LA POLICE SOUS LOUIS XIV

 

CHAPITRE VIII. — INTRIGUES DE COUR.

 

 

La chambre de l'Arsenal est dissoute au mois de juillet 1682. — Ordonnance contre les empoisonneurs. — Les amours de Louis XIV à cette époque. — Mesdames de Fontanges, de Montespan et de Maintenon. — La première meurt le 28 juin 1681. — Lutte entre mesdames de Montespan et de Maintenon. — Lettre de madame de Montespan au duc de Noailles. — Madame de Maintenon gagne du terrain. — Rivalités de cour. — Rôle de Colbert et de Louvois. — Mot de Louis XIV. — Madame de Maintenon l'emporte. — La comtesse de Soissons en Espagne. — Elle est soupçonnée d'avoir empoisonné la reine. — Mort soudaine de Fouquet. — Doutes qu'elle fit naître. — Urbain VIII et le cardinal de Richelieu. — Irritation contre La Reynie. — La duchesse de Bouillon, le marquis de Feuquières et madame de Sévigné l'accusent de passion. — Celle-ci reconnaît pourtant l'intégrité des juges. — Le prince de Clermont-Lodève. — Heureuse influence de Colbert. — Mesdames de Montespan et de Maintenon après la crise.

 

Constituée par lettres patentes du mois d'avril 1679, la chambre de l'Arsenal fut dissoute vers les derniers jours de juillet 1682. La lettre, œuvre de La Reynie, par laquelle Louis XIV informa de sa décision le chancelier Boucherat, portait que, les principaux auteurs des crimes dont la connaissance avait été attribuée aux commissaires de la chambre ayant été punis, on avait jugé nécessaire de la dissoudre, tout en pourvoyant à la sûreté du public. Le préambule d'une ordonnance rendue à cette époque (juillet 1682) reconnut en effet qu'un grand nombre de magiciens et enchanteurs venus en France des pays étrangers avaient fait beaucoup de dupes et de victimes, en exploitant les vaines curiosités et les superstitions, et en mêlant aux impiétés et sacrilèges les maléfices et le poison. Pour remédier au mal, Louis XIV enjoignait aux devins et devineresses de quitter immédiatement le royaume, et prononçait la peine de mort contre quiconque dirait de ces messes sacrilèges et abominables qui avaient été l'un des plus grands scandales du procès qu'on venait de juger. L'article 6 de l'ordonnance constatait les incertitudes de la justice au sujet de l'action de certains poisons mystérieux. Seront réputés au nombre des poisons, y était-il dit, non-seulement ceux qui peuvent causer une mort prompte et violente, mais aussi ceux qui, en altérant peu à peu la santé, causent des maladies, soit que lesdits poisons soient simples, naturels, ou composés et faits de main d'artiste... Un autre article réglait la vente de l'arsenic, du réalgar, de l'orpiment et du sublimé. Le dernier article enfin, trahissant une des principales préoccupations de La Reynie, défendait d'employer comme médicaments les insectes venimeux, tels que serpents, crapauds, vipères et autres, à moins d'une autorisation spéciale. Suggérée par certaines circonstances de l'affaire, cette injonction confirme les allégations si souvent répétées relativement à ces poudres pour l'amour qui pouvaient donner la mort.

Ainsi, et c'est ce qui fait aujourd'hui l'intérêt historique de ce procès, les gens les plus vils s'étaient attaqués à la favorite impérieuse devant laquelle les ministres et les courtisans le plus en faveur ne passaient pas impunément, et les noms des plus grandes dames avaient été mêlés aux accusations les plus infâmes. Nous avons dit qu'elles restèrent un mystère pour les contemporains, et l'on voit par les lettres de madame de Sévigné, si bien au courant d'ordinaire des choses de la cour, qu'elle ignora jusqu'où les soupçons d'empoisonnement s'étaient élevés. Aussi, faute de ce fil conducteur, fut-elle parfois exposée à. ne pas comprendre le mobile de quelques événements dont il nous reste à parler, et qui se passèrent dans ce monde de Versailles où elle aurait été si heureuse de figurer aux premiers rangs, et qui lui a fourni le sujet de tant de charmants tableaux et de si piquants détails.

Les révélations de la fille Voisin et des abbés Guibourg et Lesage exercèrent-elles quelque influence sur les amours de Louis XIV et de madame de Montespan ? Une telle question, conséquence naturelle des faits qui précèdent, est délicate, et, comme on le pense bien, les preuves directes manquant complètement, il faudra se borner aux conjectures. La correspondance de madame de Sévigné, fort active à cette époque, nous viendra néanmoins en aide au moyen de quelques-unes de ces particularités dont le sens intime dut lui échapper, parce qu'elle n'était pas dans le secret des événements. Enfin, consultée avec discernement, la seule édition des Lettres de madame de Maintenon que l'on ait jusqu'à présent nous offrira aussi quelques indices bons à recueillir.

Au moment même où La Reynie faisait des efforts inutiles pour se reconnaître dans les obscurités du procès soumis à la chambre de l'Arsenal, où, par suite, Louvois, Colbert et Louis XIV étaient livrés aux plus grandes incertitudes, trois femmes, la duchesse de Fontanges, la marquise de Montespan et madame de Maintenon, étaient fort occupées, les deux premières à retenir, la dernière à capter les bonnes grâces du roi. Véritable météore de cour, la duchesse de Fontanges eut un instant de splendeur sans pareille, et obtint en quelques mois des faveurs au-dessus de ce que l'imagination la plus exigeante aurait pu rêver. Aucun des caprices de Louis XIV n'eut un éclat si imprévu, si éblouissant, si fugitif, et l'on croit lire un conte des Mille et une Nuits. Le 6 mars 1680, madame de Sévigné écrivait à sa fille qu'il y avait eu un bal masqué à Villers-Cotterêts, chez Monsieur, où était la cour, et que mademoiselle de Fontanges y avait paru brillante et parée des mains de madame de Montespan, laquelle avait de son côté très-bien dansé. Après s'être fait parer par mademoiselle de La Vallière, madame de Montespan rendait donc à son tour le même service à sa jeune rivale ! Le mois suivant, mademoiselle de Fontanges était faite duchesse avec vingt mille écus de pension. Elle en recevoit aujourd'hui les compliments dans son lit, dit madame de Sévigné, et cela était en effet très-naturel ; le roi y a été publiquement ; elle prend demain son tabouret et s'en va passer le temps de Pâques à l'abbaye de Chelles, que le roi a donnée à une de ses sœurs... Madame de Montespan est enragée ; elle pleura beaucoup hier. Vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil, qui est encore plus outragé par la haute faveur de madame de Maintenon. Ah ! si la tendre et charmante duchesse de La Vallière apprit cette humiliation et ces outrages, comme elle fut vengée de ses anciennes souffrances, ou plutôt comme l'angélique sœur de la Miséricorde dut prier avec ferveur pour celle qui les avait causées ! Au milieu de ces intrigues de palais, le fils du grand moraliste si indulgent pour lui-même et si sévère pour les vices de son temps, le duc de Marsillac, était fait grand-veneur, et le bruit courait qu'il devait cette grâce — triste fruit de l'éducation d'un illustre père ! — à la part qu'il avait prise aux amours du roi et de la duchesse de Fontanges. Montée si vite aux nues, la faveur de la jeune duchesse déclina de même. La pluie d'or durait encore, et Danaé s'aperçut qu'elle n'était plus aimée. Les grands établissements, comme disait madame de Sévigné, c'est-à-dire les pensions, les diamants, le titre de duchesse, ne pouvaient la consoler. Au mois de juillet 1680, elle partit pour Chelles. Elle avoit quatre carrosses à six chevaux, le sien à huit, où étoient toutes ses sœurs, mais tout cela si triste qu'on en avoit pitié, la belle perdant tout son sang, pâle, changée, accablée de tristesse, méprisant quarante mille écus de rente et un tabouret qu'elle a, et voulant la santé et le cœur du roi qu'elle n'a pas. Quelque temps après, la pauvre duchesse prétendit avoir été empoisonnée. Madame de Sévigné croit que c'était pour avoir le droit de demander des gardes ; simple supposition ! On a vu qu'elle était morte le 28 juin 1681, après avoir langui plus d'un an. Enfin la lettre du roi au duc de Noailles que nous avons citée prouve bien que, docile aux conseils de Colbert et redoutant la lumière, il avait eu à cœur d'Ôter à la chambre de l'Arsenal tout prétexte à de nouvelles recherches et arrestations.

Bien avant cette époque et au milieu de 1680, la lutte était donc circonscrite entre mesdames de Montespan et de Maintenon. Déjà, vers la fin de l'année précédente, la cour en avait remarqué les commencements ; mais des reprises fréquentes faisaient penser que, malgré quelques éclipses passagères, l'altière Junon se croyait sûre du roi. Elle avait eu encore assez de crédit pour obtenir, quand la comtesse de Soissons fut obligée de quitter la cour, de la remplacer comme surintendante de la maison de la reine, et cette haute position, la dernière qu'elle eût été digne d'occuper, dut lui paraître une garantie, sinon de fidélité, tout au moins de déférence et de crainte. Est-il besoin de dire que les lettres de madame de Montespan sont loin d'égaler le piquant et le charme incomparables de celles de madame de Sévigné ? Il est certain qu'on flatte un peu le grand siècle quand on prétend que tout alors, même le style, avait un air d'aisance et de grandeur ; les collections d'autographes protestent par mille exemples. La lettre qu'on va lire, et que madame de Montespan écrivit au duc de Noailles à l'occasion du remplacement de la comtesse de Soissons, marque assez bien quelle était, au mois de janvier 1680, la situation de Louis XIV au milieu de ces intrigues[1].

Ce jeudi.

Je suis si convaincue de votre amitié, et je vous ai vu prendre tant de part à ce qui me regarde, que je crois que vous serez bien aise de continuer à en être instruit. A mon retour, le roi me dit qu'il avoit envoyé M. Colbert proposer à madame la comtesse de se défaire de sa charge. Elle dit qu'elle viendroit le trouver. Elle y vint en effet hier. Il lui dit les mêmes choses qu'il lui avoit mandées. Elle demanda un jour pour en parler à madame la princesse de Carignan, et ne donna point encore sa réponse. Du reste, tout est fort paisible ici. Le roi ne vient dans ma chambre qu'après la messe et après souper. Il vaut beaucoup mieux se voir peu avec liberté que souvent avec de l'embarras. Madame de Maintenon est demeurée pour quelque légère indisposition : le duc du Maine est avec elle. Voilà toutes les nouvelles du logis. Je vous prie de faire mes complimens à madame la duchesse de Noailles. Vous m'obligerez aussi de me chercher du velours vert ; et je voudrois bien qu'il ne fût pas si cher qu'à votre ordinaire[2].

Les dénonciations des complices de la Voisin et de sa fille, survenant quelque temps après, nuisirent sans doute à madame de Montespan. Parvinrent-elles à son oreille ? Rien ne le prouve ; mais comment croire que Louis XIV, fatigué du joug et des hauteurs, et ne voulant pas être gêné, les lui ait laissé complètement ignorer ? Les lettres de madame de Sévigné et de madame de Maintenon vont nous montrer l'évolution qui se faisait dans son cœur. Il y eut l'autre jour, écrit madame de Sévigné à sa fille le 25 mai 1680, une extrême brouillerie entre le roi et madame de Montespan. M. Colbert travailla à l'éclaircissement — c'était lui autrefois qui le raccommodait avec La Vallière —, et obtint avec peine que Sa Majesté feroit médianoche comme à l'ordinaire. Ce ne fut qu'à condition que tout le monde y entreroit... Le mois suivant (9 juin), madame de Sévigné constate que l'ascendant de madame de Maintenon croît toujours et que celui de madame de Montespan diminue à vue d'œil, puis, le 7 juillet, qu'on a beaucoup de rudesse pour celle-ci. Quatre jours auparavant, madame de Maintenon aurait écrit à son frère d'Aubigné : On est enragé ; on ne cherche qu'à me nuire. Si on n'y réussit pas, nous en rirons ; si l'on y réussit, nous souffrirons avec courage[3]. C'était, s'il faut en croire un charmant chroniqueur de la cour, madame de Caylus, l'époque où madame de Montespan, voyant la faveur s'éloigner d'elle et voulant au moins la fixer dans sa famille, aurait essayé de faire de la jolie duchesse de Nevers, sa nièce, la maîtresse du roi. Écoutons madame de Sévigné (17 juillet) : Le roi alla l'autre jour à Versailles avec madame de Montespan, madame de Thianges et madame de Nevers — la tante, la mère et la fille — toute parée de fleurs. Mais l'intrigue de Nevers ne réussit pas, et la même lettre nous apprend qu'à la cour, on était toujours surpris de la sorte de faveur de madame de Maintenon, que nul n'avait pour elle tant de soins et d'attention que le roi, et qu'elle lui faisait connaître un pays nouveau, le commerce de l'amitié et de la conversation. Celle qui mandait ces nouvelles avait pourtant dit, il y avait à peine huit jours, de madame de Maintenon : Croyoit-elle qu'on pût toujours ignorer le premier tome de sa vie ? Mais la faveur dont jouissait la gouvernante des enfants légitimés devenant de jour en jour plus sensible, les impressions sur son compte se modifiaient en conséquence. Il est à remarquer que, vers la même époque (21 juillet), Louvois écrivait à La Reynie qu'il avait lu au roi cette déclaration de la fille Voisin, si injurieuse pour madame de Montespan, et que Sa Majesté espéroit bien qu'il finiroit par découvrir la vérité. Un doute difficile à lever se présente ici. Ce Louvois, qui semble partager les soupçons de La Reynie, ménageait en même temps une explication entre madame de Montespan et Louis XIV. Dans ce moment, écrit madame de Maintenon (août 1680), ils sont aux éclaircissements, et l'amour seul tiendra conseil aujourd'hui. Le roi est ferme, mais madame de Montespan est bien aimable dans les larmes. Madame la dauphine est en prières, sa piété a fait faire au roi des réflexions sérieuses ; mais il ne faut à la chair qu'un moment pour détruire l'ouvrage de la grâce... Heureusement pour la pieuse amie ce fut la grâce qui l'emporta. Cet éclaircissement, écrivait-elle le 23 août, a raffermi le roi ; je l'ai félicité de ce qu'il avoit vaincu un ennemi si redoutable. Il avoue que M. de Louvois est un homme plus dangereux que le prince d'Orange ; mais c'est un homme nécessaire. Madame de Montespan a d'abord pleuré, ensuite fait des reproches, enfin a parlé avec hauteur. Elle s'est déchaînée contre moi, selon sa coutume. Cependant elle lui a promis de bien vivre avec moi... Voilà donc, à ce qu'il semble, la chronique secrète de la cour au mois d'août 1680 ! D'un côté, Colbert et Louvois favorisant madame de Montespan, indifférente aux affaires et à laquelle ils sont habitués, contre madame Scarron, dont ils redoutent l'ingérence ; de l'autre, la dauphine priant, puisqu'il faut absolument une amie au roi, pour le triomphe de la dernière ; au milieu, Louis XIV très-occupé à contenir l'une et l'autre, leur ordonnant de s'embrasser, de s'aimer, et remarquant, c'est encore par madame de Maintenon que nous le savons, qu'il lui étoit plus aisé de donner la paix à l'Europe qu'à deux femmes qui prenoient feu pour des bagatelles. Ne dirait-on pas un intérieur de harem ? On sait la fin de cette lutte mémorable, qui tint plus d'un an la cour en suspens, et il n'y a rien de hasardé à croire que les rapports de La Reynie eurent quelque influence sur le résultat.

Nous avons laissé la comtesse de Soissons fuyant Paris et prenant en hâte le chemin de la frontière la plus voisine. Poursuivie partout comme empoisonneuse, ayant vu se fermer sur elle les portes d'Anvers et de Namur, où sa réputation l'avait précédée, obligée de quitter plusieurs autres villes de Flandre où elle était reconnue, elle eut la bonne fortune de rencontrer un duc de Parme qui l'aima, car elle était belle encore avec ses quarante-deux ans, et qui la protégea contre les populations indignées. Huit ans après, nous la retrouvons à la cour d'Espagne, très-liée avec l'ambassadeur d'Autriche, et bientôt la jeune reine, fille de cette princesse Henriette dont la fin subite et précoce avait été une épouvante pour la cour de Louis XIV, meurt avec toutes les apparences de l'empoisonnement. C'est une fatalité pour la mémoire de la comtesse de Soissons que, partout où elle apparaît, il y a des morts imprévues, inexplicables. On se souvient des lettres de Louvois et de ces domestiques qu'il l'accusait d'avoir empoisonnés pour s'en débarrasser. Un biographe trop indulgent[4] a voulu la disculper d'avoir été pour rien dans la mort de la reine d'Espagne, mort qui par malheur secondait à merveille la politique et les prétentions de l'Autriche ; mais la correspondance de l'ambassadeur français, le comte de Rebenac, invoquée en faveur de la comtesse, dépose plutôt contre elle. Madame de Soissons, écrit l'ambassadeur à Louis XIV, transportée de ressentiment de l'avis qu'on lui avoit fait donner de se retirer, en Flandre, a pris le parti de déclamer contre la reine et de se jeter entre les bras du comte d'Oropesa et du comte de Mansfeld, qui étoient les seuls auteurs de sa disgrâce... Ces deux hommes, Sire, l'ont regardée comme une personne irritée contre la reine d'Espagne et les intérêts de Votre Majesté... Puis, le 12 février 1689, après la mort de la reine : Franchin — son médecin — a dit que, dans l'ouverture du corps et dans le cours de la maladie, il avait remarqué des symptômes extraordinaires, mais qu'il y alloit de sa vie s'il parloit... Le public se persuade présentement le poison et n'en fait aucun doute ; mais la malignité de ce peuple est si grande que beaucoup de gens l'approuvent, parce que, disent-ils, la reine n'avoit pas d'en-fans, et ils regardent le crime comme un coup d'État qui a leur approbation... Il est très-vrai, Sire, qu'elle est morte d'une manière bien horrible...

Il faut encore signaler, l'impartialité historique l'exige, un événement, sinon étrange, au moins très-fâcheux, la mort soudaine de Fouquet, arrivée vers le moment même où des accusés prétendaient que ses amis complotaient, pour le venger, d'empoisonner le roi et Colbert. Les ennemis de Fouquet l'avaient toujours considéré comme suspect d'avoir joué du poison. On a dit qu'on en avoit trouvé chez lui, raconte madame de Motteville, et on eut quelque soupçon qu'il avoit empoisonné le feu cardinal, ce qui, peu de jours après, fut mis au rang des contes ridicules. Plus tard, pendant qu'on le menait à Pignerol, il tomba malade, et le bruit courut qu'on voulait se défaire de lui[5]. Quoi ! déjà ? s'écrie à ce sujet madame de Sévigné. Ainsi, de part et d'autre, les imaginations s'empressaient de supposer les crimes les plus abominables. D'après La Reynie, il avait été question du surintendant lors du procès de la marquise de Brinvilliers, qui, interrogée à ce sujet, aurait désigné un apothicaire qu'on savait s'être livré à la préparation des poisons, comme allant tous les ans en Italie pour le compte de Fouquet. Vers le commencement de 1680, les complices de la Voisin mêlèrent son nom à leurs dénonciations. On conçoit l'inquiétude de la cour à ces révélations inattendues. Un prêtre nommé Davot, qui fut plus tard pendu et brûlé, déclara qu'un conseiller au parlement, parent de Fouquet, qu'on appelait Pinon-Dumartroy et qui était mort en 1679, lui avait demandé du poison pour le venger. D'autres accusés furent également brûlés vifs comme complices du dessein qu'auraient eu un homme et une dame de qualité d'avoir voulu faire mourir le roi et Colbert et rendre le pouvoir à Fouquet. L'homme de qualité était resté inconnu ; mais la dame n'était rien moins, d'après les dénonciateurs, que la duchesse de Vivonne. Or la femme Filastre avait dit, à la torture, avoir écrit un pacte par lequel ladite dame demandoit le rétablissement de M. Fouquet et à se défaire de M. Colbert[6]. On se souvient enfin que la Filastre n'avait rétracté, au moment de mourir, que les faits relatifs à madame de Montespan.

Telle était la situation quand la Gazette de France du 6 avril 1680 donna la nouvelle suivante : On nous mande de Pignerol que le sieur Fouquet y est mort d'apoplexie ; il avoit été procureur général et surintendant des finances. Madame de Sévigné écrivit de son côté qu'il avait succombé à des convulsions et des maux de cœur, sans pouvoir vomir[7]. Nous ne voulons, sur d'aussi faibles preuves, accuser personne[8] ; cependant la soudaineté et les circonstances de cette mort rappellent involontairement les appréhensions dont nous parlions tout à l'heure. Ajoutons qu'elles ne cessèrent même pas à la mort du surintendant. En effet, quinze mois après, le 17 juin 1681, Louvois écrivit encore à La Reynie : J'ai reçu votre lettre du 16 de ce mois par laquelle le roi a été informé de ce que le nommé Debray[9] a dit de la sollicitation qui lui avoit été faite par un homme de la dépendance de M. Fouquet. Sa Majesté ne doute point que vous ne fassiez toutes les diligences possibles pour que, avant l'exécution de cet homme, s'il est condamné, il éclaircisse ce fait.

Quoi qu'il en soit de ces indices, sur lesquels il faut bien, nous le répétons, se garder d'asseoir un jugement définitif, la chambre de l'Arsenal avait enfin terminé son œuvre. Sur les deux cent vingt-six accusés traduits à sa barre, trente-six avaient péri par la corde, par le fer ou par le feu. Les autres étaient confinés dans les prisons d'État, soit en vertu d'un arrêt, soit arbitrairement. Un très-petit nombre, comme la duchesse de Bouillon, le duc de Luxembourg, avaient été exilés.

Plein d'énergie et de résolution, ne ménageant personne, jusqu'au moment où des ordres suprêmes lui eurent enjoint de changer de système, La Reynie s'était attiré mille inimitiés. La famille de Bouillon figurait parmi les plus irritées. On sait que la duchesse était accusée d'être allée chez la Voisin pour lui demander de la débarrasser de son mari. Le jour fixé pour son interrogatoire, elle s'était rendue à l'Arsenal accompagnée de son mari, suivie d'un cortège de plus de vingt carrosses. Madame de Sévigné a raconté avec son esprit ordinaire — lettre du 31 janvier 1680 —, d'après la version de la duchesse, cet interrogatoire, ses impertinences envers la chambre, et comment en sortant elle fut reçue de ses parens, amis et amies, avec adoration, tant elle étoit jolie, naïve, naturelle, hardie, et d'un bon air et d'un esprit tranquille. L'interrogatoire officiel est plus sérieux, et il en résulte qu'après être d'abord allée chez la Voisin, la duchesse de Bouillon avait reçu plusieurs fois chez elle ce Lesage, chargé de toutes les horreurs du procès, et qui ne dut la vie qu'à ses révélations. On a vu plus haut que le marquis de Peuquières, renvoyé aussi avant jugement, n'avait pas en moindre horreur le lieutenant de police qu'il traitait de fol enragé, cherchant avant tout des coupables. Madame de Sévigné, de son côté, mandait à sa fille : La réputation de M. de La Reynie est abominable. Ce que vous dites est parfaitement bien dit. Sa vie justifie qu'il n'y a point d'empoisonneurs en France. Admettons qu'il eût fait fausse route par rapport à quelques accusés, ces invectives prouvent que, supérieur aux influences qui s'agitaient autour de lui, La Reynie remplissait consciencieusement son devoir. Sans compter la duchesse de Bouillon, qui fut exilée à Nérac, plusieurs grandes dames, des plus belles et des plus haut placées, en firent l'expérience. Si quelques-unes furent renvoyées de l'accusation, les poursuites dirigées contre elles attestent, ce que madame de Sévigné est forcée de reconnaitre quand la passion ne l'égare pas, l'intégrité des juges. Le prince de Clermont-Lodève la reconnut d'une autre manière. Accusé par Lesage d'avoir demandé la mort de son frère, l'amour de sa belle-sœur, et le moyen de gagner à coup sûr au jeu du roi, il avait pris la fuite des premiers, et ne rentra en France que douze ans après pour purger sa contumace. Docile aux premières recommandations du roi, La Reynie, allant droit devant lui, aurait mis en cause jusqu'à mesdames de Montespan et de Vivonne ; il ne s'arrêta que lorsque Colbert, fortifié par les consultations secrètes de l'avocat Duplessis, eut obtenu qu'une autre direction serait donnée à l'affaire.

C'était sans contredit, en l'absence des preuves nécessaires, le parti le plus juste d'abord, et ensuite le plus politique et le plus sage. Se figure-t-on en effet la mère des princes légitimés comparaissant devant la chambre de l'Arsenal sous l'accusation d'avoir fait prendre au roi, pour conserver son amour, des philtres qui auraient pu l'empoisonner ? Quel scandale en France et en Europe ! Quelle humiliation pour la royauté ! A part les liens de parenté existant entre lui et mesdames de Vivonne et Montespan, Colbert fit donc très-bien d'étouffer cette accusation. Agir autrement, c'eût été se livrer à une œuvre de démolition aveugle, et il s'était trop appliqué depuis trente ans, soit comme conseiller de Mazarin, soit comme ministre, à relever et à fortifier l'autorité royale, pour la saper ainsi sans nécessité.

Nous savons par Saint-Simon que la duchesse de Vivonne devint, vers la fin de sa vie, très-dévote et joueuse effrénée. Quant à madame de Montespan, elle assista longuement, on peut le dire, au spectacle de sa propre décadence. Dévorée de jalousie, d'ambition, de vanité, elle eut le mortel déplaisir, après avoir été douze ans la plus impérieuse et la plus arrogante des reines du caprice, de voir tous les hommages se porter vers une rivale introduite par elle dans le temple, vers une ingrate qui avait précisément les qualités qui lui manquaient, la modération, la douceur, la sagesse. Dans cette situation, le soin de sa dignité aurait voulu qu'elle quittât résolument la cour ; mais comment s'arracher d'un lieu où l'on a été souveraine absolue, et, après avoir été tout, s'habituer à n'être plus rien ? Comment ne pas espérer qu'un nouveau retour, qu'un souvenir plus vif des jours heureux rendra l'influence passée ? Elle avait d'ailleurs un fils légitime, ce duc d'Antin, jusque-là laissé dans l'ombre comme un remords, qui devint le type du parfait courtisan, et il fallait lui ménager les bonnes grâces du maitre. Elle resta donc et ne se décida que bien après (mars 1694) à passer par intervalles quelques semaines à la communauté de Saint-Joseph. En attendant, elle continuait de voir le roi et de sortir dans ses carrosses avec la reine et madame de Maintenon. C'était toujours, comme disait le peuple en les voyant passer, les trois reines ; mais que de changements depuis les beaux jours du règne ! L'une des reines de la première époque, la tendre La Vallière, s'était courageusement vouée à Dieu, et celle qui l'avait chassée était, malgré ses airs toujours hautains et triomphants, rongée au cœur par l'envie. Quant à la dernière venue, elle pouvait être fière du succès de son habileté incomparable ; mais en était-elle plus heureuse, et qui ne sait ses longs ennuis, ses mélancolies et les tristesses mal déguisées qui remplirent sa vie ?

Le reste de faveur conservé par madame de Montespan prouve que Louis XIV avait reconnu la fausseté des incriminations de la fille Voisin et des abbés Guibourg et Lesage. Si quelques doutes persistèrent à l'égard des visites faites aux devineresses pour perpétuer, à l'aide de sortilèges ou de philtres prétendus innocents, le pouvoir de ses charmes longtemps vainqueurs, ce ne pouvait être une raison, les relations intimes ayant cessé, pour se méfier d'elle au point de la supposer dangereuse et de l'exiler de la cour. Madame de Montespan me voit souvent, et m'a menée à Clagny, écrivait madame de Maintenon à son frère le 19 juin 1685. Et avec une allusion transparente, elle ajoutait en plaisantant : Jeanne — la bouffonne de la dauphine — ne m'y croyoit pas en sûreté. D'autres motifs durent encore disposer Louis XIV à l'indulgence. Dès qu'ils n'attentaient pas à sa liberté, cet attachement obstiné de ses maîtresses et leurs efforts pour conserver son amour ne pouvaient que le flatter. Et puis était-il lui-même dégagé de toute croyance dans l'astrologie judiciaire, et ne devait-il pas, quand il s'agissait de personnes ayant vécu à ce point dans son intimité, être enclin à, pardonner des faiblesses partagées ? Enfin le public ne s'était nullement douté, pendant la longue session de la chambre de l'Arsenal, des commissaires eux-mêmes avaient ignoré que les noms de mesdames de Montespan et de Vivonne eussent été prononcés dans le procès et que la personne du roi y eût été si gravement mêlée. Or l'exil, la disgrâce éclatante de l'ancienne favorite pouvait, en provoquant des colères et des orages toujours à redouter de sa part, amener la divulgation d'un secret si bien gardé.

Est-il besoin de tirer une conclusion de l'immense procédure dont nous avons résumé les détails puisés aux sources originales ? Laissons de côté le comte de Clermont, le duc de Luxembourg, la duchesse de Bouillon, la princesse de Tingry, les comtesses du Roure et d'Alluye, et quelques autres, qui n'offrirent pas une prise suffisante à l'accusation ; ne parlons pas non plus des empoisonnements pour lesquels mesdames de Dreux et de Polignac, la présidente Le Féron, mesdames de Carada et Lescalopier furent condamnées, les unes au bannissement, les autres à la peine de mort : ce ne sont là que des crimes privés, et nous nous sommes restreint aux tentatives qui avaient la personne du roi pour objet. Que voyons-nous ? Une comtesse de Soissons, ancienne maîtresse de Louis XIV, accusée par Louvois d'avoir fait disparaître des domestiques qui la gênaient et profitant avec empressement de la facilité qui lui fut laissée de passer la frontière, comme pour montrer qu'il ne s'agissait pas de si peu de chose ; une autre maîtresse du roi, la belle duchesse de Fontanges, mourant à vingt ans avec la pensée, qui était celle de bien des contemporains, qu'elle a été empoisonnée, et Louis XIV craignant, de peur d'être trop bien informé, d'autoriser l'autopsie ; des enfants égorgés et des sacrilèges accomplis par d'indignes prêtres au milieu de superstitions horribles que la plume se refuse à décrire, et que l'imagination la plus corrompue serait impuissante à se figurer[10] ; de grandes dames, les plus grandes dames de la cour — abandonnons les accusations extrêmes —, se disputant, au moyen de pactes impies, par l'entremise d'intrigantes du plus bas étage, l'amour, que dis-je, l'amour ? l'argent et les largesses du roi, ce qu'on appelait les grands établissements ; un ancien ministre fortement soupçonné d'avoir eu à ses gages des artistes en poison ; ce ministre enfin, prisonnier depuis vingt ans, mourant subitement au moment même où des hommes, qu'on suppose soudoyés par lui ou par quelques amis restés fidèles, sont dénoncés comme cherchant à empoisonner le roi et Colbert. Voilà les impressions que La Reynie et Louvois ont éprouvées, que Colbert et l'avocat Duplessis parvinrent à effacer, après les avoir eux-mêmes partagées jusqu'à un certain point[11]. Faisons la part des exagérations et des frayeurs contemporaines aussi large qu'on le voudra. La fuite de quelques accusés du plus haut rang, la disparition d'un témoin très-important — cette femme de chambre de madame de Montespan, si souvent nommée dans les dépositions et dont l'interrogatoire manque seul au dossier —, le nombre des condamnations capitales, l'interruption arbitraire du procès et l'envoi non moins arbitraire d'un grand nombre d'individus dans les forteresses d'État, toutes ces circonstances font de l'affaire de La Voisin et de tous les incidents qui s'y rattachent, un des plus singuliers épisodes judiciaires de notre histoire.

 

 

 



[1] L'original de cette lettre, qui a été publiée dans le Bulletin de la Société de l'Histoire de France — année 1852, page 320 —, se trouve à la bibliothèque du Louvre. On jugera de l'orthographe de madame de Montespan par le début de sa lettre : Je suis si convinquue de vostre amitié et je vous ay veu prandre tant de part, que je croy que vous serest bien ese de continuer à an nestre instruit. A mon retour, le roy me dit qu'il lavet anvoûé M. Colbert, etc., etc. On sait que l'orthographe de Louis XIV était aussi fort irrégulière.

[2] Madame de Montespan n'avait sans doute pas été heureuse au jeu ce jour-là. Un correspondant de Bussy-Rabutin, le marquis de Trichâteau, lui écrivait le 6 mars 1670 : La nuit du lundi au mardi ; madame de Montespan perdit quatre cent mille pistoles — quatre millions du temps — contre la banque, qu'elle regagna à la fin *. Sur les huit heures du matin, étant quitte, Bouyn, qui tenoit la banque, voulut se retirer ; mais la dame lui déclara qu'elle vouloit encore s'acquitter d'autres cent mille pistoles qu'elle devoit de vieux, ce qu'elle fit avant de se coucher... Voilà certes une nuit bien employée.

* Les dépenses pour la marine et les galères s'étaient élevées à 10.858.290 livres en 1678 et l'année 1676, la plus ferle dit règne, remit pas atteint 15 millions.

[3] Les lettres de madame de Maintenon ont été tellement altérées et défigurées par La Beaumelle, qu'on éprouve un véritable embarras à les citer. Quand aurons-nous donc l'édition intégrale et complète de la Correspondance générale que M. Lavallée promet depuis si longtemps ? En attendant, l'impression suivante d'une des femmes les plus spirituelles du dix-huitième siècle, madame du Deffand, est curieuse à noter : Je persiste à trouver que madame de Maintenon n'était point fausse ; mais elle était sèche, austère, insensible, sans passion ; elle raconte tous les événements de ce temps-là, qui étaient affreux pour la France et pour l'Espagne, comme si elle n'y avait pas un intérêt particulier : elle a plus l'air de l'ennui que de l'intérêt ; ses lettres sont réfléchies ; il y a beaucoup d'esprit, d'un style fort simple ; mais elles ne sont point animées, et il s'en faut beaucoup qu'elles soient aussi agréables que celles de madame de Sévigné ; tout est passion, tout est en action dans celles de cette dernière ; elle prend part à tout, tout l'affecte, tout l'intéresse. Madame de Maintenon, tout au contraire, raconte les plus grands événements, où elle jouait un rôle, avec le plus parfait sang-froid ; on voit qu'elle n'aimait ni le roi, ni ses amis, ni ses parents, ni même sa place ; sans sentiment, sans imagination, elle ne se fait point d'illusions, elle connaît la valeur intrinsèque de toutes choses, elle s'ennuie de la vie et elle dit : Il n'y a que la mort qui termine nettement les chagrins et les malheurs. Un autre trait d'elle qui m'a fait plaisir : Il y a dans la droiture autant d'habileté que de vertu. Il me reste de cette lecture beaucoup d'opinion de son esprit, peu d'estime de son cœur, et nul goût pour sa personne...

[4] Amédée Renée, les Nièces de Mazarin.

[5] On se rappelle ce que Fouquet lui-même avait écrit en 1658, dans son projet de révolte : Quelques jours après l'avoir obtenu — il s'agit d'un valet de chambre de confiance —, on feroit instances pour mon cuisinier, et on laisseroit entendre que je ne mange pas et que l'on ne doit pas refuser cette satisfaction, à moins d'avoir quelque mauvais dessein.

[6] Il est juste de faire remarquer que cette déclaration de la femme Pilastre est postérieure de quelques mois à la mort de Fouquet ; mais d'autres accusés l'avaient incriminé avant elle.

[7] La santé de Fouquet était, au surplus, bien mauvaise depuis longtemps. Il écrivait lui-même à sa femme le 5 février 1675, qu'il avait l'estomac malade et les jambes enflées ; des sciatiques, des coliques, des hémorroïdes, la pierre, la gravelle, sans compter les rhumes, les maux de tête, les fluxions, les bruits d'oreilles, les yeux perdus, les dents minées. Le plus sûr, ajoutait-il, est de quitter les soins de ce corps entièrement et de songer à l'âme ; et cependant le corps nous touche le plus... — Bibl. imp. Mss. S. F. 2,352, fol. 234.

[8] Les assimilations seraient fort dangereuses en histoire, et je n'en veux pas faire. Qu'on me permette cependant de citer à cette occasion un fait qui aurait d'ailleurs lui-même besoin d'être bien établi. Un savant collectionneur du dix-septième siècle, Bouillaud, analysant la politique du cardinal de Richelieu, parle d'une lettre où il pressoit le roi de demander au pape un bref par lequel il lui fût permis de faire mourir, sans autre forme de justice, ceux qu'il croiroit dignes de mort, ce que le pape Urbain VIII refusa. — Bibl. imp., Recueil Bouillaud ; S. F. 997, vol. 33, catalogue.

[9] Le nom est douteux. Un accusé ainsi nommé fut condamné à être étranglé.

[10] Combien d'autres exemples de superstition et de sacrilèges on trouve d'ailleurs vers la même époque ! Le 23 décembre 1688, le comte de Rebenac, ambassadeur de France en Espagne, écrivait à Louis XIV : Un certain moine dominicain, ami du confesseur du roi, eut une révélation que le roi et la reine étoient charmés. Je marque en passant, Sire, que depuis longtemps le roi d'Espagne a dans l'esprit qu'il l'est, et même par madame la comtesse de Soissons... Il étoit question de lever le charme. La cérémonie étoit horrible... Ici encore, impossible de citer. Justement indignée, la jeune reine ne voulut pas se résigner à d'odieuses pratiques, dont le but secret était de faire casser son mariage pour donner à l'Espagne une autre souveraine complice des vues de l'Autriche. Cinquante jours après, elle était morte. — Voir, dans les Nièces de Mazarin, de M. A. Renée, 5e édition, page 467, la lettre même de l'ambassadeur.

[11] Complétons cette esquisse des mauvaises passions du temps par les pensées suivantes, extraites des lettres mêmes de madame de Maintenon. Elles ne seront pas déplacées ici :

Nous ne voyons ici que des assassinats de sang-froid, des envies sans sujet, des rages, des trahisons sans ressentiment, des avarices insatiables, des désespoirs au milieu du bonheur, des bassesses qu'on couvre du nom de grandeur d'âme...

Presque tous les hommes noient leurs parens et leurs amis pour dire un mot de plus au roi, et lui montrer qu'ils lui sacrifieroient tout... A force de voir la conduite des hommes, la lâcheté des femmes, la foiblesse des philosophes, la bêtise des politiques, la fausseté des dévots, je suis parvenue à ne les pas plus estimer que les femmes, qui sont pourtant de jour en jour plus méprisables...

Les femmes de ce temps me sont insupportables : leur habillement insensé et immodeste, leur tabac, leur vin, leur gourmandise, leur grossièreté, leur paresse, tout cela est si opposé à mon goût, et, ce me semble, à la raison, que je ne puis les souffrir.

Voilà ce qu'on lit dans les lettres de madame de Maintenon ; mais ici se dresse toujours la question : Quelques-uns de ces passages n'ont-ils pas été retouchés, amplifiés par La Beaumelle ? Observons pourtant qu'on ne voit guère autre chose dans Saint-Simon, d'accord sur ce point, sans le savoir, avec madame de Maintenon.