LA POLICE SOUS LOUIS XIV

 

CHAPITRE III. — LE JEU, LE THÉÂTRE, LES ÉGLISES.

 

 

La Reynie s'attache à réprimer l'excès des jeux de hasard. — Observations à Colbert sur le jeu de la cour. — Sommes folles perdues par madame de Montespan. — Mauvais effet de l'exemple donné par Versailles. — Représentations théâtrales. — Le Tartufe. — Les Marionnettes. — Interdiction des sifilets. — Toilette indécente des femmes dans les églises. — Ce qu'en dit l'abbé Boileau. — Mandements des évêques et bref du pape à cet égard. — Tentatives pour régler la prostitution. — La population parisienne insulte l'ambassadeur de Siam et la princesse de Carignan. — Feux de joie blâmés par Louis XIV, à l'occasion de la mort du prince d'Orange. — Les boutons de soie et les boutons d'étoffe. — Absurdité des règlements à ce sujet.

 

Un des traits qui caractérisent le mieux le zèle du lieutenant de police à défendre la morale publique, fut sa lutte contre les joueurs. Les désordres de la surintendance de Fouquet et les fortunes scandaleuses qui en étaient sorties avaient développé à un degré incroyable la passion du jeu. Gourville nous apprend, dans ses curieux mémoires, qu'on jouait, même en carrosse, dans les voyages, des sommes exorbitantes. Le retour de l'ordre matériel et de la régularité dans l'administration calma pour un temps ces ardeurs de gain insensées. Louis XIV d'ailleurs était jeune, amoureux ; d'autres plaisirs l'attiraient. Plus tard, quand les premières effervescences de la jeunesse furent passées, le goût du jeu lui vint et alla sans cesse grandissant. Les courtisans, cela va sans dire, suivirent l'exemple du maître. Bientôt les escrocs se mêlèrent aux parties et nécessitèrent l'intervention d'un fonctionnaire, le grand prévôt, attaché à la cour pour juger, assisté des maîtres des requêtes de l'hôtel, tous les délits qui s'y commettaient. Le 31 mars 1671, La Reynie informa Colbert, de la part du grand prévôt, que le roi leur ordonnait de conférer ensemble pour essayer de trouver quelque moyen d'empêcher les tromperies qui se faisoient au jeu. En même temps, La Reynie envoyait à Colbert un mémoire signalant les fraudes auxquelles donnaient lieu les jeux de cartes, de dés, et le hoca[1]. Pour les cartes, La Reynie conseillait d'enjoindre aux fabricants de les disposer par couleurs, pour obliger les joueurs à les mêler, et de n'employer qu'un même papier, dans le même sens. Il y a des cartiers, ajoutait-il, qui travaillent dans des hôtels et dans quelques autres lieux privilégiés. C'est un abus considérable, et il sera bien à propos de leur défendre de travailler ailleurs que dans leurs maisons et boutiques. Les fraudes du jeu de dés paraissaient à La Reynie plus difficiles à réprimer. On pouvait cependant interdire aux fabricants d'en faire de chargés ou de faux, avec ordre de dénoncer les personnes qui leur en demanderaient de cette qualité. Quant au jeu de hoca, il le considérait comme le plus dangereux de tous. Les Italiens, disait-il, capables de juger des raffinemens des jeux de hasard, ont reconnu en celui-ci tant de moyens différens de tromper, qu'ils avoient été contraints de le bannir de leur pays. Deux papes de suite, après avoir connu les friponneries qui s'y étoient faites dans Rome, l'ont défendu sous des peines rigoureuses, et ils ont même obligé quelques ambassadeurs de chasser de leurs maisons des teneurs de hoca qui s'y étoient retirés... La Reynie ajoutait que, toléré un instant dans Paris, il y avait quelques années, ce jeu causait de tels désordres que le parlement, les magistrats et les six corps de marchands en demandèrent l'interdiction. Que serait-ce si la cour l'adoptait ? Les bourgeois, les marchands et les artisans ne manqueraient pas d'y jouer aussi, et les désordres recommenceraient plus grands que jamais. Sans doute, on punirait les coupables ; mais, disait le lieutenant de police en terminant : Il semble qu'un plus grand remède étoit réservé à ce règne et à la bonté du roi, et que ses sujets devoient encore ressentir cet effet de son incomparable sagesse.

La demande de La Reynie ne fut pas écoutée. La cour avait besoin de distractions : le hoca y fut admis avec plusieurs autres jeux de hasard non moins dangereux, le lansquenet, le portique, le trou-madame. Il faut voir, à chaque page du Journal de Dangeau, la place qu'ils tenaient dans les amusements du roi, des princes, des courtisans. Quand le dauphin eut grandi, sa passion pour le hoca et le lansquenet égala presque celle qu'il avait pour la chasse. De son côté, la favorite y déployait toutes les audaces de son caractère. Le jeu de madame de Montespan, écrivait le 13 janvier 1679 le comte de Rebenac, est monté à un tel excès que les pertes de 100.000 écus sont communes. Le jour de Noël, elle perdoit 700.000 écus ;  elle joua sur trois cartes 150.000 pistoles et les gagna[2]. Et à ce jeu-là — sans doute le lansquenet ou le hoca — on peut perdre ou gagner cinquante ou soixante fois en un quart d'heure[3]. Une autre fois, un correspondant de Bussy-Rabutin[4] lui annonce qu'en une seule nuit madame de Montespan regagna 5 millions qu'elle avait perdus. N'y avait-il pas là quelque exagération ? Un correspondant anonyme parle aussi de ces jeux, d'autant moins excusables qu'en cas de perte c'était en définitive le trésor royal qui payait. Madame de Montespan, écrit-il à la date du 4 mai 1682, a perdu, dit-on, au hoca, plus de 500.000 écus. Le roi l'a trouvé fort mauvais et s'est fort fâché contre elle[5]. Madame de Sévigné nous apprend aussi que Louis XIV blâmait ces excès ; puis elle ajoute : Monsieur a mis toutes ses pierreries en gage. On savait de plus que celui-ci, pendant une campagne, avait perdu 100.000 écus contre Dangeau et un officier du nom de Langlée.

Cela n'empêchait pas de défendre les jeux de hasard partout ailleurs qu'à la cour ; mais on se figure la difficulté de la répression, alors que l'exemple partait de si haut. Un gentilhomme avait obtenu d'établir dans Paris un nombre illimité de jeux dits de géométrie ou de lignes ; La Reynie les restreignit à deux et fut approuvé. Un sieur de Bragelonne, une demoiselle Dalidor, donnaient à jouer ; on le leur défendit, et le lieutenant de police eut ordre de surveiller la demoiselle Dalidor pour l'expulser de Paris, si elle continuait. Dans la même année (1678), le duc de Ventadour, dénoncé comme faisant jouer le hoca, ayant persisté malgré un avertissement du roi, Seignelay écrivit à La Reynie : Sa Majesté fera parler si fortement à M. de Ventadour sur le jeu de hoca qu'il a établi chez lui, qu'elle n'a pas lieu de douter qu'il ne finisse entièrement ce commerce à l'avenir[6]. Au lieu de cela, les parties devinrent plus animées que jamais. Pouvait-il en être autrement ? Le jeu redoublait à Versailles, et Paris ne l'ignorait pas. A mesure que Louis XIV vieillissait, il cherchait dans le jeu des distractions que la galanterie ne lui donnait plus. Sa Majesté résolut, dit le marquis de Sourches (novembre 1686), pour donner quelque amusement à sa cour, de faire recommencer les appartements[7] aussitôt qu'elle seroit de retour à Versailles, et même d'y jouer elle-même un très-gros jeu au reversi, pour lequel chaque joueur feroit un fonds de 5.000 pistoles. Les joueurs devoient être le roi, Monseigneur, Monsieur, le marquis de Dangeau et Langlée, maréchal des logis des camps et armées du roi. Le marquis de Sourches ajoute que, les avances étant considérables, les joueurs s'associaient entre eux, et que le roi eut la bonté de mettre de moitié avec lui quelques personnes, notamment le maitre des requêtes Chamillart.

Ce que l'on devait prévoir ne manqua pas d'arriver ; les joueurs se multiplièrent à l'infini. La Reynie punissait les petits et dénonçait les plus haut placés, devant lesquels s'arrêtait son pouvoir ; mais ceux-ci se tiraient toujours d'affaire et recommençaient aussitôt. En 1697, au moment de céder sa charge à d'Argenson, il insista sur les désordres qu'occasionnait le jeu et sur la nécessité d'y remédier. Le chancelier — c'était alors Pontchartrain — partageait ses idées, et il aurait bien voulu les faire prévaloir. Sur le compte que j'ai rendu au roi de vos trois dernières lettres, lui répondit-il, Sa Majesté m'a ordonné de vous écrire qu'elle veut plus que jamais empêcher absolument les jeux publics. Sa volonté est donc qu'avant que vous quittiez la charge de lieutenant de police, vous m'envoyiez un mémoire exact de tous les lieux où l'on joue, de ceux qui y tiennent le jeu, et par quelle protection, afin que, par son autorité, elle renverse une bonne fois tous ces établissemens faits contre son intention. En effet, le 14 février 1697, Pontchartrain écrivit à La Reynie que le roi avait invité le duc de Chartres, M. d'Effiat et plusieurs autres à ne plus laisser jouer chez eux[8] ; mais la seule mesure efficace, la suppression des jeux de hasard à la cour, ne fut pas prise : aussi, malgré les ordres du chancelier et quelques exemples sévères, d'Argenson ne fut pas moins impuissant que son prédécesseur à corriger le mal.

Par la nature de ses fonctions, le lieutenant de police était appelé à s'occuper des détails les plus divers. Ainsi les difficultés soulevées par les incidents des représentations théâtrales s'imposaient maintes fois à son attention. Dirigés d'une manière à peu près arbitraire, les théâtres étaient souvent l'objet de sévérités extrêmes. A l'époque où La Reynie fut nommé, une question qui a pris l'importance d'un événement historique passionnait les Parisiens. Un chef-d'œuvre, le Tartufe, achevé depuis 1664, ne pouvait se produire à la scène. Les ennemis du poète, ce qu'on appelait la Cabale, étaient même devenus plus ombrageux, et cela s'explique, depuis la représentation du Don Juan, qui avait eu lieu l'année suivante. Quoique le roi, la reine, le légat, un grand nombre de prélats — c'est Molière qui l'affirme dans son premier placet à Louis XIV —, eussent approuvé la pièce, l'interdit était maintenu. Au mois d'août 1667, une représentation fut essayée, sur l'assurance donnée par Molière qu'il avait l'autorisation verbale du roi, alors au siège de Lille. Le lendemain, le président de Lamoignon se substituant au lieutenant de police, fit défense de continuer. En vain, dit Molière au roi, j'ai déguisé le personnage sous l'ajustement d'un homme du monde, j'ai eu beau lui donner un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée et des dentelles sur tout l'habit, mettre en plusieurs endroits des adoucissemens.... ma comédie n'a pas plutôt paru qu'elle s'est vu foudroyer par le coup d'un pouvoir qui doit imposer du respect... Il eût été curieux de savoir quel rôle joua La Reynie dans ce mémorable débat, et s'il prit parti pour le grand poète. Sa correspondance est muette à cet égard. Un troisième placet, présenté au roi le 5 février 1669, eut heureusement un plein succès. Malgré l'intolérance des faux dévots et l'opposition de quelques gens de bien timorés, comme Lamoignon, la comédie la plus réformatrice qui ait jamais été jouée, celle qui a le plus intimidé le vice honteux auquel elle s'attaque, était enfin autorisée. Louis XIV avait remporté ce jour-là une de ces victoires qui marquent parmi les plus glorieuses d'un règne et que la postérité n'oublie pas.

Mais les questions de théâtre n'avaient pas toutes cette importance. Un agent de La Reynie, dépassant peut-être ses intentions, avait défendu les marionnettes. Louis XIV, à qui Brioché s'adressa, fut plus indulgent, et lui permit (16 octobre 1676) de se livrer à son industrie dans le lieu qui lui serait assigné. Une autre fois (4 février 1679), le roi autorisait le nommé Allait à représenter en public, à la foire de Saint-Germain, les sauts, accompagnés de quelques discours, qu'il avoit joués devant Sa Majesté, à condition que l'on n'y chanteroit ni danseroit. La police les avait donc interdits. Le 6 décembre 1690, le chancelier Pontchartrain prévenait La Reynie qu'on devait donner au premier jour une comédie où figureraient d'une manière ridicule les princes de l'Europe ligués contre la France, mais que le roi ne voulait ni le souffrir, ni le défendre ouvertement. Il faut, disait Pontchartrain, que ce soit vous qui, de votre chef et sans bruit, mandiez quelques-uns des comédiens pour vous donner cette pièce à lire ; après quoi, de vous-même et sous d'autres prétextes, vous leur direz de ne pas la jouer. Le droit de siffler au théâtre, que Boileau croyait avoir à jamais consacré, n'était pas si bien établi que les ordonnances de police n'y apportassent quelquefois des restrictions essentielles. Un nommé Caraque s'était permis de siffler à la comédie. Le roi, écrit Pontchartrain à La Reynie (17 septembre 1696), m'ordonne de vous dire de le faire mettre en liberté, s'il n'est détenu pour autre cause. Sa détention de trois semaines, avec une réprimande que vous lui ferez, le rendront sage[9]. C'était fait pour cela. Restait au sieur Caraque la faculté de se pourvoir auprès du législateur du Parnasse. En profita-t-il ?

S'il est un lieu en France où le sentiment des convenances règne aujourd'hui d'une manière absolue, c'est, grâce à la piété des uns et à la respectueuse déférence des autres, l'église et le temple. Les toilettes extravagantes osent à peine s'y aventurer, et les femmes qui s'y présenteraient la gorge et les bras nus, comme au théâtre ou au bal, seraient conspuées. Malgré son intolérance et ses prétentions à l'orthodoxie, le dix-septième siècle excitait, sous ce rapport, les justes colères des prédicateurs. L'œil ouvert sur tous les abus, la police avait informé le roi que, sous prétexte de dévotion aux âmes du purgatoire, les Théatins faisaient chanter un véritable opéra dans leur église, qu'on s'y rendait pour la musique, que les chaises y étaient louées dix sous, et qu'à chaque changement on faisait des affiches comme pour une nouvelle représentation. En signalant ce fait à l'archevêque de Paris (6 novembre 1685), le marquis de Seignelay ajoutait qu'à raison des bonnes dispositions des religionnaires il seroit bon d'éviter ces sortes de représentations publiques, qui leur faisoient de la peine et pouvoient augmenter leur éloignement pour la religion. Un mandement des vicaires généraux de Toulouse, du 13 mars 1670, constate des faits non moins regrettables. Après s'être vivement élevés contre les femmes qui, violant pour ainsi dire l'immunité des églises, portoient, par la nudité leurs bras et de leur gorge, le feu de l'amour impur dans les cœurs des fidèles qui s'y retiroient comme dans des asiles consacrés à la prière et à la sainteté, les vicaires généraux défendaient, sous peine d'excommunication, d'y entrer et de se présenter aux sacrements en cet état d'immodestie et d'indécence. On lit en outre dans un livre curieux, imprimé pour la première fois à Bruxelles cinq ans après, et attribué à l'abbé Boileau, frère du poète : Ce n'est pas seulement dans les maisons particulières, dans les bals, dans les ruelles, dans les promenades, que les femmes paroissent la gorge nue ; il y en a qui, par une témérité effroyable, viennent insulter à Jésus-Christ jusqu'au pied des autels. Les tribunaux mêmes de la pénitence, qui devroient être arrosés des larmes de ces femmes mondaines, sont profanés par leur nudité[10]... Et non-seulement des femmes provoquaient de pareilles réprimandes ; plus audacieuses encore, quelques-unes osaient pénétrer dans les églises avec un masque. C'est ce que fit entre autres, vers les derniers jours de février 1683, la femme du procureur général des monnaies. Dans son indignation, La Reynie avait proposé de la mettre à l'amende. Seignelay lui répondit que le roi ne le vouloit pas, n'y ayant point encore d'ordonnance sur ce sujet ; mais Sa Majesté vouloit qu'il en rendit une, portant telle amende qu'il estimeroit à propos contre tous masques qui entreroient dans l'église, et qu'il la fit publier incessamment[11]. Enfin, le 30 novembre de la même année, le pape Innocent IX crut devoir, tant le mal dénoncé par les vicaires généraux de Toulouse était difficile à guérir, venir en aide aux évêques de France, et fulmina à son tour les mêmes peines canoniques contre les femmes qui paraîtraient dans les églises avec des toilettes inconvenantes.

Chaque jour, on a déjà pu s'en convaincre, suggérait à La Reynie de nouveaux sujets de réforme ou d'améliorations. Il avait proposé, au mois de novembre 1687, divers moyens pour arrêter le fléau toujours croissant de la prostitution à Paris. Seignelay lui répondit que le roi approuvait les conclusions de son rapport et voulait qu'il lui soumît tous ses plans pour l'établissement du bon ordre dans cette grande ville sur toute sorte de matières, afin d'empêcher, autant que cela dépendoit de son autorité, la dépravation publique. Le lieutenant général de police s'était depuis longtemps fait à lui-même ces sages recommandations. Sa correspondance avec Colbert, Seignelay, de Harlay, montre le zèle qu'il déployait dans l'exercice de ses délicates fonctions. Ce serait une erreur de croire que la population parisienne fût alors plus facile à administrer que de nos jours. Dans maintes circonstances, nous le verrons surtout en parlant des disettes, elle échappait complètement à l'action de ses magistrats. Au mois d'août 1686, elle insulta l'ambassadeur de Siam, arrêta un de ses carrosses, battit son cocher. Le roi, fort mécontent, fit écrire à La Reynie de prévenir le retour de ces désordres, et de publier, si c'était nécessaire, une ordonnance à cet égard.

Quelques années après, pendant la guerre avec le Piémont, la princesse de Carignan était attaquée par la populace, traitée de Savoyarde, menacée d'être menée en prison. Vers la même époque, le peuple avait fait des feux de joie sur le faux avis de la mort du prince d'Orange. Bien que ces mouvements eussent un caractère patriotique, ils déplaisaient à Louis XIV, qui avait toujours présent le souvenir des désordres de la Fronde. Au sujet de l'insulte faite à la princesse de Carignan, Seignelay écrivit à La Reynie (16 août 1690) que cela, joint à ce qui étoit arrivé à l'occasion du prince d'Orange, avoit décidé Sa Majesté à réprimer l'insolence du peuple ; elle lui ordonnoit donc d'informer sur ce qui s'étoit passé à l'égard de la princesse de Carignan, et, si les faits étoient vrais, de poursuivre les auteurs de ces violences. Puis, le 22, il écrivait : Le roi vient d'apprendre la nouvelle d'une victoire remportée en Savoie par M. de Catinat, et comme Sa Majesté appréhende que la populace ne tombe dans le même inconvénient que ces jours passés à l'occasion de la fausse nouvelle de la mort du prince d'Orange, elle m'ordonne de vous écrire de prendre vos mesures pour empêcher qu'on ne fasse aucuns feux, à moins que Sa Majesté n'en envoie les ordres aux magistrats en la manière ordinaire[12].

A la façon dont on a vu que les pamphlétaires étaient punis, il va sans dire que les moindres attaques contre le souverain étaient l'objet d'une sévérité particulière. Un amateur de médailles, l'abbé Bizot[13], en avait quelques-unes, frappées sans doute en Hollande, qui n'étaient pas à la gloire de Louis XIV. Le comte de Pontchartrain le sut, prit les ordres du roi et chargea La Reynie de se saisir de ces médailles insolentes, de les percer, et de les lui transmettre, pour les envoyer à la monnaie[14]. Un pouvoir qui se croyait autorisé à supprimer pour bonnes considérations des feuillets du registre des baptêmes, mariages et actes mortuaires[15] ; un lieutenant de police qui proposait, comme une chose très-naturelle, de retenir arbitrairement les blasphémateurs (lettre du 2 août 1675), devaient être persuadés qu'ils pouvaient tout, du moment que l'intérêt public leur paraissait en jeu.

Un exemple suffira pour montrer que l'action de la police sous Louis XIV avait souvent à s'exercer dans un ordre de faits où ni la politique, ni la religion, rien enfin de ce qui passionne les esprits n'était engagé. Pour favoriser le débit des étoffes de soie, un édit au moins singulier avait défendu, en 1694, de se servir de boutons d'étoffe pour les habits, au lieu des boutons de soie employés jusqu'alors. Le sens droit de La Reynie lui fit comprendre que la réglementation, poussée à cet excès, dépassait le but, et il écrivit en conséquence à Pontchartrain, qui lui fit cette réponse significative :

9 juillet 1696. — J'ai lu au roi votre lettre entière au sujet des boutons d'étoffe. Elle a fait un effet tout contraire à ce qu'il sembloit que vous vous étiez proposé, car Sa Majesté m'a dit et répété très-sérieusement, malgré toutes vos raisons, qu'elle veut être obéie en ce point comme en toutes autres choses, et que, sans distinction, vous devez confisquer tous les habits, neufs et vieux où il s'est trouvé des boutons d'étoffe, et condamner à l'amende les tailleurs qui en ont été trouvés saisis. Ne proposez donc plus sur cette matière des expédiens, et condamnez avec rigueur tous ceux qui ont été ou qui pourront être trouvés en contravention.

On est confondu de voir l'autorité d'un souverain dont le règne compte de si belles pages appliquée à de telles futilités, et tant de sévérité employée contre l'usage des boutons d'étoffe. Deux jours après, le contrôleur général informait La Reynie qu'à l'égard des tailleurs qui en auraient mis à des habits vieux, l'amende pourrait être réduite à dix ou quinze livres. L'infraction, en ce qui concernait les habits neufs, devait être punie d'une amende de cinq cents livres, sans aucune diminution, indépendamment de la confiscation de l'objet saisi[16]. Qu'aurait fait Colbert, s'il avait pu prévoir que son système industriel serait ainsi exagéré jusqu'au ridicule ? Tel est au reste l'effet ordinaire des mesures reposant sur un principe faux. Motivées par une apparence de justice et de raison, tant qu'elles ne sont pas dénaturées par excès de zèle ou pour surmonter des difficultés inévitables, elles mènent, l'ignorance et la toute-puissance aidant, à des conséquences absurdes. Comment s'étonner après cela qu'une ordonnance du 24 février 1683 condamne à la prison tout détenteur de viandes, volailles ou gibier pendant le carême, à moins de permission spéciale ? Les hôtels des princes et seigneurs de la cour devaient être, il est vrai, visités comme les plus modestes hôtelleries ; mais à qui croyait-on persuader que l'ordonnance serait exécutée envers tous avec impartialité ?

 

 

 



[1] Le hoca, dit le Dictionnaire de Trévoux, est composé de trente points marqués de suite sur une table, et il se joue avec trente petites boules dans chacune desquelles on enferme un billet de parchemin où il y a un chiffre.

[2] La pistole valait 10 livres, soit de 40 à 50 francs de nos jours. — Il y a près de trente ans, un savant correspondant de l'Institut, Leber, évaluait la valeur ou pouvoir des monnaies vers la fin du dix-septième siècle à près de quatre fois cette valeur en 1835. Tout le monde peut reconnaître aujourd'hui que, par suite de causes variées et complexes, le pouvoir des monnaies a encore baissé depuis une vingtaine d'années.

[3] Lettres inédites des Feuquières, IV, 277.

[4] Le marquis de Trichateau.

[5] Bibliothèque impériale, Mss. F. F. 10285 ; Lettres historiques et anecdotiques sur le règne de Louis XIV.

[6] Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, t. II, p. 563, 571, 573.

[7] Nom donné aux jours où le roi invitait à quelque divertissement dans son grand appartement de Versailles.

[8] Depping, Correspondance administrative, II, 715.

[9] Depping, Correspondance administrative, II, 562, 611, 721.

[10] De l'abus des nudités de la gorge, d'après la réimpression de Delahays, Paris, 1858, p. 15.

[11] Depping, Correspondance administrative, II, 511.

[12] Depping, Correspondance administrative, II, 575, 583.

[13] Pierre Bizot, chanoine, mort en 1696, auteur d'une Histoire métallique de la république de Hollande.

[14] Depping, Correspondance administrative, II, 619, 712.

[15] Depping, Correspondance administrative, 700. Ordre du roi au bailli de Versailles.

[16] Depping, Correspondance administrative, II, 713. — Les considérants de l'édit du 25 septembre 1691 méritent d'être cités : Louis... Nous avons été informé du préjudice considérable que cause dans notre royaume l'usage qui s'est introduit depuis peu de temps, de porter des boutons de la même étoffe des habits, au lieu qu'auparavant ils étoient pour la plupart de soie, ce qui donnoit de l'emploi à un grand nombre de nos sujets.

On ne peut faire une meilleure critique de l'abus des règlements.