On se propose dans le présent ouvrage de reprendre une question étudiée déjà, mais incomplètement, par divers savants, et de la traiter à fond, en faisant usage de tous les documents que peuvent fournir les auteurs anciens et l'épigraphie. Cette question est de savoir quelle place a faite la cité athénienne à l'élément étranger. Quelque étroite que fût la constitution des cités grecques, aucune d'elles n'a pu échapper aux nécessités qui dérivent des relations internationales. Dans presque toutes, à côté des citoyens, il se forma de bonne heure une classe d'hommes qui, auparavant membres d'autres cités, avaient renoncé à leurs droits pour aller se fixer là où les appelaient de préférence leurs intérêts matériels. Partout où cette classe d'hommes devint nombreuse, il fallut bien que la cité lui donnât une organisation quelconque : il en résulta la conception de tout un droit nouveau, en vertu duquel ces étrangers, qu'on appelait généralement les Métèques, furent soumis à certaines obligations, et gratifiés en revanche de certaines prérogatives. Les métèques se trouvèrent ainsi mêlés à la vie de la cité, au point que les rapports qu'ils eurent avec elle s'étendirent à toutes les branches de ce que nous appelons son administration. Qu'il s'agît de l'impôt ou du service militaire, de la justice ou de la religion, les droits et les devoirs des métèques furent déterminés avec autant de précision que ceux des citoyens eux-mêmes. Il y a donc lieu d'essayer de reconstituer, pour Athènes au moins, l'ensemble des lois qui régissaient les métèques, et nous verrons que les textes, s'ils ne nous font pas pénétrer dans tous les détails, nous permettent cependant de retracer dans ses grandes lignes la condition légale des métèques athéniens. Mais ce n'est là qu'une des faces de la question, la seule presque étudiée jusqu'à présent, et peut-être en somme la moins intéressante. Après avoir déterminé la condition légale des métèques athéniens, nous essaierons de reconnaître quelle était, vis-à-vis de la cité et des citoyens, leur situation morale. Ces étrangers, que la loi reconnaissait et qu'elle protégeait par là même, comment les traitait-on dans la vie de tous les jours ? Y avait-il, sur ce point, accord ou opposition entre les lois et les mœurs ? C'est la solution de cette question qui nous permettra de comprendre quelle place ont réellement tenue les métèques dans la cité et quel rôle ils y ont joué. Or, en étudiant ce rôle, étude qui occupera toute la seconde moitié de cet ouvrage, nous constaterons que les métèques athéniens ont pris à la vie de la cité une part des plus considérables ; et nous serons amené à conclure, sans exagération aucune, que l'histoire d'Athènes au cinquième et au quatrième siècles ne s'explique parfaitement que si l'on tient le plus grand compte de l'élément étranger incorporé à la cité. Avant d'entreprendre à notre tour l'étude de ce point intéressant de la constitution et de l'histoire d'Athènes, nous allons indiquer sommairement l'état de la question, en rappelant les ouvrages antérieurs où elle se trouve déjà traitée. Nous passerons très rapidement sur les ouvrages des érudits du seizième et du dix-septième siècles, ou il y a fort peu à prendre aujourd'hui. Samuel Petit, dans ses Lois attiques,[1] a rassemblé un certain nombre de textes, empruntés pour la plupart aux lexicographes, et dont il a fait le titre V du livre II : De inquilinis. Dans les huit pages de commentaire qu'il consacre à cette question, il a réuni un assez grand nombre d'autres textes, tirés des lexicographes et des orateurs, et à l'aide desquels il a étudié un petit nombre de points seulement, à savoir : la condition financière des métèques, et la question du prostate et de l'aprostasie. De lui viennent la plupart des théories, et aussi des erreurs, que l'on trouve répétées sur ces points dans les ouvrages postérieurs. L. C. Valckenäer,[2] dans son commentaire du passage d'Ammonius relatif aux isotèles, n'a guère fait qu'abréger Petit. L'un et l'autre d'ailleurs n'ont traité des métèques qu'incidemment, et n'en ont pas fait l'objet d'une étude spéciale. Guilhem de Sainte-Croix,[3] cet érudit d'une véritable valeur, dont les travaux méritent encore d'être consultés, est le premier qui ait fait de la condition des métèques athéniens une étude spéciale et à peu près aussi complète qu'on pouvait la faire de son temps. Il est à peine besoin de dire qu'on y trouve trop fréquemment la phraséologie alors à la mode ; c'est ainsi qu'il se croit obligé de débuter par cette réflexion philosophique d'un à-propos contestable : « Trop souvent les hommes ne cherchent à jouir de la liberté que pour opprimer leurs semblables, et ne paraissent désirer l'égalité que pour introduire parmi eux les distinctions les plus injustes. Athènes prouve, par son exemple, ces tristes vérités, etc. » Mais, malgré ce défaut, inévitable au temps où il écrivait, la dissertation de Sainte-Croix a le mérite d'être bien composée et de reposer sur une connaissance approfondie des textes ; on y trouve, sinon résolues, du moins agitées, la plupart des questions que comporte le sujet. Malheureusement, Sainte-Croix a attaché trop d'importance à certains passages des lexicographes, notamment aux passages relatifs à la participation des métèques aux Panathénées ; il en résulte qu'il a dépeint avec des couleurs beaucoup trop sombres la condition des métèques, et méconnu sur ce point la valeur de la politique athénienne. En cela d'ailleurs, il a fait école, et les travaux postérieurs, jusqu'à ces dernières années, ont reproduit consciencieusement ses déclamations sur la triste condition des métèques athéniens. Aug. Böckh, dans son Économie politique des Athéniens, dont la première édition est de 1817, a eu à s'occuper à plusieurs reprises, notamment à propos des liturgies, de la condition financière des métèques, et sur beaucoup de points ses conclusions sont encore valables aujourd'hui.[4] Dans une dissertation confuse, où il est question d'ailleurs non seulement des métèques, mais des étrangers de toute catégorie, H. M. de Bruijn de Neve Moll,[5] tout en touchant à beaucoup de points, n'en a complètement élucidé aucun. De plus, l'ouvrage, où les citations sont accumulées dans le texte, est d'une lecture fastidieuse ; enfin, il manque absolument de conclusions. Il ne s'en dégage aucune impression nette sur la condition des métèques athéniens, et l'ouvrage de Sainte-Croix, à ce point de vue, demeure bien préférable. C'est dans ces dernières années seulement que la question a été reprise, et en Allemagne ; elle y a donné lieu à plusieurs travaux, dont quelques-uns de grande valeur, où les ressources nouvelles fournies par l'épigraphie ont été soigneusement mises à contribution. Le premier en date est une dissertation de M. H.
Schenkl[6]
; elle comprend, outre une courte préface, cinq chapitres d'étendue assez
inégale, où l'auteur traite successivement de la condition des métèques en
général dans L'ouvrage, divisé clairement, est d'une lecture intéressante ; on ne peut dire cependant qu'il soit bien composé, l'ordre qui préside à la répartition des chapitres étant purement arbitraire. La plupart des questions qu'a traitées M. Schenkl ont été d'ailleurs très bien élucidées par lui, et, pour tout ce qui est de la condition juridique des métèques, ses conclusions seront bien souvent les nôtres. Le premier, il a fait justice de l'erreur accréditée depuis Sainte-Croix, à savoir que la fête des Panathénées était pour les Athéniens une occasion de rappeler aux métèques, en leur imposant certaines obligations humiliantes, l'infériorité de leur condition. Sur d'autres points au contraire, sur la question du prostate par exemple, M. Schenkl a fait preuve d'une certaine timidité de critique, et n'a pas osé rejeter une tradition qui ne provient pourtant que de quelques passages erronés des lexicographes. L'ouvrage ne traite, en somme, que de la condition juridique des métèques ; c'est une pure étude d'institutions, où il n'est question ni de leur rôle social, ni de la politique d'Athènes à leur égard ; aussi manque-t-il de conclusions générales. M. V. Thumser, qui, dans son étude sur les obligations des citoyens athéniens,[7] avait été amené à parler incidemment des charges financières des métèques, a repris la question entière des métèques dans un article des Wiener Studien.[8] L'article n'est, à vrai dire, qu'un recueil de matériaux à peine mis en œuvre, et ne fait guère que compléter ou rectifier, sur certains points, l'ouvrage de M. Schenkl. M. C. Welsing[9] a étudié exclusivement la situation faite aux métèques (et aux étrangers) devant les tribunaux athéniens. L'ouvrage n'est en somme qu'un commentaire des principaux textes relatifs à la question ; il est incomplet, et nous aurons même à y relever des erreurs assez graves. Le dernier ouvrage et le plus important est le double article publié dans l’Hermès par M. Ulrich de Wilamowitz-Möllendorf.[10] Ce n'est pas un exposé complet et méthodique de la condition juridique et de l'histoire des métèques athéniens ; c'est un ouvrage de théorie où l'auteur, prenant pour point de départ une série d'inscriptions dont il a le premier compris toute l'importance, a entrepris de dégager les principes juridiques qui ont présidé à la conception du droit des métèques, et de montrer quelle était la véritable place de cette classe d'hommes dans la cité. Comme dans tous ses ouvrages, où les idées abondent autant que les faits, M. de Wilamowitz a fait preuve dans cette étude d'une érudition profonde et sûre, d'une critique pénétrante, et d'une hardiesse dans l'hypothèse qui, pour être parfois aventureuse, n'en est pas moins toujours féconde en résultats. Il a complètement renouvelé la question, et ses conclusions, d'une portée très générale, dépassent de beaucoup le sujet restreint que semblerait indiquer le titre qu'il a choisi ; ce n'est rien moins que tout un côté de l'histoire d'Athènes qui se trouve mis en pleine lumière pour la première fois. Le plan et les idées principales du présent travail étaient déjà arrêtés, quand nous avons eu connaissance des articles de M. de Wilamowitz. Nous avons été heureux d'y trouver exposée la théorie que nous voulions soutenir nous-même, à savoir, que les métèques athéniens faisaient partie des dèmes et par conséquent de la cité. En même temps, nous nous sommes trouvé amené, par l'examen des arguments apportés par M. de Wilamowitz, à reprendre la question et à la creuser plus profondément. Nous devons donc beaucoup à cet excellent ouvrage. Ce n'est pas à dire que nous en acceptions toutes les conclusions ; sur plusieurs points, nous aurons à discuter l'opinion de M. de Wilamowitz, et à donner à certains problèmes des solutions différentes de celles qu'il leur a données lui-même. En dehors de ces ouvrages qui traitent des métèques en général, nous avons trouvé, sur certains points particuliers, un précieux secours dans d'autres travaux un peu antérieurs. C'est ainsi que pour tout ce qui touche aux cultes étrangers importés en Attique par les métèques, nous avons suivi de très près M. P. Foucart dans son étude sur les Associations religieuses chez les Grecs.[11] De même, nous n'avons guère fait que résumer, dans un autre chapitre, les deux articles de M. G. Perrot sur le commerce des céréales[12] et sur le commerce de l'argent en Attique.[13] De ce dernier savant, nous signalerons encore tout particulièrement, dans un autre ouvrage, une page relative aux métèques, page des plus suggestives, et qui est comme le point de départ et le résumé de toute une partie de notre travail. Nous voulons parler d'un passage de la belle étude sur Lysias, où M. Perrot fait, en peu de mots, ressortir très heureusement le rôle joué par les métèques dans la vie matérielle et dans la vie intellectuelle d'Athènes.[14] Enfin, nous nous réclamons hautement, pour toute la partie
théorique de notre étude, des vues émises par l'historien de génie que Quant aux divers manuels d'antiquités grecques, nous ne ferons ici que les mentionner, nous réservant d'y renvoyer à l'occasion. Nous nous bornerons à dire que c'est dans les manuels de M. Gilbert[15] et de M. Busolt (Iwan Müller),[16] que la condition juridique des métèques est le plus clairement exposée. En résumé, nous avons pensé que, même après MM. Schenkl et
de Wilamowitz, il y avait lieu d'étudier à nouveau et dans son ensemble cette
question des métèques athéniens, dont ces travaux antérieurs montrent toute
l'importance. Pour ce qui est de la condition juridique des métèques,
c'est-à-dire de leur situation devant l'impôt, le service militaire, les
tribunaux, etc., nous serons forcé de reprendre à notre tour des questions
déjà traitées et pour lesquelles nous n'aurons pas toujours à apporter des
solutions nouvelles ; toutefois nous aurons, sur bien des points, à rectifier
ou à compléter l'opinion courante.[17] Et, dans tous
les cas, nous nous efforcerons d'étudier toutes ces questions complètement et
dans le détail, en utilisant les documents assez nombreux parus depuis 1887,
et dont quelques-uns, comme Par contre, nous n'aurons rien ou à peu près rien à emprunter à nos devanciers pour tout ce qui formera les deux autres livres de notre ouvrage, à savoir l'histoire de la formation et du développement de la classe des métèques athéniens et l'exposé de leur rôle social et politique. Certaines des questions relatives à ces parties du sujet ont été indiquées par les auteurs que nous avons cités ; quelques-unes même ont été esquissées ; aucune, jusqu'à présent, n'a été véritablement traitée. |
[1]
Leges
Atticae, Leyde, 1635 ; nous
nous sommes servi de l'édition de Wesseling, Leyde, 1742, in fol., p. 14, 246
et suiv.
Il est question des métèques à plusieurs reprises dans l'immense répertoire de Gronovius, Thesaurus Graecarum antiquitatum, Leyde, 1697-1702, 12 vol. in fol. La plupart des passages en question se trouvent dans des ouvrages dus à Meursius : ce ne sont guère que des textes rassemblés et sans commentaires ; aussi nous nous contentons de renvoyer au mot Inquilini dans l'Index général placé à la fin du douzième volume.
[2] Animadversiones ad Ammonium, publiées à la suite de son édition d'Ammonius, Leyde, 1739, in-4°, p. 109-113.
[3] Mémoire sur les métèques ou étrangers domiciliés à Athènes, lu le 15 mars 1785 à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et publié seulement en 1808 dans les Mémoires de cette Académie, t. XLVIII, p. 176-207.
[4] Die Staatshaushaltung der Athener, 3e édition, par Max
Fränkel, 2 vol. in-8°, 1886.
[5] Disputatio literaria de peregrinorum apud
Athenienses conditione, Dordrecht, 1839,
in-8° de 94 pages.
[6] De metœcis atticis (Wiener Studien, t. II (1880), p. 161-225).
[7] De civium Atheniensium muneribus atque eorum
immunitate, Vienne, 1880, in-8° de 152 pages.
[8] Untersuchungen über die attischen Metöken {Wiener Studien, t. VII (1885), p. 45-68.
[9] De inquilinorum et peregrinorum apud Athenienses judiciis, Münster, 1887, in-8° de 53 pages.
[10] Demotika der Metœken (Hermes, t. XXII (1887), p. 107-128, et 211-259). Plus récemment encore a paru, dans le Journal du Ministère russe de l'Instruction publique, un article de M. P. Nikolski : Les droits et les devoirs des étrangers dans l'ancienne Grèce (1890). — Cet article étant écrit en russe, nous n'avons pu en prendre connaissance ; il est d'ailleurs fort court (11 pages).
[11] Des associations religieuses chez les Grecs. Paris, 1 vol. in-8°, 1874.
[12] Le commerce des céréales en Attique au IVe siècle avant notre ère (Rev. hist., t. IV (1877), p. 1 et suiv.).
[13] Le commerce de l'argent et le crédit à Athènes au IVe siècle avant notre ère (Mémoires d'archéologie, d'épigraphie et d'histoire, p. 337 et suiv. Paris, 1 vol. in-8°, 1875).
[14] L'Eloquence politique et judiciaire à Athènes, 1873, in-8·, p. 222.
[15] Handbuch der griechischen Staalsallerthümer, I (1881), p. 169 et suiv. ; II
(1885), p. 293 et suiv.
[16] Handbuch der klassischen Altertums-Wissenschaft ; — Griechischen Altertümer, von G. Busolt, p. 14 et suiv., 137
et suiv.
[17] Au risque d'encourir le reproche d'abuser de la méthode analytique, nous croyons utile, pour toutes ces questions si souvent traitées, de citer et de discuter les textes principaux, pour fournir une base solide aux discussions et à nos conclusions.
[18] Nous n'entrerons dans aucune discussion relativement à l'authenticité de l'ouvrage ; à vrai dire, nous avons peine à comprendre qu'on ait pu la nier. Nous nous abstiendrons seulement de tirer aucune conclusion de quelques passages qui nous paraissent interpolés.