LA POLICE SOUS LOUIS XIV

 

PRÉFACE.

 

 

On a déjà beaucoup écrit sur Louis XIV et les événements de son règne, sans que le sujet soit épuisé. Les correspondances officielles, les lettres particulières et les mémoires privés, les archives diplomatiques tant françaises qu'étrangères, trésors à peine entrevus, auront depuis longtemps dit leur dernier mot, qu'on dissertera encore sur Retz et Mazarin, Colbert et Louvois, Bossuet et Fénelon, sur l'assemblée de 1682 et la révocation de l'édit de Nantes, sur madame de Maintenon et son influence. Les sciences naturelles, nous en avons la preuve par les progrès qu'elles font tous les jours, ont des attraits irrésistibles, et les problèmes qu'elles posent à l'intelligence passionnent justement des milliers d'esprits. Quoi d'étonnant que l'homme s'intéresse plus vivement encore à la connaissance approfondie de ses semblables, soit que la Providence les ait marqués du sceau du génie, soit que, chefs d'empire, leur nom personnifie un système de gouvernement resté célèbre ! Sous ce dernier rapport, aucun souverain de l'ancien régime n'a, mieux que Louis XIV, façonné son époque et n'y a laissé une plus forte empreinte de sa personnalité. Les scandales de la Régence et de Louis XV, les philosophes et les encyclopédistes, sont-ils, avec le déficit des finances, les causes uniques de la révolution de 1789 ? L'orage ne venait-il pas de plus loin ? S'accumulant depuis des siècles, grâce à l'inégalité des charges publiques, entretenu par l'opposition systématique des diverses classes — noblesse, clergé, parlements, pays d'États, jurandes — à toute sorte d'améliorations, il était devenu inévitable, et rien ne pouvait plus le conjurer après la réaction absolutiste, les excès de la réglementation et les altérations du vieux régime municipal, œuvre fiscale de Louis XIV et de ses conseils. Le régent et Louis XV eussent-ils possédé toutes les vertus qui leur manquaient, la catastrophe eût été à peine retardée. Qu'on se reporte en effet au premier manifeste de la Fronde, et l'on verra ce que les esprits sérieux, les clairvoyants du temps, pensaient déjà de l'organisation des pouvoirs. N'est-ce pas madame de Motteville, une fidèle amie de la régente, qui raconte que les marchands eux-mêmes étoient infectés der amour du bien public qu'ils estimoient plus que leur avantage particulier ? La folle ambition des princes du sang, les intrigues de quelques aventurières illustres, firent par malheur avorter un mouvement généreux qui aurait pu devenir le point de départ d'une constitution équitable et libérale, aussi nécessaire pour le moins à la royauté qu'au peuple. Quant à Louis XIV, l'esprit troublé par les événements qui se passaient en Angleterre et par le fantôme de Charles r, il usa les forces de la France à soutenir une dynastie caduque, condamnée ; il rétrograda vers le passé par horreur de la révolu-fion anglaise, et aggrava, sans préoccupation du lendemain, cette sagesse suprême des grands hommes, une situation déjà pleine de périls.

Soyons justes .pourtant. Rien n'était plus de nature à lui faire illusion que le calme inusité dont jouit Paris après les sanglantes commotions de la guerre civile. Si, dans les esprits, ce calme se fit lentement, il n'y parut pas au dehors. A partir de 1653 et pendant toute la durée du règne, à peine, aux plus mauvais temps des disettes, quelques grondements se firent entendre. Le maître et ses ministres, qui n'avaient pas oublié la turbulence des années de la minorité, n'aimaient pas le bruit, et, aux premiers tumultes de la rue, des mesures sévères rétablissaient l'ordre un moment troublé. Souvent même, des explosions nationales et qui n'avaient rien d'agressif étaient étouffées à l'origine. C'est ce qui eut lieu quand le bruit de la mort du prince d'Orange fit allumer des feux de joie, et à l'occasion de cris proférés contre la princesse de Carignan, en haine de la maison de Savoie. Invité à prévenir ces manifestations jugées inconvenantes, le lieutenant général de police se le tint pour dit. Lors de la révocation de l'édit de Nantes, la populace de Paris — nul n'excite impunément les mauvaises passions — ayant insulté, au lit de mort, des protestants qui refusaient d'abjurer, la police fut encore obligée d'intervenir. Enfin, à l'époque des grandes disettes de 1692 et de 1709, des troubles éclatèrent, et il fallut sévir, principalement contre les soldats. Mais ces désordres, purement accidentels, n'avaient aucun caractère d'opposition, et l'on peut affirmer que, pendant plus d'un demi-siècle, l'exercice de l'autorité la plus despotique ne rencontra pas le moindre obstacle chez les Parisiens. Indépendamment du lieutenant de police et de sa justice sommaire, les gardes du roi et les mousquetaires de toutes couleurs tenaient en respect la grande ville et ses faubourgs.

L'un des agents qui secondèrent le mieux Louis XIV dans ce système d'apaisement et de pacification, fut La Reynie. Chargé en 1667 du soin de la police, il eut, trente ans après, un successeur habile, énergique, Marc-René d'Argenson, dont le rôle fut un moment capital sous la Régence, et à qui le fameux lit de justice de 1718 a valu quelques-unes des plus belles pages de Saint-Simon. Si je ne me trompe, La Reynie et d'Argenson n'ont guère été connus jusqu'à présent que par la tradition et ce qu'on pourrait appeler la publique renommée. Le volume qu'on va lire les montrera aux prises avec les événements, et permettra de les juger sur leur propre correspondance, dont l'Appendice surtout contient de nombreux extraits, triste et fidèle écho des désordres du temps. Outre ces informations précieuses, les lettres de Colbert et de Louvois, qui interviennent derrière la toile dans toutes les grandes affaires, comme celles de Fouquet, du chevalier de Rohan, de la marquise de Brinvilliers et de la Voisin, d'autres correspondances officielles et les journaux mêmes de l'époque, quand ils sortent de leur mutisme significatif, sont les sources où nous avons puisé de préférence. Toutefois, l'abondance des matériaux manuscrits ne devait pas nous faire négliger les Mémoires, notamment ceux de Saint-Simon où nous croyons, avec le maitre de la critique moderne[1], qu'il faudra toujours, malgré la passion qui souvent emporte l'auteur et contre laquelle il est d'ailleurs facile de se tenir en garde, chercher l'appréciation, parfois sévère si l'on veut, mais vraie et impartiale, de la plupart de ses contemporains. Enfin, dans le huitième chapitre — Intrigues de cour —, les lettres, si connues qu'elles soient, de mesdames de Sévigné[2] et de Maintenon[3] nous ont fourni des indications curieuses à l'aide desquelles nous avons pu éclairer d'un demi-jour étrange une époque intéressante de la vie privée de Louis XIV.

L'avocat général Talon avait dit devant ce prince, peu après la bataille de Lens (1647), à l'occasion de nouveaux impôts que le parlement refusait d'approuver : Il y a des provinces entières où l'on ne se nourrit que d'un peu de pain d'avoine et de son. Les victoires ne diminuent rien de la misère des peuples... Toutes les provinces sont appauvries et épuisées... Plus tard, les victoires, puis les désastres se succèdent, et la misère augmente encore. Un témoin irrécusable, le lieutenant général de Lesdiguières, écrivait en 1675 que, dans le Dauphiné, les paysans n'avaient d'autre nourriture que l'herbe des prés et l'écorce des arbres. On pourrait invoquer encore, outre cent lettres des intendants et des évêques, les passages célèbres de La Bruyère et de Vauban, les critiques de Fénelon, de Racine, les factums de Boisguilbert ; mais à quoi bon ? La seule remarque à faire, en terminant, c'est ce contraste de gloire publique et de calamités privées, de grands événements, de villes conquises, d'agrandissement du territoire, de palais de marbre, de chefs-d'œuvre de toute sorte enfin s'épanouissant par enchantement à la voix d'un homme, tandis qu'au-dessous de lui d'autres hommes, mais ceux-là par millions, concourent, sans gloire et sans profit, par leurs sueurs, leurs souffrances et leur mort, au but poursuivi par un seul. Ce but, je me hâte de le reconnaître, était patriotique, et la France moderne aurait mauvaise grâce à le dénigrer ; mais qui donc fixera la mesure des sacrifices que le présent doit à l'avenir ? On ne comprendrait plus, dans l'état actuel des esprits, un progrès, si grand qu'il fit, conquis au prix de la détresse générale, d'impôts écrasants et ruineux, des larmes et du sang de plusieurs générations. Et pourtant ce règne, avec ses écrivains de génie, ses hommes d'État justement renommés, ses grands capitaines, ses triomphes mêlés de défaites, ses splendeurs et ses misères, ses vices éclatants et ses conversions retentissantes, captive et séduit. Cette séduction, ni les charmants récits de Voltaire, ni les narrations éloquentes et les vivants portraits de Saint-Simon ne l'ont créée ; elle est dans cet ensemble de caractères et de talents originaux, fruit des dernières guerres civiles ; dans ce cortège unique d'hommes éminents et de femmes aussi aimables par leurs défauts que par leurs qualités ; dans cette comédie de la cour où tant de personnages fameux ont figuré à la fois sur un théâtre dont la magnificence n'a jamais été égalée. Telle qu'elle est enfin, l'époque qui nous occupe est assurément digne de tous les travaux dont elle est l'objet, et si le raisonnement et la stricte justice empêchent de l'aimer, on comprend qu'elle ait encore, malgré des réserves infinies, des admirateurs passionnés.

 

 

 



[1] M. Sainte-Beuve, Constitutionnel du 2 novembre 1865. L'auteur d'un curieux mémoire sur Le testament de Charles II et l'avènement de Philippe V, d'après des documents inédits appartenant à la famille d'Harcourt, M. Hippeau, fait la remarque suivante au sujet des nombreux détails données par Saint-Simon sur ces événements et ceux qui en furent la suite : Les correspondances officielles que nous avons sous les yeux prouvent que, sur tous ces points, l'incomparable annaliste était bien informé. (Mémoires lus à la Sorbonne en 1865 dans les séances extraordinaires du comité impérial des travaux historiques et des sociétés savantes. 1 vol. in-8°, page 818.) Que d'autres circonstances on pourrait signaler où les assertions de Saint-Simon sont conformes à la vérité ! C'est le style qui est passionné, mais presque toujours les faits sont exacts.

[2] Tout ce qui se rapporte à madame de Sévigné a de l'intérêt. Je consigne ici un fait tiré des Registres de l'hôtel de ville de Draguignan et établissant d'une manière officielle que, de son vivant même et dès 1672, son mérite était particulièrement apprécié par les Provençaux.

Août 1672. — On écrit d'Aix aux consuls de Draguignan que madame de Sévigné, belle-mère de monseigneur le comte de Grignan, lieutenant général et commandant pour Sa Majesté en Provence, vient d'arriver à Grignan. Aussitôt on réunit, au son de la cloche, le conseil communal, lequel, parce que ladite dame est d'un mérite et d'une qualité très-éminente, pense qu'il seroit sans doute à propos de députer vers elle et lui faire témoigner la joie que les habitans de cette ville ont eue d'apprendre son arrivée en cette province, la suppliant de vouloir bien honorer cette ville de sa protection et de recommander les intérêts d'icelle à mondit seigneur de Grignan.

Les consuls et un des notables de la cité, noble d'Authier du Coullet, sont désignés pour porter à l'illustre dame les hommages de la ville de Draguignan. (Écho du Var, du 13 août 1865. — Éphémérides.) — Il n'est pas sans intérêt de faire remarquer qu'il y a près de soixante-dix lieues de Draguignan à Grignan.

[3] Depuis que cet ouvrage est imprimé, M. Lavallée a fait paraître les deux premiers volumes de la Correspondance générale de madame de Maintenon. Il en résulte que les lettres à mesdames de Saint-Géran et de Montespan, publiées par La Beaumelle, sont absolument fausses. D'autres lettres, à d'Aubigné, ont été indignement altérées par l'éditeur. Il faut donc attendre la publication complète de cette intéressante correspondance et ajourner toutes les inductions qu'on aurait pu tirer de l'édition donnée par La Beaumelle.