LA POLICE SOUS LOUIS XIV

 

CHAPITRE XI. — LES PROTESTANTS.

 

 

Révocation de l'édit de Nantes. — Premières marques d'intolérance dans Paris. — Colbert, Seignelay, Du Quesne. — État antérieur à la révocation. — Intervention funeste de Louvois. — La Reynie est chargé de la suite des affaires de religion qu'on lui avait enlevées. — Détestables passions de la multitude. — Troubles fréquents. — Conversions par logements de militaires. — La Reynie s'y oppose d'abord et finit par les subir. — Pellisson et les conversions à prix d'argent. — Abjurations imprimées. — Protestants récalcitrants à la Bastille. — Lettres à ce sujet. — Ouvriers protestants émigrés. — Vains efforts de Louvois pour les faire rentrer en France. — Souscriptions protestantes en faveur de l'Angleterre. — Vauban conseille la tolérance à Louvois, qui n'ose plus dire la vérité au roi. — Conséquences économiques de la révocation. — Dépeuplement et misère de la France. — Tentatives infructueuses de Vauban et de Racine. — Pitoyable état du pays en 1686, d'après un mémoire adressé à Louvois. — Rôle de La Reynie dans les persécutions religieuses.

 

C'est encore pendant l'administration de La Reynie que survint un des plus graves incidents du règne de Louis XIV. Tant que vécut Turenne, la question religieuse, traitée avec les ménagements que commandait la raison politique, ne causa au gouvernement que des difficultés d'un ordre secondaire. A la mort du grand capitaine (1675), les mauvaises dispositions du chancelier Le Tellier et de Louvois contre les protestants devinrent plus marquées ; mais Colbert, dont la tolérance s'étendait jusqu'aux juifs en faveur de l'industrie, continua de résister, au nom de cet intérêt considérable. M. Colbert, écrivait un jour madame de Maintenon, ne pense qu'à ses finances, et presque jamais à la religion. Peu à peu les exigences des catholiques exclusifs, que le chancelier soutenait ouvertement, s'accrurent. Au mois de septembre 1680, une protestante qui demeurait au faubourg Saint-Germain étant tombée malade, des prêtres de Saint-Sulpice pénétrèrent chez elle sans y être appelés. Il s'ensuivit quelques désordres au sujet desquels Colbert demanda des explications à La Reynie[1]. Quoique très-réservée, sa lettre renfermait un blâme réel contre les prêtres qui forçaient ainsi la porte des malades. Une famille industrielle restée célèbre, celle de van Robais, dont le chef avait initié la France à la fabrication des beaux draps de Hollande, était protestante. Tout en désirant sa conversion, Colbert la protégea jusqu'au bout contre les capucins d'Abbeville, qui, suivant ses expressions, la pressoient trop. Le moment vint pourtant où il céda au torrent, et l'on a, de ses dernières années, beaucoup de lettres par lesquelles il ordonne d'expulser des finances et des fermes tous les religionnaires. De son côté, le marquis de Seignelay, qui dirigeait la marine sous ses ordres, écrivit le 4 juillet 1680 à l'intendant de Brest : Sa Majesté attendra encore un mois ou deux que les officiers de la religion prétendue réformée se mettent en état de profiter de la grâce qu'elle a bien voulu leur accorder, et elle chassera ceux qui auront persévéré dans leur opiniâtreté[2]. Une seule exception était faite à l'égard de Du Quesne à cause du besoin qu'on avait de ses services, et combien de fois elle lui fut, sinon reprochée, du moins rappelée ! Quand la mort de Colbert, véritable calamité nationale, eut laissé le champ libre à l'influence du vieux Le Tellier et de l'impétueux Louvois, les édits contre les protestants se multiplièrent. Même avant la révocation de l'édit de Nantes, la persécution avait atteint un degré de violence dont la seule excuse, s'il pouvait y en avoir une, serait dans la complicité de la population, depuis les classes les plus éclairées jusqu'aux plus ignorantes. Un fait digne de remarque, c'est que, d'après le dernier article de l'édit de révocation, les protestants pouvaient, en attendant qu'il plût à Dieu de les éclairer comme les autres, demeurer dans le royaume, y continuer leur commerce et jouir de leurs biens, sans pouvoir être troublés ni empêchés, à condition de ne point s'assembler sous prétexte de prière ou de culte. Or cet article était en contradiction formelle avec le plein pouvoir donné précédemment aux intendants d'expulser du royaume tous ceux qui résisteraient à la grâce. Quelques intendants ayant demandé des instructions plus précises, Louvois dissipa tous les scrupules en leur écrivant qu'il ne doutait pas que quelques logements un peu forts ne détrompassent les religionnaires de leur erreur sur l'édit que M. de Châteauneuf — c'était le secrétaire d'État ayant les affaires de religion dans ses attributions — leur avoit dressé. Sa Majesté, ajoutait Louvois, désire que vous vous expliquiez fort durement contre ceux qui voudront être les derniers à professer une religion qui lui déplaît et dont elle a défendu l'exercice par tout son royaume. Recommandations bien dignes du ministre impitoyable qui, dans le temps même où il était livré aux grands tourbillons de la vie et des passions humaines, écrivait à un commandant de province : Sa Majesté veut qu'on fasse sentir les dernières rigueurs à ceux qui ne voudront pas suivre sa religion, et ceux qui auront la sotte gloire de vouloir rester les derniers doivent être poussés jusqu'à la dernière extrémité. Était-on assez loin des temps heureux où le jeune roi, suivant de confiance les inspirations de Colbert, invoquait, pour dissuader Charles II d'épouser les rancunes religieuses de son parlement, la douceur et la considération avec lesquelles les princes catholiques traitoient dans leurs États ceux de leurs sujets qui professoient une autre croyance ![3]

La Reynie, on s'en doute bien, fut activement mêlé aux affaires de religion dans Paris. Une intrigue ministérielle les lui avait un moment soustraites, une autre intrigue les lui rendit. Le spectacle intime des rivalités et des jalousies qui troublent la sphère des hommes appelés à gouverner sera toujours un curieux sujet d'étude. Quel intérêt ne s'y attache-t-il pas quand ces rivalités se produisent à l'occasion d'un fait tel que la révocation de l'édit de Nantes, qui fut accueilli avec une si aveugle faveur par les multitudes, avec de si justes imprécations par ceux qui en étaient victimes, et qui est resté l'un des événements le plus considérables d'un règne à jamais célèbre ! Un contemporain, le marquis de Sourches, grand prévôt de la cour et en position de bien voir, raconte que les affaires de religion étant, vers 1685, les seules de quelque importance, chacune des factions du ministère, toujours partagé entre les influences jalouses des familles Colbert et Le Tellier, essayait d'en attirer à soi la direction et le détail. Par sa charge de secrétaire d'État ayant l'Ile-de-France dans ses attributions, le marquis de Seignelay devait connaître de toutes les questions intéressant les protestants de Paris. S'il faut en croire le grand prévôt, La Reynie, dont Colbert avait fait la fortune, s'était mis depuis dans les intérêts de Louvois, et celui-ci l'aurait récompensé en lui faisant donner l'affaire des poisons, qui, de son propre aveu, lui causa les plus grands ennuis. Outré de cette ingratitude, Seignelay résolut de lui ôter les affaires des protestants pour les confier au lieutenant civil Le Camus, son adversaire déclaré, et Louis XIV approuva la substitution. Écoutons maintenant le marquis de Sourches.

M. de Harlay, dit-il, procureur général du parlement de Paris[4], ennemi mortel de M. le Camus, ne put souffrir cette préférence. Il vint trouver M. de Louvois, avec lequel il avoit de grandes liaisons, lui représenta le tort que l'on faisoit à M. de La Reynie parce qu'il étoit attaché à ses intérêts, et que M. de Seignelay triomphoit et mettoit M. Le Camus sur le pinacle. M. de Louvois convint avec lui de faire son possible pour détrôner M. Le Camus, et en même temps M. le procureur général alla trouver le roi, et lui insinua adroitement, entre beaucoup d'autres choses, que c'étoit faire un tort signalé à M. de La Reynie que de lui ôter la commission des huguenots, qui étoit un véritable fait de police, et qu'assurément il s'en acquitteroit pour le moins aussi bien que M. Le Camus. Comme ils en raisonnoient encore, M. de Louvois, qui avoit donné rendez-vous chez le roi à M. le procureur général, entra dans le cabinet, et, se mêlant dans la conversation, appuya le sentiment de M. le procureur général si fortement que le roi, sur-le-champ, lui fit expédier un ordre par lequel il attribuoit la connoissance des affaires des huguenots à M. de La Reynie, avec défense à M. Le Camus de s'en mêler à l'avenir.

Le tour était joué. C'est ainsi que, par amour-propre et pour ne pas se laisser amoindrir, La Reynie se trouva chargé des conversions et abjurations dans Paris. Un volumineux recueil[5] contenant, avec de nombreux rapports de police, des lettres de Harlay, de Pellisson et de Besmaux, gouverneur de la Bastille, une prodigieuse quantité d'actes de foi, la liste des livres protestants saisis et bien d'autres pièces, prouve la part beaucoup trop grande que La Reynie prit à. ces malheureuses affaires. Il prouve en outre que, si la passion contre les religionnaires était ardente chez les agents du gouvernement, elle l'était plus encore dans les masses. Le fanatisme qui avait armé leur bras cent ans auparavant subsistait encore, quoique affaibli, et le pouvoir, si violent qu'il fût, était plus modéré que la multitude ; il est vrai qu'il n'avait pas les mêmes excuses. Un rapport de police du 28 septembre 1682 jette sur ces dispositions de la population parisienne une triste lumière. Le garçon d'un marchand de vin du faubourg Saint-Marcel, professant comme son patron la religion réformée, avait reçu un coup d'épée mortel dans une rixe. Un vicaire de Saint-Médard l'alla voir et ne put le décider à se confesser. Le menu peuple, dit le rapport, en ayant eu connoissance, s'assembla en un moment au nombre de sept à huit cents, un peu plus ou moins, et étant devant la maison du blessé, ils firent toutes les violences qu'on se peut imaginer, frappèrent à coups de pierres, bâtons et règles, contre les portes, qu'ils rompirent à quelques endroits, cassèrent toutes les vitres, et s'efforcèrent d'entrer dans la maison, s'écriant : Ce sont des huguenots et parpaillots qu'il faut assommer, même mettre le feu aux portes, s'ils ne nous rendent le blessé[6]. L'arrivée d'un commissaire mit la populace en fuite. Quant au malade, il persista dans son refus et mourut le lendemain. Les scènes de ce genre se renouvelaient souvent. Le 24 juin 1695, le fils d'un nouveau converti en apparence voyait passer une procession, le chapeau sous le bras, mais debout. Sur le refus de se mettre à genoux, il fut insulté et rentra chez lui. La maison allait être forcée et brûlée quand l'arrivée d'un commissaire, appuyé d'agents déterminés, dissipa l'attroupement. Une autre lettre de La Reynie à M. de Harlay portait que le peuple continuait d'insulter les nouveaux catholiques et que beaucoup de gens avaient la tête troublée par l'excès du vin et de l'eau-de-vie. Les fourbisseurs, ont marché par les rues avec des enseignes et l'épée nue. Le menu peuple du quartier Montmartre et du quartier Saint-Denis est sans raison, et ce sera un très-grand bonheur si le reste du jour se passe sans désordre. J'ai fait avertir les brigades qui sont établies pour la sûreté des grands chemins de se trouver chacune en un lieu marqué, hors des faubourgs, où l'on pourroit les trouver en cas de besoin. Les cavaliers du guet sont pareillement avertis, et j'ai chargé les commissaires de demeurer dans leurs quartiers et d'avertir de tout ce qui méritera la moindre attention, et j'aurai aussitôt l'honneur de vous en rendre compte[7]. Ne dirait-on pas une scène de la Saint-Barthélemy ?

Les derniers édits n'admettant pas qu'il pût y avoir encore dans le royaume des personnes pratiquant une religion qui, comme le disait le pieux Louvois, déplaisoit au roi, l'administration appelait nouveaux catholiques non-seulement ceux qu'on supposait n'avoir fait semblant de se convertir que pour échapper à la rigueur des ordonnances, mais encore ceux qui n'avaient fait aucun acte de conversion. Il suffit de lire ces ordonnances pour être édifié sur les procédés que les agents du gouvernement étaient autorisés à mettre en œuvre. Il fallait avant tout ne rien négliger pour que Louvois conservât la prépondérance dans le conseil. Naturellement les lettres de cachet, les ordres d'exil étaient la monnaie courante des convertisseurs, et l'on en trouve un grand nombre dans les papiers de La Reynie. Le 20 novembre 1685, une conférence avait eu lieu chez le procureur général de Harlay pour étudier les moyens de hâter les conversions. D'après La Reynie, quelques-unes des personnes présentes prétendirent qu'on ne parviendrait à rien, si l'on ne faisoit entrer des troupes dans Paris. C'était, on le voit, le germe des dragonnades. Moins absolu sur ce point, La Reynie dit qu'il lui paraissait suffisant de prévenir les protestants qu'on ferait élever leurs enfants par des catholiques, qu'une punition exemplaire frapperait ceux qui essaieraient de passer à l'étranger, que la maîtrise serait retirée aux artisans protestants déjà reçus maîtres, et qu'elle serait conférée sans frais aux nouveaux convertis. Il proposait encore de réunir chez lui les convertis, par cinquante ou soixante, avec un pareil nombre de protestants déjà ébranlés, dans l'espoir de les entraîner par l'exemple. Il croyait en outre nécessaire de faire distribuer quelques aumônes au nom du roi à ceux qui étaient dans le besoin. Suivant lui — et son opinion était relativement très-modérée —, cet ensemble de mesures rendrait inutile la coopération des soldats[8].

Ces conseils furent entendus, du moins en ce qui concernait Paris, et le spectacle des conversions par logements paraît avoir été, sauf pourtant quelques exceptions[9], épargné à la capitale. Par contre, celles à prix d'argent, dont le gouvernement se contentait pour le moment, espérant que le temps ferait le reste, abondèrent, et il en existe bien des preuves authentiques. Un ancien protestant, jadis très-compromis à la cour pour son dévouement à Fouquet, mais depuis rentré en grâce et très-bien auprès de Louis XIV, dont il était devenu le rédacteur intime, Pellisson, avait été chargé de la distribution des aumônes royales à ceux qui feraient acte de foi catholique. On doit à La Reynie la conservation de beaucoup de ces actes de foi. Les uns sont très-développés, et c'étaient ceux qu'on exigeait sans doute des protestants relaps ; les autres, non moins catégoriques et positifs, mais très-concis, imprimés d'ailleurs comme les premiers, de telle sorte que les nouveaux convertis n'avaient qu'à signer, sont ainsi conçus : Je crois de ferme foi tout ce que l'Église catholique, apostolique et romaine professe. Je rejette sincèrement toutes les hérésies et opinions erronées que la même Église a condamnées et rejetées. Ainsi Dieu soit à mon aide et ses saints Évangiles, sur lesquels je jure de vivre et de mourir dans la profession de  cette même foi ![10] Les rôles indiquant par quartier le nombre des personnes qui se convertissaient et des sommes qui leur étaient allouées ont également été conservés[11]. Quand, au contraire, un protestant refusait de se convertir, une lettre de cachet l'envoyait à la Bastille ou au For-l'Évêque. Les plus heureux, ceux qu'un protecteur puissant prenait sous son patronage, en étaient quittes pour un ordre d'exil[12].

Du caractère qu'on lui conne, La Reynie devait incliner vers le système le moins violent. Sa correspondance prouve que l'argent exerça une grande influence dans les conversions de Paris ; mais ce moyen, outre le défaut de sincérité des conversions, donnait lieu à de nombreux abus qui reviennent sans cesse dans les lettres de Pellisson. Étant chargé, écrivait-il le 7 septembre 1685 à La Reynie, de payer à d'Esquilat une pension qu'il a obtenue le lendemain de sa conversion, il ne me paroit pas juste qu'il tire des deux côtés, à moins que ce soit l'intention du Maître. Il y a encore d'autres personnes que je crois être dans le même cas... Vous savez que plusieurs nous trompent ; vous en avez eu des exemples... Et le lendemain : Le sieur Cotillon et le sieur Piton, lapidaire, et quantité d'autres du bas peuple, prennent de tous côtés, de moi, du père Lachaise, de votre commissaire — Delamare — et quelquefois encore d'un autre endroit que je ne vous nomme pas. Le roi est bon, pieux, magnanime ; il a peine à refuser sur ces sortes de choses ; mais c'est pour cela même qu'on doit plus soigneusement prendre garde qu'il ne soit pas trompé[13].

En même temps qu'on soumettait à de misérables séductions les protestants besogneux, rien n'était épargné pour ramener au catholicisme ceux qu'on avait cru devoir, à raison de leur obstination ou de quelque motif particulier, faire enfermer à la Bastille. La correspondance du gouverneur de Besmaux est là-dessus très-explicite. Le 4 mars i686, il prévenait La Reynie qu'un des prêtres admis à la Bastille pour la conversion des prisonniers, M. de Lamon[14], pressait fort M. Masclary, M. de Bessé et sa femme, et en espérait beaucoup. Je m'y appliquerai de mon mieux, ajoutait-il, et vous avertirai de la suite. De la part d'un commandant de citadelle, cette intervention était au moins singulière. Sur ces entrefaites, un exempt de robe courte avait reçu je ne sais quel ordre concernant madame de Bessé. Je vous supplie, écrit alors Besmaux à La Reynie, que M. Auzillon n'exécute pas l'ordre qu'il a pour madame de Bessé. M. l'abbé de Lamon l'a mise à la raison, aussi bien que son mari. Tous deux méritent de la louange d'avoir très fort combattu et d'avoir pris cette résolution. Madame de Bourneau, aussi éclairée que madame de Bessé, est de la partie, et si M. — l'abbé — Gervais a le loisir, vous saurez bientôt l'exécution. Je lui écris. Quelquefois enfin, au milieu même d'une conversion, et pour des raisons supérieures, les nouveaux catholiques étaient transférés d'une prison dans une autre. Le billet suivant de Besmaux à La Reynie fait voir le rôle que jouait dans ces occasions le gouverneur de la Bastille : Je vous supplie, Monsieur, de m'envoyer un billet pour voir mademoiselle de Lespinay, qui m'en prie instamment. M. de Lamon avait commencé à la toucher, et mesdemoiselles de La Fontaine. Elles sont bien fâchées. Je ne gâterai rien, si vous me permettez de les voir toutes trois, et je vous en rendrai compte[15]... Veut-on avoir une idée des complications et des contradictions où cette malheureuse affaire avait jeté le gouvernement ? A la même époque, Louvois conjurait M. de Barillon, ambassadeur en Angleterre, de décider les ouvriers français qui s'y étaient réfugiés pour cause de religion à rentrer en France, et M. de Barillon lui répondait (9 janvier 1687) qu'il s'y employait de son mieux, mais que les Anglais ne négligeaient rien de leur côté pour les retenir. Le 7 août suivant, l'ambassadeur annonçait à Louvois, comme une victoire, qu'il avait déterminé trois ouvriers papetiers à rentrer en France. Fallait-il donc commettre tant d'iniquités pour faire ensuite, parce qu'on avait besoin d'eux, de telles avances à dei artisans que la crainte de la confiscation et de la mort n'avait pas empêchés d'aller chercher du travail hors de leur pays ?

Quelle était la pensée intime de La Reynie sur les violences dont il fut le trop docile instrument ? Sa correspondance avec Louvois nous l'aurait peut-être appris ; on ne sait ce qu'elle est devenue[16]. La conférence où il combattit l'appel des troupes à Paris pour provoquer des conversions, sa mauvaise humeur contre les indiscrets zélés qui compromettaient tout[17], les soins qu'il prenait pour empêcher les brutalités de la populace parisienne contre les protestants fidèles à leur croyance, indiquent assez qu'il était opposé aux rigueurs. Catholique convaincu — son testament en fournit la preuve —, conciliant, mais ferme, il avait sans doute, comme le roi et la plupart de ses contemporains, embrassé avec joie l'idée de voir la France entière professer la même religion. Par malheur, le système adopté n'était pas fait pour amener un tel résultat. Vers 1690, quand la persécution eut aigri, exaspéré les esprits, le gouvernement, alors en guerre avec les puissances protestantes, crut que les religionnaires de l'intérieur faisaient des vœux pour elles contre lui ; ils furent même accusés, car il faut tout dire, de se cotiser pour venir en aide aux ennemis. On a donné au roi, écrivait Pontchartrain le 31 août 1692, un mémoire touchant les assemblées de nouveaux catholiques qui se font à Paris et les sommes qu'on prétend qu'ils amassent pour les envoyer en Angleterre[18]. Cinq ans après, l'année même où La Reynie fut remplacé, Pontchartrain mandait encore à son successeur : Le roi ayant été informé qu'il se faisoit des collectes d'argent entre les nouveaux catholiques pour les ennemis, Sa Majesté a envoyé ordre à M. Phélypeaux de faire arrêter Lefranc et le notaire Briet. Le roi veut que vous alliez les interroger pour connoître leur commerce[19]. L'accusation était-elle fondée ? N'était-ce que le résultat d'une prévention injuste, ou du zèle intéressé de quelque agent subalterne ? Les documents n'ajoutent rien, et il faut se borner à des conjectures que l'extrême irritation des religionnaires rend d'ailleurs probables. Ce qui est certain, c'est que le soupçon seul d'un acte pareil était fait pour les rendre odieux. Quant à La Reynie, s'il remplit souvent à leur égard le rôle de modérateur, on doit convenir qu'il ne leur épargna pas toujours les tracasseries ni les persécutions. Il eût mieux fait à coup sûr, si les passions religieuses lui paraissaient excessives, de se retirer ; mais ces passions, il les partageait dans une certaine mesure. Un homme seul, le plus grand et le plus généreux de tous, Vauban, conseillait ouvertement à Louvois la tolérance ; mais Louvois, principal auteur des mesures dont il reconnut trop tard le mauvais effet, n'osait pas dire la vérité au roi, et le mal allait sans cesse en s'aggravant[20].

On pense bien que les conséquences économiques de ces persécutions ne se firent pas attendre. Non-seulement les manufacturiers protestants étaient les plus riches, leurs coreligionnaires étaient aussi les ouvriers les plus industrieux. L'expatriation des uns et des autres priva donc gratuitement le royaume des capitaux et des bras les plus intelligents. Alors, en pleine paix, commença cette décadence matérielle de la France que les coalitions étrangères et les disettes portèrent, vers la fin du siècle, à un excès qui fut la grande tristesse de La Bruyère, de Fénelon, de Racine, et qui provoqua les mâles protestations de Vauban et de Boisguilbert. Nous n'avons pas, malheureusement, les réflexions sur l'état de la France remises par Racine à madame de Maintenon et par elle-même au roi, qui les reçut si mal ; tous deux s'honorèrent par cette tentative avortée, dont le contre-coup abrégea, dit-on, les jours du noble et tendre poète. Une pièce non signée et restée jusqu'à ce jour inconnue y suppléerait, si rien pouvait remplacer un écrit de Racine. On trouve parmi les papiers de Louvois, à la date de janvier 1686, un mémoire sans signature, respectueux dans la forme, exagéré sans doute dans l'exposé des faits, mais projetant sur cette époque, où les malheurs du règne se dessinaient à peine, de tristes lueurs qui font pressentir ceux des années suivantes, quand la guerre, cette guerre funeste qui devait durer plus de vingt ans, commença à sévir.

La France, disait l'auteur du mémoire, qui étoit naguère le magasin des richesses et l'habitation des plus heureux peuples de la terre, semble dégénérer sous le règne du plus grand des rois par une fatalité dont on ressent les effets sans en pénétrer la cause. En effet, on ne voit partout que des fermes abandonnées, des nobles ruinés, des marchands en faillite, des créanciers désespérés, des pauvres moribonds, des paysans désolés, des maisons en ruine... Un François zélé pour la gloire de son souverain s'est transporté à diverses reprises dans toutes les provinces de France et dans tous les États qui l'avoisinent, à dessein de découvrir cette cause, et il est en état de démontrer d'où vient qu'en France l'or et l'argent deviennent si rares, que les grands seigneurs sont dans une espèce d'indigence, et que les artisans, faute de travail, vont établir chez les étrangers tant de riches manufactures ; pourquoi les plus grands marchands ont fait banqueroute depuis vingt ans ; par quelle raison les terres qui valoient dix mille livres de rente bien payées, n'en valent pas six mal payées[21]...

L'auteur du mémoire insistait ensuite sur la dépopulation des villes, l'engorgement des hôpitaux, l'émigration des catholiques eux-mêmes, et il s'offrait enfin pour conjurer tant de maux. Je sais le cas qu'il faut faire des donneurs d'avis, et combien ils tiennent de près aux utopistes ; mais, les couleurs du tableau fussent-elles chargées, la situation bien connue des années qui suivirent ne permet pas, de tout nier. Il n'est que trop certain que la révocation de l'édit de Nantes avait porté un coup fatal à l'industrie et au commerce, restaurés, au prix de tant de sacrifices, par le patriotisme énergique et patient de Colbert ; il est certain encore que deux ans après, quand la guerre de 1688 éclata, le contrôleur-général Le Peletier, qui n'avait pu traverser sans d'extrêmes difficultés une période de paix, déclina le fardeau malgré les instances réitérées de Louis XIV. Pourquoi donc — car on ne saurait trop le redire, et ces retours vers le passé peuvent être utiles dans les situations les plus différentes —, pourquoi les sages avis de Turenne, de Colbert, de Vauban, n'avaient-ils pas été suivis de préférence à ceux de Le Tellier et de Louvois ? L'habileté suprême n'est-elle pas de conquérir les cœurs par la persuasion, par les voies de douceur, avec l'aide du temps, en réservant la rigueur pour les cas extrêmes où la violence provoque la lutte ? Or on n'en était pas là en 1685, et les protestants, c'est une justice à leur rendre, n'avaient jamais été plus soumis et moins à craindre. Pour revenir à La Reynie et à la mission qu'il eut à remplir dans ces conflits, modéré, si on le compare à ceux qui l'entouraient, il empêcha sans doute bien des excès ; mais il en laissa aussi commettre beaucoup trop et eut la faiblesse de s'y associer.

 

 

 



[1] Depping, Correspondance administrative, II, 567.

[2] Arch. de la marine. Ordres du roi pour l'année 1680 ; folio 261.

[3] Bibl. imp., Mss. F. F., 10,266. Recueil de lettres de Louis XIV ; Lettre du 24 mars 1663.

[4] Il ne fut nommé premier président qu'en 1689.

[5] Bibl. imp., Mss. S. F., 7,050. Révocation de l'Édit de Nantes, 6 volumes in-folio. Ces manuscrits, également désignés sous le nom de Papiers de la Reynie, sont exclusivement relatifs aux affaires de religion.

[6] Bibl. imp. Mss. S. F. 7,050. Révocation de l'édit de Nantes, IV.

[7] Depping, Corresp. admin., II, 070.

[8] Bibl. imp. Mss. S. F. 7,050, I.

[9] Ainsi, le 27 décembre 1685, un mois après cette conférence, La Reynie lui-même écrivit à de Harlay : Vous avez sans doute beaucoup entrepris de faire mettre garnison dans la maison du tapissier ; mais j'espère que dimanche je vous demanderai la permission d'en mettre en quelque autre maison où elle pourra aussi produire un bon effet. — Depping, Corresp. admin., II, 358.

[10] Bibl. imp. Mss. S. F. 7,050, I.

[11] Bibl. imp. Mss. S. F. 7,050, I.

[12] Voici un de ces ordres, dont la formule était généralement la même : De par le roi, il est ordonné au nommé Conrart de se retirer incessamment en la ville de Lisieux, et d'y demeurer jusqu'à nouvel ordre, à peine de désobéissance. Fait à Versailles, le XXe jour de novembre 1685, LOUIS.

[13] Bibl. imp. Mss. S. F. 7,050, IV.

[14] Il y avait aussi les abbés Gervais, Pavillon, du Lignon, de Lavau, et le père Charles Desbordes.

[15] Bibl. imp. Mss. S. F. 7,050, IV — Ce sont les lettres originales, de même que celles de Pellisson, etc.

[16] Je l'ai vainement cherchée aux Archives du dépôt de la guerre ; il n'y a qu'un très-petit nombre de lettres de La Reynie, et elles sont sans importance.

[17] Depping, Corresp. admin., II, p. 386. Lettre du 7 décembre 1685.

[18] Arch. de l'Empire, Registres du secrétariat.

[19] Arch. de l'Empire, Registres des secrétaires d'État ; lettre du 15 septembre 1697.

[20] M. Rousset, Histoire de Louvois, III, 506.

[21] Arch. de la Guerre, Lettres de Louvois ; janvier 1686.