et n’ignoraient rien du grand dessein des triumvirs, qu’ils savaient avoir juré leur ruine, et fait cette cruelle ligue pour les exterminer. S’étant donc ainsi préparés contre leur invasion, après diverses conquêtes qu’ils firent en l’Asie, et après avoir subjugué l’île de Rhodes, défait et ruiné les Lyciens, et forcé les villes de Xante, de Patare et de Myrrhe, qui pour l’amour qu’elles portaient à la mémoire de César, avaient refusé d’embrasser leur parti, ils se résolurent de les attendre dans la Macédoine, où ils réunirent toutes leurs forces pour les combattre. Auguste et Antoine de leur côté faisaient marcher leurs troupes pour les aller trouver, et pour les opprimer devant qu’ils eussent amassé une plus grande puissance, mais il se présenta un obstacle en Sicile qui retarda leur voyage.

Le dernier des enfants de Pompée, qui quelques années auparavant s’était sauvé de la bataille que son frère et lui avaient perdue en Espagne, où Jules César les défit et tua l’aîné, renouant les pièces de son naufrage, se mit au commencement à courir l’océan, plutôt avec la suite d’un corsaire, qu’avec l’équipage d’un grand capitaine, et puis se rendit si redoutable par le grand nombre de vaisseaux qu’il ramassa, que les gouverneurs que César avait laissés en Espagne, ne le surent jamais défaire : voire mêmes y ayant envoyé Carina, le bonheur en dit tellement à ce jeune prince, que César fut contraint de donner la commission de cette guerre à Asinius Pollio, qui n’y fit pas mieux ces affaires que son prédécesseur. En ces entrefaites César fut tué par les conjurés, et les choses changèrent tellement de face, que Pompée eut loisir de respirer, d’autant qu’à même temps, le sénat qui l’avait déclaré ennemi de la république, révoqua son arrêt, et lui donna le commandement de la mer, et la même puissance qu’avait eue de son vivant le grand Pompée son père. Se voyant remis en ses états il reprit la route de Marseille, pour y attendre le succès des affaires de Rome, et ayant appris que les triumvirs y avaient établi leur tyrannie, fit voile en Sicile, et soumit à sa puissance toute cette île, qui était comme la mamelle de Rome. Étant là il recueillit tous les pauvres proscrits qui s’y purent sauver, et par une insigne charité digne de l’héritier du grand Pompée, offrit à tous ceux qui leur donneraient moyen d’échapper de la fureur de ces bourreaux, deux fois autant d’argent qu’on en baillait à ceux qui les massacraient. Par ce moyen il grossit en peu de temps son armée, et rendit sa puissance formidable à ses ennemis, d’autant qu’il lui vint outre cela un grand renfort de la Libye, de l’Espagne et des autres provinces, qui avaient en horreur la tyrannie des triumvirs. Auguste et ses compagnons ayant eu avis de ses entreprises, jugèrent qu’il fallait rabattre l’orgueil de ce jeune prince, et l’opprimer devant que de passer avec toutes leurs forces dans la Macédoine, de peur qu’en leur absence, favorisé par les mécontents de Rome, il ne vint fourrager et s’emparer de l’Italie. Auguste ayant donc pris la charge de cette guerre, envoya devant un de ses lieutenants nommé Saluiadene, à qui il fit prendre la mer pour l’aller combattre. Le jeune Pompée le sentant venir, lui alla présenter la bataille à un détroit de l’île, où par la bonté de ses vaisseaux, qui étaient plus propres pour cette mer que ceux que menait Saluiadene, il eut beaucoup d’avantage sur son ennemi.

Auguste avait pris le chemin de la terre pour secourir son lieutenant ; mais comme il était à Rhege il reçut des lettres d’Antoine, qui s’était avancé jusqu’à Brindes, par lesquelles il le conjurait de le venir secourir, d’autant qu’il avait les ennemis sur les bras, à cause de quoi il fut contraint de quitter l’entreprise de la Sicile pour aller assister son collègue. Comme ils se furent joints, ils se résolurent de passer en Macédoine, où ils avaient déjà envoyé devant eux deux de leurs lieutenants nommés Didius Saxa et C Norbanus, avec huit légions, afin de couper le passage et les vivres à Brutus et à Cassius qui faisaient état de les y attendre. Ces deux capitaines faisant une grande diligence, avaient passé la Thrace, s’étaient rendus dans la Macédoine, avaient pris la ville de Philippes, et s’étaient saisis de tous les passages par où les ennemis pouvaient entrer dans cette province, qui devait être le siège et comme le théâtre de cette guerre. Brutus et Cassius qui s’y voulaient jeter, étonnés de cette diligence, prirent avis d’un des rois de Thrace nommé Rhascuporis, qui leur enseigna un autre chemin, quoi qu’un peu long et fâcheux, par où ils pouvaient y entrer. Comme ils furent arrivés au golfe noir, ils firent faire la montre à leur armée, qui était alors composée de dix-neuf légions entières de gens de pied, et d’une belle cavalerie, et emplirent leurs soldats de toutes sortes de bonnes espérances ; tant par l’argent qu’ils leurs firent distribuer, que par les assurances qu’ils leur donnèrent de reconnaître plus magnifiquement leur valeur après une pleine victoire, qu’ils se promettaient d’obtenir sans beaucoup de peine sur leurs ennemis. Après cela ils s’acheminèrent par les montagnes devers la ville de Philippes, chassèrent ceux qu’on avait mis pour leur empêcher le passage, et allèrent asseoir leur camp auprès de la ville. Norbanus et Saxa ne se sentant pas assez forts pour les combattre, donnèrent avis à Auguste et à Antoine de leur arrivée, les conjurateurs de les venir secourir, autrement qu’ils seraient bientôt contraints de céder à l’ennemi. Sur cette nouvelle ils se mettent à la voile, et malgré les vaisseaux des lieutenants de Cassius et de Brutus, passent la mer d’Ionie, et arrivent à Duras, où Auguste étant tombé malade, Antoine s’avança pour aller voir ce que faisaient les ennemis. D’abord il chargea leurs coureurs, mais avec un assez malheureux succès, dont Auguste ayant été averti, se résolut ainsi malade qu’il était, de se faire porter à l’armée, craignant que durant son absence Antoine ne hasardât la bataille, de laquelle il appréhendait également le bon et le mauvais succès. Car Antoine la perdant, il craignait d’avoir aussitôt Brutus et Cassius sur les bras ; et la gagnant, il avait peur que leur ancienne haine, qu’il ne croyait pas trop bien éteinte, venant à se rallumer, il ne tournât ses armes contre lui pour le défaire, et pour se rendre seul monarque de l’univers. Sa présence fit reprendre courage à l’armée que l’infortune d’Antoine avait un peu étonnée. Ayant ainsi rallié toutes leurs troupes, et se voyant plus forts au moins d’infanterie que leurs ennemis, ils firent tout ce qu’ils purent pour venir à la bataille. Au commencement il n’y eut que de légères escarmouches, d’autant que Brutus et Cassius voyant que tous les jours il affluait de nouvelles troupes dans leur armée, et que d’ailleurs ils avaient une grande abondance de vivres qui leur venaient commodément de toutes parts, au lieu que leurs ennemis n’en pouvaient recouvrer, ni en faire venir en leur camp qu’avec une extrême peine, se figurèrent qu’ils pourraient vaincre sans combattre, et qu’avec un peu de patience ils ruineraient leurs ennemis sans rien hasarder. Antoine et Auguste qui sentaient leur incommodité, et qui d’ailleurs appréhendaient qu’en ces entrefaites le jeune Pompée ne se jetât dans l’Italie, et ne se saisît de Rome où il avait de grandes intelligences, et beaucoup de partisans, cherchaient le moyen de rompre leur dessein et de les amener à la bataille. Les volontaires de l’armée de Brutus et de Cassius qui étaient pour la plupart romains, servirent bien à cet effet, d’autant que méprisant leurs ennemis, et demandant à toute force qu’on les menât au combat, ou qu’ils se retireraient, les deux chefs se résolurent, quoi qu’à regret, d’en venir aux mains, et de donner la bataille à la première occasion.

L’audace d’Antoine la leur apprêta bientôt, d’autant que s’étant mis en plein jour à vouloir forcer les bastions et les tranchées que Cassius avait faites pour brider ses courses, et les ennemis étant venus pour les repousser, le combat s’échauffa de telle sorte qu’ils en vinrent à une juste bataille. Au reste, on peut dire qu’en tout le cours des affaires de l’empire et de la république Romaine, il ne se fit jamais un si signalé et remarquable combat. Car outre le prodigieux nombre de gens de guerre qui étaient dans les deux partis, et outre la valeur des capitaines qui commandaient à ces puissantes armées, il s’agissait de l’état entier et de la liberté du peuple romain, qui fut renversée et du tout opprimée par la victoire d’Auguste et d’Antoine. Aussi ne se trouva-il point que depuis l’entière défaite de Brutus et de Cassius les romains aient jamais levé les yeux, ou qu’ils aient pensé à recouvrer leur liberté. Sur le point de cette sanglante journée, à Rome et ailleurs on vit un monde d’horribles prodiges qui apparurent au ciel et sur terre, comme avant-coureurs des misères qui arrivèrent depuis. À Rome on vit trois soleils dont la lumière allait croissant et diminuant à toute heure, voire même pendant les ténèbres de la nuit. L’on vit outre cela, des torches ardentes voler au milieu de l’air. La foudre tomba sur divers temples, et renversa entre autres l’autel de Jupiter, appelé le vainqueur. Dans les jardins d’Antoine et d’Auguste, qui étaient assez proches les uns des autres, on ouït un effroyable bruit de trompettes, de cliquetis d’armes et de cris, comme de gens qui allaient au combat. Brutus et Cassius de leur côté eurent de violents présages de leur infortune. Car outre le spectre ou mauvais ange qui apparut à Brutus, et qui le menaça de son désastre la nuit de devant la bataille ; et outre encore que quelque temps auparavant, à la pompe d’un spectacle, il était arrivé par malheur, que celui qui portait l’image de la victoire de Cassius, était tombé et l’avait renversée ; on vit voler sur leurs camps une effroyable multitude de vautours, de corbeaux et d’autres oiseaux carnassiers et de mauvais présage, qui par leurs cris et par un épouvantable battement de leurs ailes, semblaient demander leurs charognes. Devant que de venir au combat, les chefs des deux partis ne cessaient de représenter à leurs soldats la justice de la cause qu’ils défendaient. Brutus et Cassius faisaient sonner haut le nom de la liberté, l’amour du peuple et l’horreur de la tyrannie qu’ils s’efforçaient d’abattre. Auguste et Antoine rappelaient à ceux de leur parti, l’exécrable parricide commis sur la personne de César, la justice de sa vengeance qu’ils en poursuivaient, la gloire du commandement, et le fruit qu’ils devaient espérer de la victoire, après laquelle ils allaient entrer et se rendre absolus possesseurs de tous les biens que tenaient leurs ennemis. Les capitaines et les soldats animés par ces diverses remontrances, ne respiraient que le combat, qui s’attaqua de cette sorte. Les soldats d’Antoine avaient fait une longue chaussée dans le marais, auprès duquel ils étaient logés, afin d’aller couper à Cassius le chemin de la mer. Comme elle fut achevée, Antoine leur fit occuper les passages par où les vivres venaient aux ennemis par la voie de la mer, et pour leur ôter cette commodité, fit une longue tranchée, dans laquelle il logea ses gens, auxquels il fit lever de gros bastions sur les remparts, afin de soutenir l’effort des ennemis qui voudraient les forcer. Cassius étonné et irrité de cette hardiesse, mène les siens rompre la chaussée d’Antoine, se fortifie sur ses ruines, et place ses gens de guerre entre l’armée d’Antoine, et ceux qu’il avait jetés de l’autre côté, de sorte qu’il ne pouvait les secourir, ni eux repasser dans son camp. Antoine ne pouvant supporter cette bravade, marche en plein jour avec force échelles, comme pour aller attaquer le fort des ennemis, et pour passer jusque dans leur camp. Là dessus toutes les armées se préparent où se trouvent engagées au combat. Celle d’Auguste fut surprise, pensant que ce ne fut qu’une escarmouche qui allât se faire à la tranchée. Son désastre vint de ce que les gens de Brutus qui menaient la pointe droite de sa bataille, sans attendre autrement le commandement de leur chef, lui firent une si brusque charge, qu’ils renversèrent tout ce qu’ils rencontrèrent, et donnèrent jusque dedans le logement d’Auguste, qui sans doute était perdu s’il se fut trouvé à son quartier : car Brutus y étant arrivé à la suite des siens, qui venaient de faire un horrible carnage de trois légions, et de deux mille Lacédémoniens ; la chose passa si avant, que les vainqueurs ayant rencontré la litière d’Auguste, croyant qu’il fut dedans, la faussèrent et la percèrent à coups de pertuisanes, pensant le tuer.

Mais dés le soir de devant il était sorti de son camp, comme par une inspiration divine. Car un de ses amis nommé Artorius, lui avait déclaré qu’il avait eu une vision de Minerve qui lui avait commandé, qu’encore qu’il fut malade, il le fît déloger de sa tente, autrement qu’il y serait tué. Auguste ajoutant foi à cette vision, se fit porter hors de là, et se trouva ainsi désarmé qu’il était, au combat qui se fit auprès de la tranchée, et par ce moyen se sauva ; au lieu que s’il fut demeuré à défendre son camp, voire les armes à la main, il était infailliblement mort. La pointe que conduisait Brutus fut pleinement victorieuse, et l’armée d’Auguste entièrement défaite : mais la victoire changea comme de parti à la rencontre d’Antoine et de Cassius. Car Antoine infiniment aise d’avoir contraint les ennemis de venir au combat, marcha avec une ardeur incroyable contre la pointe gauche de leur bataille, conduite par Cassius, et la trouvant nue et découverte, à cause que la victorieuse s’était écartée çà et là pour poursuivre les fuyards, la chargea si furieusement qu’il la renversa, fit une cruelle boucherie de tout ce qui s’opposa à ses armes, et ayant tourné Cassius lui-même en fuite, s’alla rendre maître de son camp, sans se soucier de ce que Brutus faisait d’un autre côté. Cet incomparable capitaine ayant saccagé le logement d’Auguste, et rompu tout ce qui s’était présenté devant lui, gagna par un même moyen celui d’Antoine qui était occupé ailleurs, et de cette sorte obtint une pleine victoire du côté où il combattit. Si bien que l’on peut dire qu’en cette cruelle journée, tous les deux partis furent victorieux, et tous deux furent vaincus. Brutus défit Auguste, et Antoine défit Cassius. Cela advint à cause, qu’outre un épais nuage qui couvrit le ciel ce jour-là, la poussière qui s’était levée de dessous les pieds des chevaux, avait empêché qu’ils ne se pussent voir pour s’entre secourir au besoin. Brutus à son retour de la chasse des ennemis, s’étonna de ne voir point la tente de Cassius élevée à l’ordinaire au milieu de son camp, et de ne voir point non plus les autres tentes des soldats et des capitaines en l’ordre qu’elles devaient être : là dessus ses gens l’avertissant qu’ils voyaient reluire les armes de ceux qui s’y promenaient, qui ne leur semblaient point être des gens de Cassius, il se douta du malheur qui lui était arrivé ; et à même temps rallia ses troupes en intention de l’aller secourir. Mais Cassius se figurant que Brutus était perdu aussi bien que lui, ne l’attendit pas ; au contraire se retira sur une petite colline, d’où il pouvait découvrir tout ce qui se faisait dans la plaine, et voir à son aise les soldats d’Antoine qui saccageaient ses tentes et son camp. À même temps il aperçut une grosse troupe de gens de cheval que Brutus envoyait à son secours, mais il était tellement effrayé, qu’il crût que c’étaient des ennemis. Toutefois il dépêcha un de ses centeniers pour les reconnaître, et pour savoir au vrai ce que c’était. Le centenier nommé Titinnius approchant de cette troupe, fut aussitôt reconnu de ses compagnons et de ses amis, qui commencèrent à lui faire toute sorte de bonne chère, se réjouissant avec lui de la victoire qu’ils avaient remportée. Mais durant qu’ils s’amusaient à l’embrasser et à le caresser, Cassius qui avait mauvaise vue, et qui ne pouvait pas connaître distinctement ce qu’ils faisaient, s’alla malheureusement imaginer que c’étaient des ennemis qui arrêtaient Titinnius prisonnier, et lors plein de désespoir, sans attendre de ses nouvelles, se retira dans sa tente, et ne mena avec lui qu’un de ses affranchis nommé Pandare, auquel il présenta sa tête à couper, afin de ne tomber point vif sous la puissance de ses ennemis. Titinnius qui le revenait trouver avec un chapeau de fleurs, pour lui annoncer les bonnes nouvelles qu’il avait apprises de la victoire, ayant su ce désastre advenu par sa faute, tira son épée, et se tua lui-même de regret. Un des serviteurs de Cassius ayant porté cette nouvelle à Antoine, son armée et celle d’Auguste reprirent courage, et se tinrent alors pour victorieuses : de sorte que le lendemain les deux chefs se jetèrent dans le champ de bataille, comme pour venir à un nouveau combat contre Brutus : mais la mort de son ami et de son compagnon, qu’il nomma en sa douleur le dernier des romains, l’avait tellement abattu, qu’il ne pensait qu’à sauver les reliques de son naufrage. Toutefois pour faire paraître à ses ennemis qu’il ne manquait point de courage, il mit aussi ses gens en ordre, comme pour recevoir la bataille, si on la lui présentait. Mais outre que ce n’était qu’une pure bravade des ennemis, qui par ce moyen voulaient s’attribuer la victoire, il contint si bien ses soldats, qu’ils n’en vinrent point jusqu’au combat, se contentant d’avoir aussi bien qu’eux dissimulé et couvert sa perte par cette feinte. Cependant se trouvant empêché de ses prisonniers, il fit mourir tous ceux qui étaient de condition servile, et renvoya les personnes libres, disant qu’ils seraient plus captifs parmi ses ennemis que dans son armée ; d’autant que dans son armée ils étaient traités comme ses citoyens, au lieu que ses ennemis en faisaient leurs esclaves. Néanmoins ses soldats ne pouvant supporter l’audace de quelques-uns d’entre eux, les tuèrent contre son gré, et eussent passé outre s’il n’eut arrêté leur fureur. Après cela, pour retenir les gens de guerre, il leur fit distribuer tout l’argent qu’il leur avait promis devant la bataille, et pour les rendre mieux disciplinés, leur reprocha assez doucement la précipitée ardeur avec laquelle ils étaient allés au combat, sans attendre le signal de leur capitaine, et leur promit que si en une seconde bataille ils se montraient aussi gens de bien qu’il se promettait de leur courage, il leur donnerait les villes de Lacédémone et de Thessalonique à piller. Parmi cela il commanda aux amis de Cassius de prendre son corps et de lui donner sépulture le plus secrètement qu’ils pourraient, de peur que les soldats s’amusant à considérer son infortune, ne vinssent à rabattre quelque chose de l’ardeur de leurs courages. En ces entrefaites, Auguste et Antoine se trouvèrent réduits à de grandes angoisses, d’autant que non seulement ils avaient une extrême disette de vivres et d’argent pour entretenir leurs armées, mais outre cela il leur était venu une nouvelle qui reculait grandement leurs affaires. Domitius Calvinus ayant pris la mer, menait à Auguste deux légions complètes, avec quelques autres troupes de cavalerie et d’infanterie qu’il avait chargées sur ses vaisseaux. Domitius Enobarbus et Murcus, partisans de Brutus et de Cassius, suivis de plus de cent navires, ayant eu avis de son voyage, se mirent à la voile, l’allèrent rencontrer, et lui donnèrent furieusement la chasse : mais ayant le vent en poupe, il rendit leur poursuite inutile, jusqu’à ce que le vent venant à tomber, ses grands navires demeurèrent comme immobiles, et furent aussitôt investis par les ennemis. Calvinus se voyant en cette détresse, fit ce qu’il pût pour sauver ses vaisseaux : mais Murcus ayant mis le feu dedans, et le pressant de trop prés, l’embrasement étonna tellement ses soldats, qu’une partie de la légion martiale qui était toute entière en cette flotte, se précipita dans l’eau pour éviter la flamme, et les autres se jetèrent dans les galères des ennemis, afin de ne mourir pas sans combattre. Mais enfin le feu et le naufrage firent périr presque toute l’armée de Calvinus, dont quinze galères échappées du malheur, se rendirent à Murcus, et quant à lui il eut bien de la peine à se sauver à Brindes, où il n’arriva que le cinquième jour, après avoir été tenu pour perdu. Ce désastre, soit qu’on le nomme naufrage, ou qu’on l’appelle bataille navale, arriva le propre jour auquel Brutus et Cassius furent défaits aux champs philippiques. Une si fâcheuse nouvelle ayant été portée à Auguste et à Antoine, accrût le déplaisir qu’ils avaient de se voir à demi affamés : et toutefois, ni ils ne pouvaient remuer leur camp, ni ils ne pouvaient repasser en Italie ; de sorte qu’ils se virent réduits à mettre non seulement l’espérance de la victoire, mais aussi celle de leur salut particulier, sous la puissance de leurs armes. Pour cette raison, pressés de la famine et de mille autres incommodités, ils se résolurent de venir à une seconde bataille pour se tirer de cette détresse, devant que leurs gens fussent plus particulièrement informés de la perte qu’ils avaient faite sur la mer, qui les pouvait décourager. Brutus qui savait comme les affaires s’étaient passées, et qui n’ignorait rien de leurs incommodités, allait tirant les choses en longueur, et ne voulait point donner la bataille, se promettant de les affamer et d’avoir la victoire sans rien hasarder. Ces remises faisaient désespérer Auguste et Antoine, qui pour le forcer de venir aux mains, même contre sa volonté, semèrent des libelles dans son camp, par lesquels ils conjuraient ses soldats, ou de se venir joindre à eux, sous de grandes promesses qu’ils leur faisaient, ou d’accepter la bataille comme gens courageux. Cela n’empêcha pas que quelques-uns de leurs Allemands ne s’allassent rendre à Brutus ; mais d’un autre côté le général des troupes que le Roi Dejotarus lui avait envoyées à son secours, et un des rois de Thrace nommé Rhascuporis, gagné par son frère, l’abandonnèrent et passèrent dans l’armée de ses ennemis : à cause de quoi, craignant que plusieurs autres ne suivissent leur exemple, il se résolut de venir au combat, y étant même forcé par les cris de ses soldats qui le pressaient de les mener contre les ennemis. Enfin donc il mit ses enseignes aux champs pour donner la bataille, dont Auguste et Antoine qui l’avaient passionnément désirée, furent très aises, se figurant qu’ils emporteraient aisément la victoire, vu la bonne volonté que montraient leurs soldats de passer sur le ventre à ceux qu’ils avaient déjà vaincus. Comme les deux armées furent campées, il arriva une chose extraordinaire, qui fut un présage, ou plutôt un préjugé du succès de cette furieuse rencontre. Car il se présenta deux aigles, qui s’étant mises l’une du côté de Brutus, et l’autre du côté d’Auguste et d’Antoine, commencèrent entre elles un assez âpre combat, mais enfin celle de Brutus céda à celle d’Auguste et d’Antoine, dont leurs soldats qui considérèrent l’évènement, prenant cela pour un bon augure, furent grandement encouragés ; au lieu que ceux de Brutus qui y avaient aussi pris garde, en demeurèrent extrêmement étonnés. Nonobstant cela ils marchèrent au combat, qui fut furieux à merveilles, d’autant qu’outre que les chefs allaient par les rangs, animant avec de puissantes remontrances leurs gens à bien faire, les soldats se sentaient obligez de montrer comme un dernier effort de leur valeur, vu l’instance qu’ils avaient faite de combattre. Ceux d’Auguste pressés de la famine et de la misère qu’ils avaient soufferte, combattaient autant pour leur propre salut, que pour la victoire.

Ceux de Brutus avaient honte de reculer, ayant forcé leur chef d’en venir aux mains. Parmi tant d’ardeur ils se mêlèrent avec une telle furie, que c’était horreur de voir le carnage qu’ils faisaient. Car l’on n’entendait que soupirs et que cris des pauvres blessés, qui mouraient cruellement du fait de leurs plaies et de leurs armes. Leurs plaintes au lieu de ralentir la chaleur de leurs compagnons, les échauffaient davantage, de sorte que l’on voyait aussitôt leurs rangs remplis de nouveaux combattants. Enfin ceux d’Auguste chargèrent si vivement l’avant-garde de Brutus, qu’ils la renversèrent sur sa bataille. Toutefois le grand courage du général fit reprendre coeur aux soldats, et les fit retourner au combat : mais ne pouvant soutenir l’effort d’une seconde charge, ils se remirent à fuir, et causèrent un si grand désordre dans le reste de leurs troupes, et même dans la cavalerie, qui s’était jusqu’alors vaillamment portée, que personne ne pensa plus qu’à se sauver. Leurs ennemis les voyant en cette confusion, se jetèrent entre eux et leur camp pour leur en défendre l’entrée : là il se fit une cruelle tuerie de ces pauvres gens, qui tâchaient de se retirer en sûreté dans leurs tranchées. Les deux chefs de l’armée victorieuse voyant leurs ennemis défaits, partagèrent leurs charges. Auguste se mit à l’entrée du camp, pour arrêter, tant ceux qui voulaient y rentrer, que ceux qui tâchaient d’en sortir, pour s’enfuir hors de la puissance des vainqueurs. Antoine demeura dans le champ, de bataille, où il fit des merveilles de sa personne, tuant tout ce qui se présentait devant lui, et faisant toutes sortes d’efforts, de peur qu’ils ne se ralliassent pour revenir à la charge en leur désespoir. Outre cela il fit partir sa cavalerie pour poursuivre ceux qui se sauvaient dans les montagnes, du long de la rivière et devers la mer. Brutus ne voyant plus de ressource en ses affaires, abandonna la bataille aussi bien que les autres, et ayant l’âme outrée de douleur à cause de cette irréparable perte, se retira sur la montagne, où il passa la nuit en grande détresse, levant souvent les yeux et les mains devers le ciel, et s’écriant : ô Dieu ! Tu connais celui qui est l’auteur et la cause de tous ces maux si tu veux le châtier, qui étaient des paroles proférées contre Antoine, qui avait mieux aimé se rendre comme bourreau de la passion d’Auguste, que s’allier avec lui et avec Cassius, pour défendre la liberté de sa république. Antoine craignant qu’il n’échappât, le fit poursuivre avec une extraordinaire diligence : mais un des amis de Brutus trompa ses gens, et s’étant fait prendre pour son général, lui donna moyen de se sauver, dont Antoine même l’estima tant, qu’au lieu de le châtier de cette véritable tromperie, il le voulut avoir pour ami. Celui-là se nommait Lucilius Lucinus, digne certes du nom romain, pour avoir fait une si louable action. Antoine ayant eu avis du lieu où Brutus s’était sauvé, le fit investir de tous côtés, pour lui ôter le moyen de s’enfuir, et de remettre au champ de nouvelles forces.

Brutus se voyant donc ainsi enclos et assiégé de toutes parts, plein de douleur et de désespoir, se résolut de chercher le remède de son infortune dans le comble des malheurs, et accusant le ciel et la terre d’injustice, prononça ces tragiques paroles : ô misérable vertu ! Qui n’as rien qu’un vain nom sans puissance, je t’ai honorée comme si tu eusses été quelque chose : mais tu dépens de l’empire de la fortune, et tu n’es que son esclave. Ayant dit cela, il contraignit un de ses plus fidèles amis de lui passer l’épée au travers du corps, et de le tuer. Jamais on ne vit tant de constance à supporter la mort : vu que Straton lui ayant enfoncé l’épée jusqu’aux gardes, il ne se retira ni ne se remua aucunement, nonobstant la violence d’un si grand coup. Ses soldats voyant ce piteux spectacle, et se ressouvenant qu’ils n’avaient plus de chef, envoyèrent offrir à Antoine et à Auguste de se rendre à eux, moyennant qu’on leur voulût pardonner.

Les vainqueurs ne se montrèrent point rétifs à les recevoir, désirant s’en servir aux autres guerres qu’ils avaient encore sur les bras. Quant aux hommes de qualité qui avaient suivi le parti de Brutus, les uns moururent à la bataille, les autres se tuèrent eux-mêmes ; les autres s’enfuirent devers le jeune Pompée, et les autres tombèrent vifs sous la puissance de leurs ennemis. Auguste est blâmé d’avoir usé insolemment de cette victoire. Car Antoine s’étant fléchi à faire donner sépulture au corps de Brutus, qui néanmoins avait été cause de la mort de son frère Caïus, massacré en Asie par un de ses lieutenants, il en voulut avoir la tête et l’envoyer à Rome, pour la faire mettre sous les pieds de la statue de Jules César. Outre cela, il montra une excessive barbarie à l’endroit de plusieurs personnes illustres qui étaient tombées en sa puissance ; car un de ce rang-là lui demandant sépulture après sa mort, il lui répondit avec un orgueil mêlé de cruauté, que cela était désormais en la puissance des corbeaux. Cette inhumanité fut cause que les prisonniers qu’il fit amener enchaînés devant lui, après avoir honorablement salué Antoine, et après l’avoir appelé empereur, s’adressant à Auguste, vomirent mille outrages contre lui, et lui reprochèrent hardiment sa cruauté. Les choses s’étant ainsi terminées au grand avantage de ces deux princes, ils résolurent entre eux que Auguste repasserait dans l’Italie pour donner ordre aux affaires de Rome, et pour distribuer aux soldats les terres et les colonies qu’on leur avait promises pour salaire de leurs peines ; et qu’Antoine ferait voile en l’orient, afin de châtier les rois et les villes qui avaient favorisé le parti de leurs ennemis, et afin de recueillir dans ces riches provinces tout l’argent qu’il pourrait, pour contenter et pour entretenir leurs armées. Devant que de s’y acheminer, ils partagèrent derechef les gouvernements de l’empire, sans se soucier autrement de Lepidus, duquel on leur avait donné quelque ombrage qu’il était entré en bonne intelligence avec le jeune Pompée, qui sortant de la Sicile s’était jeté dans l’Italie. Auguste prit la charge de s’informer de la vérité de ce bruit, pour le traiter selon qu’il s’en trouverait digne. Après donc qu’ils eurent offert de grands et somptueux sacrifices aux dieux pour les remercier de la victoire, et qu’ils eurent fait toucher de l’argent à leurs soldats, avec promesse de les mettre en possession des terres dont on leur avait donné l’espérance devant la guerre, Auguste monta sur ses vaisseaux pour s’en aller à Rome, et Antoine sur les siens pour s’acheminer en Orient.

Auguste lui bailla deux de ses légions pour l’accompagner en ce long voyage, et en échange Antoine lui en céda deux autres qu’il avait en Italie. Auguste persécuté de la tempête, et encore plus de sa maladie, courut fortune de la vie en ce voyage, et eut beaucoup de peine de se rendre jusqu’à Brindes : voire même on crut à Rome qu’il était décédé en chemin, dont beaucoup de monde se réjouit qu’on savait qu’il venait en Italie afin de chasser les anciens possesseurs de leurs héritages, et pour les donner aux gens de guerre et aux ministres de la tyrannie. Mais comme nonobstant son mal il fut arrivé dans la ville, la douleur des citoyens s’accrut bien davantage par sa présence. Car après avoir retiré les légions qu’Antoine lui avait cédées, et fait vendre le reste des biens des proscrits, il commença à parler de mettre les gens de guerre en possession des terres qu’on leur avait promises : ce bruit ayant volé partout, on ne voyait à Rome que pauvres citoyens des villes voisines, hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux, qui allaient par les temples et par les places publiques, se plaignant amèrement de cette tyrannie et de leur misère, dont les romains avaient beaucoup de pitié. Auguste allait s’excusant sur la nécessité de ses affaires, mais il ne pût si bien adoucir cette violence, qu’elle n’arrachât des larmes et des soupirs à tous les gens de bien : cela le mit en une extrême peine, ne pouvant d’un côté donner cette fâcherie au sénat et au peuple qu’avec beaucoup de regret, et de l’autre n’osant mécontenter les gens de guerre, l’assistance desquels lui était nécessaire, non seulement pour achever l’entreprise de Sicile, mais aussi pour se faire continuer en sa charge, dont le terme était expiré, et pour venir à bout des autres grands desseins qu’il allait formant afin d’établir son empire. Au commencement il eut le consul L Antonius fort favorable, à cause de son frère qui lui avait commandé de vivre en bonne intelligence avec lui, et Fuluia même, quoi que femme malendurante et haute à la main, à cet abord vécut assez doucement avec lui, de peur d’offenser son mari, et de donner occasion à Auguste de traiter mal sa fille, qu’il avait épousée à la naissance du triumvirat. Mais cette bonne intelligence ne subsista pas longuement : car Lucius et Fuluia appréhendant qu’Auguste contentant les gens de guerre, ne les rendît ses passionnés partisans au préjudice d’Antoine, voulurent rompre ce coup, et tâchèrent d’empêcher qu’il ne leur fît la distribution des terres qui leur avaient été promises, lui alléguant qu’il devait attendre son collègue, afin que d’un commun consentement ils fissent ce partage. Mais Auguste ne voyant nulle apparence de pouvoir remettre cette affaire à un autre temps, sans irriter les gens de guerre, ne laissa pas de passer outre, et leur accorda seulement de choisir tels commissaires qu’ils voudraient, pour loger les deux légions qu’Antoine lui avait prêtées, et sur le sujet desquelles ils l’avaient voulu empêcher de passer plus avant. Auguste eut ce malheur, qu’il ne pût contenter les soldats, et aigrit grandement les anciens possesseurs ; de sorte qu’il fut tellement haï, qu’il faillit par plusieurs fois d’être tué, tantôt des gens de guerre, et tantôt de la commune. Toutefois sa patience vainquit l’obstination des uns et des autres ; mais il ne sut contenir Lucius, ni sa belle-soeur Fuluia, qui au contraire allaient tous les jours machinant quelque chose pour le ruiner. Auguste irrité de ces outrages, se plaignit de leurs déportements en son endroit, protesta que tout cela se faisait contre l’intention d’Antoine, qu’il disait n’avoir aucune part à leur fureur ; et non content de cela, répudia la fille de Fuluia, et la renvoyant à sa mère, déclara qu’il ne l’avait jamais touchée. Les capitaines et les vieilles bandes de leur parti entendant les plaintes que les uns et les autres épandaient, voulurent connaître de ce différent, et s’efforcèrent de les réconcilier ; mais jamais ils ne purent étreindre entre eux une parfaite amitié, de sorte que s’aigrissant tous les jours davantage les uns contre les autres, ils en vinrent enfin à une guerre ouverte. Ceux qui ont recherché les racines de cette guerre, en ont attribué la cause à la jalousie de Fuluia, à qui Marius persuada que durant que l’Italie serait en paix, son mari ne bougerait de l’Égypte, et passerait tout son temps avec Cléopâtre, mais qu’au premier bruit de la guerre il reprendrait le chemin d’Italie. Piquée de cet ombrage, comme elle était femme de grand courage, elle sollicita tant Lucius Antonius frère de son mari, qu’elle le porta enfin à armer contre Auguste, à qui d’ailleurs il ne voulait guère de bien, étant naturellement ennemi de la tyrannie. Cependant Lucius eut loisir de s’en repentir, voire fut réduit à une telle extrémité, qu’il se vit assiégé de trois armées dans la ville de Pérouse. Auguste en conduisait l’une, Saluiadene l’autre, et Agrippa la troisième.

Ces trois armées l’investirent, et le serrèrent de si prés, que nonobstant le secours que Fuluia s’efforça de lui envoyer sous la conduite des lieutenants de son mari, il fallut qu’après avoir bien pâti, tant de la famine, que des autres rigueurs d’un si long siège, il se rendît à la merci du vainqueur. Se présentant à Auguste, il ne rabattit rien de la grandeur de son courage, mais lui déclara franchement qu’il avait une telle passion pour la liberté de ses citoyens, qu’il ne regrettait point le malheur où il était tombé pour la vouloir défendre ; protesta qu’il n’avait été induit à prendre les armes, ni par l’intérêt de son frère, ni par le dépit de Fuluia, ni par la pitié de ceux à qui on avait ôté leurs possessions, mais par le seul désir d’empêcher que la république ne fut opprimée, et que tout le regret qu’il avait, c’était de voir tous ses efforts inutiles : à quoi il ajouta, que si Auguste se déclarait contre sa patrie, il ne le pouvait tenir que pour ennemi, et qu’il ne craignait pas qu’on le fît mourir là dessus ; et qu’au contraire il le conjurait de lui imputer, et de venger sur lui la résistance que lui avaient faite ses amis, qu’il tenait prisonniers. Auguste admira sa constance, lui pardonna ce qui s’était passé, et le traita humainement ; mais montra une grande rage contre les habitants de Pérouse, qui l’avaient reçu dans leur ville, et contre plusieurs illustres personnages qui l’avaient assisté en cette guerre : car il laissa brûler Pérouse, et fit passer au fil de l’épée un grand nombre de citoyens de cette misérable ville. Pour comble de cruauté, on ajoute que ces pauvres gens s’étant jetés à genoux devant lui pour lui demander pardon, et pour s’excuser d’une chose qu’ils avaient faite par force, au lieu de se laisser fléchir à leurs larmes, il leur dit superbement, il faut mourir : et outre cela (au moins si ce qu’on dit est véritable) il choisit quatre cens, ou sénateurs, ou chevaliers romains, d’entre ceux qui s’étaient enfermés avec Lucius, et les fit conduire aux pieds d’un autel dédié à la mémoire de Jules César, et sans aucune pitié, les fit immoler comme de misérables victimes destinées pour le sacrifice de sa victoire et de sa vengeance. Après la prise de Pérouse, il remit aisément en son obéissance les autres villes d’Italie qui avaient embrassé le parti de son ennemi.

Durant tous ces mauvais ménages qui se faisaient en Italie, Antoine allait rançonnant les villes de l’Asie et de l’Orient, et leur imposait d’excessives contributions pour fournir au payement des soldats, et aux autres dépenses de la guerre. Comme il fut arrivé à Éphèse, il fit de grands sacrifices à Diane, qui avait là un magnifique temple ; reçut à pardon les partisans de Brutus et de Cassius, qui voulurent implorer sa clémence, excepté seulement Petronius et Quintus qu’il fit mourir, d’autant que le premier avait trempé ses mains dans le sang de César, et que le second avait trahi Dolabella : et puis fit venir les députés des villes et des provinces d’alentour de Pergame et de l’Asie, auxquels il fit une superbe harangue ; etc. Au lieu de celui d’un an qu’il leur avait prescrit pour lever ces deniers, il leur en bailla deux, et rien davantage, de sorte que les rois, les princes, les villes franches et les peuples de l’Asie et de la Grèce, furent contraints de contribuer chacun à proportion de ses moyens pour faire cette excessive somme d’argent, dans laquelle entrait le tribut entier de neuf années. Bientôt après il fit sentir sa rigueur aux provinces d’Asie et de Syrie, à la Phrygie, à la Mysie, à la Galatie, à la Cappadoce, à la Cilicie et à la Palestine. Il voulut connaître du gouvernement des rois, et se constitua arbitre de leurs différents. Parmi ces insupportables exactions, il déchargea de toutes sortes d’impôts les villes que Brutus et Cassius avaient désolées, comme contraires à leur parti : persuada aux Xanthiens de rebâtir la leur, et fournit à la dépense, donna aux Rhodiens quatre villes voisines de leur territoire, et mit en liberté tous ceux qui par un édit général avaient été vendus comme des esclaves : de quoi il donna particulièrement des lettres aux juifs, qui entre toutes les autres nations avaient été cruellement persécutés par Cassius. Après toutes ces choses, Antoine étant passé en Cilicie, Cléopâtre reine d’Égypte, le vint trouver, et après quelques reproches qu’il lui fit de l’assistance qu’elle avait donnée aux meurtriers de César, cette lascive princesse s’en étant excusée, fit tant par ses afféteries, qu’Antoine charmé de sa beauté, en devint si furieusement amoureux, qu’oubliant toute sa générosité, il se mit à la courtiser si servilement, qu’il abandonna le soin de ses affaires, et pour lui complaire s’en alla avec elle en son royaume, où il se noya dans les délices et voluptés, ne faisant rien que ce qui plaisait à cette insolente égyptienne. Ces infâmes amours furent suivies de beaucoup de troubles qui s’élevèrent dans les provinces : car premièrement les habitants de l’île d’Arade en Phénicie, refusant d’obéir à ceux qu’il avait envoyés pour recueillir l’argent auquel il les avait condamnés, chassèrent les commissaires, et mêmes en tuèrent quelques-uns pour repousser cette violence. D’ailleurs, les Parthes qui avaient toujours été mortels ennemis des romains, se résolurent de prendre cette occasion pour leur faire une plus cruelle guerre qu’ils n’avaient fait auparavant, et pour cet effet prirent les armées sous la conduite du jeune Pacore, fils de leur Roi Orode, secondé par Labienus fugitif des romains, qui s’était allié avec eux par une étrange aventure. Brutus et Cassius allant combattre Auguste et Antoine, l’avaient dépêché devers le Roi des Parthes pour tirer quelque secours de lui : mais étant à la cour de ce prince pour poursuivre son affaire qui allait assez lentement, il eut avis de la ruine de ceux qui l’avaient envoyé. Se figurant donc que les vainqueurs ne pardonneraient à personne de leurs ennemis, il jugea qu’il lui valait mieux vivre parmi des barbares, que de périr en son pays, et là dessus offrit son service au Roi des Parthes, s’habitua en sa cour, et ayant avis de la lâcheté d’Antoine, qui s’était mis à faire une vie privée et dissolue avec Cléopâtre, il remontra au conseil des Parthes : que l’occasion s’offrait d’envahir les provinces de l’empire, etc.

Le Roi et le conseil prêtèrent volontiers l’oreille à sa proposition, et fut ordonné sur le champ qu’on lui donnerait une puissante armée pour venir à bout de ce dessein, et que même le jeune Pacore marcherait avec lui à cette guerre. Ainsi il mit son armée aux champs, et d’abord se jeta dans la Phénicie, et assiégea la ville d’Apamée, d’où ayant été repoussé par la garnison qui était dedans, il se mit à flatter et à chevaler les capitaines qui étaient de ses amis, et les rangea tous à son parti, excepté Saxa, qui conserva sa fidélité envers Antoine, dont il était lieutenant en Syrie. Labienus ne l’ayant peu corrompre comme les autres, épia l’occasion de le surprendre, fit jeter dans son armée des libelles par lesquels il exhortait ses soldats de suivre sa fortune, et à même temps l’alla combattre et le défit. Saxa craignant que ses soldats ne le trahissent, s’enfuit devers Antioche, mais Labienus le poursuivit si chaudement avec sa cavalerie, qu’il tua une partie de ceux de sa suite. Le bruit ayant volé jusqu’à Apamée que Saxa était mort, cette ville qui auparavant avait si courageusement résisté, se rendit aux Parthes. Peu de temps après Saxa ayant abandonné Antioche, les habitants se rendirent aussi à Labienus et à Pacore, qui poursuivant leur victoire, donnèrent jusqu’en Cilicie, où enfin ils attrapèrent Saxa et le tuèrent. Saxa étant mort, toute la Syrie se soumit au joug des Parthes, excepté la seule ville de Tyr, dans laquelle s’étaient jetés quelques romains, assistez d’un grand nombre de Syriens bien affectionnés à leur parti. Pacore et Labienus voyant que toutes choses leur succédaient si heureusement, passèrent dans la Palestine, dépouillèrent Hircanus de la dignité royale que les romains lui avaient baillée, et mirent son frère Aristobulus en sa place. De là ils tirèrent vers la Cilicie et les autres villes de l’Asie, qu’ils subjuguèrent aisément, d’autant que Plancus les avait abandonnées pour se retirer dans les îles.

Après en avoir saccagé une partie, et pillé jusqu’aux temples des dieux, Labienus qui avait conduit si heureusement cette conquête, en prit le nom d’empereur parmi les Parthes. Antoine se réveilla un peu au bruit de tant de ruines, mais les voluptés avaient tellement détrempé et amolli son courage, qu’il ne fit rien digne de cette grande réputation qu’il avait acquise aux guerres passées. Car s’étant mis à la voile comme pour secourir les Tyriens, il s’excusa de faire plus long séjour dans ce pays-là, d’autant qu’il était pressé de passer en Italie. Certes les nouvelles de Rome et de l’Italie l’avaient mis en un grand souci. Car outre qu’il avait eu divers avis des premières divisions d’entre Auguste et son frère, animé par Fuluia, il avait encore appris la disgrâce advenue à son frère au siège de Pérouse, et sut par même voie que sa femme ayant quitté l’Italie, s’était acheminée jusqu’à Athènes pour se rendre auprès de lui en Égypte, afin de le solliciter de secourir ses amis. Pour ce sujet il passa de Tyr à Cypre, et de Cypre à Rhodes, et de Rhodes à Athènes, où il trouva sa femme Fuluia, qu’on crut avoir entrepris ce voyage en partie pour la haine qu’elle portait à Auguste, et en partie aussi pour la jalousie que nous avons dit qu’elle avait conçue contre Cléopâtre, du sein de laquelle elle voulait arracher son mari, qu’elle voyait perdu de son amour. Comme ils étaient à Athènes, les députés du jeune Pompée, que Julia, mère d’Antoine, alors qu’elle était réfugiée en Sicile, avait à demi attiré à son parti, y arrivèrent, et offrirent secours à Antoine de la part de leur maître. Antoine les assura que la chose avenant qu’il eut la guerre contre Auguste, il accepterait volontiers Pompée pour son compagnon ; mais que si Auguste se mettait à la raison et renouait avec lui, il ferait en sorte qu’il le rendrait aussi bien affectionné en son endroit ; et ainsi entra en bonne intelligence avec le jeune Pompée, auquel il fit de grands remerciements de l’honneur et du bon traitement qu’il avait fait à sa mère. Après cela il prit la route d’Italie, et laissa sa femme malade à Sicyone. Étant arrivé à Corfou avec deux cents vaisseaux, qu’il avait amenés de l’Asie, il faisait état de se rendre par la mer d’Ionie au port de Brindes ; mais sur son chemin il eut avis que Domitius Enobarbus, l’un des meurtriers de César, courait cette mer avec une puissante flotte, qu’il avait recueillie du débris de Brutus et de Cassius, qu’il avait assistés dans la guerre de Philippes, dont ses amis ayant peur, lui conseillèrent de se retirer, mais il leur fit réponse, qu’il aimait mieux mourir, que de montrer aucun signe de crainte ou de lâcheté, et disant cela, il fit pousser ses vaisseaux au devant d’Enobarbus qui venait à voiles déployées contre lui. Antoine n’avait lors que cinq navires, ayant laissé derrière lui le reste de sa flotte, à laquelle il avait commandé de suivre doucement. Abordant les vaisseaux d’Enobarbus, qui étaient en grand nombre, un des siens par une insigne hardiesse, cria aux premiers qui se présentèrent, qu’ils eussent à baisser leurs bannières, d’autant qu’Antoine était d’autre qualité que leur capitaine, à quoi ils obéirent promptement. Enobarbus ayant fait toute sorte de bon accueil à Antoine, Antoine de son côté lui fit la meilleure chère qu’il pût, sans se souvenir que c’était un des assassins de César. Après toutes ces caresses, ils allèrent de compagnie à Palente, où Enobarbus avait laissé ses gens de pied, et de là passèrent à Brindes, où les légions qui étaient dedans pour Auguste, leur fermèrent les portes, alléguant qu’ils ne pouvaient se fier à Enobarbus qui avait aidé à tuer le père de leur empereur, et pourtant qu’étant en la compagnie, ils ne les laisseraient point entrer dans la place. Antoine prenant ce refus pour une déclaration d’inimitié et de guerre, se résout d’assiéger la ville, et pour se fortifier contre Auguste, manda à Pompée qu’il était temps de se jeter dans l’Italie, et de commencer la guerre qu’ils avaient projetée. Sur cette semonce, Pompée ayant dépêché une grosse armée navale pour passer en Italie ; Menas qui la conduisait, s’en alla droit en Sardaigne, prit l’île, et se saisit de deux légions qu’Auguste y avait laissées, et de là partit pour aller assiéger la ville de Thurie. Auguste revenu des Gaules, où il était allé pour se rendre maître de ses belliqueuses provinces, trouva à son retour qu’il avait une dangereuse guerre sur les bras : mais sans s’étonner davantage, il départit ses légions, et envoya une partie contre le jeune Pompée, et retint les autres pour les mener contre Antoine, qui pressait la ville de Brindes de toute sa puissance. Les vieux soldats qui avaient combattu tant de fois sous la conduite d’Antoine, et qui honoraient uniquement sa valeur éprouvée en tant de guerres, refusaient de marcher contre lui : enfin toutefois Auguste usa de tant d’artifices et de tant de prières, qu’ils lui promirent de le suivre, mais avec résolution de moyenner un bon accord entre les deux empereurs. Et de fait, après quelques prises de villes de part et d’autre, et après quelques rencontres de leurs gens, Auguste s’étant présenté au port de Brindes pour secourir la ville, les choses furent enfin conduites à ce point, que Fuluia, qui était l’unique flambeau de cette guerre civile, étant morte à Sicion, où Antoine l’avait laissée malade avec peu de soin de sa santé, à cause des amours de Cléopâtre, les deux armées commencèrent à parler de la réconciliation de leurs chefs, qui après quelques allées et venues, en passèrent par où voulurent leurs communs amis, et puis après s’embrassèrent et se firent festin l’un à l’autre.

Antoine employa au sien les délices de l’Asie et de l’Égypte, et Auguste se contint en la modestie romaine, et le traita en soldat. En même temps ils conclurent la guerre contre le jeune Pompée, qui toutefois n’avait jeté ses forces dans l’Italie qu’à la sollicitation d’Antoine. Il est vrai qu’Antoine conjura Auguste d’entendre à un bon accord, au cas où Pompée voulût recevoir des conditions équitables, dont il offrait d’être l’arbitre. Pour étreindre leur amitié avec de plus puissants liens, leurs amis furent d’avis qu’Octavia, soeur d’Auguste, qui depuis peu de jours était demeurée veuve, épousât Antoine, et pour leur ôter toute occasion de rompre, leur persuadèrent de faire de nouveau un si juste partage des provinces, que cela leur ôtât tout sujet de prendre à l’avenir aucun ombrage l’un de l’autre. Antoine prit tout ce qui était au delà de la mer d’Ionie jusqu’à l’Euphrate, et Auguste retint tout ce qui était au deçà jusqu’à l’océan. L’Afrique à l’instance d’Auguste demeura à Lepidus. Cela fait, ils prirent le chemin de Rome, où ils furent triomphalement reçus du peuple, et des sénateurs qui avaient conçu une bonne espérance de leur réconciliation, se figurant qu’elle amènerait aussi l’accord de Pompée, qu’ils souhaitaient avec une ardeur incroyable, à cause du mal qu’il faisait à la ville, lui coupant les vivres qui y venaient par mer. Après avoir fait leur entrée avec leurs robes triomphales et avec un grand applaudissement de leurs citoyens, ils célébrèrent les noces d’Octavia avec Antoine, où ils n’oublièrent aucune sorte de magnificence, tâchant par ce moyen de réjouir le peuple, et d’adoucir toutes ses amertumes passées. Mais cette voie ne dura guère longtemps, d’autant que l’accord de Pompée se rompit aussitôt sur le bruit qui vint à Rome, que ses lieutenants continuant la guerre, avaient remporté quelques notables victoires sur ceux d’Auguste.

Antoine se mit en devoir d’adoucir cette injure, mais il trouva Auguste inexorable, comme celui qui ne pouvait digérer un si grand affront, ni supporter une si cruelle offense. Pompée de son côté occupant les îles de Sicile, de Sardaigne et de Corse, et ses vaisseaux courant les mers, et fermant les passages de l’orient, de l’occident, et même du midi, jeta à Rome une si grande famine, que les citoyens, qui d’ailleurs gémissaient sous le fait de cette guerre, commencèrent à maudire ouvertement l’opiniâtreté d’Auguste et d’Antoine, qui semblaient prendre plaisir à leurs misères : voire même leur dépit et leurs aigreurs passèrent si avant, que leur ayant refusé cet appointement qu’ils leur demandaient les larmes aux yeux, se mirent en devoir plusieurs fois de les outrager en leurs personnes, ne les tenant plus que pour des pestes publiques, nées à la ruine du genre humain. Ces émotions populaires auxquelles ils ne pouvaient remédier, eurent plus de puissance sur les esprits, que les larmes de leurs citoyens, et que toutes les prières et toutes les persuasions de leurs amis. La chose néanmoins tira en grande longueur, durant laquelle les deux princes pourvurent à toutes les charges de la ville avec tant de violence, que tout le monde en fut offensé. Car encore que l’année s’en allât presque achevée, ils cassèrent les consuls et les prêteurs, et en mirent à leurs places d’autres qui ne devaient jouir que peu de jours de ces dignités : et même un édile étant mort le dernier jour de son office, ils en créèrent un pour ce peu d’heures qui lui restait à accomplir. Ces tumultuaires provisions furent suivies de la mort de Salviadene, qu’Auguste livra au sénat pour faire la justice de la trahison qu’il était accusé d’avoir machinée contre lui. On crût néanmoins que son malheur venait plus de l’intention d’Antoine, que de la cruauté d’Auguste, d’autant qu’Antoine ayant eu quelque intelligence avec lui durant leurs querelles, l’avertit que ce Salviadene, en voyage en France, lui avait offert de se jeter dans son parti, et de lui mener les légions qu’Auguste lui avait baillées pour commander. Le sénat l’ayant fait exécuter, ordonna qu’on remercierait les dieux de ce qu’ils avaient permis que sa perfidie fut découverte.

Dans le même temps il confia la garde de la ville aux triumvirs, auxquels selon la coutume, il recommanda de prendre garde qu’il ne lui advint quelque infortune. Il confirma aussi tout ce qu’ils avaient fait durant les cinq ans révolus de leur autorité. Dans la même saison Auguste, las de sa femme Scribonia qu’il avait épousée après son divorce d’avec la fille de Fulvia, nonobstant que depuis peu de jours elle lui eut mis au monde une petite fille, la répudia et la renvoya à ses parents, étant devenu amoureux de Livia, femme de Drusus, avec laquelle il se maria depuis, encore qu’elle fut actuellement grosse du fait de son mari qui était encore vivant. Cependant le sénat et le peuple pressèrent les triumvirs de s’accorder avec Pompée pour donner quelque repos à la ville, et de l’autre côté les amis de Pompée lui conseillaient d’entendre à cette réconciliation. Il se fit plusieurs allées et plusieurs venues pour ce sujet, et enfin les princes mêmes vinrent à une amiable conférence, pour mettre une sérieuse fin à leurs discordes, qui causaient tant de malheurs. Ils se rendirent donc au port de Misène, où Auguste et Antoine du commencement demeurèrent en terre, et Pompée se tint sur une forme de bastion qui avait été levé dans un îlot que la mer environnait de tous côtés. Après cela ils s’approchèrent et s’abouchèrent, ayant chacun leurs vaisseaux à l’entour d’eux pour empêcher toute sorte de surprise. Il y eut d’abord une grande contestation pour le retour des proscrits à Rome, et pour la restitution de leurs biens, dont Pompée faisait grande instance ; mais par l’entremise de Marcia mère de Pompée, et de Julia mère d’Antoine, ils conclurent leur accord sous ces conditions : que Pompée retirerait ses armes de l’Italie : qu’il ne recevrait point les esclaves qui s’enfuiraient dans son armée : qu’il se contenterait des gouvernements de la Sicile et l’Achaïe : qu’il laisserait Auguste et Antoine jouir paisiblement du partage qu’ils avaient fait des provinces : qu’il enverrait à Rome le bled qu’il avait amassé de ses courses : qu’il laisserait le trafic libre entre les marchands, et qu’il ne tiendrait aucunes garnisons dans les ports ni aux passages : qu’en son absence il pourrait demander le consulat par tel de ses amis qu’il voudrait employer à cette poursuite : que cependant il serait déclaré Auguste : qu’on lui baillerait une grande somme d’argent pour le dédommager de la perte qu’il avait faite des biens de son père : que les personnes de qualité qui s’étaient retirées auprès de lui, s’en pourraient retourner en toute assurance à Rome, excepté seulement les meurtriers de César, qui seraient obligez de se retirer ailleurs : qu’à ceux qui avaient été proscrits, on rendrait la quatrième partie de leurs biens, et qu’à ceux qui s’en étaient fuis par une pure crainte, on restituerait tout ce qui leur appartenait : que les esclaves qui s’étaient jetés dans son armée, seraient déclarez affranchis ; et que ses soldats, de condition libre, auraient les mêmes récompenses qu’on avait données à ceux d’Auguste et d’Antoine. Ces articles ayant été accordés et signés par les trois princes, on envoya l’original à Rome pour le consigner entre les mains des vestales, afin qu’elles le gardassent soigneusement.

Après cela ils s’embrassèrent, et puis se traitèrent les uns les autres. On raconte une parole et un trait du jeune Pompée, qui mérite bien d’avoir son lieu dans l’histoire. Auguste et Antoine soupant dans sa galère, Menas qui commandait à ses vaisseaux, lui envoya dire, qu’il lui était aisé de les emmener, et de venger par ce moyen la mort de son père, et de recouvrer tout l’empire qu’il avait perdu, et que s’il voulait il donnerait un tel ordre à cette affaire, qu’ils ne pourraient échapper. Pour réponse il lui fit dire, que Menas pouvait bien faire cette lâcheté, puis qu’il lui était permis de se parjurer : mais que quant à Pompée, il ne pouvait manquer à sa parole, ni consentir à une si mauvaise action.