« C'est une loi de l'histoire, » dit un historien moderne
de Grecs et Romains ont pourtant compris la nécessité d'interposer, entre la masse des esclaves et cette élite que formaient les citoyens, une classe intermédiaire. Chacun de ces deux peuples a résolu le problème d'une façon différente : les Romains, en faisant de leurs affranchis des citoyens, mais des citoyens inférieurs à ceux d'origine libre ; les Grecs, en demandant à l'élément étranger cet appoint nécessaire à la vie des cités. Chez les Grecs, ce sont certainement les Athéniens qui ont été le plus loin dans l'application de ce principe, et ils l'ont fait en vertu d'un système bien arrêté. Il s'agissait en somme, étant donnée l'intensité de la vie politique d'alors, de permettre aux citoyens de consacrer aux affaires publiques la meilleure partie de leur activité, sans que les besoins matériels de la cité en souffrissent. Les métèques, dont l'activité pouvait se consacrer tout entière au commerce et à l'industrie, devaient suppléer sur ce terrain à l'insuffisance des citoyens, qu'en détournaient d'autres devoirs d'un ordre plus élevé. Pour attirer et retenir ces étrangers, il fallut leur reconnaître des droits positifs, nettement déterminés, qui firent d'eux, sinon des citoyens comme les affranchis romains, du moins des demi-citoyens. En retour, on imposa à cette classe d'hommes certains devoirs, ce qui n'était que justice, puisqu'on leur reconnaissait des droits : mais ces charges, loin d'être vexatoires, n'étaient pas plus lourdes que celles qui pesaient sur les citoyens. Elles étaient même moins lourdes en ce qui concernait le service militaire : de sorte que l'on peut dire qu'il y avait une corrélation exacte entre les droits des métèques et leurs devoirs. Par les uns comme par les autres, les métèques se trouvaient rattachés étroitement à la cité qui les avait accueillis. Le signe le plus visible de cette adoption des métèques par la cité était leur participation aux principaux de ses cultes : c'est ainsi qu'aux Grandes Panathénées les métèques apparaissaient comme formant une partie intégrante du peuple d'Athènes, et comme les protégés d'Athéna, au même titre que les citoyens eux-mêmes. Et en effet les métèques faisaient partie de la cité, puisqu'ils étaient compris dans ses cadres, et que leur inscription sur les registres publics était entourée de formalités analogues à celles de l'inscription des citoyens. Par ce moyen, et tout en maintenant rigoureusement les barrières qui devaient séparer les métèques des citoyens, Athènes constitua un groupe d'hommes dont le nombre et l'importance purent croître presque indéfiniment sans lui porter ombrage, jusqu'à atteindre, au cinquième siècle, le même chiffre à peu près que la population athénienne. Et ce sont ces étrangers qui ont, jusqu'à un certain point, joué à Athènes le rôle de cette classe moyenne dont les cités anciennes n'ont pas pu se passer plus que les sociétés modernes, quoique la conception qui a présidé au développement des unes et des autres diffère profondément. Sur la conduite à suivre vis-à-vis de ces étrangers, Athènes a pratiqué toute une politique, dont on peut regarder Solon comme le promoteur, Clisthène n'ayant fait qu'appliquer un principe posé par lui, et les hommes d'État du cinquième et du quatrième siècles, Thémistocle, Périclès et Démosthène, n'ayant fait que suivre les voies tracées par leurs prédécesseurs. Mais c'est avec la fondation définitive du gouvernement démocratique que coïncide le grand développement de la classe des métèques, qui avec Périclès, en un demi-siècle, touche à son apogée. C'est que le gouvernement démocratique avait des métèques un besoin absolu : reposant au dedans sur la prospérité matérielle de la cité, au dehors sur la domination des mers, l'extension du commerce et de l'industrie d'Athènes d'une part, la puissance de sa flotte de guerre de l'autre, étaient pour lui une question de vie ou de mort. De là cette série de mesures prises par tous les hommes d'Etat de l'Athènes démocratique, et qui avaient toutes pour but de renforcer dans la cité l'élément étranger. Si l'on ajoute à cela la facilité et la tolérance toutes démocratiques des mœurs athéniennes, et la force d'attraction que la ville de Périclès devait exercer sur toutes les parties du monde grec et même du monde barbare, on comprendra facilement qu'en quelques années la population étrangère d'Athènes et du Pirée ait crû de façon à devenir un des plus solides appuis de l'empire maritime athénien et du régime démocratique. Les services rendus à Athènes par ces utiles recrues sont incalculables. Si le grand commerce a pu se développer en Attique à partir du sixième siècle,[2] c'est que, au moment même où l'accroissement de la puissance politique d'Athènes allait absorber l'activité et les forces des citoyens, les métèques se sont trouvés là pour les remplacer. Entre les esclaves, qui produisaient alors en grande partie les objets de consommation, et les citoyens, retenus sur les champs de bataille ou sur l'agora, les métèques ont formé une classe intermédiaire, qui a certainement contribué à l'extension de l'industrie attique, mais qui surtout a inauguré entre l'Attique et les pays étrangers un commerce d'importation et d'exportation des plus actifs. C'est ainsi que s'explique ce fait, en apparence paradoxal, à savoir que le commerce et l'industrie se sont développés en Attique précisément au moment où la vie politique y a été le plus intense et le plus absorbante pour les citoyens., M. Julius Schvarcz, qui le reconnaît, prétend cependant que la vie politique à Athènes eut l'inconvénient de détourner du travail la masse des citoyens, et de le laisser entièrement entre les mains des esclaves[3] : outre que cette façon de voir est très exagérée, M. Schvarcz oublie l'existence de cette classe si nombreuse des métèques, que rien ne venait détourner de leurs occupations, et dont le travail n'offrait pas les inconvénients bien connus du travail servile. Pendant tout le cinquième siècle, l'industrie et le commerce attiques furent en grande partie entre les mains des métèques. Tandis que les uns paraient à l'insuffisance des productions du sol de l'Attique et assuraient la subsistance de la cité, les autres contribuaient à la construction de ces merveilleux monuments qui devaient être une des gloires les plus impérissables d'Athènes ; d'autres enfin amenaient jusqu'à la perfection la principale de ses industries, et répandaient dans tout le monde civilisé ces vases peints dont quelques-uns comptent aujourd'hui parmi les produits les plus purs de l'art attique. Et en même temps, Athènes dut aux métèques de pouvoir équiper les flottes imposantes qui sans doute auraient fini par lui assurer définitivement la victoire dans la guerre du Péloponnèse, sans l'impéritie des hommes d'État et des généraux successeurs de Périclès. Le rôle des métèques athéniens au quatrième siècle ne fut
pas moins considérable. Outre la part glorieuse que prirent quelques-uns
d'entre eux à l'expulsion des tyrans et au rétablissement du régime
démocratique, si Athènes put si rapidement se relever de sa chute et
reconstituer son empire maritime, ce fut sans doute en grande partie grâce à
l'activité des métèques. D'abord dispersés par la tyrannie des Trente, mais
revenus en foule après De la fin de Dès sa fondation, le Pirée nous apparaît, dans la pensée même de son fondateur Thémistocle, comme destiné à devenir une ville internationale et cosmopolite, ce qu'il devint en effet, et très rapidement. C'est au Pirée, à n'en pas douter, que résidaient la plupart des métèques, et surtout, les plus riches et les plus influents d'entre eux, tous ces banquiers, ces armateurs et ces négociants qui se partageaient les affaires avec la population athénienne. Ces groupes d'étrangers, serrés autour des sanctuaires de leurs divinités nationales, et organisés en sociétés, devaient donner au Pirée une physionomie toute particulière, et unique parmi toutes les cités grecques, jusqu'au jour où se développèrent les ports de Rhodes et de Délos, et jusqu'à la fondation des grandes villes cosmopolites d'Alexandre et de ses successeurs. On sait que la population athénienne du Pirée elle-même se
distinguait de celle de la ville par certains caractères particuliers, et
notamment par l'ardeur de ses convictions démocratiques.[4] Le fait n'a rien
qui doive surprendre, et la liberté de mœurs et l'indépendance de caractère
qu'entraîne toujours le genre de vie des populations maritimes sont chose
bien connue. Mais ce mélange d'hommes de races et de langues si différentes a
dû y contribuer aussi pour beaucoup : à ce contact journalier avec ces
étrangers autrefois si méprisés, l'orgueil et les préventions anciennes des
citoyens à leur égard avaient dû singulièrement s'affaiblir. Aux cinquième et
quatrième siècles, les Athéniens, au moins ceux que les aristocrates
appellent encore dédaigneusement le démos, en sont venus, dans la vie
de tous les jours, à traiter les métèques en égaux : seulement, s'ils
consentent à accorder à des étrangers cette égalité démocratique, ils
exigeront que tous leurs concitoyens sans exception on usent ainsi envers
eux-mêmes. C'est naturellement au Pirée, où les deux populations se
confondaient le plus, que se développera surtout cet esprit égalitaire, qui
fera d'Athènes la plus vraiment démocratique de toutes les républiques
démocratiques de FIN DE L'OUVRAGE |