D'une façon générale, il n'y a aucune ambiguïté sur ce que les anciens entendaient par l'expression de métèque. On sait que ce nom s'appliquait, dans les cités grecques, à toute une catégorie d'étrangers vivant, dans chaque cité, à côté des citoyens. Mais il s'agit d'arriver, de cette définition vague et trop générale, à une définition rigoureuse et précise. Le mot μέτοικος n'a pas par lui-même de signification bien nette ; étymologiquement, il désigne simplement un homme qui habite avec d'autres (μετὰ, οἰκέω). Il semble bien que ce soit là le sens primitif du mot : la fête qui rappelait la fusion des anciens dèmes de l'Attique en une seule cité s'appelait indifféremment Συνοίκια ou Μετοίκια.[1] Mais, à l'époque classique, le mot μέτοικος comporte de plus l'idée que le métèque diffère de ceux chez lesquels il a élu son domicile : il est seulement domicilié chez eux, et rien de plus. Or on sait que le domicile n'est nullement ce qui constitue, dans les cités antiques, le citoyen,[2] et qu'il appartient à tous les habitants d'une ville, citoyens, étrangers ou esclaves. C'est ce que rend assez bien en français l'expression étranger domicilié, employée souvent pour traduire μέτοικος.[3] A part cela, le mot ne nous apprend rien par lui-même sur la condition juridique de ceux à qui on l'appliquait. Aussi les lexicographes et les scoliastes anciens ont-ils essayé à bien des reprises d'expliquer ce terme, autrement dit, de donner une définition du métèque. Ce sont ces divers passages qu'il s'agit, en premier lieu, d'examiner et de critiquer, afin d'en tirer, si possible, la définition du métèque et de sa condition juridique. Tout d'abord, les lexicographes donnent comme synonymes à μέτοικος d'autres termes, comme ξένος, φυγὰς,[4] dont le sens est très net, et qui ne sont évidemment pas de véritables synonymes. Ailleurs, ils le traduisent par μετανάστης,[5] dont le sens, à première vue, est moins clair. Le premier exemple de ce mot se trouve dans Homère[6] : Achille se plaint d'avoir été traité par Agamemnon ὡσεί τιν' ἀτίμητον μετανάστην. Μ. Fanta[7] croit qu'il faut rattacher le mot à ναίω et le traduire par manant, entendant par là les esclaves établis sur les terres et près des demeures des nobles. Schœmann[8] au contraire veut que μετανάστης « réponde exactement à ce qu'on a exprimé plus tard par μέτοικος. » Il se fonde sans doute sur ce qu'Aristote, qui cite ce vers, traduit μετανάστης par μέτοικος[9] ; mais il ne semble pas qu'il faille attribuer aux deux mots ἀτίμητος et μετανάστης le sens précis que leur attribue Aristote, d'étranger qui ne peut arriver aux charges de la cité. Si l'on songe que les lexicographes font aussi de μετανάστης un synonyme de φυγὰς,[10] et qu'Hérodote l'emploie en parlant de migrations de peuples entiers,[11] il paraîtra bien plus satisfaisant pour le sens général de traduire ἀτίμητον μετανάστην par vil vagabond, c'est-à-dire tout le contraire de métèque. Tous ces termes donc, prétendus synonymes de μέτοικος, sont très vagues, et signifient seulement fugitif ou émigrant. D'autre part, Sophocle, comme l'a remarqué le scoliaste, emploie μέτοιχος comme simple synonyme de ἔνοικος, « habitant[12] », lorsqu'il met dans la bouche de Thésée cette menace à l'adresse de Créon : εἰ μὴ μέτοικος τῆςδὲ τῆς
χώρας θέλεις εἶναι βίᾳ
τε κούχ ἑκῶν. De même Suidas fait de μέτοικος un synonyme de ἔποικος, qu'il traduit par habitant d'une ville, opposé à ἄποικος, ou colon qui va fonder une ville nouvelle dans un lieu jusque-là désert.[13] Il n'y a rien là encore qui nous éclaire sur la condition véritable des métèques ; toutes ces synonymies plus ou moins exactes pouvaient appartenir au langage courant : elles n'ont, à coup sûr, rien d'officiel, de juridique. Ailleurs, Suidas a commis une erreur grossière et qu'il est à peine nécessaire de relever, en traduisant par μέτοικοι le mot Κλαρῶται ; on sait ce que sont les Clarotes Crétois, dont Suidas rapproche lui-même avec raison les Maryandiniens d'Héraclée, les Hilotes de Laconie, les Pénestes de Thessalie et les Kallikyriens de Syracuse : ce sont des populations indigènes qui, soumises par la conquête, sont passées à l'état de serfs de la glèbe ; il n'y a donc nul rapport entre elles et les métèques, qui partout sont venus du dehors. D'une façon générale, μέτοικος désigne celui qui quitte son pays pour aller en habiter définitivement un autre : c'est ainsi que le scoliaste d'Aristophane appelle les Milésiens μέτοικοι 'Αθηναίων,[14] parce que Milet était une colonie d'Athènes. De même, Suidas[15] fait synonymes ἐξαναστὰς et μετοικίσας, et ajoute un exemple : Thespiadès étant parti (ἐξαναστὰς) d'Athènes, alla fonder Thespies, en Béotie. Le mot désigne donc bien ceux qui non seulement vont s'établir ailleurs, mais qui le font définitivement, sans esprit de retour. De plus, il ne s'applique pas seulement, en ce sens, aux colons émigrant en masse et allant fonder une nouvelle cité ; il s'applique aussi à tout individu isolé qui change de patrie : μετοίκους δὲ ἐκάλουν τοῦς ἀφ' ἑτέρας πόλεως μεταβαίνοντας εἰς ἑτέρας καὶ οἰκοῦντας, dit le scoliaste d'Aristophane[16] ; et ailleurs il emploie le mot μετοικήσαντα en parlant d'un habitant de Syros qui va habiter Samos et y ouvrir une boucherie.[17] Ici encore, il s'agit bien d'un établissement définitif, sans idée de retour dans l'ancienne patrie. Gela est dit d'ailleurs expressément dans d'autres passages des lexicographes, qui vont nous permettre de serrer de plus près la conception juridique du métèque en Grèce. « Le métèque, » dit Suidas,[18] « est celui qui émigré d'une ville dans une autre, et non pour y faire un court séjour, en simple étranger. » Il est donc bien différent du ξένος, plus différent encore du φυγὰς : ce dernier est un exilé qui a quitté sa patrie malgré lui et ne cherche qu'à y rentrer ; le métèque, qu'il l'ait quittée volontairement ou non, a renoncé à y rentrer : οἱ καταλιπόντες τὰς αὐτων πατρίδας, dit un autre lexicographe[19] ; il s'est établi ailleurs, τὴν οἴκησιν αὐτόθι καταστησάμενος, ajoute Harpocration.[20] Cette définition, à coup sûr, est encore bien incomplète : suffisait-il à un étranger, pour devenir métèque, de se fixer définitivement dans une ville ? Non, et les lexicographes nous le prouvent, en ajoutant presque toujours quelque chose à cette première condition, à savoir l'énumération des charges spéciales qui pesaient sur les métèques : remarquons, en passant, que, de toutes ces charges, ce sont les charges financières qui les ont frappés tout particulièrement, car c'est celles-là seules qu'ils mentionnent dans les passages dont il s'agit ici.[21] Parmi les textes de ce genre, le plus important est un passage du grammairien Aristophane de Byzance, qui donne du métèque la définition la plus complète de toutes, bien que conçue en termes très généraux : μετοίκος δ' ἔστιν, ὁπόταν τις ἀπὸ ξένης ἐλθῶν ἐνοικῇ τῇ πόλει, τέλος τελῶν εἰς ἀποτεταγμένας τινὰς χρείας τῆς πόλεως. "Εως μὲν οὖν ποσῶν ἡμερῶν παρεπίδημος καλεῖται καὶ ἀτελὴς ἐστιν · ἐὰν δὲ ὑπερβῇ τὸν ὡρισμένον χρόνον, μέτοικος ἤδη γίγνεται καὶ ὑποτέλης.[22] C'est-à-dire qu'il fallait, pour être métèque, trois conditions : avoir fixé définitivement son domicile dans une ville, y être depuis un temps déterminé, et y contribuer à certaines charges publiques. Enfin un dernier texte, un passage d'Ammonius,[23] définit le métèque d'une façon intéressante, quoique plus générale encore et plus vague que les termes d'Aristophane de Byzance : μέτοικος ὁ μετοικήσας εἰς ἑτέρας πόλιν ἐκ της ἑαυτοῦ, καὶ τοῦ μὲν ξένου πλέον τι ἔχων, τοῦ δὲ πολίτου ἔλαττον ; le métèque est celui qui a quitté sa ville pour une autre, et qui, tout en ayant davantage de l'étranger, a quelque chose du citoyen. Si l'on rapproche tous ces renseignements épars, on arrive à la conclusion suivante : le mot μέτοικος a deux sens ; dans la langue courante, il a le sens vague et général d'émigrant, d'étranger ; dans la langue officielle, il a un sens plus précis : le métèque est un étranger qui est venu établir, à Athènes par exemple, son domicile définitif, qui y séjourne depuis un certain temps, qui contribue à certaines charges de la cité, et qui, enfin, tout en participant à certains des droits des citoyens, se rapproche encore davantage des étrangers. Si l'on cherche maintenant en quoi il diffère des citoyens, Aristote nous dit qu'il ne participe pas aux honneurs[24] ; Isocrate, qu'il n'a aucune part au gouvernement[25] ; Démosthène, qu'il ne peut remplir ni fonctions publiques, ni sacerdoces tirés au sort.[26] Il y aurait évidemment bien d'autres choses à ajouter : ce ne sont là que des conditions en quelque sorte négatives, qui nous renseignent en somme assez mal sur les droits et les devoirs des métèques. Qu'en conclure ? C'est que toutes ces définitions sont insuffisantes ; elles nous apprennent les conditions requises pour être métèques, certaines au moins, elles ne nous renseignent point sur ce qui est le plus important pour nous, à savoir la situation exacte qu'occupaient les métèques dans les cités helléniques ; quelle différence y avait-il entre eux et les étrangers proprement dits, entre eux et les affranchis ? et à quel point exactement le métèque tenait-il encore de l'étranger, tout en tenant, comme le dit Ammonius, du citoyen ? Aucun texte ne nous donnant formellement la solution de ces questions, il faut la chercher dans l'ensemble des textes où il est question des métèques. Autrement dit, pour arriver à donner des métèques une définition satisfaisante, pour bien marquer leur place dans la société athénienne, il faut étudier leur situation vis-à-vis de la cité et de ce que nous appelons aujourd'hui son administration. |
[1] Plutarque, Vies, XII, 40.
[2] Aristote, Pot., III, 1, 3 : α Ό Sa πολίτης où τφ οίχεΐν που πολίτης εστίν · χαΐ γαρ μέτοιχοι χα ! δούλοι χοινωνοϋσι τής οΐχήσεως. »
[3] Le mot Schutzverwandte, souvent employé par les auteurs allemands, impliquant l'idée de protection, mais excluant celle de domicile, est à la fois plus précis et plus vague.
[4] Suidas, 'Επινάστειος.
[5] Suidas, Hesychius, s. v.
[6] Iliade, IX, 648 ; XVI, 59 (dans ce dernier passage, le vers paraît interpolé).
[7] Der Staat in der Ilias und der Odyssee, p. 41.
[8] Schœmann-Galuski, I, 48.
[9] Pollux, III, 3, 6.
[10] Suidas, s. v.
[11] VII, 161 : « Mοῦνοι δὲ (les Athéniens) ἐόντες οὐ μετανάσται Ελλὴνων.
»
[12] Œdipe à Col., 934, et scol.
[13] Suidas, Έποικος.
[14] Caval., 932.
[15] S. ν., Έξαναστὰς.
[16] Caval., 350 ; cf. Platon, Rép., 156, 29 ; Lois, 418, 14 ; Suidas et Hésychius, s. v., Μέτοικοι.
[17] Paix, 363.
[18] « Μέτοικος μὲν ἔστιν ὁ ἐξ ἐτέρας πόλεως μετοίκῶν ἐν ἐτέρᾳ καὶ μὴ πρὸς ὀλίγον ἐπιδημιῶν, ὡς ξένος. »
[19] Bekker, Anecd., I, 281, 19.
[20] S. v., Μετοίκιον, d'après Hypéride.
[21] Cf. les passages déjà cités de Harpocration, Suidas, Hésychius, Bekker, scol. de Platon, et Pollux, III, 55.
[22] Aristophane de Byzance, éd. Nauck, fr. 38.
[23] S. v. « Ίσοτελὴς καὶ μέτοικος, » répété par Ptolémée (Περὶ διαφόρας λεξέων), publié par Ο. Heylbut, Hermès, XXII, p. 408.
[24] Pollux, III, 3, 6 : « Τῶν τιμῶν μὴ μετέχων. »
[25] IV, 105.
[26] LVII, 48.