LA POLICE SOUS LOUIS XIV

 

CHAPITRE XIV. — D'ARGENSON AUX AFFAIRES.

 

 

Ancienneté de la famille de d'Argenson. — Disgrâce de son père. — Il est élevé à Paris et achète une charge de magistrature à Angoulême. — Est remarqué dans les Grands Jours de Poitiers, par M. de Caumartin qui l'engage à venir à Paris. — Il suit ce conseil et épouse bientôt la sœur de Caumartin, parent de Pontchartrain. — Il devient maitre des requêtes et remplace La Reynie en 1697. — Son portrait par Saint-Simon et son éloge par Fontenelle. — Documents, en partie inédits, sur son administration. — Les livres défendus. — Poursuites nombreuses contre ceux de Fénelon, Baluze, Sandras de Courtils, etc. — Le père La Chaise et la mauvaise presse. — Joueurs et joueuses. — Curieuse lettre de d'Argenson sur un conseiller et sa femme qui donnaient à jouer. — Irrévérences dans les églises. — Curiosité du chancelier au sujet des demoiselles de la Motte, de Villefranche et de Canillac. — On empêche encore les ouvriers d'aller s'établir à l'étranger. — Ordonnances absurdes et inexécutables contre le luxe. — Police des théâtres. — Lettre de Pontchartrain à d'Argenson sur ce sujet.

 

Le successeur immédiat de La Reynie, Marc-René de Voyer de Paulmy d'Argenson, descendait, s'il faut s'en rapporter à la tradition, d'un chevalier grec, d'origine française, qui, sous le règne de Charles-le-Chauve, avait sauvé la Touraine de l'invasion normande, ce qui a fait dire à Fontenelle, avec une pointe de malice, que s'il y a du fabuleux dans l'origine des grandes noblesses, du moins c'est une sorte de fabuleux qui n'appartient qu'à elles, et qui devient lui-même un titre[1]. Sous Louis XIII, un d'Argenson fut successivement soldat, conseiller au parlement de Paris, intendant d'armée et administrateur de la Catalogne, un moment française. Devenu veuf, il avait embrassé l'état ecclésiastique, quand, en 1651, le cardinal Mazarin réclama de nouveau ses services et le nomma ambassadeur extraordinaire à Venise. D'Argenson accepta à deux conditions : il ne serait ambassadeur que pendant un an, et, à l'expiration de ce temps, son fils le remplacerait. La mort l'ayant frappé avant cette époque, il eut en effet pour successeur, comme on le lui avait promis, son fils, alors âgé de vingt-sept ans. Misanthrope par nature, déclamant sans cesse contre les vices des grands, doué des qualités qui conviennent le moins à un ambassadeur, celui-ci trouva le moyen d'indisposer contre lui Mazarin, Colbert, Louis XIV, et, après cinq ans de services, il fut remercié. Il se retira dans ses terres au fond du Poitou, essaya, par une sage économie, de rétablir sa fortune fort compromise, et composa un nombre prodigieux d'ouvrages de dévotion, tant en prose qu'en vers. Il lui était né, le 4 novembre 1652, pendant son ambassade à Venise, un fils qui eut pour parrain le prince de Soubise, et pour marraine la Sérénissime République. C'est ce fils, créé gracieusement chevalier de Saint-Marc, le jour même de son baptême, qui fut destiné à faire souche de ministres et à donner au nom de sa famille un relief particulier.

Il n'y avait pourtant guère d'apparence, après la disgrâce de son père, que le jeune Marc-René d'Argenson occuperait un jour les premiers postes de l'État. Élevé à Paris, mais forcé par des convenances de famille d'entrer dans la magistrature, au lieu de suivre la carrière des armes, comme il en aurait eu le désir, il était rentré dans sa province et y avait acheté, en 1679, la charge de lieutenant général au bailliage d'Angoulême. C'est tout ce que sa famille avait pu faire pour lui, grâce même aux ressources réunies de plusieurs parents ; et comme la position était d'ailleurs honorable, l'ambition du nouveau magistrat s'était sans doute bornée là. On sait le rôle que jouaient, sous l'ancienne monarchie, les tribunaux chargés de tenir ce que l'on avait, par une métaphore significative, appelé les Grands Jours. Des conseillers d'État, des magistrats d'un ordre supérieur, parcouraient les provinces, et, dans des assises aussi impatiemment attendues des uns que redoutées des autres, présidaient, au-dessus des haines, des rancunes et surtout des faiblesses locales, au jugement des affaires qui leur étaient déférées ou qu'ils croyaient devoir évoquer. Les Grands Jours d'Auvergne en 1665 sont devenus célèbres. Il y en eut aussi en 1692 à Poitiers, et d'Argenson y figura. Un conseiller d'État très-estimé, M. de Caumartin, celui dont l'abbé Fléchier, à qui nous devons une si piquante relation des Grands Jours de Clermont, avait dirigé l'éducation, faisait partie du tribunal extraordinaire. Il fut frappé du talent de d'Argenson et le pressa d'aller tenter fortune à Paris. Celui-ci, qui se sentait bien à l'étroit au bailliage d'Angoulême, et qui avait eu déjà quelques difficultés avec sa compagnie, parce qu'il accordait volontiers les procès pour épargner les épices aux plaideurs ; se défit de sa charge et prit la route de la capitale. Il y retrouva, dans les mêmes dispositions bienveillantes, M. de Caumartin, dont bientôt après il épousa la sœur, et qui était lui-même allié à Pontchartrain, alors contrôleur général des finances. C'étaient des appuis tout naturels, et il en profita. Les charges de maitre des requêtes étaient, comme au début de La Reynie, le marchepied indispensable de tous les grands emplois. D'Argenson obtint d'abord la permission très-recherchée d'en acheter une. Puis, trois ans après, en 1697, quand La Reynie se retira, l'ancien lieutenant général au bailliage d'Angoulême fut, grâce à son mérite et sans doute aussi au crédit de ses protecteurs, jugé digne de lui succéder.

Le duc de Saint-Simon, qui l'a beaucoup connu, et qui, sous la régence, a été aux affaires avec lui, l'a peint en pied de sa main la plus habile et avec ses plus vives couleurs. On dirait un de ces portraits qui, vus dans le demi-jour des longues galeries, fascinent celui qui les regarde, le suivent des yeux et semblent en quelque sorte vouloir sortir de leur cadre. Avec une figure effrayante, dit-il, qui retraçait celle des trois juges des enfers, il s'égayait de tout avec supériorité d'esprit, et avait mis un tel ordre dans cette innombrable multitude de Paris, qu'il n'y avait nul habitant dont, jour par jour, il ne sût la conduite et les habitudes, avec un discernement exquis pour appesantir ou alléger sa main à chaque affaire qui se présentait, penchant toujours aux partis les plus doux, avec l'art de faire trembler les plus innocents devant lui. Courageux, hardi, audacieux dans les émeutes, et par là maitre du peuple... Nous contrôlerons tout à l'heure ce portrait par la correspondance de d'Argenson ; mais il importait de noter en commençant le prestige qu'il exerça sur ses contemporains. Dans un éloge que fit de lui Fontenelle, son confrère à l'Académie des sciences, le tableau suivant des obligations du lieutenant général de la police parisienne fut justement remarqué : Entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation immense, dont une infinité d'accidents peuvent toujours tarir quelques sources ; réprimer la tyrannie des marchands à l'égard du public et en même temps animer leur commerce ; reconnaître dans une foule infinie tous ceux qui peuvent si aisément y cacher une industrie pernicieuse ; en purger la société, ou ne les tolérer qu'autant qu'ils lui peuvent être utiles par des emplois dont d'autres qu'eux ne se chargeraient pas ou ne s'acquitteraient pas si bien ; tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité qu'ils sont toujours prêts à franchir ; les renfermer dans l'obscurité à laquelle ils doivent être condamnés, et ne les en tirer pas même par des châtiments trop éclatants ; ignorer ce qu'il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement et utilement ; pénétrer par des conduits souterrains dans l'intérieur des familles et leur garder les secrets qu'elles n'ont pas confiés, tant qu'il n'est pas nécessaire d'en faire usage ; être présent partout sans être vu ; enfin, mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse, et être rame toujours agissante et presque inconnue de ce grand corps ; voilà quelles sont en général les fonctions du magistrat de police... La voix publique répondra si M. d'Argenson a suffi à tout.

Les sociétés modernes ne reconnaissent pas à la police tous les droits que lui attribuait Fontenelle, et nous n'avons pas besoin de souligner dans ce tableau les points où elle n'a plus à intervenir. Nous pouvons aujourd'hui, mieux renseignés que lui, voir en quelque sorte d'Argenson à l'œuvre au moyen de ses lettres mêmes et de celles que lui adressa le chancelier de Pontchartrain de qui il relevait[2]. Cette correspondance, dont une grande partie est encore inédite, embrasse près de dix-huit années et contient, sur la dernière partie du règne de Louis XIV, de véritables révélations. Toutes les affaires auxquelles donnèrent lieu, de 1697 à 1715, les contraventions aux lois sur les jeux, les théâtres, la presse, la mendicité, les mœurs, passent successivement sous les yeux du lecteur, qui se fait ainsi, par analogie, une idée approximative des difficultés et des misères de chaque temps. Dans les commencements, d'Argenson manque souvent de décision, de vigueur, surtout quand une affaire délicate se présente. Consultez sur cela M. de La Reynie, lui écrit alors Pontchartrain, qui avait évincé La Reynie ; vous ne pourriez mieux faire. Parmi les recommandations du chancelier, un grand nombre concernent des ouvrages dont le gouvernement avait à cœur d'empêcher le débit. Pendant le ministère de Mazarin, l'abbé Fouquet, chargé de ce soin, s'en était tiré en âme damnée, abusant de la Bastille avec une déplorable facilité. Après lui, Colbert, Seignelay, le chancelier, le procureur général du parlement surveillèrent, conjointement avec le lieutenant général de police, les publications clandestines. Les ordres transmis par les ministres à ce dernier, quand il n'avait pas lui-même pris les devants, étaient formels, absolus, et n'admettaient pas de réplique. Sa fonction la plus importante était de découvrir le nom des auteurs, imprimeurs ou distributeurs des livres et des pamphlets qu'on lui désignait, et de les punir sévèrement. On se souvient que La Reynie, jugeant en dernier ressort, infligea plus d'une fois, dans des cas semblables, les galères et même la mort. D'Argenson se trouva-t-il obligé aux mêmes rigueurs ? C'est ce que la correspondance ne dit pas ; mais est-il bien sûr qu'elle dise tout, et ne sait-on pas qu'il y a, en matière de police surtout, une multitude d'affaires destinées à être ensevelies dans un silence éternel ?

Triste conséquence des passions et des entraînements politiques ! Un des auteurs dont les ouvrages donnèrent le plus de tracas au gouvernement de Louis XIV fut, on a honte de le dire, l'illustre archevêque de Cambrai, le vertueux et courageux Fénelon. Au commencement de 1698, d'Argenson ayant été averti que l'on imprimait à Lyon un nouvel ouvrage de l'éloquent prélat — probablement les Maximes des Saints —, en informa le chancelier, qui lui répondit : Quand l'avis qui vous a été donné de l'impression d'un ouvrage de M. l'archevêque de Cambrai, à Lyon, seroit véritable, la recherche que vous proposez d'en faire par l'intendant feroit trop de bruit et d'éclat. Le 9 juin suivant, Pontchartrain, qui avait sans doute reçu d'autres ordres, revient sur le même sujet et recommande de faire saisir l'ouvrage de Fénelon, même dans les maisons particulières : En me les nommant, ajoutait-il, je vous expédierai les ordres dont vous avez besoin pour les y envoyer prendre. Vous n'avez pas fait encore une grande découverte d'en avoir saisi douze exemplaires pendant qu'on les distribue par milliers. Puis, le 18 juin. Vous avez bien fait d'empêcher le débit du premier livre de M. de Cambrai, quoique imprimé avec privilège. A l'égard des mille exemplaires que vous avez saisis, j'attendrai les nouveaux avis que vous espériez me donner à ce sujet. J'écris à l'intendant de Rouen de faire visiter la maison du libraire d'Évreux, et à, M. d'Herbigny d'empêcher à Lyon l'impression des dernières lettres de M. de Cambrai. Cependant, peu de jours après, le gouvernement se ravisa. Il avait sans doute compris que ses agents étaient allés trop loin, et que l'ouvrage saisi ne justifiait pas tant de rigueurs. Le chancelier, un peu confus, prévint d'Argenson qu'il avait rendu compte de cette saisie au roi qui voulait que, sans commettre son nom, on cessât toutes poursuites, n'estimant pas convenable d'empêcher l'archevêque de Cambrai d'écrire, pendant que cela était permis aux autres prélats. Mais deux ans après, les mauvaises dispositions contre Fénelon reprenaient le dessus, et l'ombrageux chancelier ordonnait à l'intendant de Rouen de faire une nouvelle descente chez un libraire de cette ville pour s'emparer des exemplaires d'un livre dont il devait avoir encore des exemplaires. De quoi s'agissait-il donc ? D'un chef-d'œuvre littéraire, et en même temps, il faut bien l'avouer, d'un chef-d'œuvre de hardiesse, du Télémaque. Plus tard, au mois d'avril 1704, le gouvernement faisait encore saisir une lettre pastorale de l'archevêque de Cambrai, par le seul motif qu'elle avait été vendue hors de son diocèse. Déplorables rancunes, quand on songe au noble caractère et à l'admirable talent de celui qui en était l'objet ! C'était aussi, par malheur, le temps où l'illustre Vauban tombait en disgrâce pour son Projet de dîme royale, également proscrit. Vers la même époque, d'Argenson recevait l'ordre de saisir un grand nombre d'ouvrages et de libelles, la plupart relatifs au jansénisme et aux affaires de religion. Parmi ces ouvrages, dont Pontchartrain et d'Argenson évitent, autant que possible, de reproduire les titres dans leur correspondance, on remarque un Dialogue sur les plaisirs entre MM. Patru et d'Ablancourt, les Annales de la cour de France, l'Esprit des cours, les Cantiques de frère Jean, la Correction fraternelle, le Chapeau pointu de Mérinde. Ce dernier livre avait pourtant été imprimé en 1705, avec la permission de d'Argenson, ce qui lui valut une réprimande sévère du chancelier. Le roi, lui écrivit ce dernier, a été étonné que vous ayez permis l'impression d'un tel livre. Sa Majesté veut que vous le fassiez supprimer, à cause des dangereuses maximes qui y sont insérées ; que vous examiniez comment vous avez donné cette permission, et qui a été l'approbateur, dont je vous prie de me mander le nom... Enfin, en 1710, le savant Baluze, ancien bibliothécaire de Colbert, avait publié, avec privilège et autorisation, une Histoire généalogique de la maison d'Auvergne. Les prétentions nobiliaires de cette maison, qui se posait en rivale de la branche régnante, ayant paru excessives, le livre fut prohibé. Quant à l'auteur, on le destitua brutalement des places qu'il occupait, et on l'exila pour trois ans. C'était payer cher l'erreur bienveillante du censeur qui avait examiné son travail.

Un des plus célèbres et sans contredit le plus fécond de tous les pamphlétaires du temps était Gratien Sandras de Courtils, auteur d'une centaine de volumes : libelles, testaments politiques supposés, fictions soi-disant historiques parmi lesquelles se détachent les mémoires d'un homme que le roman moderne a illustré, le capitaine d'Artagnan. On peut dire de cette classe d'écrivains qu'ils devaient se trouver fort étonnés quand ils n'étaient pas, soit à la Bastille où la plupart d'entre eux semblaient avoir élu domicile, soit en Hollande. La lettre suivante du chancelier Pontchartrain à d'Argenson précise la situation de Sandras de Courtils, le 18 janvier 1699 : Il y a depuis longtemps à la Bastille un prisonnier nommé Courtils, accusé de composition de manuscrits. M'ayant adressé en dernier lieu le mémoire joint à cette lettre[3], j'en écrivis à M. de La Reynie, par les mains de qui il avoit passé, pour savoir si l'on pourroit proposer au roi quelque chose de nouveau à l'égard de cet homme, et il m'a fait la réponse que je joins aussi à cette lettre'. Sur quoi le roi m'ordonne de vous écrire de voir ce prisonnier, de l'entendre sur le genre de vie qu'il mèneroit si on le met-toit en liberté ; en quel lieu il proposeroit de faire son établissement ; de quoi il subsisteroit, et enfin, quelle sûreté il pourroit donner de sa conduite à l'avenir et de la fidélité qu'il doit à son prince. Prenez donc la peine de le questionner sur tous ces faits, et de me mander quel sera le résultat de cette conférence... Ce résultat fut l'élargissement du prisonnier. Quant aux promesses qu'il dut faire pour obtenir sa liberté, elles furent bientôt oubliées. Il avait pris l'engagement de se retirer près de Montargis et de ne plus retourner à Paris. On l'y retrouva deux ans après distribuant des pamphlets avec sa femme. Jeté encore une fois à la Bastille, il n'en sortit qu'en 1711, après une nouvelle détention de dix ans. Mais, pour un libelliste qu'on arrêtait, il en surgissait vingt. En guerre avec l'Europe entière, harcelé par la presse du dedans et du dehors, le gouvernement était forcé de faire appel à tous les dévouements. Le lieutenant général de police ne suffisant plus à sa tâche, on lui donna pour auxiliaire le confesseur du roi. Le père de La Chaise, écrivait Pontchartrain à d'Argenson le 7 juillet 1703, doit aller vous voir et vous remettre des mémoires qui vous indiqueront ceux qui se mêlent de l'impression de tous ces mauvais écrits qui courent depuis quelque temps, et les lieux où elle se fait. Vous jugez bien de quelle importance il est de suivre, avec toute la vivacité possible, de telles indications.

Comme sous l'administration de La Reynie, après la surveillance de la presse et des délits où les mœurs étaient engagées, celle des maisons de la haute société où l'on donnait à jouer occupait particulièrement la police. De nombreuses lettres du chancelier à d'Argenson attestent l'importance qu'il attachait à maintenir la passion du jeu dans de justes bornes. Sa Majesté, écrivait-il, veut que vous poursuiviez tous ceux et celles qui donnent à jouer. Au nombre des personnes qu'avait signalées d'Argenson, figuraient le duc de Châtillon, mademoiselle de Beaufremont, madame La Jonchère. D'Argenson n'avait pas dit que l'on jouait aussi fort gros jeu chez sa femme et chez ses belles-sœurs ; mais le chancelier le sut et l'invita à faire exécuter les ordonnances, sans nul égard pour les rangs. Plus redoutables que le lansquenet lui-même, le hoca, la bossette et le pharaon passionnaient cette société blasée, corrompue, et les femmes n'y étaient pas les moins ardentes. Il faut, écrivait encore Pontchartrain, observer si madame de Fimarcon tiendra la parole qu'elle a donnée de ne laisser jouer chez elle qu'au lansquenet. Que d'autres exemples on pourrait citer !

La lettre suivante de d'Argenson au chancelier renferme de piquants détails sur une de ces maisons de bonne compagnie — celle d'un conseiller au parlement — où l'on détroussait sans vergogne les dupes qui s'y aventuraient. Datée du 24 août 1702, et de la main même du lieutenant général de police, elle peint très-spirituellement l'homme et le temps[4].

Je me trouve obligé de vous informer par cette lettre particulière du jeu scandaleux qui se tient ouvertement chez M. Lemaye, conseiller au parlement. Il y a plus d'un an que ce désordre est public et qu'on se plaint, même parmi les joueurs, de l'infidélité de quatre ou cinq personnes qui tiennent les premières places dans ces assemblées. Un mauvais concert en est le prétexte, mais le lansquenet ou le pharaon en sont les véritables motifs. Quelques jeunes demoiselles, d'humeur fort docile, viennent au secours des attraits usés de la maîtresse de la maison, qui ne laisse pas de trouver encore quelques dupes pour son propre compte. Ainsi, la partie est des plus nombreuses et des plus complètes. J'en ai parlé plusieurs fois à M. Lemaye et à madame sa femme qui m'avoient promis de renoncer à ce commerce ; mais je veux croire, pour l'honneur du mari, qu'il n'en est pas le maître. J'en ai informé M. le premier président qui n'est pas prévenu de beaucoup d'estime en faveur de ce conseiller. Il m'a dit qu'il lui en parleroit, mais qu'il craignoit bien que ce fût sans succès. Il ajouta qu'on ne pouvoit pas espérer une autre conduite de M. Lemaye, qui avait pour père le pauvre La Ville dont les mœurs n'étoient pas naturellement fort régulières, et qui ne commença d'être honnête homme que quand il cessa d'être riche.

Je ne doute pas que M. le premier président n'ait parlé ; mais je suis bien sûr que, malgré mes avertissemens et sa remontrance, le jeu et les plaintes continuent. Il n'y a pas plus de quatre ou cinq jours que le jeune comte de Brevi, originaire de Milan, qui venoit ici pour y passer quelques mois, perdit 430 louis en moins d'une heure dans cette honorable compagnie, et fut obligé de partir le lendemain.

Je reçois continuellement dés lettres anonymes, tantôt de quelque mari dont la femme aura fait la veille quelque voyage en cet endroit, tantôt de quelque femme dont le mari aura rapporté de cette maison fort peu d'argent et beaucoup de mauvaise humeur. Les gens de bien du faubourg Saint-Germain gémissent de tous ces désordres, et il n'est pas jusqu'au peuple qui n'en murmure. Si je fais assigner à la police cet indigne conseiller, quoique j'eusse raison de le faire, me voilà proscrit par le parlement et l'ennemi déclaré de mes supérieurs. Je ne ferois plus rien de bon à leur gré. Les plus sages me blâmeront d'avoir fait mon devoir, et la justice que j'aurois rendue passera auprès d'eux pour une insolence. Je ne puis donc que recourir à l'autorité du roi, la ressource ordinaire de ma foiblesse. Mais le tempérament qui m'a paru le plus convenable, ce seroit que vous voulussiez bien m'écrire une lettre par laquelle, après m'avoir témoigné que le roi est informé de ce jeu et a été fort surpris de mon silence à cet égard, vous blâmeriez ma complaisance excessive et m'ordonneriez de faire entendre à M. et madame Lemaye que si Sa Majesté apprend qu'il y ait chez eux à l'avenir la moindre assemblée, elle y saura pourvoir d'une manière qui pourra servir d'exemple. Dès que j'aurai reçu cette lettre, je ne manquerai pas de leur en faire part, et s'ils s'obstinent à continuer le jeu, vous en serez aussitôt instruit.

Cependant, quelle que fût la vigilance de d'Argenson, il ne savait pas tout, et bien des écarts qu'il était de son devoir de punir ne venaient pas à sa connaissance. Au mois de février 1706, le chancelier, qui avait aussi sa police, lui reprocha de négliger plusieurs points importants, tels que les irrévérences dans les églises, les désordres dans les spectacles, le luxe, les mendiants, les fausses nouvelles circulant soit à l'étranger, soit à l'intérieur du royaume, les libelles, les placards et les chansons. Le chancelier ajoutait que le roi s'occupait de tout cela et voulait en entendre parler souvent. Il demandait en conséquence à d'Argenson de rendre compte de tout ce qui pouvait mériter attention, de même que des choses indifférentes qui pouvoient réjouir le roi. Était-ce bien le roi qui était désireux de ces détails ? La curiosité de Pontchartrain n'était-elle pas personnelle ? Il est difficile d'éloigner cette pensée en le voyant revenir vingt fois sur quelques demoiselles alors fort à la mode, dont il reproche à d'Argenson de ne point assez lui parler. Une lettre du 17 février 1706 est surtout significative. Vous me mandez que les brillans des demoiselles de la Motte et Villefranche sont bien baissés, et que leurs charmes sont bien moins dangereux qu'ils n'étoient dans leurs premières années. Votre lettre est conçue de manière à faire douter si c'est d'une seule ou des deux ensemble que vous entendez parler : je vous prie de me l'expliquer et de me mander quel âge ont ces deux filles qui paroissent jeunes. Il y a mademoiselle de Canillac, dont la beauté fait aussi du bruit. Pour peu que vous vouliez vous mettre sur les voies, vous pourrez nous en dire aussi quelques nouvelles.

Des demoiselles de la Motte, de Villefranche et de Canillac au respect exigé du public dans les sanctuaires, la transition est un peu brusque ; mais les fonctions de lieutenant général de police touchaient à mille points différents. En ce qui touchait les églises, le chancelier recommandait à d'Argenson d'être également sévère envers tous, et il lui reprochait de n'avoir pas écrit que les ducs d'Elbeuf et de Montfort avaient entendu la messe du jour de Pâques avec une grande irrévérence. Tenez donc la main, ajoutait-il sèchement, à ce que vos inspecteurs soient plus fidèles dans leurs avis, sans distinction de personnes, si vous voulez qu'on ajoute foi à leurs rapports. On a vu les mesures arbitraires prises contre les ouvriers qui voulaient transporter leur industrie à l'étranger. Suivant sur ce point les errements de Colbert, Pontchartrain ordonna à d'Argenson de faire mettre à la Bastille un marchand de Paris qui se proposait d'aller établir une manufacture de chapeaux à Turin. L'esprit de réglementation, cette grande erreur des gouvernements despotiques, s'était de tout temps obstiné à la répression du luxe. Sans cesse renouvelées, toujours transgressées, inexécutables au fond, les ordonnances qui avaient pour objet de régler la dépense des vêtements, de la table, des meubles et des carrosses, d'après la condition des personnes, figuraient dans les attributions du lieutenant général de police, et ce n'était pas celles qui lui causaient le moins d'embarras. En 1703, deux financiers, les sieurs Crozat et Thévenin, commirent la faute grave, à ce qu'il paraît, de faire dorer leurs carrosses et les galeries de leurs hôtels. A qui cela pouvait-il nuire ? Quoi qu'il en soit, Louis XIV l'ayant su, le chancelier eut l'ordre d'écrire à d'Argenson pour l'inviter formellement à réprimer par toute sorte de moyens les excès du luxe chez les particuliers. Se rendant mieux compte que le ministre de la difficulté de faire exécuter ces absurdes règlements, d'Argenson crut devoir représenter timidement qu'il serait peut-être dangereux de poursuivre les traitants qui auraient fait dorer quelques salons de leurs maisons de ville ou de campagne, parce que cela pourrait porter atteinte à leur crédit ; mais le chancelier répondit que cette considération ne lui paraissait pas fondée ; qu'on pourrait d'ailleurs poursuivre les ouvriers doreurs eux-mêmes, et qu'en définitive, un traitant qui serait condamné à trois cents livres d'amende et à faire effacer sa dorure, ne serait pas discrédité pour cela. Au surplus, ajoutait-il, si vous ne voulez pas aller contre eux jusques aux procédures, vous pouvez m'envoyer leurs noms et la qualité de leurs contraventions. Un avertissement qui leur sera donné par M. de Chamillart[5] suffira pour les contenir et les faire rentrer dans leur devoir.

Enfin, quant aux théâtres, la lettre suivante du chancelier au lieutenant général de police (31 mars 1701), résume les vues du gouvernement de Louis XIV relativement à la tenue des acteurs et à la moralité des pièces qu'ils donnaient au public.

Il est revenu au roi que les comédiens se dérangent beaucoup, que les expressions et les postures indécentes commencent à reprendre vigueur dans leurs représentations, et, qu'en un mot, ils s'écartent de la pureté où le théâtre étoit parvenu.

Sa Majesté m'ordonne de vous écrire de les faire venir et de leur expliquer, de sa part, que s'ils ne se corrigent, sur la moindre plainte qui lui parviendra, Sa Majesté prendra contre eux des résolutions qui ne leur seront pas agréables. Sa Majesté veut aussi que vous les avertissiez qu'elle ne veut pas qu'ils représentent aucune pièce nouvelle qu'ils ne vous l'ayent auparavant communiquée, son intention étant qu'ils n'en puissent représenter aucune qui ne soit de la dernière pureté[6].

Quel fut le résultat de ces recommandations si légitimes, si sensées ? Fidèlement transmis par d'Argenson à ceux qui les avaient motivés, les avertissements de Pontchartrain arrêtèrent sans doute pour un temps les abus que le gouvernement, dans le triple intérêt de la morale, du bon sens et de l'art lui-même, toujours étroitement unis, s'était fait une juste loi de réprimer. Ajoutons, d'après Dangeau[7], que, dans l'opinion de d'Argenson, on aurait fait une chose sage et agréable au public en augmentant le nombre des spectacles dans Paris. La liberté de l'industrie appliquée aux théâtres pouvait seule satisfaire à ce vœu ; mais, à une époque où les repas, l'étoffe des boutons, l'ornementation des maisons et des carrosses étaient réglés par arrêts du conseil, la seule pensée d'une liberté si naturelle eût été coupable, et d'Argenson eût pour le moins passé pour fou s'il avait proposé au roi d'autoriser les Parisiens à s'amuser où ils voudraient.

 

 

 



[1] Éloge de Marc-René de Voyer de Paulmy d'Argenson. — Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres.

[2] Bibl. imp. Mss. S. F. 8,119 à 8,124 ; Pièces diverses et Rapports de police ; 8 vol. in-folio. — On trouve en outre dans la Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, t. II, passim, un grand nombre de lettres de d'Argenson.

[3] Cette réponse de La Reynie n'a pas été conservée.

[4] Bibl. imp. Mss. S. F. Rapports de police, n° 8, 123, fol. 267 .

[5] Alors contrôleur général des finances.

[6] Correspondance administrative, etc., t. II, passim.

[7] Journal, 3 décembre 1711.