LA POLICE SOUS LOUIS XIV

 

CHAPITRE XIII. — DERNIÈRES ANNÉES DE LA REYNIE.

 

 

Le chancelier de Pontchartrain trouve La Reynie trop âgé et cherche à l'éconduire. — La Reynie vend sa charge à d'Argenson. — Il reste au conseil d'État, mais sa santé l'empêchant d'y aller, Pontchartrain l'invite à se retirer définitivement. — Son testament. — Appréciations de Saint-Simon et du marquis de Sourches. — La Reynie fit le plus de bien et le moins de mal possible. — Son éloge, sous quelques réserves.

 

Cependant les difficultés augmentaient pour le lieutenant général de police avec la continuation de la guerre et la durée du règne ; mais, semblable à tous les hommes en place, il ne paraissait pas disposé à prendre sa retraite, comme si l'expérience, sauf quelques exceptions éclatantes, pouvait remplacer la vigueur de l'esprit et du corps. Longtemps les ministres l'avaient habitué aux compliments les plus flatteurs, à l'approbation la plus complète[1]. Quand, en 1689, Pontchartrain devint contrôleur général, les choses changèrent d'aspect. Aimable, spirituel, plein de grâce et de feu dans le monde, mais tranchant et cassant dans les affaires, Pontchartrain ne ménagea pas La Reynie, et semble n'avoir rien négligé pour l'éconduire. A l'occasion des troubles suscités en 1692 par la cherté du pain, il écrivait au premier président de Harlay : Il ne faut pas que M. de La Reynie se plaigne que le service de la police ne se fait point, sous prétexte qu'on en a dispensé quelques officiers. Pareilles querelles d'Allemand ne me vont point ; on en a substitué un bien plus grand nombre que celui qu'on en a dispensé. C'est à lui à se faire servir par les voies d'amende et d'autorité qui lui sont confiées, et il ne doit pas compter que ses faux prétextes lui servent d'excuses là-dessus. La Reynie, d'un autre côté, ne semblait pas très-rassuré sur les dispositions de M. de Harlay, à qui il écrivait assez humblement (20 juin 1692) au sujet de mesures contre les vagabonds de Paris : Par malheur pour le public et pour nous-mêmes, vous ne sauriez nous rendre tels que vous voudriez que nous fussions, et tels que nous devrions être[2].

Conseiller d'État ordinaire depuis 1686[3], La Reynie était alors âgé de soixante-sept ans, et il y en avait vingt-cinq qu'il occupait l'emploi de lieutenant général de police. Au mois de décembre 1690, Jérôme Bignon[4] en avait eu la survivance, à la demande du titulaire, qui, d'après Dangeau, avoit prié le roi de le soulager dans les fonctions de cette charge, qui étoit fort pénible, d'où l'on peut conclure qu'il songeait parfois à s'en démettre, mais que le charme irrésistible du pouvoir le retenait. Quoi qu'il en soit de ces indécisions, le moment de la retraite arriva. Jérôme Bignon ayant préféré et obtenu une intendance, La Reynie vendit sa charge à d'Argenson, moyennant 50.000 écus (janvier 1697). Il restait d'ailleurs conseiller d'État en service ordinaire, et ces fonctions devaient lui faire une vieillesse suffisamment occupée. Dans l'année qui suivit, il fut chargé d'interroger à la Bastille la célèbre madame Guyon. Un an après, le chancelier Boucherat étant mort, La Reynie fut cité avec plusieurs autres personnages pour le remplacer ; mais Pontchartrain, fatigué des finances, et aspirant aux honneurs de la chancellerie, fut préféré par le roi, qui avait besoin de sa place pour Chamillart. Il avait aussi vainement espéré être nommé doyen du conseil[5]. Douze années s'étaient écoulées depuis qu'il avait résigné ses fonctions actives, et, son énergie morale persévérant, il refusait de se plier aux conséquences de l'âge et des infirmités. Plus ses forces le trahissaient, plus il se rattachait aux affaires. Il fallut que Pontchartrain l'en arrachât par un coup d'autorité. J'espérois vous voir au conseil à Paris jeudi dernier, lui écrivit-il le 2 décembre 1708, et je m'en faisois le plaisir que vous savez que j'ai toujours quand je vous vois. J'appris avec douleur que votre santé, qui malheureusement s'altère tous les jours, vous avoit empêché d'y venir, et cela me confirme avec grand regret dans l'exécution d'une pensée que je vous aurois simplement communiquée, si je vous avois vu. Cette pensée est de vous soulager malgré vous-même dans votre travail, et de le diminuer, quelque utile qu'il soit au public. Vous tenez trois bureaux, celui des vacations, un des parties, un des finances. Souffrez que je vous soulage du premier ; c'est celui qui vous fatigue le plus ; il exige même plus que tous les autres, pour le bien de la justice et pour l'honneur des cours dont on attaque les arrêts, que celui de messieurs les conseillers d'État qui a l'honneur de présider à ce bureau soit régulièrement et exactement présent au conseil et à toutes les cassations qui s'y rapportent. Vous savez cependant, et nous ne l'éprouvons qu'avec trop de douleur, que vous ne venez plus au conseil depuis très-longtemps[6]...

Le congé était formel, et force fut à La Reynie de s'exécuter. Dépossédé, pour n'avoir pas su se retirer à temps, de fonctions qu'il avait prétendu conserver au-delà des limites naturelles, il dut, tout en se plaignant et récriminant, se replier sur lui-même et attendre l'heure finale. Il avait fait, le ter septembre 1696, un testament dont quelques dispositions ont été remarquées. En premier lieu, son corps devait être enterré dans le cimetière de sa paroisse et non dans l'église, ne voulant pas, disait-il, que son cadavre fût mis dans les lieux où les fidèles s'assembloient, et que la pourriture de son corps y augmentât la corruption de l'air et par conséquent le danger pour les ministres de l'église et pour le peuple. On reconnaît, dans ces recommandations dernières, la sollicitude du magistrat qui avait tant fait pour la salubrité de Paris. Ne pouvant réformer un abus enraciné dans la vanité, La Reynie protestait du moins par son exemple. Après avoir expliqué les libéralités qu'il entendait faire aux pauvres et à divers établissements charitables, il défendait que l'église fût tendue en noir pour lui, se bornant à demander, le jour de son inhumation, autant de messes qu'il pourroit en être dit. Veuf en 1658 de sa première femme, il avait épousé, dix ans après, Gabrielle de Garibal, fille d'un maître des requêtes, dont il eut un fils et une fille[7]. Il laissa à son fils, outre sa part de succession, ses livres imprimés et reliés et ses livres d'estampes, évalués à 20.000 francs environ, quoiqu'il n'eût pas, disait-il avec douleur dans son testament, déféré jusque-là à ses avis[8]. On sait en effet par Saint-Simon que ce fils, qui ne voulut jamais rien faire, pas même venir recueillir la succession de son père, étoit allé, longtemps avant la mort de celui-ci, s'enterrer dans les curiosités de Rome, où il avoit passé sa vie, non-seulement dans le mépris du bien, mais dans l'obscurité et sans s'être marie[9].

Le véritable créateur de la police parisienne, celui qui avait pour ainsi dire organisé la sécurité dans la capitale, et dont une multitude de règlements encore en vigueur, notamment sur les jeux, les théâtres, la mendicité, etc., attestent la sagesse et l'activité, mourut à Paris le 14 juin 1709, âgé de quatre-vingt-quatre ans. On a pu voir, par ces règlements mêmes et par sa correspondance, qu'il était de la race des administrateurs dont le nom mérite de survivre. D' une honnêteté qu'aucun soupçon n'effleura, vigilant et conciliant tout à la fois, instrument habile et énergique, quoique d'une fidélité douteuse dans ses amitiés, car il passa dans le camp de Louvois après avoir épuisé les grâces de Colbert vieillissant, les trente années où il dirigea la police furent, on peut le dire, celles où les crimes et les violences diminuèrent dans la plus forte proportion, où l'ordre fit le plus de progrès, où le développement de la vie sociale fut le plus sensible. On l'a vu dans une circonstance solennelle, l'affaire des poisons, en butte aux reproches acerbes des ennemis de Louvois, et l'on n'a pas oublié ce que disait madame de Sévigné de sa réputation abominable ; mais on a pu voir aussi — ce qu'ignoraient ses contemporains — que ses sévérités avaient pour mobile les recommandations réitérées de Louis XIV, et il a constaté, avec une bonne foi touchante, ses indécisions et ses doutes. Les mêmes exhortations furent cause que, dans cette immense et délicate affaire, La Reynie s'égara un instant en soupçonnant madame de Montespan d'avoir voulu empoisonner le roi, et l'on se demande ce qui serait arrivé si l'habile avocat consulté par Colbert n'avait prouvé à temps que, sur ce point, l'instruction faisait fausse voie. Quand, en 1697, d'Argenson fut nommé lieutenant général de police, le passionné mais véridique Saint-Simon fit, au sujet de son prédécesseur, ces réflexions qui ont ici leur place marquée : La Reynie, conseiller d'État, si connu pour savoir tiré le premier la charge de lieutenant de police de son bas état naturel pour en faire une sorte de ministère, et fort important par la confiance du roi, ses relations continuelles avec la cour, et le nombre des choses dont il se mêle, où il peut servir ou nuire infiniment aux gens les plus considérables, obtint enfin, à quatre-vingts ans[10] , la permission de quitter un si pénible emploi, qu'il avoit le premier ennobli par l'équité, la modestie et le désintéressement avec lequel il l'avoit rempli, sans se relâcher de la plus grande exactitude ni faire de mal que le moins et le plus rarement qu'il lui étoit possible. Aussi étoit-ce un homme d'une grande vertu et d'une grande capacité, qui, dans une place qu'il avoit pour ainsi dire créée, devoit s'attirer la haine publique, et s'acquit pourtant l'estime universelle. Ailleurs cependant Saint-Simon reproche à La Reynie de s'être noyé dans les détails d'une inquisition qui, comme celle de saint Dominique, dégénéra en plaie mortifère et en fléau d'État. Le marquis de Sourches, en louant son manège, son esprit, sa gravité, fait remarquer qu'il parlait peu. Il a par contre beaucoup travaillé, beaucoup écrit, et laissé assez de matériaux pour reconstituer en quelque sorte son administration.

Ce qui en ressort avec évidence, c'est que, tout en inclinant par tempérament aux voies de la douceur, il seconda, avec l'activité minutieuse qu'il portait partout, les vues de Le Tellier et de Louvois dans la révocation de l'édit de Nantes, cette grande faute du règne. On l'eût à la vérité brisé sans pitié, s'il avait osé contrarier l'esprit d'intolérance qui emportait la nation entière ; mais il ne l'a pas essayé, se contentant de faire le bien qu'il pouvait, et, comme dit Saint-Simon, le moins de mal possible. Sous ces réserves, on ne saurait trop louer son intelligence des besoins de la société nouvelle, son dévouement à la chose publique, son zèle, que les glaces de l'âge ne purent refroidir. Le moyen enfin de refuser ses sympathies à ce magistrat des anciens temps, comme dit encore Saint-Simon, si redoutable aux vrais criminels par ses lumières et sa capacité ?[11] Les magistrats des anciens temps avaient, n'en déplaise à, Saint-Simon, moins de vertus et de lumières que ceux du dix-septième siècle ; mais l'intention du grand chroniqueur n'en mérite pas moins d'être notée, et l'éloge, avec la signification qu'il lui donne, a une valeur que nous ne voulons pas lui ôter. Honnête et désintéressé, novateur pratique, ne croyant pas au bien absolu et infatigable à la recherche du mieux, La Reynie est en définitive, sauf, bien entendu, les préjugés économiques et les passions religieuses de son temps, un administrateur digne d'être pris pour modèle, et qu'il y aura toujours gloire à imiter.

 

 

 



[1] Ainsi, on lui écrivait souvent : Le roi me charge de vous dire que vous avez bien agi, ou Vous avez eu raison de... — Vous avez bien fait de... etc.

[2] Depping, Correspondance administrative, II, 624, 630.

[3] Il était conseiller d'État semestre depuis le 14 décembre 1680. — Journal du marquis de Sourches ; mars 1686.

[4] Jérôme Bignon, né le 11 août 1658 ; successivement avocat du roi au Châtelet, intendant de Rouen, de Picardie et d'Artois, conseiller d'État, en 1698, prévôt des marchands en 1708. Mort le 25 décembre 1726. Voir son éloge dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres ; Ire série, tome VII.

[5] Mémoires de Mathieu Marais ; introduction, par M. de Lescure, p. 41.

[6] Depping, Correspondance administrative, II, 463.

[7] Mercure galant, juin 1709. — D'après le Journal des bienfaits du Roy — Bibl. imp. Mss. S. F. —, La Reynie aurait d'abord épousé Gabrielle de Garibal, et en secondes noces, la fille d'un conseiller de Toulouse. C'est une erreur qui résulte des termes mêmes de son testament.

La Reynie avait eu de sa première femme, Antoinette des Barats, morte le 1er juillet 1658, quatre enfants. Trois moururent jeunes ; une fille s'était faite religieuse. — Bibl. imp. Mss. Cabinet des titres.

[8] Limoges au dix-septième siècle, par M. P. Laforest. Appendice, p. 631 ; Testament de Gabriel Nicolas de La Reynie.

[9] Journal de Dangeau, VII, 145, notes. — On sait que ces notes ont été en quelque sorte la forme première et le point de départ des Mémoires de Saint-Simon. Voici ce qu'il dit phis tard dans ses Mémoires sur ce fils de La Reynie : Son fils unique lui échappa Jeune, s'en alla à Rome, d'où jamais il ne put le faire revenir, quoique exprès il l'y laissât manquer de tout. Après la mort de son père, il y voulut rester et y est mort longues années après, ne voyant presque personne que des curieux obscurs, et ne se pouvant lasser, sans débauche, de la vie paresseuse et des beautés de Rome, et du farniente des Italiens, sans s'être jamais marié. Je le rapporte comme une chose très-singulière. — Mémoires, XIII, 89.

Sa sœur s'était mariée, mais elle mourut sans postérité. — La succession des enfants de La Reynie donna lieu, vers 1740, à un procès très-long, très-compliqué, dont on peut voir les incidents au cabinet des titres de la Bibliothèque impériales famille Nicolas. — N. le marquis François de Calignon, propriétaire actuel du château de Tralage, près Limoges, ancien domaine de La Reynie, qui en avait hérité d'un de ses frères, possède aussi de nombreux papiers et titres de famille provenant du lieutenant général de police. J'avais espéré y découvrir quelques correspondances de sa jeunesse ; il n'y en a point.

[10] Né en 1626, La Reynie n'avait alors que soixante-douze ans. Ces erreurs de détail ne sont pas rares dans Saint-Simon. M. Chéruel en a relevé un certain nombre dans son récent volume intitulé : Saint-Simon considéré comme historien.

[11] Notes du Journal de Dangeau.