CHAPITRE PREMIER. — PLATON. Jusqu'à présent, nous avons exposé la condition des métèques athéniens telle qu'elle était à l'époque classique, à partir du cinquième siècle. Quelle était-elle auparavant ? Quand, pourquoi et comment s'est formée et développée à Athènes cette conception du droit des métèques ? C'est ce que nous allons maintenant essayer d'établir. Il est possible en effet de montrer, sinon dans tous les détails, du moins avec une précision suffisante, comment s'est formée à l'origine la classe des métèques, et à quelles causes elle a dû son développement considérable. Nous nous proposons de démontrer que, depuis le sixième siècle jusqu'au moment où elle cessa d'être une cité réellement indépendante, Athènes a eu vis-à-vis des métèques toute une politique, et que la plupart de ses hommes d'État ont eu sur ce sujet des idées très précises et poursuivi l'exécution d'un plan bien arrêté. On trouve même chez certains écrivains toute une théorie sur le rôle que doivent jouer les métèques dans la cité, et il est intéressant de constater que sur ce point comme sur les autres les partisans du régime démocratique et ceux de l'aristocratie professaient des idées diamétralement opposées. C'est Platon qui, dans les Lois, nous expose la façon de voir du parti aristocratique au sujet de l'introduction dans la cité d'éléments étrangers. Or Platon, qui dans sa République, c'est-à-dire dans la cité idéale, n'admet point d'étrangers, dans les Lois ne discute même pas la question de savoir si les métèques sont ou non indispensables à la cité, et si elle doit et peut s'en passer. C'est que dans les Lois, comme on le sait, il n'a plus en vue la constitution d'une cité purement idéale, et se rapproche davantage des conditions réelles d'existence des cités humaines. C'est pourquoi il y admet tacitement l'existence des métèques, en stipulant qu'eux seuls et les étrangers exerceront certains métiers, à l'exclusion des citoyens.[1] Seulement Platon entend enfermer les métèques dans ces métiers inférieurs, qu'il considère comme indignes des citoyens. A ses yeux en effet le commerce et l'industrie sont pour les cités une chose pernicieuse : seule l'agriculture est honorable et vraiment utile. Bien plus, il prétend empêcher les métèques de parvenir à la richesse : tout étranger qui aura acquis une fortune plus élevée que le taux de la troisième des catégories censitaires qu'il institue, devra quitter la cité dans les trente jours avec tout ce qu'il possède ; s'il ne le fait pas, il sera traduit en justice, condamné à mort, et ses biens confisqués.[2] Enfin, ce n'est pas la seule condition que Platon impose aux métèques. Il permet à quiconque le veut de s'établir dans la cité comme métèque, mais en se soumettant à certaines règles qu'il établit : ἰέναι δὲ τὸν βουλόμενον εἰς τὴν μετοίκησιν ἐπὶ ῥητοῖς. Tout d'abord, il faut que le nouveau venu sache un métier ; ensuite, qu'il déclare l'état de sa fortune ; et enfin qu'il se résigne à ne pas pouvoir demeurer dans la cité plus de vingt ans. C'est seulement au cas où il aurait rendu à l'État quelque service éclatant, qu'il pourra obtenir une prolongation de séjour ou même le droit de rester dans la ville toute sa vie. Mais ce droit, il ne pourra l'obtenir que pour lui seul ; ses enfants seront soumis aux conditions ordinaires, et ne pourront demeurer dans la cité que vingt ans après leur quinzième année accomplie. En échange de toutes ces obligations, Platon exempte les métèques de tout metoikion et même de tout droit sur les marchandises qu'ils pourront acheter ou vendre, et ne leur demande que « d'être sages, » σωφρονεῖν, expression tout à fait analogue à celle de κοσμίους εἶναι que nous avons signalée dans un discours de Lysias et dans les considérants du décret en faveur de Damasias.[3] En réalité, et malgré ces dégrèvements de taxes, le système de Platon n'aurait eu pour résultat que de rendre impossible l'existence des métèques. Ce que désiraient la plupart d'entre eux, c'était trouver une ville où ils pussent s'établir définitivement et à titre héréditaire, eux et leurs enfants, et non émigrer de ville en ville. Qui donc aurait consenti à venir vivre pendant vingt ans à Athènes pour être obligé d'aller ensuite jouir ailleurs du bien acquis ? Il en est de même de la loi par laquelle Platon juge à propos de leur interdire la richesse : ce n'est pas autre chose que l'espoir d'y faire fortune qui attirait à Athènes tant d'étrangers venus de partout. Au fond, Platon est donc hostile aux métèques. Il est forcé de reconnaître la nécessité de cette classe d'hommes, à cause des arts mécaniques, qu'il ne veut pas laisser exercer aux citoyens ; mais il prend les plus grandes précautions pour qu'ils ne puissent acquérir dans la cité aucune influence ni y jouer aucun rôle. Et en réalité, on a le droit de dire qu'il fait tout ce qu'il peut pour les en écarter. C'est ce que prouvent encore mieux certaines prescriptions de détail relatives aux métèques, qu'il édicté en divers passages de son traité. Tout d'abord, il est juste de reconnaître que Platon protège les métèques contre toute violence. Ainsi le meurtre commis, avec ou sans préméditation, sur la personne d'un métèque, sera poursuivi en vertu de la loi relative au meurtre commis sans préméditation sur la personne d'un citoyen.[4] Platon reproduit ici évidemment une disposition du droit criminel athénien ; nous avons vu en effet que le meurtre, de quelque nature qu'il fût, commis sur la personne d'un métèque, n'était passible que de la même peine qui frappait le meurtre simple d'un citoyen. Il consacre ainsi la différence entre citoyens et métèques, tout en protégeant cependant d'une façon efficace la vie de ces derniers. C'est aussi sans doute une disposition de la loi athénienne qu'emprunte Platon, lorsqu'il défend à tous, même aux citoyens, de frapper un étranger, qu'il soit nouveau-venu ou établi depuis longtemps dans la cité.[5] Mais, à côté de ces dispositions favorables aux métèques, le philosophe-législateur en édicté d'autres, où il se montre plus sévère pour eux que pour les étrangers de passage. Ainsi, tout étranger qui, voyant des parents frappés par leurs fils, les secourra, recevra de la cité des éloges, et, s'il ne le fait pas, un blâme. Dans le même cas, le métèque sera, il est vrai, récompensé d'une manière plus éclatante, et occupera aux jeux publics une place d'honneur ; mais il sera puni aussi beaucoup plus gravement ; la peine qui l'attend n'est en effet rien moins que le bannissement à perpétuité.[6] De même, l'étranger qui frappera une personne plus âgée que lui de vingt ans ou davantage, sera condamné à deux ans de prison ; le métèque coupable du même délit sera condamné à une détention d'au moins trois ans, ou même plus longue, si le tribunal le juge à propos.[7] Il semble singulier au premier abord que Platon se montre plus sévère pour les métèques que pour les simples étrangers. Voici l'explication de ce fait : Platon admet implicitement que les étrangers ne sont pas soumis aux lois de la cité, qu'ils les ignorent même. Au contraire, le métèque qui commet un délit désobéit aux lois (ἀπειθῶν τοῖς νόμοις),[8] et c'est ce qui aggrave sa faute. En revanche, les métèques sont, pour certains délits, traités moins sévèrement par Platon que les citoyens. Ainsi le défenseur d'un plaideur qui cherchera, par cupidité, à prévenir l'esprit des juges et à les détourner de leurs devoirs, sera condamné à mort, s'il est citoyen ; s'il est étranger, il sera seulement banni de la cité à perpétuité.[9] C'est que Platon considère l'amour du gain comme tout ce qu'il y a de plus avilissant pour un citoyen : il l'excuse au contraire chez l'étranger, être inférieur qui ne peut avoir d'autre mobile. Par exemple, il stipule que le dénonciateur d'un marchand de denrées falsifiées gardera pour lui la marchandise qu'il aura fait saisir, s'il est esclave ou métèque ; tandis que s'il est citoyen, il devra la consacrer aux dieux.[10] En un mot, il est visible que Platon n'admet les métèques dans sa cité que pour satisfaire aux besoins matériels les plus grossiers des citoyens. Aussi ne parle-t-il d'eux dans ses Lots qu'aux passages que nous avons indiqués,[11] c'est-à-dire, qu'à propos de règlements de police ou d'administration intérieure. En dehors de cela, il n'y est pas question d'eux : ils n'occupent aucune place dans sa cité. La présence des métèques est pour Platon un mal inévitable, qu'il souffre impatiemment et qu'il tâche de réduire au minimum possible. Dans sa cité, ils n'ont aucune part aux choses divines et humaines, dont jouissent exclusivement les seuls citoyens. Or les théories de Platon n'étaient pas de pures théories de spéculatif : elles reflétaient, plus ou moins exactement, les opinions de tout un parti politique, les oligarques, qui auraient voulu, eux aussi, fermer la cité à l'élément étranger. Aussi lorsque les oligarques furent devenus pour un temps les maîtres d'Athènes, s'empressèrent-ils de mettre en pratique cette partie de leur programme aussi bien que les autres.[12] Et nous verrons que les persécutions auxquelles furent en butte les métèques sous le gouvernement des Trente ne furent pas dues seulement aux convoitises qu'inspiraient leurs richesses et qu'elles eurent aussi des motifs d'ordre tout politique. Nul doute d'ailleurs que Platon ait désapprouvé les crimes commis par ses amis politiques.[13] Il n'en est pas moins vrai que ceux qui les commirent partageaient sur ce point ses idées : seulement, pour les mettre à exécution, les prescriptions légales du philosophe leur parurent insuffisantes, et ils eurent recours à la violence la plus brutale. CHAPITRE II. — XÉNOPHON. Xénophon lui aussi a toute une théorie sur les métèques et le rôle qu'ils doivent jouer dans la cité athénienne. Il a développé ses idées sur ce sujet dans l'ouvrage intitulé les Revenus, qui est antérieur d'une dizaine d'années à la publication des Lois de Platon[14] ; un chapitre entier de cet opuscule est consacré à la question des métèques. Composé et publié dans les circonstances les plus
critiques, au moment où Or voici quels sont les moyens que préconise l'auteur des Revenus pour arriver à ce but. Il déclare qu'après les avantages naturels de l'Attique (τοῖς αὐφύεσιν ἀγαθοῖς), ce qu'il y a de plus important, c'est de prendre soin des métèques, τῶν μετοίκων ἐπιμέλεια. C'est là, dit-il, un des revenus les plus avantageux : αὕτη γὰρ ἡ πρόσοδος τῶν καλλίστων ἔμοιγε δοκεῖ εἶναι. Et il explique pourquoi : les métèques, tout en pourvoyant à leurs propres besoins, rendent de grands services à la ville, et cela sans qu'on les rétribue : au contraire, ils payent en plus le metoikion.[15] L'intérêt de la cité est donc d'en attirer le plus grand nombre possible. Aussi propose-t-il de décerner des récompenses à ceux qui feront accroître le nombre des métèques. Son idéal, c'est que tous les gens sans patrie viennent se réfugier à Athènes, πάντβς ἄν οἱ ἀπόλιδες τῆς Άθήνηθεν μετοκίας ὀρέγοιντο.[16] Il indique ensuite et propose plusieurs moyens pour attirer à Athènes des métèques et pour s'assurer leur bienveillance (ἐυνουστέρους ποίεῖσθαι).[17] Tout d'abord, il faudrait les exempter de toutes les obligations qui, sans rien rapporter à la ville, semblent les frapper d'une sorte d'infamie.[18] Nous avons déjà discuté ce texte et montré comment il fallait l'interpréter : l'explication en est donnée par un autre passage qui se trouve un peu plus loin, et où Xénophon propose de supprimer certaines dispositions restrictives appliquées aux métèques, et qui les privent de quelques-uns des avantages les plus précieux des citoyens. Ces mesures restrictives, il y revient formellement, en proposant de leur substituer des droits positifs : il faut donner le droit de posséder des maisons à tous les métèques qui en construiront, à condition d'ailleurs qu'ils se montreront dignes de cette faveur. On arrivera ainsi à faire couvrir de constructions beaucoup d'emplacements vides dans la ville.[19] Xénophon veut ensuite que l'on exempte les métèques du service militaire comme hoplites,[20] et il en donne la raison que voici : c'est qu'il est mauvais pour la ville de les forcer ainsi à abandonner leur industrie pour aller se battre. A cette raison il en ajoute, il est vrai, une autre : c'est qu'il vaut mieux pour la cité que ses citoyens combattent seuls, plutôt que de combattre à côté de barbares, Lydiens, Phrygiens, Syriens, comme le sont la plupart des métèques.[21] Il semble donc vouloir qu'on exempte les métèques du service d'hoplites non seulement parce qu'il les détourne de leur travail, mais parce que ce service est un honneur qui doit être réservé aux seuls citoyens. Xénophon, au fond, méprise donc, aussi bien que Platon, les métèques : il veut bien qu'on leur accorde des avantages matériels, mais non des honneurs. Comment expliquer alors qu'aussitôt après il propose qu'on ouvre aux métèques l'accès du corps des Cavaliers[22] ? Et c'est là une réforme à laquelle il tenait : la preuve en est que dans l'Hipparque, antérieur de quelques années aux Revenus, il avait déjà formulé la même demande.[23] Il y a entre les deux propositions de Xénophon une contradiction évidente ; M. Schenkl a essayé de l'expliquer ainsi[24] : « Quod si in eadem hujus opusculi parte metaeci ut militia in hoplitarum ordine excludantur proponit, quis est, qui dubitet, quin eodem consilio cum in ceteris tum in hac re novanda usus sit scriptor, scilicet ut molesto metaecos liberaret officio ? quod vero in libro, quem civibus suis legendum proposuit, argumenta ad eorum, quibus persuadera voluit, rationem conformavit et gratiam, id non sine causa factum est. Sine dubio enim aegre tulissent Athenienses, si metaecos vidissent iis beneficiis ornatos, quorum ipsi non erant participes : quae res non fugit Xenophontem. Itaque ut civibus persuaderet, blandis eos permulcens verbis callidissime rem ita versavit, ut negaret decere homines peregrinos vel barbares in acie cum civibus pro re publica pugnaro : eo enim honore solos cives dignos esse. » L'explication nous paraît insuffisante ; M. Schenkl explique bien pourquoi Xénophon, qui désire que les métèques soient exemptés du service comme hoplites, affecte pour ces étrangers beaucoup de mépris : c'est là de sa part un artifice destiné à produire plus d'impression sur l'esprit des lecteurs. Il faut songer en effet qu'à l'époque où Xénophon composait ses Revenus, les citoyens athéniens éprouvaient déjà la plus grande répugnance à remplir leurs devoirs militaires, et que l'armée d'Athènes se recrutait de plus en plus parmi les mercenaires. C'est-à-dire qu'on ne considérait plus, comme autrefois, le service militaire, même le service d'hoplites, comme un honneur, mais uniquement comme une lourde charge. Xénophon, qui cherche, comme le fera un peu plus tard Démosthène, à combattre cette tendance, essaie de faire revivre les vieilles idées. Mais il y a une chose que M. Schenkl n'explique pas :
comment Xénophon peut-il espérer, en dénigrant ainsi les métèques, qu'on les
fera entrer dans C'est que les Cavaliers n'étaient pas seulement un corps militaire, mais aussi une des catégories censitaires établies par Solon. Le but de la réforme proposée par Xénophon était double : renforcer la cavalerie athénienne, et permettre aux plus riches des métèques de figurer dans la classe qui fournissait les Cavaliers, corps qui jouissait d'une considération toute particulière. Si dans l’Hipparque il insiste sur le côté militaire de cette réforme, dans les Revenus, c'est l'autre considération qu'il met eu avant. Il ne parle pas des avantages que pourra en retirer la cavalerie, et il ne le peut pas, puisqu'il vient d'affirmer que les métèques font de mauvais hoplites : il représente simplement leur entrée dans la classe des Cavaliers comme une récompense honorifique de nature à flatter leur amour-propre et à mériter à la cité leur reconnaissance, εὐνουστέρους ποιεῖσθαι. Peut-être aussi Xénophon avait-il, en demandant qu'on
ouvrît aux métèques l'accès de Enfin Xénophon propose encore une autre innovation, à savoir la création de magistrats particuliers, les Métécophylaques.[26] Il ne définit d'ailleurs pas leur rôle, et se borne à les rapprocher des tuteurs des orphelins (ὀρφανοφύλακες, dont l'existence en tant que magistrats particuliers est plus que douteuse)[27] ; il semble vouloir simplement comparer les métèques à des orphelins à qui il faut un tuteur. Xénophon n'insiste pas sur ce point, et il ne semble pas en effet que cette proposition eût une bien grande portée : il y avait à Athènes un métécophylaque tout désigné, qui était le Polémarque ; et le rapprochement s'impose d'autant plus, que le Polémarque avait aussi, comme l'Archonte pour les citoyens, le devoir de protéger les orphelins, à qui Xénophon compare les métèques. Le Polémarque n'était pas seulement pour les métèques un juge, mais aussi un protecteur : la preuve en est qu'il devait veiller à l'observation des lois touchant les héritages et les filles épiclères des métèques. On ne voit donc pas bien quelles attributions auraient eues les métécophylaques ni quel rôle ils auraient pu jouer. Il s'agissait probablement, dans la pensée de Xénophon, d'inspirer plus de confiance aux étrangers nouveau venus, en instituant à leur intention des magistrats spéciaux[28] ; mais il paraît difficile qu'ils eussent pu avoir en réalité des attributions différentes de celles du Polémarque : au fond, les métèques athéniens n'avaient pas besoin de cette création. Les hommes d'État d'Athènes, Eubule par exemple, pour qui l'on admet généralement que Xénophon a composé son traité des Revenus,[29] ont-ils réalisé quelques-unes des réformes préconisées par lui[30] ? Pour ce qui est de l'entrée des métèques dans Quant au droit de propriété, il n'a jamais été non plus conféré en masse, comme l'aurait voulu Xénophon, et n'a jamais été accordé qu'à titre de privilège personnel et, comme nous l'avons vu, assez rare. Enfin les Athéniens n'ont pas jugé non plus à propos de réaliser sa conception des Métécophylaques, pensant probablement que le Polémarque suffisait à tous les besoins des métèques. Böckh a apprécié sévèrement l'opuscule de Xénophon en général, et particulièrement le chapitre relatif aux métèques.[31] Il est certain que sur bien des points les idées de Xénophon sont des plus contestables, par exemple, lorsqu'il engage les Athéniens (c'est la partie la plus étendue de tout l'ouvrage) à donner le plus d'extension possible à l'exploitation des mines du Laurion, et affirme qu'elles sont inépuisables : c'était là une affirmation que les faits devaient peu de temps après cruellement démentir. De même, son système de location des magasins et navires de l'État, avec les calculs qu'il fait de leur produit, manque, comme le montre Böckh, de fondement, et aurait pu donner lieu à des mécomptes graves. Au contraire, pour ce qui est du plan relatif aux métèques, les critiques de Böckh nous paraissent au moins exagérées. Si l'on avait exempté, dit-il, les métèques du service militaire, les citoyens, soutenant seuls des guerres continuelles, auraient vu leur nombre diminuer tandis que les métèques auraient vu le leur croître constamment. Mais Böckh oublie qu'en même temps Xénophon recommande vivement aux Athéniens de faire la paix et de suivre dorénavant une politique toute pacifique : l'inconvénient que signale Böckh ne devait donc pas se produire dans les idées de Xénophon, qui se relient toutes les unes aux autres. Les citoyens, dit encore Böckh, auraient été, toujours à cause de la guerre, obligés d'abandonner leurs travaux pendant que le commerce, l'industrie et la propriété foncière auraient passé entièrement entre les mains des métèques. Ici encore Böckh prête à Xénophon des idées qu'il n'a pas : Xénophon propose seulement de donner aux métèques l’ἔγκτησις des maisons qu'ils auraient construites eux-mêmes ; on ne voit donc pas comment ils auraient pu dépouiller les citoyens des leurs, et encore moins de leurs terres, dont il n'est pas question dans le texte de Xénophon. Et puis n'y a-t-il pas de l'exagération à représenter ainsi les citoyens engagés dans des guerres continuelles, alors que nous savons parfaitement qu'au quatrième siècle ils servaient fort peu de leur personne, et que l'armée athénienne était composée essentiellement de mercenaires ? Pour Böckh, une des causes principales de la chute d'Athènes fut la disparition des citoyens de vieille race et l'extension, par octroi ou par usurpation, du droit de cité à des étrangers sans moralité ni patriotisme : et les conseils de Xénophon, si on les avait suivis, n'auraient fait qu'accélérer le mouvement, en ouvrant la cité toute grande aux métèques. C'est là une de ces théories générales qu'il est aussi difficile de réfuter que de démontrer. Nous admettons bien que le niveau de la moralité et du patriotisme fût moindre au quatrième siècle qu'au cinquième ; mais doit-on l'attribuer surtout à l'introduction dans la cité d'un certain nombre d'étrangers ? Nous avons déjà dit qu'à notre avis on a singulièrement exagéré cet abus qu'auraient fait les Athéniens de l'octroi du droit de cité ; et nous ajouterons qu'il n'est nullement prouvé que la moralité de ces étrangers fût inférieure à celle des citoyens de vieille race. Il importe peu d'ailleurs, pour le sujet que nous traitons, que les réformes proposées par Xénophon aient été dangereuses, comme le veut Böckh, ou qu'elles aient eu une réelle utilité pratique. Ce que ces projets de Xénophon ont d'intéressant pour nous, c'est qu'ils nous montrent, sur la question des métèques, la manière de voir, non plus d'un spéculatif comme Platon, mais, sinon d'un homme d'État à proprement parler, du moins d'un politique, et d'un homme qui avait été môle à toutes les grandes affaires de son temps. Or, tandis que Platon reconnaît que la présence des métèques dans la cité est indispensable,[32] Xénophon la déclare utile et bonne. Platon ne leur accorde que certains avantages purement matériels : Xénophon veut de plus qu'on relève leur situation morale. Platon restreint au minimum leur part de droits dans la cité : Xénophon veut qu'on la fasse le plus grande possible. Et cependant Xénophon est, lui aussi, un partisan de l'aristocratie ; seulement, au lieu de se borner à rêver, comme Platon, une cité idéale, il tâche d'accommoder ses désirs à la réalité des choses. Homme politique, il ne peut méconnaître l'importance du rôle commercial et maritime d'Athènes. Il se rend compte des conditions politiques de son temps, et comprend qu'Athènes, lancée dans la voie du développement commercial et industriel, ne peut plus, sous peine de déchéance, qu'aller désormais de l'avant. Ce qu'il veut indiquer dans son traité des Revenus, ce ne sont pas de simples expédients financiers temporaires : ce sont des mesures qui, appliquées d'une façon régulière et permanente, permettront à Athènes, en donnant à son commerce et à son industrie un essor nouveau, de reconstituer ses finances épuisées. Les idées de Xénophon formaient donc le programme de ceux qui, quelle que fût leur opinion sur la forme actuelle du gouvernement athénien, comprenaient l'état véritable et les besoins de la cité, et qui travaillaient à lui rendre la puissance et la richesse qu'elle avait perdues. |
[1] Platon, Lois, XI, 920 A : « Δεύτερος μὴν νόμος * μέτοικον εἶναι χρεὼν ἢ ξένον, ὃς ἄν μέλλῃ καπηλεύσειν » (exercer le métier de marchand en détail, de brocanteur).
[2]
Ibid., XI, 915 B : « 'Εὰν δὲ τῳ ἀπελευθερωθέντι
ἢ καὶ τῶν ἄλλων τῶν ξένων
οὐσία πλείων
γίγνηται τοῦ
τρίτου μεγέθει
τιμήματος, ἢ δ'ἄν τοῦτο ἡμερᾳ
γένηται,
τριάκοντα ἡμερῶν ἀπὸ
ταύτης τῆς ἡμέρας
λάβων ἀπίτω τὰ ἑαυτοῦ, καὶ
μηδεμία τῆς μονῆς
παραίτησις ἔτι
τούτῳ παρ' ἀρχόντων
γιγνέσθω. 'Εὰν δὲ τις ἀπειθῶν
τούτοις εἰσαχθεὶς εἰς δικαστήριον
ὄφλη, θανάτῳ τε
ζημιούστω καὶ τὰ
χρήματα αὐτοῦ
γιγνέσθω
δημόσια. »
[3] Platon, Lois, XI, 850, A-C : « 'Iέναι δὲ
τὸν βουλόμενον εἰς τὴν
μετοίκηαιν ἐπὶ ῥητοῖς, ὡς οἰκήσεως
οὔσης τῶν ξένων
τῷ βουλομένῳ καὶ
δυναμένῳ κατοικεῖν, τέχνην κεκτημένῳ καὶ ἐπιδημούντι μὴ πλέον ἐτῶν εἶκοσιν,
ἀφ'ἧς ἄν γράφηται,
μετοίκιον μήδε σμικρὸν
τελοῦντι πλὴν τοῦ
σωφρονεῖν,
μηδὲ ἄλλο ἄν τέλος ἕνεκα
τινὸς ὠνῆς ἢ καὶ πράσεως. »
[4] Ibid., IX, 866 Β.
[5] Platon, Lois, IX, 879 D : « ‘ως δ'αὕτως καὶ ξένου
ἀπείργοιτο, εἴτε
πάλαι ἐνοικοῦντες εἴτε
νεήλυδος ἀφιγμένου
* μήτε γὰρ ὑπάρχων μήτε ὑμυνόμενος
τὸ παράπαν
τολμάτω
πλήγαις τὸν
τοιοῦτον νουθετεῖν. » — Cf. (Xénophon) Républ. Ath., I, 10.
[6] Ibid., IX, 881 Β.
[7] Ibid., IX, 880 C.
[8] Ibid.
[9] Platon, Lois, XI, 938 B-C.
[10] Ibid., XI, 917 C.
[11] Plus deux autres passages insignifiants, VIII, 845 A, et XI, 915 C.
[12] Peu importe que les Lois soient postérieures à la domination des Trente : les opinions du philosophe devaient être auparavant bien connues île ses amis politiques.
[13] Cf. Christ, Griech. Litteraturgesch.
(Iwan Müller), p. 329.
[14] Nous admettons la date assignée aux Πόροι ἢ περὶ κροσόδων par Cobet, c'est-à-dire 350/5, et en même temps l'authenticité de l'ouvrage, soutenue par Zurborg, Madvig et en dernier lieu A. Roquette (De Xenophontis vita, 1884). Les deux choses se tiennent d'ailleurs, car si l'on fait descendre la date de l'ouvrage à l'année 34C, comme le veut Holzapfel, on ne peut plus l'attribuer à Xénophon, qui a dû mourir très peu de temps après 355 : cf. Christ, Litteraturgesch. (Iwan Müller), 274 et suiv.
[15] Rev., II, 1 : « Έπείπερ αὐτοὺς τρέφοντες καὶ πολλὰ ὀφελοῦντες τὰς πόλεις οὐ λαμβάνουσι μισθὸν, ἀλλὰ μετοίκιον προσφέρουσιν. »
[16] Ibid., II, 7.
[17] Ibid., II, 5.
[18] Ibid., II, 2 : « Eἰ ἀφέλοιμεν μὲν ὃσα
μηδὲν ὠφελοῦντα τὴν πόλιν, ἀτιμίας
δοκεῖ τοῖς μετοίκοις
παρέχειν. »
[19] Ibid., II, 5 : « Εἰ ἡ
πόλις διδοίη οἰκοδομησαμένους
ἐγκεκτῆσθαι οἵ ἄν αἰτούμενοι ἄξιοι
δωκῶσιν εἴναι.
»
[20] Ibid., II, 2 : « Εἰ… ἀφέλοιμεν δὲ καὶ τὸ
συστρατεύεσθαι
ὁπλίτας μετοίκους
τοῖς ἀστοῖς. »
[21] Ibid., II, 3.
[22] Rev., II, 5 : « Μεταδίδοντες…
τοῖς μετοίκοις τῶν ἄλλων
ὧν καλὸν μεταδιδόναι,
καὶ τοῦ Ιππικοῦ. »
[23] Hipp., IX, 6.
[24] Op. cit., p. 204 ; il s'agissait pour Xénophon, comme l'a montré H. Martin (p. 369 et suiv.) de reconstituer l'effectif de la cavalerie, singulièrement éprouvée par la guerre du Péloponnèse.
[25]
Cf. plus loin, liv. III, sect. iii, ch. iii.
[26] Rev., II, 7.
[27] Cf. Hermann-Thalheim, Griech.
Rechtsalt., 14, note 3.
[28] A Rhodes, il y a, dans la première moitié du premier siècle avant notre ère, des magistrats appelés ἐπιμεληταὶ τῶν ξένων (Mittheil., II, 224).
[29] Böckh, I, 698, note d.
[30] On admet généralement que l'extension des ἔμμηνοι δίκαι aux affaires commerciales fut la réalisation d'une autre demande formulée par Xénophon dans les Revenus (III, 3).
[31] Böckh, I, 698 et suiv.
[32] Cf. Aristote, Pol., VII, 4, 4.